IV

Depuis le départ de Prosper, Clarisse ne sortait plus que rarement de la ferme. Pendant un mois, elle avait été triste ; elle pleurait souvent. Assise à sa fenêtre, elle regardait le ciel ; sa pensée traversait l’espace à la recherche de Prosper. Clarisse n’était plus la jeune fille rieuse et enjouée que nous avons vue danser dans la prairie ; l’amour avait développé en elle toutes les facultés de la femme.

Peu à peu, elle se sentit plus calme et put supporter l’absence de celui qu’elle aimait. Tous les matins, lorsque le facteur du village passait, son cœur battait violemment.

– Il m’apporte une lettre de lui, se disait-elle. Mais le facteur s’éloignait et la lettre attendue n’arrivait point.

François la voyait souvent ; il aurait bien voulu l’entretenir de son amour, mais Clarisse trouvait toujours le moyen de parler d’autre chose. Prosper était le sujet ordinaire de leurs conversations. Un autre plus clairvoyant aurait bien vite connu le secret de la jeune fille, mais il l’aimait trop pour s’apercevoir de la persistance avec laquelle Clarisse le ramenait sans cesse à parler de son cousin. Et puis, il lui paraissait si naturel qu’on pensât à Prosper, il était si heureux de pouvoir causer de lui avec Clarisse ! Cependant, un jour il pria son père de rappeler au fermier Richard la promesse qu’il lui avait faite.

– Je verrai Richard demain, lui dit Bertrand, et nous arrangerons ce mariage qu’il désire autant que moi.

Depuis quelque temps on parlait vaguement à Auberive du mariage probable de François avec la fille du fermier ; mais lorsqu’on vit Bertrand avec sa veste des dimanches et sa casquette neuve entrer un soir chez Richard, ce fut une preuve concluante pour tout le monde, et, une heure après, la visite du fermier Bertrand au fermier Richard occupait tout le village.

Richard se promenait au jardin avec Clarisse, lorsqu’on vint l’avertir que Bertrand l’attendait.

– Je vais revenir, dit-il à sa fille en la quittant. Je me doute de ce qui amène Bertrand chez moi, et je ne veux pas le faire attendre.

– M. Bertrand chez mon père ! lui qui n’y vient jamais ; qu’est-ce que cela signifie ? se dit Clarisse on s’asseyant sur l’herbe au pied d’un arbre. Il a peut-être reçu des nouvelles de Prosper, et il vient… Non, ce n’est pas cela. Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle en pâlissant, je devine, je comprends, c’est pour…

Elle n’acheva pas. Ses yeux devinrent fixes, et elle laissa tomber sa tête contre l’arbre. Elle resta ainsi sans mouvement pendant une demi-heure. La fraîcheur du soir la ranima un peu ; elle parvint à se lever et se mit à marcher sous les arbres sans rien voir, sans rien entendre. Elle s’arrêta au fond du jardin contre la haie d’aubépine. Hélas ! les fleurs s’étaient effeuillées. Prosper était parti.

Elle se mit à pleurer. En ce moment, son père l’appela.

– Déjà ! dit-elle.

Elle rentra à la ferme.

– Petite, mets-toi là, près de moi, dit le fermier en s’asseyant sur un siège de bois. J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer, fillette, et à laquelle tu ne t’attends pas. Eh bien ! tu ne dis rien ?

– Je vous écoute, mon père.

– Tu sauras donc que je te marie.

– Me marier ?…

– Nous venons d’arranger ça, Bertrand et moi. Es-tu contente ?

– Mais, mon père…

– C’est bien, tu aimes François, je le sais ; tout est pour le mieux.

– Écoutez-moi.

– Tu veux me remercier, c’est inutile. Si j’accepte François pour gendre, c’est qu’il me convient…

– Mais, mon père, si je ne voulais pas me marier !

– Ta, ta, ta, tu le veux, c’est tout ce qu’il faut.

– Vous vous trompez, mon père.

– Comment, je me trompe ?

– Je ne veux pas encore me marier.

– Et pourquoi, s’il te plaît ?

– Je suis trop jeune.

– Tu auras dix-huit ans vienne la Toussaint.

– Je n’aime pas François, mon père.

– Autre histoire. Depuis quand ne l’aimes-tu pas ?

– Je ne l’ai jamais aimé.

– Je n’en crois rien. Bertrand m’a dit le contraire ; et puis, quand tu ne l’aimerais pas, il te convient, cela suffit.

– Vous ne voulez pas que je sois malheureuse, mon père ?

– Je veux que tu sois la femme de François. Écoute, ma fille : je me fais vieux, j’ai besoin de repos. François est un jeune homme laborieux, il aura un jour de belles et bonnes terres au soleil. Une fois ton mari, je le mets à la tête de ma ferme ; elle a besoin de deux bons bras et d’une jeune intelligence pour la conduire. Quant à moi, je le sens, je ne suis plus bon à rien ; je suis un vieux tronc à remplacer. Tu comprends maintenant tout l’intérêt que j’ai à me donner François pour gendre.

– Oui, je le comprends, dit Clarisse, qui craignait d’irriter son père.

Un seul moyen d’éviter ce mariage se présenta à elle en ce moment : il fallait obtenir un délai. Pendant ce temps, elle pourrait peut-être trouver un autre empêchement. Elle reprit :

– Vous n’êtes plus jeune, mon père, cela est vrai ; mais, Dieu merci, vous pourrez encore travailler longtemps. Je ne suis pas disposée à me marier maintenant ; attendez jusqu’aux vendanges : d’ici là, j’aurai pris mon parti, et je me serai habituée à regarder François comme mon mari. Je pourrai peut-être l’aimer, ajouta-t-elle plus bas.

– C’est bien loin, les vendanges, reprit le fermier ; mais enfin, puisque tu le désires, et pour te prouver que je ne veux pas te contrarier, je t’accorde ce délai. Demain, j’en préviendrai Bertrand.

Clarisse se retira dans sa chambre. Elle ne pensa ni à François, ni à son mariage. N’avait-elle pas plusieurs mois devant elle ?

À partir de ce jour, au grand désespoir de François, Clarisse évita de se trouver seule avec lui. Elle attendait toujours des nouvelles de Prosper, qui n’écrivait pas. Trois mois se passèrent. L’époque fixée par elle pour son mariage approchait, et elle était moins que jamais disposée à épouser François.

Un matin, son père l’appela et lui dit :

– Clarisse, les vendanges sont faites. J’ai rencontré Bertrand hier : il est aussi impatient que moi. Penses-tu à ta promesse ? À quand le mariage ?

– Mon père, répondit Clarisse, pardonnez-moi, je ne suis pas encore décidée à me marier. Je vous prie d’attendre au printemps prochain.

– Au printemps prochain ! s’écria le fermier, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est trop abuser de notre patience. Tu épouseras François dans quinze jours.

Le fermier sortit en colère.

Il rentra deux heures après et retrouva sa fille assise où il l’avait laissée. Ses yeux étaient rouges. Il comprit qu’elle avait pleuré.

– Tu m’as prié de retarder ton mariage jusqu’au printemps prochain, lui dit-il, c’est convenu : mais ce n’est pas moi qui t’accorde ce nouveau délai, c’est François qui l’a demandé pour toi.

Clarisse sut gré à François de ce qu’il avait fait pour elle et le remercia dans son cœur. Elle se remit à espérer.

Mais les jours s’égrenaient et tombaient l’un après l’autre dans le gouffre du passé. Aucune nouvelle de Prosper n’arrivait à Auberive. On apprit seulement vers la fin de janvier que son régiment avait été envoyé en Afrique.

– C’est fini, se dit Clarisse, il m’a oubliée, il ne m’aime plus !

François venait de temps à autre à la ferme. Un jour, Clarisse le reçut un peu mieux qu’à l’ordinaire. Cet accueil, tout nouveau pour lui, l’encouragea à parler de son amour. Clarisse l’écouta, ce qu’elle n’avait jamais fait. Dès lors, il vint passer chaque jour une heure ou deux près d’elle.

François ne déplaisait pas à Clarisse. Elle s’imagina donc qu’elle pourrait l’aimer. Dans cette pensée, elle vit arriver sans effroi les premiers jours du printemps.

Clarisse, comme beaucoup de jeunes filles naïves, ignorait les causes mystérieuses des attractions de l’amour. Elle croyait que la sympathie, fortifiée de l’estime, devait s’accroître par un mutuel échange d’affection ; elle ne soupçonnait pas les mille épreuves de la vie commune, dans lesquelles se brisent les cœurs qui ne sont pas assez étroitement unis.

Vers le milieu du mois d’avril, à la grande satisfaction de son père, Clarisse devint la femme de François.

Share on Twitter Share on Facebook