Chapitre V

Quand il s’éveilla, une lueur faible et couleur de cuivre filtrait par la fenêtre orientale. Il demeura une minute tout tremblant, plein encore de la pesanteur du rêve. Peu à peu, ses pensées s’éclaircirent et se coordonnèrent. L’horreur du réveil apparut. Le froid était devenu insupportable ; la face de Meyral en était toute transie… Il regarda autour de lui, il aperçut confusément les matelas où étaient couchés ses compagnons. Aucun souffle ne s’entendait dans le grand silence.

– Ils sont morts ! balbutiait Meyral terrorisé.

Il se dressa, la tête vertigineuse, il se dirigea vers le matelas le plus proche et discerna confusément une chevelure pâle. Une angoisse mortelle le tint immobile ; il faillit retourner vers sa couche et attendre le décret de l’invisible… La force qui était en lui, et qui ne voulait pas désespérer avant le dernier soupir, le ranima : il tâta le visage de Langre.

Ce visage était froid. Aucun souffle ne semblait s’exhaler des lèvres.

Georges se traîna successivement auprès des autres couches. Toutes les faces étaient froides comme celle du vieillard, aucune respiration ne soulevait les poitrines.

– Misère ! soupira le jeune homme.

Il se pencha plus longuement sur Sabine ; une sanglot le secoua. Mais sa douleur avait quelque chose de trop vaste et de trop religieux pour se répandre en larmes. Agenouillé dans l’ombre, prêt à la mort, puisque tous ceux qu’il aimait venaient de disparaître et puisque tous ses frères humains étaient condamnés, plein cependant d’une révolte farouche, il ne pouvait admettre que le long effort des âges sombrât dans ce néant abominable. Pendant quelques minutes, cette révolte le secoua jusqu’aux racines de l’être. Puis, il découvrit une grandeur farouche à la catastrophe. Elle lui parut presque belle. Pourquoi ne symboliserait-elle pas les ressources infinies du monde ? Le sacrifice d’une humanité ne comptait guère plus, dans le cycle inépuisable des énergies, que le sacrifice d’une ruche et d’une fourmilière. Ces millénaires, pendant lesquels se suivirent les générations sorties de la mer primitive, étaient aussi fugitifs dans la vie de la voie lactée qu’une seconde dans la vie d’un homme. Peut-être était-il admirable que la longue tragédie de la Bête et de la Plante aboutît à une destruction dédaigneuse… Qu’avait été la vie terrestre sinon une guerre sans merci, et qu’était l’Homme, sinon celui qui avait massacré, asservi ou avili ses frères inférieurs ? Pourquoi la fin eût-elle été harmonieuse ?

– Non ! non ! se récriait Meyral. Ce n’est pas admirable… C’est hideux !

Ses pensées commençaient à se détendre et à se ralentir. L’engourdissement ressaisissait à la fois ses membres et son intelligence. Il n’était plus qu’une pauvre petite chose grelottante et douloureuse. Il ployait sous les forces énormes comme l’insecte au froid des automnes.

Bientôt les pensées cessèrent de se coordonner ; les images mêmes devinrent rares ; l’instinct domina. Il regagna péniblement sa couchette et s’ensevelit dans ses couvertures.

L’aube était venue, puis le jour, un jour qui ressemblait aux nuits du pôle, quand l’aurore boréale monte à travers la nuée. Dans le grand laboratoire, rien ne bougeait. Ce fut encore Meyral qui se réveilla. Il demeura d’abord dans les limbes des rêves, les yeux entre-clos et la pensée captivée. Puis, la réalité le saisit à la gorge, l’épouvante grandit comme une horde de fauves. Et se levant à demi, il regarda longuement les formes vagues et immobiles de ses amis :

– Je suis seul !… Tout seul !

L’horreur l’emplissait. Puis il eut une sorte de délire. Aucune idée, aucune impression n’étaient saisissables : elles viraient comme des brins d’herbe dans la rivière. Ce vertige lui donna une manière de force ; il parvint à se dresser, et il n’y eut plus qu’une seule sensation, ardente, intolérable : la faim… Elle le mena hors du laboratoire, le conduisit dans la cuisine, où il mangea goulûment et pêle-mêle, quelques biscuits, du sucre, un peu de chocolat. Ce repas fut efficace, la pensée redevint lucide et un vague optimisme gonfla la poitrine du jeune homme :

– Jusqu’au bout !… Il faut vouloir jusqu’au bout !

Mais la douleur revint dès qu’il se retrouva dans le laboratoire. Il n’osait pas se pencher sur ses compagnons ; il voulait garder une ombre d’espérance – et, pour se donner un délai, il se dirigea vers une des grandes tables.

Le thermomètre marquait sept degrés au-dessous de zéro.

– Vingt-trois degrés au-dessous de la normale ! murmura machinalement le savant.

Ensuite il analysa le spectre solaire. Tout de suite il eut une palpitation : la zone verte était stationnaire ! Ou du moins, ce qui revenait presque au même, elle avait à peine décru :

– Étant donné le rythme du phénomène, soliloquait-il, le vert aurait dû disparaître. Il est probable…

Il s’interrompit, examina encore la zone et reprit, car cela le soulageait de formuler sa pensée :

– Il est vraisemblable que le vert fut entamé plus profondément. Donc, la réaction aurait commencé.

Il répéta d’un ton mystique :

– La réaction aurait commencé !

Et cela lui donna le courage de retourner vers ses amis. Il se pencha d’abord sur le petit Robert. Le visage de l’enfant était toujours froid : on ne percevait aucun souffle. Meyral tâta la poitrine et tenta vainement de surprendre les battements du cœur, les membres se décelaient roides mais leur rigidité semblait incomplète.

Successivement, le jeune homme examina Langre, la petite Marthe, les servantes ; il osa à peine toucher aux joues et au cou de Sabine. Leur état paraissait identique à celui de Robert.

– Ce n’est pas la raideur des morts ! songeait Georges.

D’ailleurs, leur température, prise sous l’aisselle, chez Langre et chez le petit garçon, approchait de vingt degrés. Meyral s’assura que cette température ne baissait point.

– Ils vivent !… Certes, une vie précaire… une vie infime… Mais ils vivent ! Ah ! si la réaction continuait…

Son émotion, d’abord ardente, décroissait. Il crut que la période d’engourdissement allait le ressaisir : s’il se rendormait, ils seraient seuls devant les forces funestes !

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