SCENE III.

CARLIN, DORANTE.

CARLIN.

Monsieur ?

DORANTE.

Vois-tu bien ce château ?

CARLIN.

Oui, depuis fort longtemps.

DORANTE

Qu’en dis-tu ?

CARLIN.

Qu’il est beau.

DORANTE.

Mais encor ?

CARLIN.

Beau, très beau, plus beau qu’on ne peut être.

Que diable !

DORANTE.

Et si bientôt j’en devenais le maître,

T’y plairais-tu ?

CARLIN.

Selon : s’il nous restait garni ;

Cuisine foisonnante, et cellier bien fourni ;

Pour vos amusements, Isabelle, Éliante ;

Pour ceux du sieur Carlin, Lisette la suivante ;

Mais, oui, je m’y plairais.

DORANTE.

Tu n’es pas dégoûté.

Eh bien ! réjouis-toi, car il est…

CARLIN.

Acheté ?

DORANTE.

Non, mais gagné bientôt.

CARLIN.

Bon ! par quelle aventure ?

Isabelle n’est pas d’âge ni de figure

À perdre ses châteaux en quatre coups de dé

DORANTE.

Il est à nous, te dis-je, et tout est décidé

Déjà dans mon esprit…

CARLIN.

Peste ! la belle emplette !

Résolue à part vous ? c’est une affaire faite.

Le château désormais ne saurait nous manquer.

DORANTE.

Songe à me seconder au lieu de te moquer.

CARLIN.

Oh ! monsieur, je n’ai pas une tête si vive ;

Et j’ai tant de lenteur dans l’imaginative,

Que mon esprit grossier, toujours dans l’embarras,

Ne sait jamais jouir des biens que je n’ai pas :

Je serais un Crésus sans cette maladresse.

DORANTE.

Sais-tu, mon tendre ami, qu’avec ta gentillesse

Tu pourrais bien, pour prix de ta moralité,

Attirer sur ton dos quelque réalité ?

CARLIN.

Ah ! de moraliser je n’ai plus nulle envie.

Comme on te traite, hélas ! pauvre philosophie !

Çà, vous pouvez parler, j’écoute sans souffler.

DORANTE.

Apprends donc un secret qu’à tous il faut celer,

Si tu le peux, du moins.

CARLIN.

Rien ne m’est plus facile.

DORANTE.

Dieu le veuille ! en ce cas tu pourras m’être utile.

CARLIN.

Voyons.

DORANTE.

J’aime Isabelle.

CARLIN.

Oh ! quel secret ! Ma foi,

Je le savais sans vous.

DORANTE.

Qui te l’a dit ?

CARLIN.

Vous.

DORANTE.

Moi ?

CARLIN.

Oui, vous : vous conduisez avec tant de mystère

Vos intrigues d’amour, qu’en cherchant à les taire,

Vos airs mystérieux, tous vos tours et retours

En instruisent bientôt la ville et les faubourgs.

Passons. À votre amour la belle répond-elle ?

DORANTE.

Sans doute.

CARLIN.

Vous croyez être aimé d’Isabelle ?

Quelle preuve avez-vous du bonheur de vos feux ?

DORANTE.

Parbleu ! messer Carlin, vous êtes curieux.

CARLIN.

Oh ! ce ton-là, ma foi, sent la bonne fortune ;

Mais trop de confiance en fait manquer plus d’une,

Vous le savez fort bien.

DORANTE.

Je suis sûr de mon fait,

Isabelle en tous lieux me fuit.

CARLIN.

Mais en effet,

C’est de sa tendre ardeur une preuve constante !

DORANTE.

Écoute jusqu’au bout. Cette veuve charmante

À la fin de son deuil, déclara sans retour

Que son cœur pour jamais renonçait à l’amour.

Presque dès ce moment mon âme en fut touchée,

Je la vis, je l’aimai ; mais toujours attachée

Au vœu qu’elle avait fait, je sentis qu’il faudrait

Ménager son esprit par un détour adroit :

Je feignis pour l’hymen beaucoup d’antipathie,

Et, réglant mes discours sur sa philosophie,

Sous le tranquille nom d’une douce amitié,

Dans ses amusements je fus mis de moitié.

CARLIN.

Peste ! ceci va bien. En amusant les belles

On vient au sérieux. Il faut rire auprès d’elles ;

Ce qu’on fait en riant est autant d’avancé.

DORANTE.

Dans ces ménagements plus d’un an s’est passée

Tu peux bien te douter qu’après toute une année,

On est plus familier qu’après une journée ;

Et mille aimables jeux se passent entre amis,

Qu’avec un étranger on n’aurait pas permis.

Or, depuis quelque temps j’aperçois qu’Isabelle

Se comporte avec moi d’une façon nouvelle.

Sa cousine toujours me reçoit du même œil ;

Mais, sous l’air affecté d’un favorable accueil,

Avec tant de réserve Isabelle me traite,

Qu’il faut ou qu’en secret prévoyant sa défaite

Elle veuille éviter de m’en faire l’aveu,

Ou que d’un autre amant elle approuve le feu.

CARLIN.

Eh ! qui voudriez-vous qui pût ici lui plaire ?

Il n’entre en ce château que vous seul et Valère,

Qui, près de la cousine en esclave enchaîné,

Va bientôt par l’hymen voir, son feu couronné.

DORANTE.

Moi donc, n’apercevant aucun rival à craindre,

Ne dois-je pas juger que, voulant se contraindre,

Isabelle aujourd’hui cherche à m’en imposer

Sur les progrès d’un feu qu’elle veut déguiser ?

Mais, avec quelque soin qu’elle cache sa flamme,

Mon cœur a pénétré le secret de son âme ;

Ses yeux ont sur les miens lancé ces traits charmants,

Présages fortunés du bonheur des amants.

Je suis aimé, te dis-je ; un retour plein de charmes

Paie enfin mes soupirs, mes transports et mes larmes..

CARLIN.

Économisez mieux ces exclamations ;

Il est, pour les placer, d’autres occasions

Où cela fait merveille. Or, quant à notre affaire,

Je ne vois pas encor ce que mon ministère,

Si vous êtes aimé, peut en votre faveur :

Que vous faut-il de plus ?

DORANTE.

L’aveu de mon bonheur.

Il faut qu’en ce château… Mais j’aperçois Lisette.

Va m’attendre au logis. Surtout, bouche discrète.

CARLIN.

Vous offensez, monsieur, les droits de mon métier.

On doit choisir son monde, et puis s’y confier.

DORANTE, le rappelant.

Ah ! j’oubliais… Carlin, j’ai reçu de Valère

Une lettre d’avis que, pour certaine affaire

Qu’il ne m’explique pas, il arrive aujourd’hui.

S’il vient, cours aussitôt m’en avertir ici.

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