IV Le lac Nymphée

Le lac tout semé d’îles, enchanté par de grands nymphaeas pâles dans leurs anses plantées d’une végétation infinie de fleurs, d’herbes, de buissons et de grands arbres, le lac s’allongeait à des lieues. Nous nous dirigions vers une des îles. Notre défiance était partie comme était parti l’air lourd et somnolent, l’air morbide du marécage. Nous respirions à pleins poumons la santé, à pleine âme l’espérance et la poésie lacustre.

Le radeau s’arrêta à la pointe d’un promontoire. L’Homme-des-Eaux sortit et nous fit signe de le suivre. Et nous nous trouvâmes devant le plus extraordinaire spectacle. Sur une berge de l’île, une trentaine d’êtres humains étaient réunis, vieux et jeunes, hommes et femmes, jeunes filles, enfants : tous avaient le teint vert, la peau lisse, les yeux d’escarboucle, aux grandes prunelles aplanies, les cheveux pareils à des lichens barbus, les lèvres violettes.

À notre vue, les enfants accoururent, et les adolescents, les adolescentes, un grand vieillard. Ils se pressaient autour de nous avec des exclamations de batraciens, ils montraient une grande vivacité rieuse.

Tandis que nous nous tenions là, d’autres Hommes-des-Eaux surgirent du lac et vinrent sur la berge. Bientôt nous nous trouvâmes entourés de cette population aquatique, non seulement bien humaine, mais plus proche, comme traits généraux, de la race blanche que des autres races terrestres. Leur couleur verte et la mouillure huileuse de la peau n’étaient pas même désagréables à contempler. Chez les jeunes, c’était un joli vert pâle, léger comme celui des végétations claires du printemps ; chez les vieux, c’était souvent le vert de velours des mousses ou des feuilles de lotus. Quelques jeunes filles présentaient une sveltesse de corps, un effilement des extrémités, une finesse de traits qui les rendaient véritablement séduisantes.

Je tenterais en vain de dire notre émerveillement. Ce que nous ressentîmes ne peut être pressenti que par ces rêves où l’âme entrevoit la jeunesse du monde, les temps divins des genèses. Pour le capitaine et moi, il s’y joignait un orgueil de savants : quelle découverte comparable à celle-ci ?

N’était-ce pas, réalisée, et sans l’appareil mythique des ancêtres, sans les monstruosités de l’homme-bête ou de l’homme-poisson, une des plus attrayantes traditions de tous les peuples ? Une fois de plus, ne vérifiions-nous pas que les légendes ont constamment une origine de vérité ? De même que le gorille, l’orang-outang et le chimpanzé avaient justifié la fiction des faunes et des satyres, les relations de Ctésias sur les Calystriens, le passage du Périple d’Hannon sur les hommes velus du Golfe de la Corne du Sud, de même ne voyions-nous pas se réaliser l’immense cycle légendaire des Hommes-des-Eaux ? Encore notre découverte était-elle plus passionnante, les hommes que nous avions sous les yeux étant de vrais hommes, et non des anthropoïdes.

Le premier étonnement passé, il ne demeura en moi qu’une espèce d’ivresse mystique que je voyais partagée par Sabine et par Devreuse.

Notre sauveur nous entraîna vers un bosquet de frênes. Nous y trouvâmes un abri. Des oiseaux aquatiques rôdaient autour : canards, cygnes, poules d’eau – évidemment domestiqués. On nous apporta des œufs frais, une perche rôtie. Après le repas, nous retournâmes sur la berge.

Le temps était tiède. Nous suivîmes toute l’après-midi les allées et venues des Hommes-des-Eaux. Ils filaient comme de grands batraciens, plongeaient, disparaissaient. Puis une tête émergeait, un corps bondissait sur l’île.

Ému du bonheur de leur double vie, je continuais à les examiner avec une curiosité dévorante, tâchant de découvrir quelque organe d’adaptation qui leur permît de séjourner si longtemps sous l’eau ; mais, sauf une grande capacité thoracique, je ne trouvais aucun indice qui pût m’éclairer sur ce point.

Cette après-midi, nous ne demeurâmes jamais seuls. Un groupe constant nous entourait, s’exerçant à nous adresser la parole, nous témoignant une innocente bienveillance.

Malgré la séduction et la merveille de ces êtres étranges, nous nous proposions de partir dès le lendemain, comptant d’ailleurs revenir au plus vite, après avoir pris des dispositions avec nos hommes. Le capitaine, devant l’intérêt supérieur de la découverte, renonçait à son fameux passage vers le Sud-Ouest.

Le sort modifia nos projets. Dans la nuit, je fus éveillé par Devreuse :

– Sabine est malade !

Je me levai en sursaut. À la pâle clarté d’une torche de frêne, je vis l’aimée qui s’agitait dans la fièvre.

Saisi, je l’examinai, je l’auscultai : je me rassurais à mesure.

– Est-ce grave ? demanda le père.

– Quelques jours de tranquillité absolue la remettront.

– Combien de jours ?

– Dix jours !

– C’est le moins ?

– Le moins !

Il fit une moue d’impuissance, il me regarda dans la pénombre :

– Robert, je puis vous confier votre fiancée… Il n’est pas possible que je n’aille pas m’entendre avec les hommes, pour qu’ils prolongent leur halte pendant une couple de mois… Je serai de retour ici à la fin de la semaine.

Il parlait avec agitation, allant de-ci de-là :

– D’ailleurs, si les semaines que je compte passer parmi ces êtres extraordinaires ne suffisaient pas, il est infaillible que nous organisions un nouveau voyage… Nous avons le temps… Je démissionnerai s’il le faut, de manière à disposer de plusieurs années… Raison de plus pour que je n’abandonne pas mes hommes !

– Mais, répliquai-je, c’est à moi de les aller prévenir.

– Non ! Vos soins sont indispensables à Sabine… Moi, je ne lui serais pas de plus de secours qu’une souche.

Il me mit les mains sur les épaules :

– N’est-ce pas, Robert ?

– Je vous obéirai ! dis-je.

Sabine, quoiqu’elle eût un peu de délire, nous avait très bien compris. Elle se souleva sur le coude :

– Je serai assez forte pour te suivre, père !

– Petite fille, répliqua Devreuse avec autorité, obéis au médecin. Avant six jours je serai revenu et j’aurai accompli mon devoir. Est-ce toi qui prétendrais m’en empêcher ?

Sabine ne répliqua rien, subjuguée ; nous demeurâmes quelque temps taciturnes. La fièvre recommença d’agiter la jeune fille ; puis elle tomba dans un demi-sommeil. Je l’épiais à la pauvre lueur de notre torche. Des pressentiments indéfinissables passèrent. La voix du capitaine vint me tirer de ma rêverie :

– Vous êtes bien sûr que ce n’est pas dangereux ?

– En médecine, on n’est jamais sûr !

– Mais autant qu’on peut l’être ?

– Autant que je puis en juger, Mlle Sabine sera rétablie dans la quinzaine…

– Je partirai donc tantôt…

Je sentis bien que sa résolution était prise, je n’essayai plus de le dissuader. Il partit au matin, comme il l’avait annoncé.

Le mal était encore moins grave que je ne l’avais imaginé. Au bout de trois jours Sabine était en convalescence et pouvait se lever pendant quelques heures. Le temps restait charmant. Une mouvante beauté s’épandait sur l’île et le lac. Nos hôtes lacustres étaient pleins de bonne volonté, de gentillesse, de sympathie.

La semaine passa. La jeune fille était presque entièrement rétablie ; mais une grande inquiétude naquit : le capitaine ne revenait pas. Une après-midi, assis sur la berge, je consolais Sabine de mon mieux, sans parvenir à calmer ses inquiétudes.

– J’ai peur ! répétait-elle.

Je ne savais plus que lui dire, lorsque nous vîmes une ombre s’allonger près de nous. En me retournant, je vis que c’était celui des Hommes-des-Eaux qui nous avait sauvés, et avec qui nous avions des relations plus particulièrement amicales. Il sourit, nous montra une grande hirondelle cendrée, spéciale à ces régions et très familière. Quand il fut proche, il me tendit l’oiseau.

– Qu’est-ce ? demanda Sabine.

Je m’avisai bientôt d’un petit tuyau de plume fixé sous le ventre pâle, et que je détachai. Il contenait un fin fragment de papier pelure :

– Une lettre de votre père ! Il n’y avait que ces mots :

« Arrivé port. Jambe démise dans une chute. Rien de grave. Mais je suis retardé. N’ayez aucune inquiétude et surtout attendez-moi. Ne quittez pas l’île. »

Sabine éclata en larmes. Pour moi, je m’étonnai que le capitaine eût songé à emporter ce petit messager. Un sourire de l’Homme-des-Eaux me fit soupçonner que l’idée ne venait pas de Devreuse. Ma compagne continuait à se désoler.

– Sabine ! chuchotai-je avec douceur, ce n’est pas dangereux… une jambe démise, il n’y paraîtra plus dans quelques semaines…

– Vous en êtes sûr ?…

– Absolument…

L’Homme-des-Eaux avait disparu. Sabine, morne, ne pleurait plus. Il régnait un vaste silence. Je passai mon bras autour du col gracile. La tête blonde reposait sur mes bras, mes yeux se réfléchissaient dans les yeux de lumière. Hélas ! à travers les vicissitudes, jamais je n’avais été plus heureux.

Elle était faible, lasse. Elle ne demandait que de croire. Le ciel pur, les ombres tremblantes l’enveloppaient de divinité… Oh ! puissance mystérieuse qui as créé l’Amour vainqueur de la Mort !

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