J’ai écrit cette comédie à l’âge de dix-huit ans, et je me suis gardé de la montrer, aussi longtemps que j’ai tenu quelque compte de la réputation d’auteur. Je me suis enfin senti le courage de la publier, mais je n’aurai jamais celui d’en rien dire. Ce n’est donc pas de ma pièce, mais de moi-même qu’il s’agit ici.
Il faut, malgré ma répugnance, que je parle de moi ; il faut que je convienne des torts que l’on m’attribue, ou que je m’en justifie. Les armes ne seront pas égales, je le sens bien ; car on m’attaquera avec des plaisanteries, et je ne me défendrai qu’avec des raisons : mais pourvu que je convainque mes adversaires, je me soucie très peu de les persuader ; en travaillant à mériter ma propre estime, j’ai appris à me passer de celle des autres, qui, pour la plupart, se passent bien de la mienne. Mais s’il ne m’importe guère qu’on pense bien ou mal de moi, il m’importe que personne n’ait droit d’en mal penser ; et il importe à la vérité, que j’ai soutenue, que son défenseur ne soit point accusé justement de ne lui avoir prêté son secours que par caprice ou par vanité, sans l’aimer et sans la connaître.
Le parti que j’ai pris, dans la question que j’examinais il y a quelques années, n’a pas manqué de me susciter une multitude d’adversaires plus attentifs peut-être à l’intérêt des gens de lettres qu’à l’honneur de la littérature. Je l’avais prévu, et je m’étais bien douté que leur conduite, en cette occasion, prouverait en ma faveur plus que tous mes discours. En effet, ils n’ont déguisé ni leur surprise ni leur chagrin de ce qu’une académie s’était montrée intègre si mal à propos. Ils n’ont épargné contre elle, ni les invectives indiscrètes, ni même les faussetés, pour tâcher d’affaiblir le poids de son jugement. Je n’ai pas non plus été oublié dans leurs déclamations. Plusieurs ont entrepris de me réfuter hautement : les sages ont pu voir avec quelle force, et le public avec quel succès ils l’ont fait. D’autres plus adroits, connaissant le danger de combattre directement des vérités démontrées, ont habilement détourné sur ma personne une attention qu’il ne fallait donner qu’à mes raisons ; et l’examen des accusations qu’ils m’ont intentées a fait oublier les accusations plus graves que je leur intentais moi-même. C’est donc à ceux-ci qu’il faut répondre une fois.
Ils prétendent que je ne pense pas un mot des vérités que j’ai soutenues, et qu’en démontrant une proposition je ne laissais pas de croire le contraire ; c’est-à-dire que j’ai prouvé des choses si extravagantes, qu’on peut affirmer que je n’ai pu les soutenir que par jeu. Voilà un bel honneur qu’ils font en cela à la science qui sert de fondement à toutes les autres ; et l’on doit croire que l’art de raisonner sert de beaucoup à la découverte de la vérité, quand on le voit employer avec succès à démontrer des folies.
Ils prétendent que je ne pense pas un mot des vérités que j’ai soutenues ! c’est sans doute de leur part une manière nouvelle et commode de répondre à des arguments sans réponse, de réfuter les démonstrations même d’Euclide, et tout ce qu’il y a de démontré dans l’univers. Il me semble, à moi, que ceux qui m’accusent si témérairement de parler contre ma pensée ne se font pas eux-mêmes un grand scrupule de parler contre la leur : car ils n’ont assurément rien trouvé dans mes écrits ni dans ma conduite qui ait dû leur inspirer cette idée, comme je le prouverai bientôt ; et il ne leur est pas permis d’ignorer que, dès qu’un homme parle sérieusement, on doit penser qu’il croit ce qu’il dit, à moins que ses actions ou ses discours ne le démentent ; encore cela même ne suffit-il pas toujours pour s’assurer qu’il n’en croit rien.
Ils peuvent donc crier autant qu’il leur plaira qu’en me déclarant contre les sciences j’ai parlé contre mon sentiment : à une assertion aussi téméraire, dénuée également de preuve et de vraisemblance, je ne sais qu’une réponse ; elle est courte et énergique, et je les prie de se la tenir pour faite.
Ils prétendent encore que ma conduite est en contradiction avec mes principes, et il ne faut pas douter qu’ils n’emploient cette seconde instance à établir la première ; car il y a beaucoup de gens qui savent trouver des preuves à ce qui n’est pas. Ils diront donc qu’en faisant de la musique et des vers on a mauvaise grâce à déprimer les beaux-arts, et qu’il y a dans les belles-lettres, que j’affecte de mépriser, mille occupations plus louables que d’écrire des comédies. Il faut répondre aussi à cette accusation.
Premièrement, quand même on l’admettrait dans toute sa rigueur, je dis qu’elle prouverait que je me conduis mal, mais non que je ne parle pas de bonne foi. S’il était permis de tirer des actions des hommes la preuve de leurs sentiments, il faudrait dire que l’amour de la justice est banni de tous les cœurs, et qu’il n’y a pas un seul chrétien sur la terre. Qu’on me montre des hommes qui agissent toujours conséquemment à leurs maximes, et je passe condamnation sur les miennes. Tel est le sort de l’humanité ; la raison nous montre le but, et les passions nous en écartent. Quand il serait vrai que je n’agis pas selon mes principes, on n’aurait donc pas raison de m’accuser pour cela seul de parler contre mon sentiment, ni d’accuser mes principes de fausseté.
Mais si je voulais passer condamnation sur ce point, il me suffirait de comparer les temps pour concilier les choses. Je n’ai pas toujours eu le bonheur de penser comme je fais. Longtemps séduit par les préjugés de mon siècle, je prenais l’étude pour la seule occupation digne d’un sage, je ne regardais les sciences qu’avec respect, et les savants qu’avec admiration. Je ne comprenais pas qu’on pût s’égarer en démontrant toujours, ni mal faire en parlant toujours de sagesse. Ce n’est qu’après avoir vu les choses de près que j’ai appris à les estimer ce qu’elles valent ; et quoique dans mes recherches j’aie toujours trouvé satis eloquentiœ, sapientiœ parum, il m’a fallu bien des réflexions, bien des observations, et bien du temps, pour détruire en moi l’illusion de toute cette vaine pompe scientifique. Il n’est pas étonnant que, durant ces temps de préjugés et d’erreurs où j’estimais tant la qualité d’auteur, j’aie quelquefois aspiré à l’obtenir moi-même. C’est alors que furent composés les vers et la plupart des autres écrits qui sont sortis de ma plume, et entre autres cette petite comédie. Il y aurait peut-être de la dureté à me reprocher aujourd’hui ces amusements de ma jeunesse, et on aurait tort au moins de m’accuser d’avoir contredit en cela des principes qui n’étaient pas encore les miens. Il y a longtemps que je ne mets plus à toutes ces choses aucune espèce de prétention ; et hasarder de les donner au public dans ces circonstances, après avoir eu la prudence de les garder si longtemps, c’est dire assez que je dédaigne également la louange et le blâme qui peuvent leur être dus ; car je ne pense plus comme l’auteur dont ils sont l’ouvrage. Ce sont des enfants illégitimes que l’on caresse encore avec plaisir en rougissant d’en être le père, à qui l’on fait ses derniers adieux, et qu’on envoie chercher fortune sans beaucoup s’embarrasser de ce qu’ils deviendront.
Mais c’est trop raisonner d’après des suppositions chimériques. Si l’on m’accuse sans raison de cultiver les lettres que je méprise, je m’en défends sans nécessité ; car, quand le fait serait vrai, il n’y aurait en cela aucune inconséquence : c’est ce qui me reste à prouver.
Je suivrai pour cela, selon ma coutume, la méthode simple et facile qui convient à la vérité. J’établirai de nouveau l’état de la question, j’exposerai de nouveau mon sentiment ; et j’attendrai que sur cet exposé on veuille me montrer en quoi mes actions démentent mes discours. Mes adversaires, de leur côté, n’auront garde de demeurer sans réponse, eux qui possèdent l’art merveilleux de disputer pour et contre sur toutes sortes de sujets. Ils commenceront, selon leur coutume, par établir une autre question à leur fantaisie ; ils me la feront résoudre comme il leur conviendra ; pour m’attaquer plus commodément, ils me feront raisonner, non à ma manière, mais à la leur ; ils détourneront habilement les yeux du lecteur de l’objet essentiel, pour les fixer à droite et à gauche ; ils combattront un fantôme, et prétendront m’avoir vaincu : mais j’aurai fait ce que je dois faire ; et je commence.
« La science n’est bonne à rien et ne fait jamais que du mal, car elle est mauvaise par sa nature. Elle n’est pas moins inséparable du vice que l’ignorance de la vertu. Tous les peuples lettrés ont toujours été corrompus, tous les peuples ignorants ont été vertueux : en un mot, il n’y a de vices que parmi les savants, ni d’homme vertueux que celui qui ne sait rien. Il y a donc un moyen pour nous de redevenir honnêtes gens ; c’est de nous hâter de proscrire la science et les savants, de brûler nos bibliothèques, fermer nos académies, nos collèges, nos universités, et de nous replonger dans toute la barbarie des premiers siècles. »
Voilà ce que mes adversaires ont très bien réfuté : aussi jamais n’ai-je dit ni pensé un seul mot de tout cela, et l’on ne saurait rien imaginer de plus opposé à mon système que cette absurde doctrine qu’ils ont la bonté de m’attribuer. Mais voici ce que j’ai dit et qu’on n’a point réfuté.
Il s’agissait de savoir si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer nos mœurs.
En montrant, comme je l’ai fait, que nos mœurs ne se sont point épurées, la question était à peu près résolue.
Mais elle en renfermait implicitement une autre plus générale et plus importante, sur l’influence que la culture des sciences doit avoir en toute occasion sur les mœurs des peuples. C’est celle-ci, dont la première n’est qu’une conséquence, que je me proposai d’examiner avec soin.
Je commençai, par les faits, et je montrai que les mœurs ont dégénéré chez tous les peuples du monde à mesure que le goût de l’étude et des lettres s’est étendu parmi eux.
Ce n’était pas assez ; car, sans pouvoir nier que ces choses eussent toujours marché ensemble, on pouvait nier que l’une eût amené l’autre : je m’appliquai donc à montrer cette liaison nécessaire. Je fis voir que la source de nos erreurs sur ce point vient de ce que nous confondons nos vaines et trompeuses connaissances avec la souveraine intelligence qui voit d’un coup d’œil la vérité de toutes choses. La science prise d’une manière abstraite mérite toute notre admiration. La folle science des hommes n’est digne que de risée et de mépris.
Le goût des lettres annonce toujours chez un peuple un commencement de corruption qu’il accélère très promptement. Car ce goût ne peut naître ainsi dans toute une nation que de deux mauvaises sources que l’étude entretient et grossit à son tour ; savoir, l’oisiveté, et le désir de se distinguer. Dans un état bien constitué, chaque citoyen a ses devoirs à remplir ; et ces soins importants lui sont trop chers pour lui laisser le loisir de vaquer à de frivoles spéculations. Dans un état bien constitué, tous les citoyens sont si bien égaux, que nul ne peut être préféré aux autres comme le plus savant ni même comme le plus habile, mais tout au plus comme le meilleur : encore cette dernière distinction est-elle souvent dangereuse ; car elle fait des fourbes et des hypocrites.
Le goût des lettres, qui naît du désir de se distinguer, produit nécessairement des maux infiniment plus dangereux que tout le bien qu’elles font n’est utile ; c’est de rendre à la fin ceux qui s’y livrent très peu scrupuleux sur les moyens de réussir. Les premiers philosophes se firent une grande réputation en enseignant aux hommes la pratique de leurs devoirs et les principes de la vertu. Mais bientôt, ces préceptes étant devenus communs, il fallut se distinguer en frayant des routes contraires. Telle est l’origine des systèmes absurdes des Leucippe, des Diogène, des Pyrrhon, des Protagore, des Lucrèce. Les Hobbes, les Mandeville, et mille autres, ont affecté de se distinguer de même parmi nous ; et leur dangereuse doctrine a tellement fructifié, que, quoiqu’il nous reste de vrais philosophes ardents à rappeler dans nos cœurs les lois de l’humanité et de la vertu, on est épouvanté de voir jusqu’à quel point notre siècle raisonneur a poussé dans ses maximes le mépris des devoirs de l’homme et du citoyen.
Le goût des lettres, de la philosophie et des beaux-arts anéantit l’amour de nos premiers devoirs et de la véritable gloire. Quand une fois les talents ont envahi les honneurs dus à la vertu, chacun veut être un homme agréable, et nul ne se soucie d’être homme de bien. De là naît encore cette autre conséquence, qu’on ne récompense dans les hommes que les qualités qui ne dépendent pas d’eux : car nos talents naissent avec nous, nos vertus seules nous appartiennent.
Les premiers et presque les uniques soins qu’on donne à notre éducation sont les fruits et les semences de ces ridicules préjugés. C’est pour nous enseigner les lettres qu’on tourmente notre misérable jeunesse : nous savons toutes les règles de la grammaire avant que d’avoir ouï parler des devoirs de l’homme ; nous savons tout ce qui s’est fait jusqu’à présent avant qu’on nous ait dit un mot de ce que nous devons faire ; et, pourvu qu’on exerce notre babil, personne ne se soucie que nous sachions agir ni penser. En un mot, il n’est prescrit d’être savant que dans les choses qui ne peuvent nous servir de rien ; et nos enfants sont précisément élevés comme les anciens athlètes des jeux publics, qui, destinant leurs membres robustes à un exercice inutile et superflu, se gardaient de les employer jamais à aucun travail profitable.
Le goût des lettres, de la philosophie et des beaux-arts, amollit les corps et les âmes. Le travail du cabinet rend les hommes délicats, affaiblit leur tempérament ; et l’âme garde difficilement sa vigueur quand le corps a perdu la sienne. L’étude use la machine, épuise les esprits, détruit la force, énerve le courage ; et cela seul montre assez qu’elle n’est pas faite pour nous : c’est ainsi qu’on devient lâche et pusillanime, incapable de résister également à la peine et aux passions. Chacun sait combien les habitants des villes sont peu propres à soutenir les travaux de la guerre, et l’on n’ignore pas quelle est la réputation des gens de lettres en fait de bravoure. Or rien n’est plus justement suspect que l’honneur d’un poltron.
Tant de réflexions sur la faiblesse de notre nature ne servent souvent qu’à nous détourner des entreprises généreuses. À force de méditer sur les misères de l’humanité, notre imagination nous accable de leur poids, et trop de prévoyance nous ôte le courage en nous ôtant la sécurité. C’est bien en vain que nous prétendons nous munir contre les accidents imprévus. « Si la science, essayant de nous armer de nouvelles défenses contre les inconvénients naturels, nous a plus imprimé en la fantaisie leur grandeur et leur poids, qu’elle n’a ses raisons et vaines subtilités à nous en couvrir. »
Le goût de la philosophie relâche tous les liens d’estime et de bienveillance qui attachent les hommes à la société ; et c’est peut-être le plus dangereux des maux qu’elle engendre. Le charme de l’étude rend bientôt insipide tout autre attachement. De plus, à force de réfléchir sur l’humanité, à force d’observer les hommes, le philosophe apprend à les apprécier selon leur valeur ; et il est difficile d’avoir bien de l’affection pour ce qu’on méprise. Bientôt il réunit en sa personne tout l’intérêt que les hommes vertueux partagent avec leurs semblables ; son mépris pour les autres tourne au profit de son orgueil : son amour-propre augmente en même proportion que son indifférence pour le reste de l’univers. La famille, la patrie, deviennent pour lui des mots vides de sens : il n’est ni parent, ni citoyen, ni homme ; il est philosophe.
En même temps que la culture des sciences retire en quelque sorte de la paresse le cœur du philosophe, elle y engage en un autre sens celui de l’homme de lettres, et toujours avec un égal préjudice pour la vertu. Tout homme qui s’occupe des talents agréables veut plaire, être admiré, et il veut être admiré plus qu’un autre ; les applaudissements publics appartiennent à lui seul : je dirais qu’il fait tout pour les obtenir, s’il ne faisait encore plus pour en priver ses concurrents. De là naissent, d’un côté, les raffinements du goût et de la politesse, vile et basse flatterie, soins séducteurs, insidieux, puérils, qui, à la longue, rapetissent l’âme et corrompent le cœur ; et, de l’autre, les jalousies, les rivalités, les haines d’artiste, si renommées, la perfide calomnie, la fourberie, la trahison, et tout ce que le vice a de plus lâche et de plus odieux. Si le philosophe méprise les hommes, l’artiste s’en fait bientôt mépriser, et tous deux concourent enfin à les rendre méprisables.
Il y a plus ; et de toutes les vérités que j’ai proposées à la considération des sages, voici la plus étonnante et la plus cruelle. Nos écrivains regardent tous comme le chef-d’œuvre de la politique de notre siècle les sciences, les arts, le luxe, le commerce, les lois, et les autres liens qui, resserrant entre les hommes les nœuds de la société par l’intérêt personnel, les mettent tous dans une dépendance mutuelle, leur donne des besoins réciproques et des intérêts communs, et obligent chacun d’eux de concourir au bonheur des autres pour pouvoir faire le sien. Ces idées sont belles, sans doute, et présentées sous un jour favorable ; mais, en les examinant avec attention et sans partialité, on trouve beaucoup à rabattre des avantages qu’elles semblent présenter d’abord.
C’est donc une chose bien merveilleuse que d’avoir mis les hommes dans l’impossibilité de vivre entre eux sans se prévenir, se supplanter, se trahir, se détruire mutuellement ! Il faut désormais se garder de nous laisser jamais voir tels que nous sommes : car pour deux hommes dont les intérêts s’accordent, cent mille peut-être leur sont opposés, et il n’y a d’autre moyen, pour réussir, que de tromper ou perdre tous ces gens-là. Voilà la source funeste des violences, des trahisons, des perfidies, et de toutes les horreurs qu’exige nécessairement un état de choses où chacun, feignant de travaillera la fortune ou à la réputation des autres, ne cherche qu’à élever la sienne au-dessus d’eux et à leurs dépens.
Qu’avons-nous gagné à cela ? Beaucoup de babil, des riches et des raisonneurs, c’est-à-dire, des ennemis de la vertu et du sens commun. En revanche nous avons perdu l’innocence et les mœurs. La foule rampe dans la misère ; tous sont les esclaves du vice. Les crimes non commis sont déjà dans le fond des cœurs, et il ne manque à leur exécution que l’assurance de l’impunité.
Étrange et funeste constitution, où les richesses accumulées facilitent toujours les moyens d’en accumuler de plus grandes, et où il est impossible à celui qui n’a rien d’acquérir quelque chose ; où l’homme de bien n’a nul moyen de sortir de la misère, où les plus fripons sont les plus honorés, et où il faut nécessairement renoncer à la vertu pour devenir un honnête homme ! Je sais que les déclamateurs ont dit cent fois tout cela ; mais ils le disaient en déclamant, et moi je le dis sur des raisons : ils ont aperçu le mal, et moi j’en découvre les causes ; et je fais voir surtout une chose très consolante et très utile, en montrant que tous ces vices n’appartiennent pas tant à l’homme, qu’à l’homme mal gouverné.
Telles sont les vérités que j’ai développées et que j’ai tâché de prouver dans les divers écrits que j’ai publiés sur cette matière. Voici maintenant les conclusions que j’en ai tirées.
La science n’est point faite pour l’homme en général. Il s’égare sans cesse dans sa recherche ; et s’il l’obtient quelquefois, ce n’est presque jamais qu’à son préjudice. Il est né pour agir et penser, et non pour réfléchir. La réflexion ne sert qu’à le rendre malheureux, sans le rendre meilleur ni plus sage : elle lui fait regretter les biens passés, et l’empêche de jouir du présent ; elle lui présente l’avenir heureux pour le séduire par l’imagination et le tourmenter par les désirs, et l’avenir malheureux, pour le lui faire sentir d’avance. L’étude corrompt ses mœurs, altère sa santé, détruit son tempérament, et gâte souvent sa raison : si elle lui apprenait quelque chose, je le trouverais encore fort mal dédommagé.
J’avoue qu’il y a quelques génies sublimes qui savent pénétrer à travers les voiles dont la vérité s’enveloppe, quelques âmes privilégiées, capables de résister à la bêtise de la vanité, à la basse jalousie, et aux autres passions qu’engendre le goût des lettres. Le petit nombre de ceux qui ont le bonheur de réunir ces qualités est la lumière et l’honneur du genre humain ; c’est à eux seuls qu’il convient, pour le bien de tous, de s’exercer à l’étude, et cette exception même confirme la règle : car si tous les hommes étaient des Socrates, la science alors ne leur serait pas nuisible, mais ils n’auraient aucun besoin d’elle.
Tout peuple qui a des mœurs, et qui par conséquent respecte ses lois, et ne veut point raffiner sur ses anciens usages, doit se garantir avec soin des sciences, et surtout des savants, dont les maximes sentencieuses et dogmatiques lui apprendraient bientôt à mépriser ses usages et ses lois ; ce qu’une nation ne peut jamais faire sans se corrompre. Le moindre changement dans les coutumes, fût-il même avantageux à certains égards, tourne toujours au préjudice des mœurs. Car les coutumes sont la morale du peuple ; et dès qu’il cesse de les respecter, il n’a plus de règle que ses passions, ni de frein que les lois, qui peuvent quelquefois contenir les méchants, mais jamais les rendre bons. D’ailleurs, quand la philosophie a une fois appris au peuple à mépriser ses coutumes, il trouve bientôt le secret d’éluder ses lois. Je dis donc qu’il en est des mœurs d’un peuple comme de l’honneur d’un homme ; c’est un trésor qu’il faut conserver, mais qu’on ne recouvre plus quand on l’a perdu.
Mais quand un peuple est une fois corrompu à un certain point, soit que les sciences y aient contribué ou non, faut-il les bannir ou l’en préserver pour le rendre meilleur, ou pour l’empêcher de devenir pire ? C’est une autre question dans laquelle je me suis positivement déclaré pour la négative. Car premièrement, puisqu’un peuple vicieux ne revient jamais à la vertu, il ne s’agit pas de rendre bons ceux qui ne le sont plus, mais de conserver tels ceux qui ont le bonheur de l’être. En second lieu, les mêmes causes qui ont corrompu les peuples servent quelquefois à prévenir une plus grande corruption : c’est ainsi que celui qui s’est gâté le tempérament par un usage indiscret de la médecine est forcé de recourir encore aux médecins pour se conserver en vie. Et c’est ainsi que les arts et les sciences, après avoir fait éclore les vices, sont nécessaires pour les empêcher de se tourner en crimes ; elles les couvrent au moins d’un vernis qui ne permet pas au poison de s’exhaler aussi librement : elles détruisent la vertu, mais elles en laissent le simulacre public, qui est toujours une belle chose : elles introduisent à sa place la politesse et les bienséances ; et à la crainte de paraître méchant elles substituent celle de paraître ridicule.
Mon avis est donc, et je l’ai déjà dit plus d’une fois, de laisser subsister et même d’entretenir avec soin les académies, les collèges, les universités, les bibliothèques, les spectacles et tous les autres amusements qui peuvent faire quelque diversion à la méchanceté des hommes, et les empêcher d’occuper leur oisiveté à des choses plus dangereuses. Car, dans une contrée où il ne serait plus question d’honnêtes gens ni de bonnes mœurs, il vaudrait encore mieux vivre avec des fripons qu’avec des brigands.
Je demande maintenant où est la contradiction de cultiver moi-même des goûts dont j’approuve le progrès. Il ne s’agit plus de porter les peuples à bien faire, il faut seulement les distraire de faire le mal ; il faut les occuper à des niaiseries pour les détourner des mauvaises actions ; il faut les amuser au lieu de les prêcher. Si mes écrits ont édifié le petit nombre des bons, je leur ai fait tout le bien qui dépendait de moi ; et c’est peut-être les servir utilement encore que d’offrir aux autres des objets de distraction qui les empêchent de songer à eux. Je m’estimerais trop heureux d’avoir tous les jours une pièce à faire siffler, si je pouvais à ce prix contenir pendant deux heures les mauvais desseins d’un seul des spectateurs, et sauver l’honneur de la fille ou de la femme de son ami, le secret de son confident, ou la fortune de son créancier. Lorsqu’il n’y a plus de mœurs, il ne faut songer qu’à la police ; et l’on sait assez que la musique et les spectacles en sont un des plus importants objets.
S’il reste quelque difficulté à ma justification, j’ose le dire hardiment, ce n’est vis-à-vis ni du public ni de mes adversaires ; c’est vis-à-vis de moi seul ; car ce n’est qu’en m’observant moi-même que je puis juger si je dois me compter dans le petit nombre, et si mon âme est en état de soutenir le faix des exercices littéraires. J’en ai senti plus d’une fois le danger ; plus d’une fois je les ai abandonnés, dans le dessein de ne les plus reprendre ; et, renonçant à leur charme séducteur, j’ai sacrifié à la paix de mon cœur les seuls plaisirs qui pouvaient encore le flatter. Si dans les langueurs qui m’accablent, si sur la fin d’une carrière pénible et douloureuse j’ai osé les reprendre encore quelques moments pour charmer mes maux, je crois au moins n’y avoir mis ni assez d’intérêt ni assez de prétention pour mériter à cet égard les justes reproches que j’ai faits aux gens de lettres.
Il me fallait une épreuve pour achever la connaissance de moi-même, et je l’ai faite sans balancer. Après avoir reconnu la situation de mon âme dans les succès littéraires, il me restait à l’examiner dans les revers. Je sais maintenant qu’en penser, et je puis mettre le public au pire. Ma pièce a eu le sort qu’elle méritait et que j’avais prévu ; mais, à l’ennui près qu’elle m’a causé, je suis sorti de la représentation bien plus content de moi et à plus juste titre que si elle eût réussi.
Je conseille donc à ceux qui sont si ardents à chercher des reproches à me faire, de vouloir mieux étudier mes principes, et mieux observer ma conduite, avant que de m’y taxer de contradiction et d’inconséquence. S’ils s’aperçoivent jamais que je commence à briguer les suffrages du public, ou que je tire vanité d’avoir fait de jolies chansons, ou que je rougisse d’avoir écrit de mauvaises comédies, ou que je cherche à nuire à la gloire de mes concurrents, ou que j’affecte de mal parler des grands hommes de mon siècle pour tâcher de m’élever à leur niveau en les rabaissant au mien, ou que j’aspire à des places d’académie, ou que j’aille faire ma cour aux femmes qui donnent le ton, ou que j’encense la sottise des grands, ou que, cessant de vouloir vivre du travail de mes mains, je tienne à ignominie le métier que je me suis choisi et fasse des pas vers la fortune ; s’ils remarquent, en un mot, que l’amour de la réputation me fasse oublier celui de la vertu, je les prie de m’en avertir, et même publiquement, et je leur permets de jeter à l’instant au feu mes écrits et mes livres, et de convenir de toutes les erreurs qu’il leur plaira de me reprocher.
En attendant, j’écrirai des livres, je ferai des vers et de la musique, si j’en ai le talent, le temps, la force et la volonté : je continuerai à dire très franchement tout le mal que je pense des lettres et de ceux qui les cultivent, et croirai n’en valoir pas moins pour cela. Il est vrai qu’on pourra dire quelque jour : « Cet ennemi si déclaré des sciences, des arts, fit pourtant et publia des pièces de théâtre ; » et ce discours sera, je l’avoue, une satire très amère, non de moi, mais de mon siècle.