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Si nous avions un théâtre, serais-tu là, ô tragique, toujours de nouveau aussi mince, aussi nue, sans aucun subterfuge, devant ceux qui contentent sur ta douleur étalée, leur curiosité pressée ? Tu prévoyais déjà, ô toi si émouvante, la réalité de tes souffrances, à Vérone, alors que, presque une enfant, jouant du théâtre, tu tenais devant toi des roses, comme un masque qui te faisait une face et qui, en t’exagérant, devait te dissimuler.

Il est vrai que tu étais une enfant d’acteur, et lorsque les tiens jouaient, ils voulaient être vus. Mais toi, tu dégénéras. Pour toi cette profession devait devenir ce qu’avait été pour Mariana Alcoforado, sans qu’elle s’en doutât, le voile de religieuse : un travestissement, épais et assez durable pour qu’il fût permis d’être derrière lui malheureuse sans restriction, avec la même instante ferveur qui fait bienheureux les bienheureux invisibles. Dans toutes les villes où tu vins, ils décrivirent tes gestes ; mais ils ne comprenaient pas comment, perdant de jour en jour l’espoir, tu levais toujours un poème devant toi pour qu’il te cachât. Tu tenais tes cheveux, tes mains, ou un autre objet épais, devant les endroits translucides ; tu ternissais de ton haleine ceux qui étaient transparents ; tu te faisais petite, tu te cachais comme les enfants se cachent, et alors tu avais ce bref cri de bonheur, et tout au plus un ange aurait pu te chercher. Mais lorsque tu levais prudemment les yeux, il n’y avait pas de doute qu’ils t’eussent vue tout le temps, dans cet espace laid, creux, aux yeux innombrables : toi, toi, toi, et rien que toi.

Et tu avais envie d’étendre vers eux ton bras plié, avec ce signe du doigt qui conjure le mauvais œil. Tu avais envie de leur arracher ton visage dont ils se nourrissaient. Tu avais envie d’être toi-même. Ceux qui te donnaient la réplique sentaient tomber leur courage ; comme si on les avait enfermés avec une panthère, ils rampaient le long des coulisses et ne disaient que ce qu’il fallait pour ne pas t’irriter. Mais toi, tu les tirais en avant, tu les posais là, et tu agissais avec eux comme avec des êtres réels. Et ces portes flasques, ces rideaux trompeurs, ces objets sans revers te poussaient à la réplique. Tu sentais comme ton cœur se haussait indéfiniment, jusqu’à une réalité immense, et, effrayée, tu essayais encore une fois de détacher de toi leurs regards, comme les longs fils de la Vierge.

Mais alors ils éclataient déjà en applaudissements, par crainte du pire : comme pour détourner d’eux, au dernier moment, ce qui aurait dû les contraindre à changer leur vie.

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