LE JARDIN DE MARY

(1895)

Quand Mary approcha de la mort, elle entra dans un délire lucide où elle redevenait enfant, avec toute espèce de vieilles croyances hier évanouies. Elle dit alors à celui qui l’aimait :

– Allons voir le jardin que j’habiterai !

Celui qui l’aimait savait bien qu’elle voulait parler du firmament et il se mit à pleurer. Mais Mary insista si fort que le médecin jugea mieux ; qu’elle allât voir le ciel que de s’attrister ainsi. On fit chauffer le petit observatoire du toit, où Mary avait étudié les étoiles, puis on y transporta la mourante. Les murailles de vitre y étaient si diaphanes qu’on se serait cru en plein air, et Mary se mit sur son séant pour contempler son jardin. L’air était merveilleux ; le délicieux infini y pointait ses petites lumières. La Voie lactée étalait sa gaze fine semée de constellations. Les quartaires de la Flèche se penchaient au bas de l’ouest, prêtes à crouler. Sur le fond laiteux, le Cygne traçait sa croix ; Cassiopée, son Y ; Persée accumulait ses étoiles ; Erichton, son pentagone, où le diamant superbe de la Chèvre jetait ses feux, et très bas, au sud-est-est, s’étendait la Licorne, blême astérisme, entre Procyon, les Gémeaux et l’éblouissant Orion.

Rien ne mouvait. La terre rayonnait sa chaleur, et une gelée intense faisait reluire la neige du toit. Les yeux de Mary brillaient très fort ; une petite écharpe bleue rendait plus blanche sa face angélique. Elle sourit à son beau jardin et joignit les mains, puis elle continua son voyage.

Elle était sortie de la Voie lactée : elle errait aux surfaces bleues. Elle parcourut les étoiles des régions hyperboréennes. Les Ourses y traînent leurs queues, le Dragon s’enroule entre elles et dresse sa tête vers Hercule ; la ravissante Wéga, pupille bleue du nord, palpitait sur la Lyre.

– Chère, chère Wéga ! soupira Mary.

Et elle demeura quelques instants magnétisée par l’astre, s’élevant dans les redoutables espaces, le long du fil délié des rayons.

Et, dans la nuit pleine de paix, sa rêverie douce, son mourant enthousiasme semblait dominer les toits blancs, le square, les arbres comme une bénédiction.

Elle flâna lentement en descendant vers l’ouest. Des étoiles semées du Dauphin, elle passa à la pâle constellation du Petit-Cheval. Du Verseau, elle remonta vers le zénith en passant par Pégase le Superbe, dont le carré immense dominait l’angle des Poissons.

Puis elle fit une courte halte. Dans le bleu pur, Mira Ceti, – la Merveilleuse, – rayonnait, à l’apogée de sa magnificence. Mary chanta le Twinkle, twinkle little star, d’une voix si faible que celui qui l’aimait dut se cacher le visage ; puis elle remonta au zénith et, par le Bélier, le Triangle, elle atteignit Andromède et Persée, dans un fourmillement d’astres, puis enfin la grande région du feu. Les primaires accumulées croisaient leurs lumières rouges et blanches. L’œil pourpre du Taureau, Aldébaran, tremblait doucement sur le fond d’or de cinq tertiaires. Les Trois-Rois, splendides, se détachaient au centre d’Orion, dont le rectangle géant s’étendait, éclairé par Betelgeuse et par le soleil double Rigel. Puis, à profusion, Procyon, Pollux, Castor, Capella ouvraient leurs corolles de rayons sur la plage sombre, parmi le ruissellement éclatant de leurs astérismes.

Alors, plus pâle, Mary sentit monter son enthousiasme, un enthousiasme de lumière, la divine palpitation de l’infini. Elle demeurait comme ployée sous l’incommensurable pesée des astres, tandis que son sein faisait trembler doucement la dentelle blonde de son corsage.

– Regardez, murmura-t-elle : ma plus brillante fleur va se lever !

Elle montrait le sud-est. Le Lièvre avait bondi. Une lueur frangeait le bas de l’horizon. Deux quaternaires se tenaient au bord de la Voie lactée, et Sirius émergea. Frémissante, Mary demeura longtemps à le voir gravir la pente bleue. Sirius ! la plus fine gemme de l’espace, blanche avec un reflet bleuâtre, et qui met quatorze ans pour nous jeter un petit tremblement de saphir !…

– Qu’il est beau ! dit Mary, en me prenant la main. Je voudrais partir en le regardant, avec ta tête contre la mienne.

Je mis ma tête auprès de la sienne et j’entendis venir quelque chose d’épouvantable et qui ne cesse de venir sur la terre. Mais elle murmurait :

– Vois-tu, tout cela est loin et tout cela est cependant si proche que nous le voyons avec nos faibles yeux. C’est pourquoi, mon cher ami, mon cher amant, il ne faut pas croire que rien nous soit étranger. Il n’y a pas d’autres mondes. Tout cela se touche. Si l’on a si peur de partir, c’est que tout départ est triste, et c’est que c’est le plus grand de tous les départs. Mais tu viendras ; rien n’est plus sûr.

Elle continua de divaguer avec une douceur profonde, et je me sentais redevenir un enfant, malgré que le quelque chose approchât toujours.

– Donne-moi un baiser, dit-elle.

Je lui donnai un baiser tout plein de mon âme, et alors elle murmura dans un souffle :

– Au revoir !

Elle était partie, et moi, je rêvais à travers mes sanglots qu’effectivement tout cela se touche et que j’étais bien plus près de Sirius, bien plus près de la plus lointaine nébuleuse, que de l’enfant que j’aimais !

Share on Twitter Share on Facebook