DORANTE, SOPHIE.
DORANTE.
Il est donc vrai, madame, que ma ruine est conclue, et que je vais vous perdre sans retour ! J’en mourrais, sans doute, si la mort était la pire des douleurs. Je ne vivrai que pour vous porter dans mon cœur plus longtemps, et pour me rendre digne, par ma conduite et par ma constance de votre estime et de vos regrets.
SOPHIE.
Se peut-il que la perfidie emprunte un langage aussi noble et aussi passionné !
DORANTE.
Que dites-vous ? quel accueil ! est-ce là la juste pitié que méritent mes sentiments ?
SOPHIE.
Votre douleur est grande en effet, à en juger par le soin que vous avez pris de vous ménager des consolations.
DORANTE.
Moi, des consolations ! en est-il pour votre perte ?
SOPHIE.
C’est-à-dire en est-il besoin ?
DORANTE.
Quoi ! belle Sophie, pouvez-vous ?…
SOPHIE.
Réservez, je vous en prie, la familiarité de ces expressions pour la belle Claire ; et sachez que Sophie, telle qu’elle est, belle ou laide, se soucie d’autant moins de l’être à vos yeux, qu’elle vous croit aussi mauvais juge de la beauté que du mérite.
DORANTE.
Le rang que vous tenez dans mon estime et dans mon cœur est une preuve du contraire. Quoi ! vous m’avez cru amoureux de la fille de Macker !
SOPHIE.
Non, en vérité. Je ne vous fais pas l’honneur de vous croire un cœur fait pour aimer. Vous êtes, comme tous les jeunes gens de votre pays, un homme fort convaincu de ses perfections, qui se croit destiné à tromper les femmes, et jouant l’amour auprès d’elles, mais qui n’est pas capable d’en ressentir.
DORANTE.
Ah ! se peut-il que vous me confondiez dans cet ordre d’amants sans sentiments et sans délicatesse, pour quelques vains badinages qui prouvent eux-mêmes que mon cœur n’y a point départ et qu’il était à vous tout entier ?
SOPHIE.
La preuve me paraît singulière. Je serais curieuse d’apprendre les légères subtilités de cette philosophie française.
DORANTE.
Oui, j’en appelle, en témoignage de la sincérité de mes feux, à cette conduite même que vous me reprochez. J’ai dit à d’autres de petites douceurs, il est vrai ; j’ai folâtré auprès d’elles : mais ce badinage et cet enjouement sont-ils le langage de l’amour ? Est-ce sur ce ton que je me suis exprimé près de vous ? Cet abord timide, cette émotion, ce respect, ces tendres soupirs, ces douces larmes, ces transports que vous me faites éprouver, ont-ils quelque chose de commun avec cet air piquant et badin que la politesse et le ton du monde nous font prendre auprès des femmes indifférentes ? Non, Sophie, les ris et la gaîté ne sont point le langage du sentiment... Le véritable amour n’est ni téméraire ni évaporé ; la crainte le rend circonspect ; il risque moins par la connaissance de ce qu’il peut perdre ; et, comme il en veut au cœur encore plus qu’à la personne, il ne hasarde guère l’estime de la personne qu’il aime pour en acquérir là possession.
SOPHIE.
C’est-à-dire, en un mot, que, contents d’être tendres pour vos maîtresses, vous n’êtes que galants, badins et téméraires près des femmes que vous n’aimez point. Voilà une constance et des maximes d’un nouveau goût, fort commodes pour les cavaliers ; je ne sais si les belles de votre pays s’en contentent de même.
DORANTE.
Oui, madame, cela est réciproque, et elles ont bien autant d’intérêt que nous, pour le moins, à les établir.
SOPHIE.
Vous me faites trembler pour les femmes capables de donner leur cœur à des amants formés à une pareille école.
DORANTE.
Eh ! pourquoi ces craintes chimériques ? n’est-il pas convenu que ce commerce galant et poli qui jette tant d’agrément dans la société n’est point de l’amour ? il n’est que le supplément. Le nombre des cœurs vraiment faits pour aimer est si petit, et parmi ceux-là il y en a si peu qui se rencontrent, que tout languirait bientôt si l’esprit et la volupté ne tenaient quelquefois la place du cœur et du sentiment. Les femmes ne sont point les dupes des aimables folies que les hommes font autour d’elles. Nous en sommes de même par rapport à leur coquetterie, elles ne séduisent que nos sens. C’est un commerce fidèle où l’on ne se donne réciproquement que pour ce qu’on est. Mais il faut avouer, à la honte du cœur, que ces heureux badinages sont souvent mieux récompensés que les plus touchantes expressions d’une flamme ardente et sincère.
SOPHIE.
Nous voici précisément où j’en voulais venir. Vous m’aimez, dites-vous, uniquement et parfaitement ; tout le reste n’est que jeux d’esprit : je le veux ; je le crois. Mais alors il me reste toujours à savoir quel genre de plaisir vous pouvez trouver à faire, dans un goût différent, la cour à d’autres femmes, et à rechercher pourtant auprès d’elles le prix du véritable amour.
DORANTE.
Ah ! madame, quel temps prenez-vous pour m’engager dans des dissertations ! Je vais vous perdre, hélas ! et vous voulez que mon esprit s’occupe d’autres choses que de sa douleur !
SOPHIE.
La réflexion ne pouvait venir plus mal à propos ; il fallait la faire plus tôt, ou ne la point faire du tout.