II

Le lendemain, Jacques Le Marquand continua son récit en ces termes :

– Le sentiment qui domina d’abord Bluewinkle fut un sentiment d’horreur et de crainte. Bientôt, les larmes d’Evelyn l’émurent, car il avait le cœur tendre et elle apparaissait charmante dans le désordre lumineux de sa chevelure :

– C’est de l’aberration ! fit-il… Vous ne mourriez pas du tout.

– Je mourrais, répéta-t-elle d’une voix profonde.

Il la sentit parfaitement sincère et redevint rêveur. Sa conviction demeurait entière : Evelyn était bien une vampire, mais d’une manière assez différente de celle relatée par les traditions. James, qui avait de la philosophie, savait que les traditions renferment une fraction de symbole et de légende. Dans l’espèce, il ne fallait pas croire aux vampires sortant de leur tombe ; c’était la part du génie macabre et de la puérilité populaire. On pouvait croire, au contraire, à quelque étrangeté organique, suivie de mort apparente – ce qui s’appliquait rigoureusement à Evelyn. Non seulement elle avait passé pour morte, mais sa métamorphose se décelait par une pâleur excessive et par la tournure de son esprit.

– La preuve que vous ne mourriez pas, reprit-il, c’est que vous avez passé très innocemment la plus grande partie de votre existence.

– De mon existence ! murmura-t-elle d’un ton farouche. Est-ce que c’était vraiment mon existence ?

Cette question ne surprit qu’à moitié Bluewinkle ; il savait que la mémoire de sa jeune femme comportait des singularités. Toutefois, son attention fut plus vivement excitée qu’à l’ordinaire : jamais Evelyn n’avait été aussi précise.

– Que voulez-vous dire ? reprit-il. Supposez-vous que l’Evelyn Grovedale de jadis et celle d’aujourd’hui ne sont pas la même personne ?

Elle ne répondit pas tout de suite. Ses lèvres tremblaient. Elle élevait vers James un regard plein de supplication et de méfiance. Enfin, comme emportée par une impulsion irrésistible :

– Ce sont deux personnes différentes ! chuchota-t-elle…

Le ton impressionna le jeune homme jusqu’à l’épouvante. Il demeura un moment comme hébété, puis, d’une voix rauque :

– Alors quoi ? L’ancienne Evelyn Grovedale serait positivement morte… Et celle que j’ai devant moi, d’où viendrait-elle ?… C’est pourtant le même corps.

– Oui… le même corps… mais seulement le même corps…

– Tâchez de vous expliquer clairement ! s’écria-t-il avec une agitation convulsive… Le même corps… et une autre âme ?

– Un autre être !

– Peu importe le terme. Ce serait une étrangère qui vivrait dans le corps d’Evelyn Grovedale… une étrangère qui s’y serait incarnée.

– Je ne sais pas.

– Comment, vous ne savez pas ? Puisque vous êtes sûre de n’être pas Evelyn, vous devez l’être tout autant de l’incarnation.

Elle secoua la tête, rêveuse et mélancolique :

– Je ne peux pas vous répondre ! Je n’ai pas de mots pour dire ce que je voudrais dire… Je sais seulement que les souvenirs que je retrouve dans ce corps… les souvenirs d’avant mon arrivée, ne sont pas les miens… Oui, je le sais…

– Et comment ? Avez-vous d’autres souvenirs qui contredisent ceux d’Evelyn ?

– J’ai d’autres souvenirs.

– Lesquels ?

– Je vous dis que je n’ai pas de paroles pour les exprimer… et même ce cerveau n’a aucune image pour me rappeler mon véritable passé !… Ce sont des souvenirs d’un autre monde ! Ils sont là… à part – oh ! comme je les sens ! – et je ne peux pas les atteindre…

– Enfin, s’exclama Bluewinkle avec désespoir, vous avez pourtant le souvenir du moment où vous avez envahi le corps d’Evelyn ?

– Je n’en ai aucun !

James s’était levé. Et, ayant repris quelque force à l’aide d’un cordial, il se tenait au chevet de la jeune femme, successivement enfiévré par la certitude et rassuré par le doute. Comme il est naturel, il se demandait parfois si Evelyn n’était pas folle. Mais, si la folie pouvait expliquer ses propos et ses actes, elle ne pouvait aucunement expliquer l’action trop réelle exercée sur Bluewinkle.

– Expliquez-moi, dit-il avec ferveur, comment vous avez vécu, après votre mort, jusqu’au moment où vous m’avez connu ?

– J’ai vécu d’eux ! avoua-t-elle. Et pendant votre absence aussi…

Avec un long frémissement, il se souvint de la pâleur du petit Jack et de la jeune Aurora.

– Alors, si je n’étais pas venu, vous auriez tué ces pauvres petits !

– Non, dit-elle vivement, quand l’un était trop épuisé, je m’adressais à l’autre… je ne suis pas méchante… je suis malheureuse… je me défends contre moi-même… je sais que je fais mal… mais je sais aussi que je suis constamment en danger de mort, et la tentation devient irrésistible…

Elle parlait avec une grâce humble et câline qui toucha profondément Bluewinkle. Il considéra ces yeux où luisait une flamme si passionnante et se dit :

– Ce n’est pas une méchante créature !…

Puis, saisi d’une curiosité ardente et sombre :

– Mais, qu’est-ce que vous nous prenez ?

Elle détourna la tête ; elle cacha son visage contre l’oreiller, et il l’entendit pourtant dire :

– Votre sang !

Il attendait au moins cette réponse. Par suite, il n’en fut que médiocrement ému et il alla examiner dans la glace l’endroit où Evelyn avait posé ses lèvres : il ne vit qu’une tache faiblement, très faiblement rosée.

– C’est impossible ! déclara-t-il. Le sang ne filtre pas ainsi à travers la peau…

– Croyez-vous ? dit-elle.

Il remit le problème à plus tard et repartit :

– Mais aussi, vous ne mangez presque pas ! Si vous mangiez, vous pourriez vous passer de cette horrible chose.

– Je ne peux pas manger beaucoup. Au delà d’une certaine quantité, votre nourriture m’empoisonne.

– Comment vous est venue l’idée d’absorber le sang ?

– Il me semble que je l’ai toujours eue. Je n’ai qu’à poser mes lèvres sur la peau… Tout de suite…

Elle acheva d’un geste et soupira. Il ne savait plus que croire. Les idées tourbillonnaient dans son cerveau comme les feuilles mortes dans une futaie. À mesure qu’il interrogeait Evelyn, il se familiarisait avec le fantastique, il ne voyait plus exactement les limites qui le séparent de la réalité quotidienne. Puis la nuit, le cordial, cette étrange et éblouissante créature… il vivait dans un songe :

– Vous savez que vous faites mal. Est-ce que vous vous repentez ?

– J’ai de grands regrets.

– Vous aimez donc les parents, les sœurs et le frère d’Evelyn ?

– Je ne les aimais pas d’abord… Ensuite l’affection est venue.

– Et moi ?

– Oh ! vous… beaucoup !

Il fut ému. La séduction d’Evelyn reparut tout entière :

– Me considérez-vous comme votre semblable ?

– Oui, dit-elle, avec passion. D’où que je vienne, j’appartiens à une humanité. Je me sais une étrangère en ce monde, mais je me sais aussi une femme. Et j’aime ma vie nouvelle… surtout depuis que je vis avec vous…

*

**

Dans l’état d’excitation où se trouvait maintenant Bluewinkle, et qui pourrait à la fois se comparer à l’ivresse de l’alcool et à celle de l’opium, il n’y avait presque pas place pour l’étonnement. L’au-delà lui semblait une chose toute simple, le surnaturel se confondait étroitement avec le naturel.

– Vous ne regrettez pas du tout votre autre vie ? demanda-t-il.

Elle eut un grand frisson, puis, d’une voix impressionnante :

– J’ai peur de mon autre vie ! Je sens qu’il m’est arrivé, par là, une aventure si épouvantable… que mon âme a dû partir. C’est inexprimable et affreux. Et, enfin, puisque je vous aime ?

Elle avait prononcé les derniers mots d’une voix si pure, si tendre, si humaine, elle était si belle et d’une beauté si grisante, que James ne vit plus qu’une femme adorée. Il saisit la tête d’Evelyn ; leurs lèvres se cherchèrent dans un dévorant baiser. D’abord ce fut le délire. Tout s’effaça dans l’immense amour… Puis, la faiblesse étrange que Bluewinkle connaissait trop bien s’empara de sa chair et de son cerveau ; il se sentit défaillir… il n’eut que le temps de se dérober à l’étreinte…

Alors il vit, distinctement, une pourpre humide qui débordait aux commissures des lèvres d’Evelyn, et des filets rouges sur les dents argentines :

– Du sang ! s’écria-t-il… Mon sang !

Evelyn poussa une longue plainte.

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