Chapitre 4Le combat parmi les saules

Au matin, les Nains-Rouges se montrèrent fréquemment. La haine faisait claquer leurs épaisses mâchoires et briller leurs yeux triangulaires. Ils montraient de loin leurs sagaies et leurs épieux, ils faisaient mine de percer des ennemis, de les abattre, de leur rompre le crâne et de leur ouvrir le ventre. Et, ayant rassemblé un nouveau buisson, qu’ils arrosaient d’eau par intervalles, déjà ils le poussaient vers l’arête granitique.

Le soleil était presque au haut du firmament, lorsque l’Homme-sans-Épaules poussa une clameur aiguë. Il se leva, il agita les deux bras. Un cri semblable fendit l’espace et parut bondir sur le marécage. Alors, sur la rive, à grande distance, les nomades aperçurent un homme exactement pareil à celui qu’ils avaient recueilli. Il se dressait à la corne d’un champ de roseaux, il brandissait une arme inconnue. Les Nains-Rouges aussi l’avaient aperçu : tout de suite un détachement se mit à sa poursuite... Déjà l’homme avait disparu derrière les roseaux. Naoh, secoué d’impressions retentissantes, confuses et impétueuses, continuait à scruter l’étendue. Pendant quelque temps, on vit courir les Nains-Rouges sur la plaine ; puis l’immobilité et le silence retombèrent. À la longue, deux des poursuivants reparurent, bientôt un autre groupe de Nains-Rouges se mit en route. Naoh pressentit une aventure considérable. Le blessé la pressentait aussi, et moins obscurément. Malgré la plaie de sa cuisse, il était debout ; ses yeux opaques s’éclairaient de lueurs dansantes, il poussait par intervalles une rauque exclamation de bête lacustre.

Mystérieux, les événements se multiplièrent. Quatre fois encore, des Nains-Rouges longèrent le marécage, et disparurent. Enfin, parmi des saules et des palétuviers, on vit surgir une trentaine d’hommes et de femmes, aux têtes longues, aux torses ronds et singulièrement étroits, pendant que, de trois côtés, se décelaient des Nains-Rouges. Un combat avait commencé.

Cernés, les Hommes-sans-Épaules lançaient des sagaies, non pas directement, mais à l’aide d’un objet que les Oulhamr n’avaient jamais vu et dont ils n’avaient aucune idée. C’était une baguette épaisse, de bois ou de corne, terminée par un crochet ; et ce propulseur donnait aux sagaies une portée beaucoup plus grande que lorsqu’on les jetait à la main.

Dans ce premier moment, les Nains-Rouges eurent le dessous : plusieurs gisaient sur le sol. Mais des secours arrivaient sans cesse. Les visages triangulaires surgissaient de toutes parts, même de l’abri opposé à Naoh et ses compagnons. Une fureur frénétique les agitait. Ils couraient droit à la mêlée, avec de longs hurlements ; toute la prudence qu’ils avaient montrée devant les Oulhamr avait disparu, peut-être parce que les Hommes-sans-Épaules leur étaient connus et qu’ils ne craignaient pas le corps à corps, peut-être aussi parce qu’une haine ancienne les surexcitait.

Naoh laissa se dégarnir les retranchements de l’ennemi. Sa résolution était prise depuis le commencement du combat. Il n’avait pas eu à y songer. Le tréfonds de son être le poussait et la rancune, le dégoût d’une longue inaction, l’impression surtout que le triomphe des Nains-Rouges serait sa propre perte.

Il n’eut qu’une seule hésitation : fallait-il abandonner le Feu ? Les cages entraveraient le combat ; elles seraient sans doute rompues. D’ailleurs, après la victoire, les feux ne manqueraient point, et la mort suivrait la défaite.

Quand il crut le moment favorable, Naoh donna des ordres brusques et, à toute vitesse, hurlant le cri de guerre, les Oulhamr jaillirent de leur refuge. Quelques sagaies les effleurèrent ; déjà ils franchissaient l’abri des antagonistes. Ce fut rapide et farouche. Il y avait là une douzaine de combattants, serrés les uns contre les autres, dardant leurs épieux. Naoh lança sa sagaie et son harpon, puis bondit en faisant tournoyer la massue. Trois Nains-Rouges succombaient à l’instant où Nam et Gaw entraient dans la mêlée. Mais les épieux se détendaient avec vitesse : chacun des Oulhamr reçut une blessure, légère pourtant, car les coups étaient faiblement portés, et de trop loin. Les trois massues ripostèrent ensemble ; et, voyant tomber de nouveaux guerriers, voyant aussi surgir l’homme sauvé par Naoh, les Nains valides s’enfuirent. Naoh en abattit deux encore, les autres réussirent à se glisser parmi les roseaux. Il ne s’attarda pas à les découvrir, impatient de joindre les Hommes-sans-Épaules.

Parmi les saules, le corps à corps avait commencé. Seuls quelques guerriers armés du propulseur avaient pu se réfugier dans une mare, d’où ils inquiétaient les Nains-Rouges. Mais ceux-ci avaient l’avantage du nombre et de l’acharnement. Leur victoire semblait certaine : on ne pouvait la leur arracher que par une intervention foudroyante. Nam et Gaw le concevaient aussi bien que le chef et bondissaient à toute vitesse. Quand ils furent proches, douze Nains-Rouges, dix Hommes et Femmes-sans-Épaules gisaient sur le sol.

La voix de Naoh s’éleva comme celle d’un lion, il tomba d’un bloc au milieu des adversaires. Toute sa chair n’était que fureur. L’énorme massue roula sur les crânes, sur les vertèbres et dans le creux des poitrines. Quoiqu’ils eussent redouté la force du colosse, les Nains-Rouges ne l’avaient pas imaginée si formidable. Avant qu’ils se fussent ressaisis, Nam et Gaw se ruaient au combat, pendant que les Hommes-sans-Épaules, dégagés, lançaient des sagaies.

Le désordre régna. Une panique arracha quelques Nains-Rouges du champ de guerre, mais, sur les cris du chef, tous se rallièrent en une seule masse, hérissée d’épieux. Et il y eut une sorte de trêve.

Un instinct, contraire à celui des Nains, éparpillait les Hommes-sans-Épaules. Comme ils maniaient préférablement l’arme de jet, ils trouvaient avantage à se dérober. Ils rôdaient à distance, d’une allure lente et triste.

De nouveau, les sagaies sifflèrent ; ceux qui n’avaient plus de munitions ramassaient des pierres minces et les adaptaient à leurs propulseurs. Naoh, approuvant leur tactique, lança lui-même ses sagaies et son harpon, qu’il avait ramenés de sa première attaque, et, à son tour, se servit de pierres. Les Nains-Rouges conçurent que leur défaite était certaine s’ils ne revenaient au corps à corps. Ils précipitèrent la charge. Elle rencontra le vide. Les Hommes-sans-Épaules avaient reflué sur les flancs, tandis que Naoh, Nam et Gaw, plus lestes, atteignaient des retardataires ou des blessés et les assommaient.

Si les alliés avaient été aussi véloces que les Oulhamr, le contact fût demeuré impossible, mais leurs longues enjambées étaient incertaines et lentes. Dès que les Nains-Rouges se décidèrent à les poursuivre individuellement, l’avantage se déplaça. Le souffle du désastre passa : de toutes parts, les épieux s’enfonçaient aux entrailles des Hommes-sans-Épaules. Alors, Naoh jeta un long regard sur la mêlée. Il vit celui dont la voix guidait les Nains-Rouges, un homme trapu, au poil semé de neige, aux dents énormes. Il fallait l’atteindre ; quinze poitrines l’enveloppaient... Un courage plus fort que la mort souleva la grande stature du nomade. Avec un grondement d’aurochs, il prit sa course. Tout croulait sous la massue. Mais, près du vieux chef, les épieux se hérissèrent ; ils fermaient la route, ils frappaient aux flancs du colosse. Il réussit à les abattre. D’autres Nains accoururent. Alors, appelant ses compagnons, d’un effort suprême, il renversa la barrière de torses et d’armes, il écrasa comme une noix la tête épaisse du chef...

Au même instant, Nam et Gaw bondissaient à son aide...

Ce fut la panique. Les Nains-Rouges connurent qu’une énergie néfaste était sur eux, et, de même qu’ils eussent combattu jusqu’au dernier à la voix du chef, ils se sentirent abandonnés quand cette voix se fut tue. Pêle-mêle, ils fuyaient, sans un regard en arrière, vers les terres natales, vers leurs lacs et leurs rivières, vers les hordes d’où ils tiraient leur courage et où ils allaient le ressaisir.

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