VI

Plusieurs jours s’écoulèrent. André n’avait pas revu Marie. Mais la jeune fille occupait constamment sa pensée, et l’image de Huguette s’effaçait peu à peu de son cœur.

Le souvenir de la dédaigneuse Huguette ne contenait déjà plus aucun regret, tandis que Marie lui apparaissait douce, gracieuse, souriante comme la fée du bonheur.

D’un mot, Huguette l’avait meurtri, déchiré ; d’un regard, Marie l’avait calmé, consolé, guéri.

Sa reconnaissance envers la jeune fille s’était changée en une affection profonde. Peut-être ignorait-il encore le véritable état de son cœur, où l’espoir et la joie renaissaient à son insu.

Mais lorsqu’il eut bien analysé toutes les paroles de Marie, lorsqu’il se fut bien assuré qu’il n’interprétait pas faussement sa rougeur, son émotion, son embarras et aussi sa fuite précipitée, le voile se déchira et il comprit combien la charmante enfant lui était chère.

Les sympathies que nous éprouvons naissent presque toujours de celles dont nous sommes l’objet. Il en est de même de toutes les affections : nous aimons qui nous aime.

André rappela à lui tous ses rêves de bonheur ; ils revinrent en foule.

Un matin, au milieu des champs, où les épis mûrs se courbaient sous les faucilles, André rencontra Marie, Comme lui, la jeune fille venait de porter le déjeuner des moissonneurs.

– Marie, lui dit-il, vous souvenez-vous de ce que vous m’avez dit l’autre jour ? Vos paroles m’ont fait beaucoup de bien. J’étais triste, découragé ; grâce à vous, le ciel aujourd’hui me paraît plus beau, la prairie plus verte, les fleurs plus jolies. « André, m’avez-vous dit, une autre vous aimera. » J’ai cherché autour de moi, et j’ai trouvé. Marie, êtes-vous contente ?

– Oh ! oui, si vous êtes heureux ! répondit la jeune fille, dont le visage pâlit subitement.

– Celle que j’aime aujourd’hui, Marie, continua André, plus encore que je n’aimais Huguette autrefois, celle qui deviendra ma femme bientôt, je l’espère, vous la connaissez.

– Je la connais ? répéta Marie avec surprise.

– N’est-ce pas vous qui m’avez aidé à la trouver ?

Marie ne répondit pas. Ses yeux se fixèrent sur le bout de ses pieds, et une vive émotion oppressa sa poitrine.

– Vous ne me demandez pas son nom ? reprit le jeune homme.

– Je ne veux point le savoir ! s’écria-t-elle, je ne veux pas…

Un sanglot déchira sa poitrine.

André lui prit la main.

– Il faut pourtant que vous le sachiez, dit-il : elle se nomme Marie Michelin.

– Moi ! moi ! exclama-t-elle.

– Marie, je ne connais que vous qui ne me trouviez pas laid avec ma joue brûlée.

Elle se mit à pleurer, mais un sourire radieux éclairait en même temps son visage. Ce jour-là, Marie ne s’amusa point, sur les sentiers, à jeter au vent les pétales de la marguerite. Elle n’avait plus rien à demander à la fleur des prés.

Les dernières gerbes étaient rentrées. Quelques jours de repos allaient succéder aux fatigues de la moisson.

– Ah çà ! dit en souriant le père Jubelin à son, fils, je crois que deux ou trois jours de noce ne seraient pas à dédaigner maintenant. Que penses-tu de mon idée, garçon ?

– Mais, je suis de votre avis, mon père.

– À la bonne heure. Après la peine le plaisir. Or donc, je m’en vais trouver le père de Huguette et lui dire…

– Ce n’est point au père de Huguette qu’il faut faire une visite, interrompit André, mais à celui de Marie.

Le père Jubelin ouvrit de grands yeux étonnés.

– Ah çà ! garçon, que me chantes-tu là ? fit-il.

– Père, ne vous en déplaise, c’est Marie Michelin que je veux pour femme.

Le père Jubelin se mit à labourer sa barbe avec ses doigts.

– Diable ! diable ! c’est embarrassant, fit-il.

– Nullement, mon père. Vous vouliez aller chez le père de Huguette, eh bien, rendez-vous chez celui de Marie, et dites à M. Michelin ce que vous aviez l’intention de dire à l’autre.

Le père Jubelin s’achemina vers la maison de son camarade Michelin, tout en préparant le petit discours qu’il se proposait de débiter afin d’assurer le succès de sa mission.

– Eh bien, mon père ? l’interrogea André à son retour.

– Dans quinze jours nous ferons la noce, répondit-il.

André lui sauta au cou et l’embrassa à l’étouffer. La veille du mariage, Marie rencontra Huguette chez une de leurs amies communes.

– C’est donc demain que tu te maries ? dit Huguette d’un ton ironique.

– Oui, c’est demain.

– Comment as-tu pu te décider à prendre André pour mari ?

– Parce que je l’aime, répondit simplement la jeune fille.

– Tu l’aimes !… Mais tu n’as donc pas vu comme il est devenu laid ? Sa joue brûlée le rend affreux.

– Affreux ! à tes yeux peut-être, Huguette, mais pas aux miens. Sa joue brûlée ! ajouta-t-elle avec exaltation, ah ! je la trouve belle, moi, car elle me rappelle sans cesse son courage, son dévouement, son noble cœur, notre maison en feu et mon père, prêt à périr au milieu des flammes !

Huguette n’osa pas répliquer.

Il y a aujourd’hui douze ans que Marie est la femme d’André Jubelin ; elle aime son mari comme le premier jour. Dieu lui a donné deux enfants beaux comme elle, un garçon et une fille.

Le petit garçon fera prochainement sa première communion.

Huguette a trente ans et elle n’est pas encore, mariée.

On rapporte que le fils de Marie ayant un jour récité devant elle une fable bien connue de La Fontaine, elle a cru entendre son histoire.

On dit encore qu’elle se repent amèrement d’avoir repoussé André.

Ce qui porterait à le croire, c’est que la brûlure qui lui a inspiré tant d’horreur a presque disparu.

Le bonheur complet, sans nuage, dont jouit Marie, doit être aussi pour quelque chose dans ses regrets.

FIN.

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