Si l’on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout systême de législation, on trouvera qu’il se réduit à deux objets principaux, la liberté & l’égalité. La liberté, parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l’Etat; l’égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle.
J’ai déjà dit ce que c’est que la liberté civile; à l’égard de l’égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance & de richesse soient absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessous de toute violence, & ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang & des loix; & quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, & nul assez pauvre pour être contraint de se vendre: * [*Voulez-vous donc donner à l’Etat de la consistance? Rapprochez les degrés extrêmes autant qu’il est possible; ne souffrez ni des gens opulens ni des gueux. Ces deux états, naturellement inséparables, sont également funestes au bien commun; de l’un sortent les fauteurs de la tyrannie & de l’autre les tyrans; c’est toujours entr’eux que se fait le trafic de la liberté publique; l’un l’achète & l’autre la vend.] ce qui suppose du côté des grands, modération de biens & de crédit, & du côté des petits, modération d’avarice & de convoitise.
Cette égalité, disent-ils, est une chimere de spéculation qui ne peut exister dans la pratique. Mais si l’abus est inévitable, s’ensuit-il qu’il ne faille pas au moins le régler? C’est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir.
Mais ces objets généraux de toute bonne institution, doivent être modifiés en chaque pays par les rapports qui naissent, tant de la situation locale, que du caractère des habitants; & c’est sur ces rapports qu’il faut assigner à chaque peuple un systême particulier d’institution, qui soit le meilleur, non peut-être en lui-même, mais pour l’Etat auquel il est destiné. Par exemple, le sol est-il ingrat & stérile, ou le pays trop serré pour les habitans? Tournez-vous du côté de l’industrie & des arts, dont vous échangerez les productions contre les denrées qui vous manquent. Au contraire, occupez-vous de riches plaines & des coteaux fertiles? Dans un bon terrain manquez-vous d’habitans? Donnez tous vos soins à l’agriculture qui multiplie les hommes, & chassez les arts qui ne feroient qu’achever de dépeupler le pays, en attroupant sur quelques points du territoire le peu d’habitans qu’il a.* [*Quelque branche de commerce extérieur, dit le M. d’A****[Argenson], ne répand guère qu’une fausse utilité pour un royaume en général; elle peut enrichir quelques particuliers, même quelques villes, mais la nation entiere n’y gagne rien, & le Peuple n’en est pas mieux.] Occupez-vous des rivages étendus & commodes? Couvrez la mer de vaisseaux, cultivez le commerce & la navigation; vous aurez une existence brillante et courte. La mer ne baigne-t-elle sur vos côtes que des rochers presque inaccessibles? Restez barbares & ichthyophages; vous en vivrez plus tranquilles, meilleurs peut-être, & sûrement plus heureux. En un mot, outre les maximes communes à tous, chaque peuple renferme en lui quelque cause qui les ordonne d’une maniere particulière & rend sa législation propre à lui seul. C’est ainsi qu’autre fois les Hébreux & récemment les Arabes ont eu pour principal objet la religion, les Athéniens les lettres, Carthage & Tyr le commerce, Rhodes la marine, Sparte la guerre, & Rome la vertu. L’auteur de l’Esprit des Loix a montré dans des foules d’exemples par quel art le législateur dirige l’institution vers chacun de ces objets.
Ce qui rend la constitution d’un Etat véritablement solide & durable, c’est quand les convenances sont tellement observées, que les rapports naturels & les loix tombent toujours de concert sur les mêmes points, & que celles-ci ne font, pour ainsi dire, qu’assurer accompagner, rectifier les autres. Mais si le législateur se trompant dans son objet, prend un principe différent de celui qui naît de la nature des choses; que l’un tende à la servitude, & l’autre à la liberté; l’un aux richesses, l’autre à la population; l’un à la paix, l’autre aux conquêtes; on verra les loix s’affoiblir insensiblement, la constitution s’altérer, & l’Etat ne cessera d’être agité jusqu’à ce qu’il soit détruit ou changé, & que l’invincible nature ait repris son empire.