Prologue Une terre fantastique

Rebecca Storm attendait les Esprits. Elle tenait, d’une main légère, un porte-crayon d’or, la pointe sur un bloc de papier glauque. Les Esprits ne venaient point.

– Je suis un mauvais médium, soupira-t-elle. Rebecca Storm avait le visage biblique du dromadaire et presque son poil sablonneux. Ses yeux étaient visionnaires, mais sa bouche, armée de dents d’hyène, qui eussent broyé des os à moelle, annonçait un contrepoids réaliste.

– Ou bien, suis-je indigne ? Ai-je démérité de l’Au-Delà !

Cette crainte la ravagea, puis entendant sonner l’heure, elle marcha vers la salle à manger.

Un homme de haute stature, symbole parfait du type inventé par Gobineau, se tenait devant la cheminée. Hareton Ironcastle, visage en carène, cheveux paille d’avoine, yeux glauques de pirate scandinave, gardait à 43 ans la peau d’une vierge blonde.

– Hareton, demanda Rebecca d’une voix raclante… que veut dire épiphénomène ? Ça doit être blasphématoire.

– C’est au moins un blasphème philosophique, tante Becky.

– Et qu’est-ce que cela signifie ? demanda une jeune personne qui achevait de manger un pamplemousse, tandis que le maître d’hôtel servait des œufs et du lard frit, avec du jambon de Virginie.

Les grandes filles claires qui, jadis, inspirèrent les sculpteurs de déesses, devaient être à son image. Hareton concentra son regard sur une chevelure aux nuances d’ambre, de miel et de paille de froment.

– Ça signifie, Muriel, que si votre conscience n’existait point… vous vous disposeriez à consommer ce jambon et vous m’interrogeriez exactement comme vous le faites… Seulement, vous ignoreriez que vous mangez et vous ne sauriez pas que vous m’interrogez. Autrement dit, la conscience épiphénomène existe, mais tout se passe comme si elle n’existait point…

– Ce ne sont pas des philosophes qui ont pu inventer de telles absurdités ? exclama la tante Rebecca.

– Si, ma tante… ce sont des philosophes.

– Il faut les enfermer dans un sanatorium.

Le maître d’hôtel apporta pour la tante des œufs au lard fumé, et, pour Hareton, qui n’aimait pas les œufs, une grillade et deux petites saucisses. La théière, les petits pains brûlants et tendres, le beurre frais, les pots de jam, formaient des îlots sur la nappe étincelante.

Les trois convives mangèrent avec religion. Hareton achevait une dernière rôtie, avec du currant jam, lorsque le maître d’hôtel apporta la correspondance. Il y avait des lettres, un télégramme, des journaux. La tante captura deux lettres et une gazette intitulée The Church, Hareton saisit le New York Times, le Baltimore Mail, le Washington Post, le New York Herald .

Il décacheta d’abord le télégramme et, avec un demi-sourire dont la signification demeurait inintelligible :

– Nous allons voir le neveu et la nièce de France.

– Je devrais les avoir en horreur, remarqua la tante.

– Monique est fascinante ! déclara Muriel.

– Comme le nécromant qui prit l’apparence d’une jeune fille, reprit Rebecca. Je ne peux pas la voir sans un plaisir pervers… c’est une tentation…

– Tante, il y a quelque chose dans ce que vous dites, acquiesça Ironcastle. Croyez pourtant que si l’esprit de Monique contient du liège… un bon plomb de loyauté et d’honneur le redresse.

D’une enveloppe qui portait le timbre de Gondokoro, il extirpa une seconde enveloppe, pourrissante et pleine de maculatures, où l’on retrouvait encore des pattes et des ailes d’insectes écrasés :

– Ceci, dit-il, avec une sorte de piété, vient de notre ami Samuel… Je respire le désert, la forêt et le marécage !

Il décacheta précieusement le pli ; ses traits se couvrirent d’une brume. La lecture dura. Par intermittence, Hareton exhalait un souffle fort, presque un sifflement.

– Voilà, dit-il, une aventure qui dépasse de beaucoup ce que j’avais cru possible sur cette infâme planète !

– Infâme ! riposta la tante… L’œuvre de Dieu !

– N’est-il pas écrit : « L’Éternel se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre et en eut un grand déplaisir dans son cœur ? »

Rebecca, haussant un sourcil incertain, consomma son thé noir ; et Muriel, saisie de curiosité :

– Quelle aventure, père ?

– Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal ! grommela astucieusement Ironcastle. Je sais, Muriel, que vous garderez le secret, si, au préalable, je demande votre parole. Me la donnez-vous ?

– Devant Notre-Seigneur, fit Muriel.

– Et vous, tante ?

– Je n’invoquerai pas Son nom en vain. Je dirai : oui.

– Votre parole vaut toutes les perles de l’Océan.

Hareton était plus agité que ne le laissait entrevoir son visage, apte à réfréner l’émotion :

– Vous savez que Samuel Darnley est parti à la recherche de plantes nouvelles, dans l’espoir de compléter sa théorie sur les transformations circulaires. Après avoir franchi des lieux épouvantables, il a atteint une terre inexplorée, non seulement par les Européens, mais par tous les hommes vivants. C’est de là qu’il m’envoie sa lettre.

– Qui l’a portée ? demanda sévèrement Rebecca.

– Un Nègre qui a, vraisemblablement, gagné un poste britannique. Par des voies que j’ignore, la lettre est parvenue à Gondokoro, où l’on a cru bon, vu sa décrépitude, de l’insérer dans une enveloppe fraîche…

Hareton était rentré en soi-même, ses yeux parurent creux et vides :

– Mais, insista Muriel, qu’a donc vu Mr Darnley ?

– Ah ! oui, sursauta Ironcastle. La terre où il est parvenu diffère fantastiquement, par ses plantes et ses bêtes, de toutes les terres du monde.

– Plus que l’Australie ?

– Beaucoup plus. L’Australie n’est, après tout, qu’un vestige des anciens âges. La contrée de Samuel semble aussi avancée que l’Europe ou l’Asie, peut-être davantage, dans l’évolution générale… Elle a pris une autre voie. On doit supposer qu’il y a bien des siècles, peut-être des millénaires, une série de cataclysmes ont rétréci ses districts fertiles. Ceux-ci ne dépassent guère, actuellement, le tiers de l’Irlande. Ils sont peuplés par des mammifères et des reptiles d’une sorte fantastique. Les reptiles ont le sang chaud ! Il existe enfin un animal supérieur, comparable à l’homme par l’intelligence, mais aucunement par sa structure, ni par laforme de son langage. Les végétaux sont plus étranges encore, d’une complication invraisemblable, et qui font positivement échec aux hommes.

– Cela sent le sortilège à plein nez ! grommela la tante.

Muriel demanda :

– Comment ces plantes peuvent-elles faire échec aux hommes ? Mr Darnley prétend-il qu’elles sont intelligentes ?

– Il ne le dit pas. Il se borne à écrire qu’elles ont des facultés mystérieuses, qui ne ressemblent à aucune de nos facultés cérébrales. Ce qui est sûr, c’est que, d’une manière ou d’une autre, elles savent se défendre et conquérir.

– Est-ce qu’elles se meuvent ?

– Non. Elles ne se déplacent pas, elles sont susceptibles de croissances souterraines, subites et temporaires, qui sont un de leurs modes d’attaque ou de défense.

La tante était exaspérée, Muriel abasourdie et Hareton saisi de la surexcitation intérieure propre aux Yankees.

– Ou bien ce Samuel est devenu fou, exclama la tante, ou bien il est tombé dans le domaine de Béhémoth.

– C’est ce que je verrai de mes yeux, répondit machinalement Ironcastle.

– Christ ! protesta la tante… vous ne voulez pas dire que vous allez rejoindre cette créature lunatique !

– Je le ferai, tante Becky, ou du moins, j’essayerai de le faire. Il m’attend : il n’a aucun doute sur ma détermination.

– Vous n’abandonnerez pas votre fille !

– Je veux accompagner mon père, affirma paisiblement Muriel.

Il y eut de l’effroi dans le regard d’Ironcastle :

– Pas au désert ?

– Si j’étais votre fils, vous n’y mettriez pas d’obstacle. Ne suis-je pas aussi entraînée qu’un homme ? Ne vous ai-je pas suivi dans l’Arizona, les Montagnes Rocheuses et l’Alaska ? Je résiste aussi bien que vous-même à la fatigue, aux privations et au climat.

– Toutefois, vous êtes une jeune fille, Muriel.

– C’est une raison du vieux temps. Je sais que vous ferez ce voyage, que rien ne pourra vous arrêter… Je sais aussi que je ne veux pas souffrir deux ans à vous attendre… Je partirai avec vous.

– Muriel ! soupira-t-il, ému et révolté.

Le domestique reparut avec son plateau étincelant ; Hareton y saisit un bristol :

Philippe de Maranges

On avait ajouté au crayon : « Et Monique ».

– Allons ! fit presque joyeusement sir Hareton.

Il y avait, dans le parloir, un jeune homme et une jeune fille. On trouve au pays cévenol des hommes comme Philippe de Maranges, des visages où chaque trait marque une ardeur secrète, où les yeux ont la couleur des rocs. La stature du visiteur approchait celle d’Ironcastle. Mais c’est Monique qui captura les regards. Pareille aux jeunes sorcières, apparues à la lueur des torches et des bûchers, elle faisait comprendre l’inquiétude de Rebecca. Les cheveux de ténèbres, sans aucun reflet, figuraient pour la tante quelque chose de plus infernal encore que les yeux, garnis de longues étamines frisées, plus sombres d’être encadrés par des sclérotiques d’enfant.

« Dalila devait être ainsi ! » se disait Rebecca avec une admiration effarée.

Un attrait invincible la fit asseoir auprès de la jeune fille, qui exhalait une odeur lointaine d’ambre et de muguet.

Par des questions indirectes, Hareton parvint assez vite au point qui intéressait Maranges.

– J’ai besoin, avoua celui-ci, de faire des affaires.

– Pourquoi ? s’enquit Hareton, en sa manière nonchalante.

– Surtout à cause de Monique… Notre père nous a laissé un patrimoine débilité par des dettes trop sûres et des créances trop douteuses !

– Je crains, dear boy, que vous ne soyez pas fort en affaires ! Il faudrait vous abandonner aveuglément à un spécialiste, à qui vous apporteriez un surcroît de capitaux. À Baltimore, je ne vois rien. Peut-être mon neveu Sydney Guthrie pourrait-il ? Personnellement, je suis d’une incapacité ridicule.

– Il est bien vrai, soupira Philippe, que je n’ai guère la vocation, mais puisqu’il le faut !

Hareton considéra la jeune sorcière avec prédilection. Elle contrastait si parfaitement avec la fascinante Muriel qu’il s’attardait à admirer ce contraste :

– Voilà, grommela-t-il, une irréfutable objection contre les systèmes qui préconisent une race supérieure : les Pélasges valaient les Hellènes.

Maranges goûtait avidement le voisinage de Muriel.

– Il me semble que vous étiez un grand fusil ? dit Hareton. Et la guerre vous a habitué aux épreuves. Je pourrais donc vous proposer une affaire. Subiriez-vous les épreuves d’un Livingstone, d’un Stanley ou de votre Marchand ?

– Vous ne doutez pas que j’aie rêvé cette existence ?

– Nous reculerions avec dégoût devant la plupart de nos rêves, s’ils devenaient praticables. L’homme aime à se mettre abstraitement dans des situations qui répugnent à sa nature. Imaginez des contrées inconfortables et dangereuses, des tribus ou des peuplades gênantes, quelquefois anthropophages, les privations, la fatigue, les fièvres : notre rêve consent-il à devenir une réalité ?

– Croyez-vous qu’il soit confortable de geler à trois, quatre ou cinq mille mètres d’altitude, dans une machine à voler, imparfaite et capricieuse ? Je suis prêt, à cette unique condition, que l’aventure promette une dot à Monique.

– Le pays où je vais – car c’est moi qui organiserai l’expédition – renferme des trésors vivants qui ne vous intéressent point ; il recèle aussi, en abondance, des minéraux précieux : l’or, le platine, l’argent, les émeraudes, les diamants, les topazes. Avec de la chance, vous pouvez capturer la fortune… Avec de la malchance, vos ossements sécheront dans le désert. Réfléchissez.

– L’hésitation serait stupide… Seulement, mériterai-je une fortune ?

– Dans les solitudes, un grand fusil rend immanquablement d’immenses services… Il me faut des hommes sûrs, – de ma classe, et, par conséquent, associés : je compte enrôler Sydney Guthrie qui est à Baltimore, et se propose un voyage de ce genre.

– Vous aviez, dit Philippe, parlé de trésors vivants ?

– Oubliez-les ! Cela ne vous concerne ni ne vous intéresse.

Hareton rentra de nouveau dans son moi comme l’annonçait sa prunelle creuse.

La tante Rebecca souriait méchamment.

Les jeunes filles répandaient autour d’elles le charme effrayant et doux qui a tiré l’amour humain de la sélection animale, et Philippe mêlait la chevelure de Muriel aux terres mystérieuses où il allait revivre la vie primitive.

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