I

Dès sa naissance, Abel parut d’une autre race que ses frères ; plus tard une atmosphère étrange l’isola parmi les enfants et les adultes. On ne découvrit pas la raison de cette anomalie. Elle ne tenait pas à sa structure ou du moins, il ne le semblait point : il avait les cheveux fauves et le visage blanc des hommes venus du Nord, sur leurs barques non pontées pour conquérir des terres, voler les richesses et violer les femmes. Dans sa province les descendants de ces hommes abondent.

Il inspirait une manière d’inquiétude et le sentiment de choses très lointaines, perdues dans l’Espace et dans le Temps.

Sa parole aussi semblait insolite – encore que, jusqu’à douze ans, il n’eût rien dit d’extraordinaire mais parfois, on ne sait quel mystère esquissait, vite perdu dans des propos familiers. Ses gestes créaient du malaise, même lorsqu’il faisait exactement la même chose que les autres enfants, il semblait que ce fût selon une autre orientation, comme s’il avait accompli des mouvements de gaucher avec sa main droite.

De bonne heure, il étonna quelques personnes de nature subtile : il évoquait, pour elles, des existences cachées dans les îles ou dans les solitudes de la mer, des songes enveloppés de brouillard, des profondeurs où luttaient les végétaux obscurs et les bêtes abyssales.

Il appartenait à une famille médiocre et pacifique, que ne tourmentait aucun rêve dévastateur. Quelques arpents d’humus environnaient une maison basse, où la lumière pénétrait par des baies petites et nombreuses, percées sur quatre façades. Le verger donnait les fruits du terroir, les légumes abondaient dans le potager, deux vaches et quatre chèvres vivaient d’un herbage très vert.

Parce que cette famille avait presque horreur de la viande, elle menait une vie facile où les joies n’étaient point cruelles.

Le père, Hugues Faverol, géomètre arpenteur, assurait le présent et consolidait l’avenir ; la mère, incohérente et douce, aurait mal conduit son ménage, mais une servante, un vieux jardinier réglaient les choses de la maison, de l’étable et de la terre.

La turbulence et la méchanceté des frères d’Abel étaient supportables parce qu’il était l’aîné, et le plus fort, il n’avait aucune peine à se défendre.

S’il y eut de bonne heure des obstacles entre lui et ceux-là mêmes qu’il aimait, il ne perçut guère, avant sa douzième année, la singulière dissemblance de son univers, et de l’univers des autres hommes. Il voyait entendait, il sentait tout ce qu’ils voient, sentent et entendent, mais autour et dans chaque apparence surgissait une apparence inconnue.

Ainsi concevait-il deux mondes distincts, quoique occupant la même étendue, deux mondes terrestres qui coexistaient avec tous leurs êtres.

Abel finit par savoir qu’il était lié aux deux mondes. Cette découverte, qui devint chaque jour plus précise, il redouta de la révéler, fût-ce à sa mère, et c’est indirectement, par des questions qui effaraient ses proches, qu’il s’assura de son entière originalité. Sûr enfin que le double monde existait pour lui seul, il pressentit que la révélation de sa réalité était inutile et pouvait être dangereuse.

Pendant plusieurs années, le monde qui pénétrait chaque partie du monde des hommes, demeura toutefois indistinct. On eût dit qu’Abel percevait avec des sens rudimentaires, comme peut-être un oursin perçoit l’océan et le roc où il s’accroche. À la longue, le monde se diversifia. Il commença d’y établir l’ordre que l’enfant établit parmi les métamorphoses incessantes de son ambiance et il n’ignora pas longtemps que, dans cet autre univers, il était plus jeune que dans celui des hommes.

Aucun terme humain ne saurait exprimer les existences et les phénomènes qu’il discerna : appréhendés par des sens dont le développement fut de plus en plus rapide, ils ne révélèrent rien de ce que ne révèle l’ouïe, la vue, le toucher, le goût ou l’odorat, rien de ce que nous pouvons percevoir ni imaginer.

Les vivants lui apparurent les derniers. Il lui fallut plusieurs mois avant de s’assimiler leur apparence totale : ils n’avaient point, comme nos animaux et nos végétaux, des structures fixes : une série de formes, sans cesse changeantes se déroulaient dans un ordre presque constant, revenant sur elles-mêmes et formaient ainsi des individualités cycliques.

Ainsi qu’Abel l’apprit plus tard, ils vivaient plus longtemps que les vivants de notre Règne. Dès qu’il eut bien saisi leur mode d’existence, il les reconnut selon leur esprit d’abord, puis selon leurs individualités, aussi aisément que nous reconnaissons un chant ou une symphonie :

Leur diversité était aussi grande, et plus grande peut-être, que la diversité de notre faune et de notre flore. Les espèces inférieures avaient des cycles lents et monotones. À mesure qu’on montait dans la hiérarchie, les variations devenaient plus rapides et plus complexes, aux degrés les plus hauts, plusieurs cycles se déroulaient ensemble, à la fois confondus et distincts.

Abel percevait tout cela, avec une netteté croissante, à la manière des enfants qui, pour n’être pas embarrassée de méthodes est d’autant plus vive et pénétrante. Il sut de bonne heure que les Variants, comme il les nommait, se développaient autrement que les animaux ou les plantes. Leur étendue ne s’accroissait pas ; à leur naissance ils n’étaient pas moins grands que plus tard, mais plus vagues, avec des cycles incohérents ; à mesure, les mouvements prenant de la cohérence, ils atteignaient leur pleine harmonie après des évolutions d’autant plus nombreuses que l’être était place plus haut dans la hiérarchie.

Ce fut un soir de juin qu’Abel connut que lui-même était ensemble un Humain et un « Variant », un soir que les nuées prolongeaient leurs métamorphoses. Lasses de pâturer l’air chaud, les hirondelles se poursuivaient avec des cris éperdus, ivres d’un plaisir qui remplissait le jeune homme de compassion et d’attendrissement. Elles lui semblaient aussi éphémères que ces pays fragiles creusés dans les vapeurs crépusculaires et, saisi d’une angoisse obscure, il avait pris la main de sa mère qu’il aimait mieux que toutes les créatures…

Ils étaient seuls. Ils semblaient voir les mêmes apparences de l’Univers, mais sentant d’instinct qu’il allait plus loin qu’elle dans le mystère des choses, la mère dit, avec un peu d’effarement :

– À quoi penses-tu ?

C’était une minute où le monde des Variants se superposait plus étroitement au monde des Hommes et Abel eut sa Révélation.

Jusqu’alors sa vie humaine avait tellement prédominé que la Vie Variante semblait toute extérieure. Ce soir il sut qu’il participait aux deux Vies : bouleversé il cessa de percevoir la présence de sa mère. Épouvantée de lui voir un visage immobile comme les minéraux et des yeux fixes dont la pupille s’accroissait dans la pénombre, elle lui pressait la main avec angoisse :

– Abel… mon petit !… Qu’y a-t-il ?

Il la regarda sans la voir, puis il fut comme un homme qu’on réveille d’une transe et il murmura, n’ayant pas mesuré ses paroles :

– Je vivais dans l’autre Terre.

Elle ne comprit pas ; elle crut qu’il songeait à la mort et à l’âme éternelle.

– Il ne faut pas y penser… mon chéri… Il faut vivre avec nous !

Si loin de la réalité d’Abel, elle eût été vainement et tristement accablée par une confidence. L’embrassant avec une douceur où se mêlait une grande angoisse, il acquiesça de manière ambiguë.

– Il n’est pas nécessaire, dit-il, que j’y pense.

Le soir des hommes revint avec ses étoiles, son infini perdu dans d’autres infinis ; Abel veillait encore, le cœur en tumulte, quand les siens se furent endormis.

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