Je retournai dans ma solitude. Anakhre, troisième fils de ma femme Tepai, était un puissant constructeur d’armes. Je lui ordonnai de tailler un arc de portée extraordinaire. Il prit une branche de l’arbre Waham, dure comme le fer, et l’arc qu’il en tira était quatre fois plus puissant que celui du pasteur Zankann, le plus fort archer des mille tribus. Nul homme vivant n’aurait pu le tendre. Mais j’avais imaginé un artifice et Anakhre ayant travaillé selon ma pensée, il se trouva que l’arc immense pouvait être tendu et détendu par une femme.
Or, j’avais toujours été expert à lancer le dard et la flèche, et en quelques jours j’appris à connaître si parfaitement l’arme construite par mon fis Anakhre que je ne manquais aucun but, fût-il menu comme la mouche ou se déplaçât-il aussi vite que le faucon.
Tout cela fait, je retournai vers Kzour, monté sur Kouath aux yeux de flamme, et je recommençai à rôder autour des ennemis de l’homme.
Pour leur inspirer confiance, je tirai beaucoup de flèches avec mon arc habituel, chaque fois qu’un de leurs partis approchait de la frontière, et mes flèches tombaient beaucoup en deçà d’eux. Ils apprirent ainsi à connaître la portée exacte de l’arme, et par là à se croire absolument hors de péril à des distances fixes. Pourtant, une défiance leur restait, qui les rendait mobiles, capricieux, tant qu’ils n’étaient pas sous le couvert de la forêt, et leur faisait dérober leurs étoiles à ma vue.
À force de patience, je lassai leur inquiétude, et, au sixième matin, une troupe vint se poster en face de moi, sous un grand arbre à châtaignes à trois portées d’arc communes.
Tout de suite j’envoyai une nuée de flèches inutiles. Alors, leur vigilance s’endormit de plus en plus et leurs allures devinrent aussi libres qu’aux premiers temps de mon séjour.
C’était l’heure décisive. Ma poitrine grondait tellement que, d’abord, je me sentis sans force. J’attendis, car d’une seule flèche dépendait le formidable avenir. Si celle-là faillait d’aller au but marqué, plus jamais peut-être les Xipéhuz ne se prêteraient à mon expérimentation, et alors comment savoir s’ils sont accessibles aux coups de l’homme ?
Cependant, peu à peu ma volonté triompha, fit taire la poitrine, fit souples et forts les membres et tranquille la prunelle. Alors, lent, je levai l’arc d’Anakhre. Là-bas, au loin, un grand cône d’émeraude se tenait immobile dans l’ombre de l’arbre ; son étoile éclatante se tournait vers moi. L’arc énorme se tendit ; dans l’espace, sifflante, partit la flèche… et le Xipéhuz, atteint, tomba, se condensa, se pétrifia.
Le cri sonore du triomphe jaillit de ma poitrine. Étendant les bras, dans l’extase, je remerciai l’Unique.
Ainsi donc, ils étaient vulnérables à l’arme humaine, ces épouvantables Xipéhuz ! On pouvait espérer les détruire !
Maintenant, sans crainte, je laissai gronder ma poitrine, je laissai battre la musique d’allégresse, moi qui avais tant désespéré du futur de ma race, moi qui, sous la course des constellations, sous le cristal bleu de l’abîme, avais si souvent calculé qu’en deux siècles le vaste monde aurait senti craquer ses limites devant l’invasion xipéhuze.
Et pourtant, quand elle revint, la Nuit aimée, la Nuit pensive, une ombre tomba sur ma béatitude, le chagrin que l’homme et le Xipéhuz ne pussent pas coexister, que l’anéantissement de l’un dût être la farouche condition de la vie de l’autre.