Seconde partie

J'étais à ma seconde journée, parfaitement calme sur les craintes que j'avais eues d'abord d'être poursuivie ; il faisait une extrême chaleur, et suivant ma coutume économique, je m'étais écartée du chemin pour trouver un abri où je pusse faire un léger repas qui me mît en état d'attendre le soir. Un petit bouquet de bois sur la droite du chemin, au milieu duquel serpentait un ruisseau limpide, me parut propre à me rafraîchir. Désaltérée de cette eau pure et fraîche, nourrie d'un peu de pain, le dos appuyé contre un arbre, je laissais circuler dans mes veines un air pur et serein qui me délassait, qui calmait mes sens. Là, je réfléchissais à cette fatalité presque sans exemple qui, malgré les épines dont j'étais entourée dans la carrière de la vertu, me ramenait toujours, quoi qu'il en pût être, au culte de cette divinité, et à des actes d'amour et de résignation envers l'Être suprême dont elle émane, et dont elle est l'image. Une sorte d'enthousiasme venait de s'emparer de moi : « Hélas ! me disais-je, il ne m'abandonne pas, ce Dieu bon que j'adore, puisque je viens même dans cet instant de trouver les moyens de réparer mes forces. N'est-ce pas à lui que je dois cette faveur ? Et n'y a-t-il pas sur la terre des êtres à qui elle est refusée ? Je ne suis donc pas tout à fait malheureuse, puisqu'il en est encore de plus à plaindre que moi… Ah ! ne le suis-je pas bien moins que les infortunées que je laisse dans ce repaire du vice dont la bonté de Dieu m'a fait sortir comme par une espèce de miracle ?… » Et pleine de reconnaissance, je m'étais jetée à genoux ; fixant le soleil comme le plus bel ouvrage de la divinité, comme celui qui manifeste le mieux sa grandeur, je tirais de la sublimité de cet astre de nouveaux motifs de prières et d'actions de grâces, lorsque tout à coup je me sens saisie par deux hommes qui, m'ayant enveloppé la tête pour m'empêcher de voir et de crier, me garrottent comme une criminelle et m'entraînent sans prononcer une parole.

Nous marchons ainsi près de deux heures sans qu'il me soit possible de voir quelle route nous tenons, lorsqu'un de mes conducteurs, m'entendant respirer avec peine, propose à son camarade de me débarrasser du voile qui gêne ma tête ; il y consent, je respire et j'aperçois enfin que nous sommes au milieu d'une forêt dont nous suivons une route assez large, quoique peu fréquentée. Mille funestes idées se présentent alors à mon esprit, je crains d'être reprise par les agents de ces indignes moines… je crains d'être ramenée à leur odieux couvent.

– Ah ! dis-je à l'un de mes guides, monsieur, ne puis-je vous supplier de me dire où je suis conduite ? ne puis-je vous demander ce qu'on prétend faire de moi ?

– Tranquillisez-vous, mon enfant, me dit cet homme, et que les précautions que nous sommes obligés de prendre ne vous causent aucune frayeur ; nous vous menons vers un bon maître ; de fortes considérations l'engagent à ne prendre de femmes de chambre pour son épouse qu'avec cet appareil de mystère, mais vous y serez bien.

– Hélas ! messieurs, répondis-je, si c'est mon bonheur que vous faites, il est inutile de me contraindre : je suis une pauvre orpheline, bien à plaindre sans doute ; je ne demande qu'une place : sitôt que vous me la donnez, pourquoi craignez-vous que je vous échappe ?

– Elle a raison, dit l'un des guides, mettons-la plus à l'aise, ne contenons simplement que ses mains.

Ils le font, et notre marche se continue. Me voyant tranquille, ils répondent même à mes demandes, et j'apprends enfin d'eux que le maître auquel on me destine se nomme le comte de Gernande, né à Paris, mais possédant des biens considérables dans cette contrée, et riche en tout de plus de cinq cent mille livres de rente, qu'il mange seul, me dit un de mes guides.

– Seul ?

– Oui, c'est un homme solitaire, un philosophe : jamais il ne voit personne ; en revanche, c'est un des plus grands gourmands de l'Europe ; il n'y a pas un mangeur dans le monde qui soit en état de lui tenir tête. Je ne vous en dis rien, vous le verrez.

– Mais, ces précautions, que signifient-elles, monsieur ?

– Le voici. Notre maître a le malheur d'avoir une femme à qui la tête a tourné ; il faut la garder à vue, elle ne sort pas de sa chambre, personne ne veut la servir ; nous aurions eu beau vous le proposer : si vous aviez été prévenue, vous n'auriez jamais accepté. Nous sommes obligés d'enlever des filles de force pour exercer ce funeste emploi.

– Comment ! je serai captive auprès de cette dame ?

– Vraiment oui, voilà pourquoi nous vous tenons de cette manière : vous y serez bien… tranquillisez-vous, parfaitement bien ; à cette gêne près, rien ne vous manquera.

– Ah ! juste ciel ! quelle contrainte !

– Allons, allons, mon enfant, courage, vous en sortirez un jour, et votre fortune sera faite.

Mon conducteur n'avait pas fini ces paroles, que nous aperçûmes le château. C'était un superbe et vaste bâtiment isolé au milieu de la forêt, mais il s'en fallait de beaucoup que ce grand édifice fût aussi peuplé qu'il paraissait fait pour l'être. Je ne vis un peu de train, un peu d'affluence que vers les cuisines situées dans des voûtes, sous le milieu du corps de logis. Tout le reste était aussi solitaire que la position du château : personne ne prit garde à nous quand nous entrâmes ; un de mes guides alla dans les cuisines, l'autre me présenta au comte. Il était au fond d'un vaste et superbe appartement, enveloppé dans une robe de chambre de satin des Indes, couché sur une ottomane, et ayant près de lui deux jeunes gens si indécemment, ou plutôt si ridiculement vêtus, coiffés avec tant d'élégance et tant d'art, que je les pris d'abord pour des filles ; un peu plus d'examen me les fit enfin reconnaître pour deux garçons, dont l'un pouvait avoir quinze ans, et l'autre seize. Ils me parurent d'une figure charmante, mais dans un tel état de mollesse et d'abattement, que je crus d'abord qu'ils étaient malades.

– Voilà une fille, monseigneur, dit mon guide ; elle nous paraît être ce qui vous convient : elle est douce, elle est honnête, et ne demande qu'à se placer ; nous espérons que vous en serez content.

– C'est bon, dit le comte en me regardant à peine vous fermerez les portes en vous retirant, Saint-Louis, et vous direz que personne n'entre que je ne sonne.

Ensuite, le comte se leva et vint m'examiner. Pendant qu'il me détaille, je puis vous le peindre : la singularité du portrait mérite un instant vos regards. M. de Gernande était alors un homme de cinquante ans, ayant près de six pieds de haut, et d'une monstrueuse grosseur. Rien n'est effrayant comme sa figure, la longueur de son nez, l'épaisse obscurité de ses sourcils, ses yeux noirs et méchants, sa grande bouche mal meublée, son front ténébreux et chauve, le son de sa voix effrayant et rauque, ses bras et ses mains énormes ; tout contribue à en faire un individu gigantesque, dont l'abord inspire beaucoup plus de peur que d'assurance. Nous verrons bientôt si le moral et les actions de cette espèce de centaure répondaient à son effrayante caricature. Après un examen des plus brusques et des plus cavaliers, le comte me demanda mon âge.

– Vingt-trois ans, monsieur, répondis-je.

Et il joignit à cette première demande quelques questions sur mon personnel. Je le mis au fait de tout ce qui me concernait. Je n'oubliai même pas la flétrissure que j'avais reçue de Rodin ; et quand je lui eus peint ma misère, quand je lui eus prouvé que le malheur m'avait constamment poursuivie :

– Tant mieux ! me dit durement le vilain homme, tant mieux ! vous en serez plus souple chez moi ; c'est un très petit inconvénient que le malheur poursuive cette race abjecte du peuple que la nature condamne à ramper près de nous sur le même sol : elle en est plus active et moins insolente, elle en remplit bien mieux ses devoirs envers nous.

– Mais, monsieur, je vous ai dit ma naissance, elle n'est point abjecte.

– Oui, oui, je connais tout cela, on se fait toujours passer pour tout plein de choses quand on n'est rien, ou dans la misère. Il faut bien que les illusions de l'orgueil viennent consoler des torts de la fortune ; c'est ensuite à nous de croire ce qui nous plaît de ces naissances abattues par les coups du sort. Tout cela m'est égal, au reste : je vous trouve sous l'air, et à peu près sous le costume d'une servante ; je vous prendrai donc sur ce pied, si vous le trouvez bon. Cependant, continua cet homme dur, il ne tient qu'à vous d'être heureuse ; de la patience, de la discrétion, et dans quelques années je vous renverrai d'ici en état de vous passer du service.

Alors il prit mes bras l'un après l'autre, et retroussant mes manches jusqu'au coude, il les examina avec attention en me demandant combien de fois j'avais été saignée.

– Deux fois, monsieur, lui dis-je, assez surprise de cette question ; et je lui en citai les époques, en le remettant aux circonstances de ma vie où cela avait eu lieu.

Il appuie ses doigts sur les veines comme lorsqu'on veut les gonfler pour procéder à cette opération, et quand elles sont au point où il les désire, il y applique sa bouche en les suçant. Dès lors, je ne doutai plus que le libertinage ne se mêlât encore aux procédés de ce vilain homme, et les tourments de l'inquiétude se réveillèrent dans mon cœur.

– Il faut que je sache comment vous êtes faite, continua le comte, en me fixant d'un air qui me fit trembler : il ne faut aucun défaut corporel pour la place que vous avez à remplir ; montrez donc tout ce que vous portez.

Je me défendis ; mais le comte, disposant à la colère tous les muscles de son effrayante figure, m'annonce durement qu'il ne me conseille pas de jouer la prude avec lui, parce qu'il a des moyens sûrs de mettre les femmes à la raison.

– Ce que vous m'avez raconté, me dit-il, n'annonce pas une très haute vertu ; ainsi vos résistances seraient aussi déplacées que ridicules.

A ces mots, il fait un signe à ses jeunes garçons, qui, s'approchant aussitôt de moi, travaillent à me déshabiller. Avec des individus aussi faibles, aussi énervés que ceux qui m'entourent, la défense n'est pas assurément difficile ; mais de quoi servirait-elle ? L'anthropophage qui me les lançait m'aurait, s'il eût voulu, pulvérisée d'un coup de poing. Je compris donc qu'il fallait céder : je fus déshabillée en un instant ; à peine cela est-il fait, que je m'aperçois que j'excite encore plus les ris de ces deux Ganymèdes.

– Mon ami, disait le plus jeune à l'autre, la belle chose qu'une fille !… Mais quel dommage que ça soit vide là !

– Oh ! disait l'autre, il n'y a rien de plus infâme que ce vide ; je ne toucherais pas une femme quand il s'agirait de ma fortune.

Et pendant que mon devant était aussi ridiculement le sujet de leurs sarcasmes, le comte, intime partisan du derrière (malheureusement, hélas ! comme tous les libertins), examinait le mien avec la plus grande attention ; il le maniait durement, le pétrissait avec force ; et, prenant des pincées de chair dans ses cinq doigts, il les amollissait jusqu'à les meurtrir. Ensuite il me fit faire quelques pas en avant, et revenir vers lui à reculons, afin de ne pas perdre de vue la perspective qu'il s'était offerte. Quand j'étais de retour vers lui, il me faisait courber, tenir droite, serrer, écarter. Souvent il s'agenouillait devant cette partie qui l'occupait seule. Il y appliquait des baisers en plusieurs endroits différents, plusieurs même sur l'orifice le plus secret ; mais tous ces baisers étaient l'image de la succion, il n'en faisait pas un qui n'eût cette action pour but : il avait l'air de téter chacune des parties où se portaient ses lèvres. Ce fut pendant cet examen qu'il me demanda beaucoup de détails sur ce qui m'avait été fait au couvent de Sainte-Marie-des-Bois, et sans prendre garde que je l'échauffais doublement par ces récits, j'eus la candeur de les lui faire tous avec naïveté. Il fit approcher un de ses jeunes gens, et le plaçant à côté de moi, il lâcha le nœud coulant d'un gros flot de ruban rose, qui retenait une culotte de gaze blanche, et mit à découvert tous les attraits voilés par ce vêtement. Après quelques légères caresses sur le même autel où le comte sacrifiait avec moi, il changea tout à coup d'objet et se mit à sucer cet enfant à la partie qui caractérisait son sexe. Il continuait de me toucher : soit habitude chez le jeune homme, soit adresse de la part de ce satyre, en très peu de minutes, la nature vaincue fit couler dans la bouche de l'un ce qu'elle lançait du membre de l'autre. Voilà comme ce libertin épuisait ces malheureux enfants qu'il avait chez lui, dont nous verrons bientôt le nombre ; c'est ainsi qu'il les énervait, et voilà la raison de l'état de langueur où je les avais trouvés. Voyons maintenant comme il s'y prenait pour mettre les femmes dans le même état, et quelle était la véritable raison de la retraite où il tenait la sienne.

L'hommage que m'avait rendu le comte avait été long, mais pas la moindre infidélité au temple qu'il s'était choisi : ni ses mains, ni ses regards, ni ses baisers, ni ses désirs ne s'en écartèrent un instant. Après avoir également sucé l'autre jeune homme, en avoir recueilli, dévoré de même la semence :

– Venez, me dit-il, en m'attirant dans un cabinet voisin, sans me laisser reprendre mes vêtements ; venez, je vais vous faire voir de quoi il s'agit.

Je ne pus dissimuler mon trouble, il fut affreux ; mais il n'y avait pas moyen de faire prendre une autre face à mon sort, il fallait avaler jusqu'à la lie le calice qui m'était présenté.

Deux autres jeunes gens de seize ans, tout aussi beaux, tout aussi énervés que les deux premiers que nous avions laissés dans le salon, travaillaient à de la tapisserie dans ce cabinet. Ils se levèrent quand nous entrâmes.

– Narcisse, dit le comte à l'un d'eux, voilà la nouvelle femme de chambre de la comtesse, il faut que je l'éprouve ; donne-moi mes lancettes.

Narcisse ouvre une armoire, et en sort aussitôt tout ce qu'il faut pour saigner. Je vous laisse à penser ce que je devins ; mon bourreau vit mon embarras, il n'en fit que rire.

– Place-la, Zéphire, dit M. de Gernande à l'autre jeune homme.

Et cet enfant, s'approchant de moi, me dit en souriant :

– N'ayez pas peur, mademoiselle, ça ne peut que vous faire le plus grand bien. Placez-vous ainsi.

Il s'agissait d'être légèrement appuyée sur les genoux, au bord d'un tabouret mis au milieu de la chambre, les bras soutenus par deux rubans noirs attachés au plafond.

A peine suis-je en posture, que le comte s'approche de moi, la lancette à la main ; il respirait à peine, ses yeux étaient étincelants, sa figure faisait peur ; il bande mes deux bras, et en moins d'un clin d'œil il les pique tous deux. Il fait un cri accompagné de deux ou trois blasphèmes, dès qu'il voit le sang ; il va s'asseoir à six pieds, vis-à-vis de moi. Le léger vêtement dont il est couvert se déploie bientôt : Zéphire se met à genoux entre ses jambes, il le suce ; et Narcisse, les deux pieds sur le fauteuil de son maître, lui présente à téter le même objet qu'il offre lui-même à pomper à l'autre. Gernande empoignait les reins de Zéphire, il le serrait, il le comprimait contre lui, mais le quittait néanmoins pour jeter ses yeux enflammés sur moi. Cependant mon sang s'échappait à grands flots et retombait dans deux jattes blanches placées au-dessous de mes bras. Je me sentis bientôt affaiblir.

– Monsieur ! monsieur ! m'écriai-je, ayez pitié de moi, je m'évanouis…

Et je chancelai ; arrêtée par les rubans, je ne pus tomber ; mais mes bras variant, et ma tête flottant sur mes épaules, mon visage fut inondé de sang. Le comte était dans l'ivresse… Je ne vis pourtant pas la fin de son opération, je m'évanouis avant qu'il ne touchât au but ; peut-être ne devait-il l'atteindre qu'en me voyant dans cet état, peut-être son extase suprême dépendait-elle de ce tableau de mort ? Quoi qu'il en fût, quand je repris mes sens, je me trouvai dans un excellent lit et deux vieilles femmes auprès de moi. Dès qu'elles me virent les yeux ouverts, elles me présentèrent un bouillon, et de trois heures en trois heures d'excellents potages jusqu'au surlendemain. A cette époque, M. de Gernande me fit dire de me lever et de venir lui parler dans le même salon où il m'avait reçue en arrivant. On m'y conduisit : j'étais un peu faible encore, mais d'ailleurs assez bien portante ; j'arrivai.

– Thérèse, me dit le comte en me faisant asseoir, je renouvellerai peu souvent avec vous de semblables épreuves, votre personne m'est utile pour d'autres objets ; mais il était essentiel que je vous fisse connaître mes goûts et la manière dont vous finirez un jour dans cette maison, si vous me trahissez, si malheureusement vous vous laissez suborner par la femme auprès de laquelle vous allez être mise.

Cette femme est la mienne, Thérèse, et ce titre est sans doute le plus funeste qu'elle puisse avoir, puisqu'il l'oblige à se prêter à la passion bizarre dont vous venez d'être la victime. N'imaginez pas que je la traite ainsi par vengeance, par mépris, par aucun sentiment de haine : c'est la seule histoire des passions. Rien n'égale le plaisir que j'éprouve à répandre son sang… je suis dans l'ivresse quand il coule ; je n'ai jamais joui de cette femme d'une autre manière. Il y a trois ans que je l'ai épousée et qu'elle subit exactement tous les quatre jours le traitement que vous avez éprouvé. Sa grande jeunesse (elle n'a pas vingt ans), les soins particuliers qu'on en a, tout cela la soutient ; et comme on répare en elle en raison de ce qu'on la contraint à perdre, elle s'est assez bien portée depuis cette époque. Avec une sujétion semblable, vous sentez bien que je ne puis ni la laisser sortir, ni la laisser voir à personne. Je la fais donc passer pour folle, et sa mère, seule parente qui lui reste, demeurant dans son château à six lieues d'ici, en est tellement convaincue, qu'elle n'ose pas même la venir voir. La comtesse implore bien souvent sa grâce, il n'est rien qu'elle ne fasse pour m'attendrir ; mais elle n'y réussira jamais. Ma luxure a dicté son arrêt, il est invariable, elle ira de cette manière tant qu'elle pourra : rien ne lui manquera pendant sa vie, et comme j'aime à l'épuiser, je la soutiendrai le plus longtemps possible ; quand elle n'y pourra plus tenir, à la bonne heure ! C'est ma quatrième ; j'en aurai bientôt une cinquième, rien ne m'inquiète aussi peu que le sort d'une femme ; il y en a tant dans le monde, et il est si doux d'en changer !

Quoi qu'il en soit, Thérèse, votre emploi est de la soigner : elle perd régulièrement deux palettes de sang tous les quatre jours, elle ne s'évanouit plus maintenant ; l'habitude lui prête des forces, son épuisement dure vingt-quatre heures, elle est bien les trois autres jours. Mais vous comprenez facilement que cette vie lui déplaît ; il n'y a rien qu'elle ne fasse pour s'en délivrer, rien qu'elle n'entreprenne pour faire savoir son véritable état à sa mère. Elle a déjà séduit deux de ses femmes, dont les manœuvres ont été découvertes assez à temps pour en rompre le succès : elle a été la cause de la perte de ces deux malheureuses, elle s'en repent aujourd'hui, et reconnaissant l'invariabilité de son sort, elle prend son parti, et promet de ne plus chercher à séduire les gens dont je l'entourerai. Mais ce secret, ce que l'on devient si l'on me trahit, tout cela, Thérèse, m'engage à ne placer près d'elle que des personnes enlevées comme vous l'avez été, afin d'éviter par là les poursuites. Ne vous ayant prise chez personne, n'ayant à répondre de vous à qui que ce soit, je suis plus à même de vous punir, si vous le méritez, d'une manière qui, quoiqu'elle vous ravisse le jour, ne puisse néanmoins m'attirer à moi ni recherches, ni aucune sorte de mauvaises affaires. De ce moment, vous n'êtes donc plus de ce monde, puisque vous en pouvez disparaître au plus léger acte de ma volonté : tel est votre sort, mon enfant, vous le voyez ; heureuse si vous vous conduisez bien, morte si vous cherchiez à me trahir. Dans tout autre cas, je vous demanderais votre réponse : je n'en ai nul besoin dans la situation où vous voilà ; je vous tiens, il faut m'obéir, Thérèse… Passons chez ma femme.

N'ayant rien à objecter à un discours aussi précis, je suivis mon maître. Nous traversâmes une longue galerie, aussi sombre, aussi solitaire que le reste de ce château ; une porte s'ouvre, nous entrons dans une antichambre où je reconnais les deux vieilles qui m'avaient servie pendant ma défaillance. Elles se levèrent et nous introduisirent dans un appartement superbe où nous trouvâmes la malheureuse comtesse brodant au tambour sur une chaise longue ; elle se leva quand elle aperçut son mari :

– Asseyez-vous, lui dit le comte, je vous permets de m'écouter ainsi. Voilà, enfin, une femme de chambre que je vous ai trouvée, madame, continua-t-il ; j'espère que vous vous souviendrez du sort que vous avez fait éprouver aux autres, et que vous ne chercherez pas à plonger celle-ci dans les mêmes malheurs.

– Cela serait inutile, dis-je alors, pleine d'envie de servir cette infortunée, et voulant déguiser mes desseins ; oui, madame, j'ose le certifier devant vous, cela serait inutile, vous ne me direz pas une parole que je ne le rende aussitôt à monsieur votre époux, et certainement je ne risquerai pas ma vie pour vous servir.

– Je n'entreprendrai rien qui puisse vous mettre dans ce cas-là, mademoiselle, dit cette pauvre femme, qui ne comprenait pas encore les motifs qui me faisaient parler ainsi ; soyez tranquille : je ne vous demande que vos soins.

– Ils seront à vous tout entiers, madame, répondis-je, mais rien au-delà.

Et le comte, enchanté de moi, me serra la main en me disant à l'oreille :

– Bien, Thérèse, ta fortune est faite si tu te conduis comme tu le dis.

Ensuite le comte me montra ma chambre, attenante à celle de la comtesse, et il me fit observer que l'ensemble de cet appartement, fermé par d'excellentes portes et entouré de doubles grilles à toutes ses ouvertures, ne laissait aucun espoir d'évasion.

– Voilà bien une terrasse, poursuivit M. de Gernande, en me menant dans un petit jardin qui se trouvait de plain-pied à cet appartement, mais sa hauteur ne vous donne pas, je pense, envie d'en mesurer les murs ; la comtesse peut y venir respirer le frais tant qu'elle veut, vous lui tiendrez compagnie… Adieu.

Je revins auprès de ma maîtresse, et comme nous nous examinâmes d'abord toutes les deux sans parler, je la saisis assez bien dans ce premier instant pour pouvoir la peindre.

Mme de Gernande, âgée de dix-neuf ans et demi, avait la plus belle taille, la plus noble, la plus majestueuse qu'il fût possible de voir ; pas un de ses gestes, pas un de ses mouvements qui ne fût une grâce, pas un de ses regards qui ne fût un sentiment. Ses yeux étaient du plus beau noir : quoiqu'elle fût blonde, rien n'égalait leur expression ; mais une sorte de langueur, suite de ses infortunes, en en adoucissant l'éclat, les rendait mille fois plus intéressants ; elle avait la peau très blanche, et les plus beaux cheveux, la bouche très petite, trop peut-être, j'eusse été peu surprise qu'on lui eût trouvé ce défaut : c'était une jolie rose pas assez épanouie, mais les dents d'une fraîcheur… les lèvres d'un incarnat !… on eût dit que l'Amour l'eût colorée des teintes empruntées à la déesse des fleurs. Son nez était aquilin, étroit, serré du haut, et couronné de deux sourcils d'ébène ; le menton parfaitement joli, un visage, en un mot, du plus bel ovale, dans l'ensemble duquel il régnait une sorte d'agrément, de naïveté, de candeur, qui eussent bien plutôt fait prendre cette figure enchanteresse pour celle d'un ange que pour la physionomie d'une mortelle. Ses bras, sa gorge, sa croupe étaient d'un éclat… d'une rondeur faits pour servir de modèle aux artistes ; une mousse légère et noire couvrait le temple de Vénus, soutenu par deux cuisses moulées ; et ce qui m'étonna, malgré la légèreté de la taille de la comtesse, malgré ses malheurs, rien n'altérait son embonpoint : ses fesses rondes et potelées étaient aussi charnues, aussi grasses, aussi fermes que si sa taille eût été plus marquée et qu'elle eût toujours vécu au sein du bonheur. Il y avait pourtant sur tout cela d'affreux vestiges du libertinage de son époux, mais, je le répète, rien d'altéré… l'image d'un beau lys où l'abeille a fait quelques taches. A tant de dons, Mme de Gernande joignait un caractère doux, un esprit romanesque et tendre, un cœur d'une sensibilité !… instruite, des talents… un art naturel pour la séduction, contre lequel il ne pouvait y avoir que son infâme époux qui pût résister, un son de voix charmant et beaucoup de piété. Telle était la malheureuse épouse du comte de Gernande, telle était la créature angélique contre laquelle il avait comploté ; il semblait que plus elle inspirait de choses, plus elle enflammait sa férocité, et que l'affluence des dons qu'elle avait reçus de la nature ne devenait que des motifs de plus aux cruautés de ce scélérat.

– Quel jour avez-vous été saignée, madame ? lui dis-je, afin de lui faire voir que j'étais au fait de tout.

– Il y a trois jours, me dit-elle, et c'est demain… Puis avec un soupir : oui, demain… mademoiselle, demain… vous serez témoin de cette belle scène.

– Et Madame ne s'affaiblit point ?

– Oh ! juste ciel ! je n'ai pas vingt ans, et je suis sûre qu'on n'est pas plus faible à soixante-dix. Mais cela finira, je me flatte ; il est parfaitement impossible que je vive longtemps ainsi : j'irai retrouver mon père, j'irai chercher dans les bras de l'Être suprême un repos que les hommes m'ont aussi cruellement refusé dans le monde.

Ces mots me fendirent le cœur ; voulant soutenir mon personnage, je déguisai mon trouble, mais je me promis bien intérieurement, dès lors, de perdre plutôt mille fois la vie, s'il le fallait, que de ne pas arracher à l'infortune cette malheureuse victime de la débauche d'un monstre.

C'était l'instant du dîner de la comtesse. Les deux vieilles vinrent m'avertir de la faire passer dans son cabinet : je l'en prévins ; elle était accoutumée à tout cela, elle sortit aussitôt, et les deux vieilles, aidées des deux valets qui m'avaient arrêtée, servirent un repas somptueux sur une table où mon couvert fut placé en face de celui de ma maîtresse. Les valets se retirèrent, et les deux vieilles me prévinrent qu'elles ne bougeraient pas de l'antichambre afin d'être à portée de recevoir les ordres de Madame sur ce qu'elle pourrait désirer. J'avertis la comtesse, elle se plaça, et m'invita d'en faire de même avec un air d'amitié, d'affabilité, qui acheva de me gagner l'âme. Il y avait au moins vingt plats sur la table.

– Relativement à cette partie-ci, vous voyez qu'on a soin de moi, mademoiselle, me dit-elle.

– Oui, madame, répondis-je, et je sais que la volonté de M. le comte est que rien ne vous manque.

– Oh ! oui, mais comme les motifs de ces attentions ne sont que des cruautés, elles me touchent peu.

Mme de Gernande épuisée, et vivement sollicitée par la nature à des réparations perpétuelles, mangea beaucoup. Elle désira des perdreaux et un caneton de Rouen qui lui furent aussitôt apportés. Après le repas, elle alla prendre l'air sur la terrasse, mais en me donnant la main : il lui eût été impossible de faire dix pas sans ce secours. Ce fut dans ce moment qu'elle me fit voir toutes les parties de son corps que je viens de vous peindre ; elle me montra ses bras, ils étaient pleins de cicatrices.

– Ah ! il n'en reste pas là, me dit-elle, il n'y a pas un endroit de mon malheureux individu dont il ne se plaise à voir couler le sang.

Et elle me fit voir ses pieds, son cou, le bas de son sein et plusieurs autres parties charnues également couvertes de cicatrices. Je m'en tins le premier jour à quelques plaintes légères, et nous nous couchâmes.

Le lendemain était le jour fatal de la comtesse. M. de Gernande, qui ne procédait à cette opération qu'au sortir de son dîner, toujours fait avant celui de sa femme, me fit dire de venir me mettre à table avec lui ; ce fut là, madame, que je vis cet ogre opérer d'une manière si effrayante, que j'eus, malgré mes yeux, de la peine à le concevoir. Quatre valets, parmi lesquels les deux qui m'avaient conduite au château, servaient cet étonnant repas. Il mérite d'être détaillé : je vais le faire sans exagération ; on n'avait sûrement rien mis de plus pour moi. Ce que je vis était donc l'histoire de tous les jours.

On servit deux potages, l'un de pâte au safran, l'autre une bisque au coulis de jambon ; au milieu un aloyau de bœuf à l'anglaise, huit hors-d'œuvre, cinq grosses entrées, cinq déguisées et plus légères, une hure de sanglier au milieu de huit plats de rôti, qu'on releva par deux services d'entremets, et seize plats de fruits ; des glaces, six sortes de vins, quatre espèces de liqueurs, et du café. M. de Gernande entama tous les plats, quelques-uns furent entièrement vidés par lui ; il but douze bouteilles de vin, quatre de Bourgogne, en commençant, quatre de Champagne au rôti ; le Tokai, le Mulseau, l'Hermitage et le Madère furent avalés au fruit. Il termina par deux bouteilles de liqueurs des Îles et dix tasses de café.

Aussi frais en sortant de là que s'il fût venu de s'éveiller, M. de Gernande me dit :

– Allons saigner ta maîtresse ; tu me diras, je te prie, si je m'y prends aussi bien avec elle qu'avec toi.

Deux jeunes garçons que je n'avais pas encore vus, du même âge que les précédents, nous attendaient à la porte de l'appartement de la comtesse : ce fut là que le comte m'apprit qu'il en avait douze que l'on lui changeait tous les ans. Ceux-ci me parurent encore plus jolis qu'aucun de ceux que j'eusse vus précédemment : ils étaient moins énervés que les autres ; nous entrâmes… Toutes les cérémonies que je vais vous détailler ici, madame, étaient celles exigées par le comte : elles s'observaient régulièrement tous les jours, on n'y changeait au plus que le local des saignées.

La comtesse, simplement entourée d'une robe de mousseline flottante, se mit à genoux dès que le comte entra.

– Êtes-vous prête ? lui demanda son époux.

– A tout, monsieur, répondit-elle humblement : vous savez bien que je suis votre victime, et qu'il ne tient qu'à vous d'ordonner.

Alors M. de Gernande me dit de déshabiller sa femme et de la lui conduire. Quelque répugnance que j'éprouvasse à toutes ces horreurs, vous le savez, madame, je n'avais d'autre parti que la plus entière résignation. Ne me regardez jamais, je vous en conjure, que comme une esclave dans tout ce que j'ai raconté et tout ce qui me reste à vous dire : je ne me prêtais que lorsque je ne pouvais faire autrement, mais je n'agissais de bon gré dans quoi que ce pût être.

J'enlevai donc la simarre de ma maîtresse et la conduisis nue auprès de son époux, déjà placé dans un grand fauteuil : au fait du cérémonial, elle s'éleva sur ce fauteuil, et alla d'elle-même lui présenter à baiser cette partie favorite qu'il avait tant fêtée dans moi, et qui me paraissait l'affecter également avec tous les êtres et avec tous les sexes.

– Écartez donc, madame, lui dit brutalement le comte… Et il fêta longtemps ce qu'il désirait voir en faisant prendre successivement différentes positions. Il entrouvrait, il resserrait ; du bout du doigt, ou de la langue, il chatouillait l'étroit orifice ; et bientôt, entraîné par la férocité de ses passions, il prenait une pincée de chair, la comprimait et l'égratignait. A mesure que la légère blessure était faite, sa bouche se portait aussitôt sur elle. Pendant ces cruels préliminaires, je contenais sa malheureuse victime, et les deux jeunes garçons tout nus se relayaient auprès de lui ; à genoux tour à tour entre ses jambes, ils se servaient de leur bouche pour l'exciter. Ce fut alors que je vis, non sans une étonnante surprise, que ce géant, cette espèce de monstre, dont le seul aspect effrayait, était cependant à peine un homme : la plus mince, la plus légère excroissance de chair, ou, pour que la comparaison soit plus juste, ce qu'on verrait à un enfant de trois ans, était au plus ce qu'on apercevait chez cet individu si énorme et si corpulé de partout ailleurs ; mais ses sensations n'en étaient pas moins vives, et chaque vibration du plaisir était en lui une attaque de spasme. Après cette première séance, il s'étendit sur le canapé, et voulut que sa femme, à cheval sur lui, continuât d'avoir le derrière posé sur son visage, pendant qu'avec sa bouche elle lui rendrait, par le moyen de la succion, les mêmes services qu'il venait de recevoir des jeunes Ganymèdes, lesquels étaient, avec les mains, excités de droite et de gauche par lui ; les miennes travaillaient pendant ce temps-là sur son derrière : je le chatouillais, je le polluais dans tous les sens. Cette attitude, employée plus d'un quart d'heure, ne produisant encore rien, il fallut la changer ; j'étendis la comtesse, par l'ordre de son mari, sur une chaise longue, couchée sur le dos, ses cuisses dans le plus grand écartement. La vue de ce qu'elle entrouvrait alors mit le comte dans une espèce de rage ; il considère… ses regards lancent des feux, il blasphème ; il se jette comme un furieux sur sa femme, la pique de sa lancette en cinq ou six endroits du corps ; mais toutes ces plaies étaient légères, à peine en sortait-il une ou deux gouttes de sang. Ces premières cruautés cessèrent enfin pour faire place à d'autres. Le comte se rassoit, il laisse un instant respirer sa femme ; et s'occupant de ses deux mignons, il les obligeait à se sucer mutuellement, ou bien il les arrangeait de manière que dans le temps qu'il en suçait un, un autre le suçait, et que celui qu'il suçait revenait de sa bouche rendre le même service à celui dont il était sucé : le comte recevait beaucoup, mais il ne donnait rien. Sa satiété, son impuissance était telle, que les plus grands efforts ne parvenaient même pas à le tirer de son engourdissement : il paraissait ressentir des titillations très violentes, mais rien ne se manifestait ; quelquefois il m'ordonnait de sucer moi-même ses gitons et de venir aussitôt rapporter dans sa bouche l'encens que je recueillerais. Enfin il les lance l'un après l'autre vers la malheureuse comtesse. Ces jeunes gens l'approchent, ils l'insultent, ils poussent l'insolence jusqu'à la battre, jusqu'à la souffleter, et plus ils la molestent, plus ils sont loués, plus ils sont encouragés par le comte.

Gernande alors s'occupait avec moi ; j'étais devant lui, mes reins à hauteur de son visage, et il rendait hommage à son dieu, mais il ne me molesta point ; je ne sais pourquoi il ne tourmenta non plus ses Ganymèdes : il n'en voulait qu'à la seule comtesse. Peut-être l'honneur de lui appartenir devenait-il un titre pour être maltraitée par lui ; peut-être n'était-il vraiment ému de cruauté qu'en raison des liens qui prêtaient de la force aux outrages. On peut tout supposer dans de telles têtes, et parier presque toujours que ce qui aura le plus l'air du crime sera ce qui les enflammera davantage. Il nous place enfin, ses jeunes gens et moi, aux côtés de sa femme, entremêlés les uns avec les autres : ici un homme, là une femme, et tous les quatre lui présentant le derrière ; il examine d'abord en face, un peu dans l'éloignement, puis il se rapproche, il touche, il compare, il caresse ; les jeunes gens et moi n'avions rien à souffrir, mais chaque fois qu'il arrivait à sa femme, il la tracassait, la vexait d'une ou d'autre manière. La scène change encore : il fait mettre à plat-ventre la comtesse sur un canapé, et prenant chacun des jeunes gens l'un après l'autre, il les introduit lui-même dans la route étroite offerte par l'attitude de Mme de Gernande : il leur permet de s'y échauffer, mais ce n'est que dans sa bouche que le sacrifice doit se consommer ; il les suce également à mesure qu'ils sortent. Pendant que l'un agit, il se fait sucer par l'autre, et sa langue s'égare au trône de volupté que lui présente l'agent. Cet acte est long, le comte s'en irrite, il se relève, et veut que je remplace la comtesse ; je le supplie instamment de ne point l'exiger, il n'y a pas moyen. Il place sa femme sur le dos le long du canapé, me fait coller sur elle, les reins tournés vers lui, et là, il ordonne à ses mignons de me sonder par la route défendue : il me les présente, ils ne s'introduisent que guidés par ses mains ; il faut qu'alors j'excite la comtesse de mes doigts, et que je la baise sur la bouche. Pour lui, son offrande est la même ; comme chacun de ses mignons ne peut agir qu'en lui montrant un des plus doux objets de son culte, il en profite de son mieux, et ainsi qu'avec la comtesse, il faut que celui qui me perfore, après quelques allées et venues, aille faire couler dans sa bouche l'encens allumé pour moi. Quand les jeunes gens ont fini, il se colle sur mes reins et semble vouloir les remplacer.

– Efforts superflus ! s'écrie-t-il… ce n'est pas là ce qu'il me faut !… au fait !… au fait !… quelque piteux que paraisse mon état, je n'y tiens plus… Allons, comtesse, vos bras !

Il la saisit alors avec férocité, il la place comme il avait fait de moi, les bras soutenus au plancher par deux rubans noirs : je suis chargée du soin de poser les bandes ; il visite les ligatures : ne les trouvant pas assez comprimées, il les resserre, afin, dit-il, que le sang sorte avec plus de force ; il tâte les veines, et les pique toutes deux presque en même temps. Le sang jaillit très loin : il s'extasie ; et retournant se placer en face, pendant que ces deux fontaines coulent, il me fait mettre à genoux entre ses jambes, afin que je suce ; il en fait autant à chacun de ses gitons, tour à tour, sans cesser de porter ses yeux sur ces jets de sang qui l'enflamment. Pour moi, sûre que l'instant où la crise qu'il espère aura lieu, sera l'époque de la cessation des tourments de la comtesse, je mets tous mes soins à déterminer cette crise, et je deviens, ainsi que vous le voyez, madame, catin par bienfaisance et libertine par vertu. Il arrive enfin, ce dénouement si attendu, je n'en connaissais ni les dangers ni la violence ; la dernière fois qu'il avait eu lieu, j'étais évanouie… Oh ! madame, quel égarement ! Gernande était près de dix minutes dans le délire, en se débattant comme un homme qui tombe d'épilepsie, et poussant des cris qui se seraient entendus d'une lieue ; ses jurements étaient excessifs, et frappant tout ce qui l'entourait, il faisait des efforts effrayants. Les deux mignons sont culbutés ; il veut se précipiter sur sa femme, je le contiens ; j'achève de le pomper : le besoin qu'il a de moi fait qu'il me respecte ; je le mets enfin à la raison, en le dégageant de ce fluide embrasé, dont la chaleur, dont l'épaisseur, et surtout l'abondance, le mettent en un tel état de frénésie, que je croyais qu'il allait expirer ; sept ou huit cuillers eussent à peine contenu la dose, et la plus épaisse bouillie en peindrait mal la consistance ; avec cela point d'érection, l'apparence même de l'épuisement : voilà de ces contrariétés qu'expliqueront mieux que moi les gens de l'art. Le comte mangeait excessivement, et ne dissipait ainsi que chaque fois qu'il saignait sa femme, c'est-à-dire tous les quatre jours. Était-ce là la cause de ce phénomène ? Je l'ignore, et n'osant pas rendre raison de ce que je n'entends pas, je me contenterai de dire ce que j'ai vu.

Cependant je vole à la comtesse, j'étanche son sang, je la délie et la pose sur un canapé dans un grand état de faiblesse ; mais le comte, sans s'en inquiéter, sans daigner jeter même un regard sur cette malheureuse victime de sa rage, sort brusquement avec ses mignons, me laissant mettre ordre à tout comme je le voudrai. Telle est la fatale indifférence qui caractérise, mieux que tout, l'âme d'un véritable libertin : n'est-il emporté que par la fougue des passions, le remords sera peint sur son visage, quand il verra dans l'état du calme les funestes effets du délire ; son âme est elle entièrement corrompue de telles suites ne l'effrayeront point : il les observera sans peine comme sans regret, peut-être même encore avec quelque émotion des voluptés infâmes qui les produisirent.

Je fis coucher Mme de Gernande. Elle avait à ce qu'elle me dit, perdu beaucoup plus cette fois-ci qu'à l'ordinaire ; mais tant de soins, tant de restaurants lui furent prodigués, qu'il n'y paraissait plus le surlendemain. Le même soir, dès que je n'eus plus rien à faire auprès de la comtesse, Gernande me fit dire de venir lui parler : il soupait ; à ce repas fait par lui avec bien plus d'intempérance encore que le dîner, il fallait que je le servisse ; quatre de ses mignons se mettaient à table avec lui, et là, régulièrement tous les soirs, le libertin buvait jusqu'à l'ivresse : mais vingt bouteilles des plus excellents vins suffisaient à peine pour y réussir, et je lui en ai souvent vu vider trente. Soutenu par ses mignons, le débauché allait ensuite se mettre au lit chaque soir avec deux d'entre eux. Mais il n'y mettait rien du sien, et tout cela n'était plus que des véhicules qui le disposaient à la grande scène.

Cependant j'avais trouvé le secret de me mettre on ne saurait mieux dans l'esprit de cet homme : il avouait naturellement que peu de femmes lui avaient autant plu. J'acquis de là des droits à sa confiance, dont je ne profitai que pour servir ma maîtresse.

Un matin que Gernande m'avait fait venir dans son cabinet pour me faire part de quelques nouveaux projets de libertinage, après l'avoir bien écouté, bien applaudi, je voulus, le voyant assez calme, essayer de l'attendrir sur le sort de sa malheureuse épouse :

– Est-il possible, monsieur, lui disais-je, qu'on puisse traiter une femme de cette manière, indépendamment de tous ses liens avec vous ? Daignez donc réfléchir aux grâces touchantes de son sexe.

– Oh ! Thérèse ! avec de l'esprit, me répondit le comte, est-il possible de m'apporter pour raisons de calme, celles qui positivement m'irritent le mieux ? Écoute-moi, chère fille, poursuivit-il en me faisant placer auprès de lui, et quelles que soient les invectives que tu vas m'entendre proférer contre ton sexe, point d'emportement ; des raisons, je m'y rendrai, si elles sont bonnes.

De quel droit, je te prie, prétends-tu, Thérèse, qu'un mari soit obligé de faire le bonheur de sa femme ? et quels titres ose alléguer cette femme pour l'exiger de son mari ? La nécessité de se rendre mutuellement tels ne peut légalement exister qu'entre deux êtres également pourvus de la faculté de se nuire, et par conséquent entre deux êtres d'une même force. Une telle association ne saurait avoir lieu, qu'il se forme aussitôt un pacte entre ces deux êtres de ne faire chacun vis-à-vis l'un de l'autre que la sorte d'usage de leur force qui ne peut nuire à aucun des deux ; mais cette ridicule convention ne saurait assurément exister entre l'être fort et l'être faible. De quel droit ce dernier exigera-t-il que l'autre le ménage ? et par quelle imbécillité le premier s'y engagerait-il ? Je puis consentir à ne pas faire usage de mes forces avec celui qui peut se faire redouter par les siennes ; mais par quel motif en amoindrirais-je les effets avec l'être que m'asservit la nature ? Me répondrez-vous : par pitié ? Ce sentiment n'est compatible qu'avec l'être qui me ressemble, et comme il est égoïste, son effet n'a lieu qu'aux conditions tacites que l'individu qui m'inspirera de la commisération en aura de même à mon égard : mais si je l'emporte constamment sur lui par ma supériorité, sa commisération me devenant inutile, je ne dois jamais, pour l'avoir, consentir à aucun sacrifice. Ne serais-je pas une dupe d'avoir pitié du poulet qu'on égorge pour mon dîner ? Cet individu trop au-dessous de moi, privé d'aucune relation avec moi, ne put jamais m'inspirer aucun sentiment. Or, les rapports de l'épouse avec le mari ne sont pas d'une conséquence différente que celle du poulet avec moi ; l'un et l'autre sont des bêtes de ménage dont il faut se servir, qu'il faut employer à l'usage indiqué par la nature, sans les différencier en quoi que ce puisse être. Mais, je le demande, si l'intention de la nature était que votre sexe fût créé pour le bonheur du nôtre, et vice versa, aurait-elle fait, cette nature aveugle, tant d'inepties dans la construction de l'un et l'autre de ces sexes ? leur eût-elle mutuellement prêté des torts si graves, que l'éloignement et l'antipathie mutuelle en dussent infailliblement résulter ? Sans aller chercher plus loin des exemples, avec l'organisation que tu me connais, dis-moi, je te prie, Thérèse, quelle est la femme que je pourrais rendre heureuse, et réversiblement, quel homme pourra trouver douce la jouissance d'une femme, quand il ne sera pas pourvu des gigantesques proportions nécessaires à la contenter ? Seront-ce, à ton avis, les qualités morales qui le dédommageront des défauts physiques ? Et quel être raisonnable, en connaissant une femme à fond, ne s'écriera pas avec Euripide : Celui des dieux qui a mis la femme au monde, peut se vanter d'avoir produit la plus mauvaise de toutes les créatures, et la plus fâcheuse pour l'homme ? S'il est donc prouvé que les deux sexes ne se conviennent point du tout mutuellement, et qu'il n'est pas une plainte fondée, faite par l'un, qui ne convienne aussitôt à l'autre, il est donc faux, de ce moment-là, que la nature les ait créés pour leur réciproque bonheur. Elle peut leur avoir permis le désir de se rapprocher pour concourir au but de la propagation, mais nullement celui de se lier à dessein de trouver leur félicité l'un dans l'autre. Le plus faible n'ayant donc aucun titre à réclamer pour obtenir la pitié du plus fort, ne pouvant plus lui opposer qu'il peut trouver son bonheur en lui, n'a plus d'autre parti que la soumission ; et comme, malgré la difficulté de ce bonheur mutuel, il est dans les individus de l'un et de l'autre sexe de ne travailler qu'à se la procurer, le plus faible doit réunir sur lui, par cette soumission, la seule dose de félicité qu'il lui soit possible de recueillir, et le plus fort doit travailler à la sienne, par telle voie d'oppression qu'il lui plaira d'employer, puisqu'il est prouvé que le seul bonheur de la force est dans l'exercice des facultés du fort, c'est-à-dire dans la plus complète oppression. Ainsi, ce bonheur que les deux sexes ne peuvent trouver l'un avec l'autre, ils le trouveront, l'un par son obéissance aveugle, l'autre par la plus entière énergie de sa domination. Eh ! si ce n'était pas l'intention de la nature que l'un des sexes tyrannisât l'autre, ne les aurait-elle pas créés de force égale ? En rendant l'un inférieur à l'autre en tout point, n'a-t-elle pas suffisamment indiqué que sa volonté était que le plus fort usât des droits qu'elle lui donnait : plus celui-ci étend son autorité, plus il rend malheureuse, au moyen de cela, la femme liée à son sort, et mieux il remplit les vues de la nature. Ce n'est pas sur les plaintes de l'être faible qu'il faut juger le procédé ; les jugements ainsi ne pourraient être que vicieux, puisque vous n'emprunteriez, en les faisant, que les idées du faible : il faut juger l'action sur la puissance du fort, sur l'étendue qu'il a donnée à sa puissance, et quand les effets de cette force se sont répandus sur une femme, examiner alors ce qu'est une femme, la manière dont ce sexe méprisable a été vu, soit dans l'antiquité, soit de nos jours, par les trois quarts des peuples de la terre.

Or, que vois-je en procédant de sang-froid à cet examen ? Une créature chétive, toujours inférieure à l'homme, infiniment moins belle que lui, moins ingénieuse, moins sage, constituée d'une manière dégoûtante, entièrement opposée à ce qui peut plaire à l'homme, à ce qui doit le délecter…, un être malsain les trois quarts de sa vie, hors d'état de satisfaire son époux tout le temps où la nature le contraint à l'enfantement, d'une humeur aigre, acariâtre, impérieuse ; tyran, si on lui laisse des droits, bas et rampant si on le captive ; mais toujours faux, toujours méchant, toujours dangereux ; une créature si perverse enfin, qu'il fut très sérieusement agité dans le concile de Mâcon, pendant plusieurs séances, si cet individu bizarre, aussi distinct de l'homme que l'est de l'homme le singe des bois, pouvait prétendre au titre de créature humaine, et si l'on pouvait raisonnablement le lui accorder. Mais ceci serait-il une erreur du siècle, et la femme est-elle mieux vue chez ceux qui précédèrent ? Les Perses, les Mèdes, les Babyloniens, les Grecs, les Romains honoraient-ils ce sexe odieux dont nous osons aujourd'hui faire notre idole ? Hélas ! je le vois opprimé partout, partout rigoureusement éloigné des affaires, partout méprisé, avili, enfermé ; les femmes, en un mot, partout traitées comme des bêtes dont on se sert à l'instant du besoin, et qu'on recèle aussitôt dans le bercail. M'arrêté-je un moment à Rome, j'entends Caton le Sage me crier du sein de l'ancienne capitale du monde : Si les hommes étaient sans femmes, ils converseraient encore avec les dieux. J'entends un censeur romain commencer sa harangue par ces mots : Messieurs, s'il nous était possible de vivre sans femme, nous connaîtrions dès lors le vrai bonheur. J'entends les poètes chanter sur les théâtres de la Grèce : Ô Jupiter ! quelle raison put t'obliger de créer les femmes ? Ne pouvais-tu donner l'être aux humains par des voies meilleures et plus sages, par des moyens, en un mot, qui nous eussent évité le fléau des femmes ? Je vois ces mêmes peuples, les Grecs, tenir ce sexe dans un tel mépris qu'il faut des lois pour obliger un Spartiate à la propagation, et qu'une des peines de ces sages républiques est de contraindre un malfaiteur à s'habiller en femme, c'est-à-dire à se revêtir comme l'être le plus vil et le plus méprisé qu'elles connaissent.

Mais sans aller chercher des exemples dans des siècles si loin de nous, de quel œil ce malheureux sexe est-il vu même encore sur la surface du globe ? Comment y est-il traité ? Je le vois, enfermé dans toute l'Asie, y servir en esclave aux caprices barbares d'un despote qui le moleste, qui le tourmente, et qui se fait un jeu de ses douleurs. En Amérique, je vois des peuples naturellement humains, les Esquimaux, pratiquer entre hommes tous les actes possibles de bienfaisance, et traiter les femmes avec toute la dureté imaginable ; je les vois humiliées, prostituées aux étrangers dans une partie de l'univers, servir de monnaie dans une autre. En Afrique, bien plus avilies sans doute, je les vois exerçant le métier de bêtes de somme, labourer la terre, l'ensemencer et ne servir leurs maris qu'à genoux. Suivrai-je le capitaine Cook dans ses nouvelles découvertes ? L'île charmante d'Otaïti, où la grossesse est un crime qui vaut quelquefois la mort à la mère, et presque toujours à l'enfant, m'offrira-t-elle des femmes plus heureuses ? Dans d'autres îles découvertes par ce même marin, je les vois battues, vexées par leurs propres enfants, et le mari lui-même se joindre à sa famille pour les tourmenter avec plus de rigueur.

Oh, Thérèse ! ne t'étonne point de tout cela, ne te surprends pas davantage du droit général qu'eurent, de tous les temps, les époux sur leurs femmes : plus les peuples sont rapprochés de la nature, mieux ils en suivent les lois ; la femme ne peut avoir avec son mari d'autres rapports que celui de l'esclave avec son maître ; elle n'a décidément. aucun droit pour prétendre à des titres plus chers. Il ne faut pas confondre avec des droits, de ridicules abus qui, dégradant notre sexe, élevèrent un instant le vôtre : il faut rechercher la cause de ces abus, la dire, et n'en revenir que plus constamment après aux sages conseils de la raison. Or la voici. Thérèse, cette cause du respect momentané qu'obtint autrefois votre sexe, et qui abuse encore aujourd'hui, sans qu'ils s'en doutent, ceux qui prolongent ce respect.

Dans les Gaules jadis, c'est-à-dire dans cette seule partie du monde qui ne traitait pas totalement les femmes en esclaves, elles étaient dans l'usage de prophétiser, de dire la bonne aventure : le peuple s'imagina qu'elles ne réussissaient à ce métier qu'en raison du commerce intime qu'elles avaient sans doute avec les dieux ; de là elles furent, pour ainsi dire, associées au sacerdoce, et jouirent d'une partie de la considération attachée aux prêtres. La Chevalerie s'établit en France sur ces préjugés, et les trouvant favorables à son esprit, elle les adopta ; mais il en fut de cela comme de tout : les causes s'éteignirent et les effets se conservèrent ; la Chevalerie disparut, et les préjugés qu'elle avait nourris s'accrurent. Cet ancien respect accordé à des titres chimériques ne put pas même s'anéantir, quand se dissipa ce qui fondait ces titres : on ne respecta plus des sorcières, mais on vénéra des catins, et ce qu'il y eut de pis, on continua de s'égorger pour elles. Que de telles platitudes cessent d'influer sur l'esprit des philosophes, et, remettant les femmes à leur véritable place, qu'ils ne voient en elles, ainsi que l'indique la nature, ainsi que l'admettent les peuples les plus sages, que des individus créés pour leurs plaisirs, soumis à leurs caprices, dont la faiblesse et la méchanceté ne doivent mériter d'eux que des mépris.

Mais non seulement, Thérèse, tous les peuples de la terre jouirent des droits les plus étendus sur leurs femmes, il s'en trouva même qui les condamnaient à la mort dès qu'elles venaient au monde, ne conservant absolument que le petit nombre nécessaire à la reproduction de l'espèce. Les Arabes, connus sous le nom de Koreihs, enterraient leurs filles dès l'âge de sept ans, sur une montagne auprès de La Mecque, parce qu'un sexe aussi vil leur paraissait, disaient-ils, indigne de voir le jour. Dans le sérail du roi d'Achem, pour le seul soupçon d'infidélité, pour la plus légère désobéissance dans le service des voluptés du prince, ou sitôt qu'elles inspirent le dégoût, les plus affreux supplices leur servent à l'instant de punition. Aux bords du Gange, elles sont obligées de s'immoler elles-mêmes sur les cendres de leurs époux, comme inutiles au monde, dès que leurs maîtres n'en peuvent plus jouir. Ailleurs on les chasse comme des bêtes fauves, c'est un honneur que d'en tuer beaucoup ; en Égypte, on les immole aux dieux ; à Formose, on les foule aux pieds si elles deviennent enceintes. Les lois germaines ne condamnaient qu'à dix écus d'amende celui qui tuait une femme étrangère, rien si c'était la sienne, ou une courtisane. Partout, en un mot, je le répète, partout je vois les femmes humiliées, molestées, partout sacrifiées à la superstition des prêtres, à la barbarie des époux ou aux caprices des libertins. Et parce que j'ai le malheur de vivre chez un peuple encore assez grossier pour n'oser abolir le plus ridicule des préjugés, je me priverais des droits que la nature m'accorde sur ce sexe ! je renoncerais à tous les plaisirs qui naissent de ces droits !… Non, non, Thérèse, cela n'est pas juste : je voilerai ma conduite, puisqu'il le faut, mais je me dédommagerai en silence, dans la retraite où je m'exile, des chaînes absurdes où la législation me condamne, et là, je traiterai ma femme comme j'en trouve le droit dans tous les codes de l'univers, dans mon cœur et dans la nature.

– Oh ! monsieur, lui dis-je, votre conversion est impossible.

– Aussi ne te conseillé-je pas de l'entreprendre, Thérèse, me répondit Gernande : l'arbre est trop vieux pour être plié ; on peut faire à mon âge quelques pas de plus dans la carrière du mal, mais pas un seul dans celle du bien. Mes principes et mes goûts firent mon bonheur depuis mon enfance, ils furent toujours l'unique base de ma conduite et de mes actions : peut-être irai-je plus loin, je sens que c'est possible, mais pour revenir, non ; j'ai trop d'horreur pour les préjugés des hommes, je hais trop sincèrement leur civilisation, leurs vertus et leurs dieux, pour y jamais sacrifier mes penchants.

De ce moment je vis bien que je n'avais plus d'autre parti à prendre, soit pour me tirer de cette maison, soit pour délivrer la comtesse, que d'user de ruse et de me concerter avec elle.

Depuis un an que j'étais dans sa maison, je lui avais trop laissé lire dans mon cœur pour qu'elle ne se convainquît pas du désir que j'avais de la servir, et pour qu'elle ne devinât pas ce qui m'avait fait d'abord agir différemment. Je m'ouvris davantage, elle se livra : nous convînmes de nos plans. Il s'agissait d'instruire sa mère, de lui dessiller les yeux sur les infamies du comte. Mme de Gernande ne doutait pas que cette dame infortunée n'accourût aussitôt briser les chaînes de sa fille ; mais comment réussir, nous étions si bien renfermées, tellement gardées à vue ! Accoutumée à franchir des remparts, je mesurai des yeux ceux de la terrasse : à peine avaient-ils trente pieds ; aucune clôture ne parut à mes yeux ; je crois qu'une fois en bas de ces murailles, on se trouvait dans les routes du bois ; mais la comtesse arrivée de nuit dans cet appartement, et n'en étant jamais sortie, ne put rectifier mes idées. Je consentis à essayer l'escalade. Mme de Gernande écrivit à sa mère la lettre du monde la plus faite pour l'attendrir et la déterminer à venir au secours d'une fille aussi malheureuse ; je mis la lettre dans mon sein, j'embrassai cette chère et intéressante femme, puis aidée de nos draps, dès qu'il fut nuit, je me laissai glisser au bas de cette forteresse. Que devins-je, ô ciel ! quand je reconnus qu'il s'en fallait bien que je fusse dehors de l'enceinte ! Je n'étais que dans le parc, et dans un parc environné de murs dont la vue m'avait été dérobée par l'épaisseur des arbres et par leur quantité : ces murs avaient plus de quarante pieds de haut, tout garnis de verre sur la crête, et d'une prodigieuse épaisseur… Qu'allais-je devenir ? Le jour était prêt à paraître : que penserait-on de moi en me voyant dans un lieu où je ne pouvais me trouver qu'avec le projet sûr d'une évasion ? Pouvais-je me soustraire à la fureur du comte ? Quelle apparence y avait-il que cet ogre ne s'abreuvât pas de mon sang pour me punir d'une telle faute ? Revenir était impossible, la comtesse avait retiré les draps ; frapper aux portes, n'était se trahir encore plus sûrement : peu s'en fallut alors que la tête ne me tournât totalement et que je ne cédasse avec violence aux effets de mon désespoir. Si j'avais reconnu quelque pitié dans l’âme du comte, l'espérance peut-être m'eût-elle un instant abusée, mais un tyran, un barbare, un homme qui détestait les femmes, et qui, disait-il, cherchait depuis longtemps l'occasion d'en immoler une, en lui faisant perdre son sang, goutte à goutte, pour voir combien d'heures elle pourrait vivre ainsi… J'allais incontestablement servir à l'épreuve. Ne sachant donc que devenir, trouvant des dangers partout, je me jetai au pied d'un arbre, décidée à attendre mon sort, et me résignant en silence aux volontés de l'Éternel… Le jour paraît enfin : juste ciel ! le premier objet qui se présente à moi… c'est le comte lui-même : il avait fait une chaleur affreuse pendant la nuit ; il était sorti pour prendre l'air. Il croit se tromper, il croit voir un spectre, il recule : rarement le courage est la vertu des traîtres. Je me lève tremblante, je me précipite à ses genoux.

– Que faites-vous là, Thérèse ? me dit-il.

– Oh ! monsieur, punissez-moi, répondis-je, je suis coupable, et n'ai rien à répondre.

Malheureusement j'avais dans mon effroi oublié de déchirer la lettre de la comtesse : il la soupçonne, il me la demande, je veux nier ; mais Gernande, voyant cette fatale lettre dépasser le mouchoir de mon sein, la saisit, la dévore, et m'ordonne de le suivre.

Nous rentrons dans le château par un escalier dérobé donnant sous les voûtes ; le plus grand silence y régnait encore ; après quelques détours, le comte ouvre un cachot et m'y jette.

– Fille imprudente, me dit-il alors, je vous avais prévenue que le crime que vous venez de commettre se punissait ici de mort : préparez-vous donc à subir le châtiment qu'il vous a plu d'encourir. En sortant de table, demain, je viendrai vous expédier.

Je me précipite de nouveau à ses genoux, mais me saisissant par les cheveux, il me traîne à terre, me fait faire ainsi deux ou trois fois le tour de ma prison, et finit par me précipiter contre les murs de manière à m'y écraser.

– Tu mériterais que je t'ouvrisse à l'instant les quatre veines, dit-il en fermant la porte, et si je retarde ton supplice, sois bien sûre que ce n'est que pour le rendre plus horrible.

Il est dehors, et moi dans la plus violente agitation : je ne vous peins point la nuit que je passai ; les tourments de l'imagination joints aux maux physiques que les premières cruautés de ce monstre venaient de me faire éprouver, la rendirent une des plus affreuses de ma vie. On ne se figure point les angoisses d'un malheureux qui attend son supplice à toute heure, à qui l'espoir est enlevé, et qui ne sait pas si la minute où il respire ne sera pas la dernière de ses jours. Incertain de son supplice, il se le représente sous mille formes plus horribles les unes que les autres ; le moindre bruit qu'il entend lui paraît être celui de ses bourreaux ; son sang s'arrête, son cœur s'éteint, et le glaive qui va terminer ses jours est moins cruel que ces funestes instants où la mort le menace.

Il est vraisemblable que le comte commença par se venger de sa femme ; l'événement qui me sauva va vous en convaincre comme moi : il y avait trente-six heures que j'étais dans la crise que je viens de vous peindre sans qu'on m'eût apporté aucun secours, lorsque ma porte s'ouvrit et que le comte parut ; il était seul, la fureur étincelait dans ses yeux.

– Vous devez bien vous douter, me dit-il, du genre de mort que vous allez subir : il faut que ce sang pervers s'écoule en détail ; vous serez saignée trois fois par jour, je veux voir combien de temps vous pourrez vivre de cette façon. C'est une expérience que je brûlais de faire, vous le savez, je vous remercie de m'en fournir les moyens.

Et le monstre, sans s'occuper pour lors d'autres passions que de sa vengeance, me fait tendre un bras, me pique, et bande la plaie après deux palettes de sang. Il avait à peine fini, que des cris se font entendre.

– Monsieur !… monsieur ! lui dit en accourant une des vieilles qui nous servaient… venez au plus vite, Madame se meurt, elle veut vous parler avant de rendre l'âme.

Et la vieille revole auprès de sa maîtresse.

Quelque accoutumé que l'on soit au crime, il est rare que la nouvelle de son accomplissement n'effraye celui qui vient de le commettre. Cette terreur venge la vertu : tel est l'instant où ses droits se reprennent. Gernande sort égaré, il oublie de fermer les portes. Je profite de la circonstance, quelque affaiblie que je sois par une diète de plus de quarante heures et par une saignée : je m'élance hors de mon cachot, tout est ouvert, je traverse les cours, et me voilà dans la forêt sans qu'on m'ait aperçue. « Marchons, me dis-je, marchons avec courage ; si le fort méprise le faible, il est un Dieu puissant qui protège celui-ci et qui ne l'abandonne jamais. » Pleine de ces idées, j'avance avec ardeur, et avant que la nuit ne soit close, je me trouve dans une chaumière à quatre lieues du château. Il m'était resté quelque argent, je me fis soigner de mon mieux : quelques heures me rétablirent. Je partis dès le point du jour, et m'étant fait montrer la route, renonçant à tous projets de plaintes, soit anciennes, soit nouvelles, je me fis diriger vers Lyon où j'arrivai le huitième jour, bien faible, bien souffrante, mais heureusement sans être poursuivie. Là je ne songeai qu'à me rétablir avant de gagner Grenoble, où j'avais toujours dans l'idée que le bonheur m'attendait.

Un jour que je jetais par hasard les yeux sur une gazette étrangère, quelle fut ma surprise d'y reconnaître encore le crime couronné, et d'y voir au pinacle un des principaux auteurs de mes maux ! Rodin, ce chirurgien de Saint-Marcel, cet infâme qui m'avait si cruellement punie d'avoir voulu lui épargner le meurtre de sa fille, venait, disait ce journal, d'être nommé premier chirurgien de l'Impératrice de Russie, avec des appointements considérables. « Qu'il soit fortuné, le scélérat, me dis-je, qu'il le soit, dès que la providence le veut ! et toi, souffre, malheureuse créature, souffre sans te plaindre, puisqu'il est dit que les tribulations et les peines doivent être l'affreux partage de la vertu ; n'importe, je ne m'en dégoûterai jamais. »

Je n'étais point au bout de ces exemples frappants du triomphe des vices, exemples si décourageants pour la vertu, et la prospérité du personnage que j'allais retrouver devait me dépiter et me surprendre plus qu'aucune autre, sans doute, puisque c'était celle d'un des hommes dont j'avais reçu les plus sanglants outrages. Je ne m'occupais que de mon départ, lorsque je reçus un soir un billet qui me fut rendu par un laquais vêtu de gris, absolument inconnu de moi ; en me le remettant, il me dit qu'il était chargé de la part de son maître d'obtenir sans faute une réponse de moi. Tels étaient les mots de ce billet :

Un homme qui a quelques torts avec vous, qui croit vous avoir reconnue dans la place de Bellecour, brûle de vous voir et de réparer sa conduite : hâtez-vous de le venir trouver ; il a des choses à vous apprendre, qui peut-être l'acquitteront de tout ce qu'il vous doit.

Ce billet n'était point signé, et le laquais ne s'expliquait pas. Lui ayant déclaré que j'étais décidée à ne point répondre que je ne susse quel était son maître :

– C'est M. de Saint-Florent, mademoiselle, me dit-il ; il a eu l'honneur de vous connaître autrefois aux environs de Paris ; vous lui avez, prétend-il, rendu des services dont il brûle de s'acquitter. Maintenant à la tête du commerce de cette ville, il y jouit à la fois d'une considération et d'un bien qui le mettent à même de vous prouver sa reconnaissance. Il vous attend.

Mes réflexions furent bientôt faites. Si cet homme n'avait pas pour moi de bonnes intentions, me disais-je, serait-il vraisemblable qu'il m'écrivît, qu'il me fît parler de cette manière ? Il a des remords de ses infamies passées, il se rappelle avec effroi de m'avoir arraché ce que j'avais de plus cher, et de m'avoir réduite, par l'enchaînement ; de ses horreurs, au plus cruel état où puisse être une femme… Oui, oui, n'en doutons pas, ce sont des remords, je serais coupable envers l'Être suprême si je ne me prêtais à les apaiser. Suis-je en situation d'ailleurs de rejeter l'appui qui se présente ? Ne dois-je pas bien plutôt saisir avec empressement tout ce qui s'offre pour me soulager ? C'est dans son hôtel que cet homme veut me voir : sa fortune doit l'entourer de gens devant lesquels il se respectera trop pour oser me manquer encore, et dans l'état où je suis, grand Dieu ! puis-je inspirer autre chose que de la commisération ? J'assurai donc le laquais de Saint-Florent que le lendemain, sur les onze heures, j'aurais l'avantage d'aller saluer son maître, que je le félicitais des faveurs qu'il avait reçues de la Fortune, et qu'il s'en fallait bien qu'elle m'eût traitée comme lui.

Je rentrai chez moi, mais si occupée de ce que voulait me dire cet homme, que je ne fermai pas l'œil de la nuit. J'arrive enfin à l'adresse indiquée : un hôtel superbe, une foule de valets, les regards humiliants de cette riche canaille sur l'infortune qu'elle méprise, tout m'en impose, et je suis au moment de me retirer, lorsque le même laquais qui m'avait parlé la veille m'aborde et me conduit, en me rassurant, dans un cabinet somptueux ou je reconnais fort bien mon bourreau, quoique âgé pour lors de quarante-cinq ans, et qu'il y eût près de neuf que je ne l'eusse vu. Il ne se lève point, mais il ordonne qu'on nous laisse seuls, et me fait signe d'un geste de venir me placer sur une chaise à côté du vaste fauteuil qui le contient.

– J'ai voulu vous revoir, mon enfant, dit-il, avec le ton humiliant de la supériorité, non que je croie avoir de grands torts avec vous, non qu'une fâcheuse réminiscence me contraigne à des réparations au-dessus desquelles je me crois ; mais je me souviens que dans le peu de temps que nous nous sommes connus, vous m'avez montré de l'esprit : il en faut pour ce que j'ai à vous proposer, et si vous l'acceptez, le besoin que j'aurai alors de vous vous fera trouver dans ma fortune, les ressources qui vous sont nécessaires, et sur lesquelles vous compteriez en vain sans cela.

Je voulus répondre par quelques reproches à la légèreté du ce début ; Saint-Florent m'imposa silence.

– Laissons ce qui s'est passé, me dit-il, c'est l'histoire des passions, et mes principes me portent à croire qu'aucun frein n'en doit arrêter la fougue ; quand elles parlent, il faut les servir, c'est ma loi. Lorsque je fus pris par les voleurs avec qui vous étiez, me vîtes-vous me plaindre de mon sort ? Se consoler et agir d'industrie, si l'on est le plus faible, jouir de tous ses droits, si l'on est le plus fort, voilà mon système. Vous étiez jeune et jolie, Thérèse, nous nous trouvions au fond d'une forêt, il n'est point de volupté dans le monde qui allume mes sens comme le viol d'une fille vierge : vous l'étiez, je vous ai violée ; peut-être vous eussé-je fait pis, si ce que je hasardais n'eût pas eu de succès, et que vous m'eussiez opposé des résistances. Mais je vous volai, je vous laissai sans ressources au milieu de la nuit, dans une route dangereuse ; deux motifs occasionnèrent ce nouveau délit : il me fallait de l'argent, je n'en avais pas ; quant à l'autre raison qui put me porter à ce procédé, je vous l'expliquerais vainement, Thérèse, vous ne l'entendriez point. Les seuls êtres qui connaissent le cœur de l'homme, qui en ont étudié les replis, qui ont démêlé les coins les plus impénétrables de ce dédale obscur, pourraient vous expliquer cette sorte d'égarement.

– Quoi ! monsieur, de l'argent que je vous avais offert… le service que je venais de vous rendre… être payée de ce que j'avais fait pour vous par une aussi noire trahison… cela peut, dites-vous, se comprendre, cela peut se légitimer ?

– Eh ! oui, Thérèse, eh ! oui ; la preuve que cela peut s'expliquer, c'est qu'en venant de vous piller, de vous molester… (car je vous battis, Thérèse), eh bien ! à vingt pas de là, songeant à l'état où je vous laissais, je retrouvai sur-le-champ dans ces idées des forces pour de nouveaux outrages, que je ne vous eusse peut-être jamais faits sans cela. Vous n'aviez perdu qu'une de vos prémices… je m'en allais, je revins sur mes pas, et je vous fis perdre l'autre… Il est donc vrai que dans de certaines âmes la volupté peut naître au sein du crime ! Que dis-je ? il est donc vrai que le crime seul l'éveille et le décide, et qu'il n'est pas une seule volupté dans le monde qu'il n'enflamme et qu'il n'améliore…

– Oh ! monsieur, quelle horreur !

– N'en pouvais-je pas commettre une plus grande ?… Peu s'en fallut, je vous l'avoue ; mais je me doutais bien que vous alliez être réduite aux dernières extrémités : cette idée me satisfit, je vous quittai. Laissons cela, Thérèse, et venons à, l'objet qui m'a fait désirer de vous voir.

Cet incroyable goût que j'ai pour l'un et l'autre pucelage d'une petite fille ne m'a point quitté, Thérèse, poursuivit Saint-Florent ; il en est de celui-là. comme de tous les autres écarts du libertinage : plus on vieillit, et plus ils prennent de forces ; des anciens délits naissent de nouveaux désirs, et de nouveaux crimes de ces désirs. Tout cela ne serait rien, ma chère, si ce qu'on emploie pour réussir n'était pas soi-même très coupable. Mais comme le besoin du mal est le premier mobile de nos caprices, plus ce qui nous conduit est criminel, et mieux nous sommes irrités. Arrivé là, on ne se plaint plus que de la médiocrité des moyens : plus leur atrocité s'étend, plus notre volupté devient piquante, et l'on s'enfonce ainsi dans le bourbier sans la plus légère envie d'en sortir.

C'est mon histoire, Thérèse ; chaque jour, deux jeunes enfants sont nécessaires à mes sacrifices. Ai-je joui ? non seulement je n'en revois plus les objets, mais il devient même essentiel à l'entière satisfaction de mes fantaisies que ces objets sortent aussitôt de la ville : je goûterais mal les plaisirs du lendemain si j'imaginais que les victimes de la veille respirassent encore le même air que moi. Le moyen de m'en débarrasser est facile. Le croirais-tu, Thérèse ? Ce sont mes débauches qui peuplent le Languedoc et la Provence de la multitude d'objets de libertinage que renferme leur sein : une heure après que ces petites filles m'ont servi, des émissaires sûrs les embarquent et les vendent aux appareilleuses de Nîmes, de Montpellier, de Toulouse, d'Aix et de Marseille. Ce commerce, dont j'ai deux tiers de bénéfice, me dédommage amplement de ce que les sujets me coûtent, et je satisfais ainsi deux de mes plus chères passions, et ma luxure, et ma cupidité. Mais les découvertes, les séductions me donnent de la peine ; d'ailleurs l'espèce de sujets importe infiniment à ma lubricité : je veux qu'ils soient tous pris dans ces asiles de la misère où le besoin de vivre et l'impossibilité d'y réussir, absorbant le courage, la fierté, la délicatesse, énervant l'âme enfin, décide, dans l'espoir d'une subsistance indispensable, à tout ce qui paraît devoir l'assurer. Je fais impitoyablement fouiller tous ces réduits : on n'imagine pas ce qu'ils me rendent. Je vais plus loin, Thérèse : l'activité, l'industrie, un peu d'aisance, en luttant contre mes subornations, me raviraient une grande partie des sujets ; j'oppose à ces écueils le crédit dont je jouis dans cette ville, j'excite des oscillations dans le commerce, ou des chertés dans les vivres, qui, multipliant les classes du pauvre, lui enlevant d'un côté les moyens du travail, et lui rendant difficiles de l'autre ceux de la vie, augmentent en raison égale la somme des sujets que la misère me livre. La ruse est connue, Thérèse : ces disettes de bois, de blé et d'autres comestibles, dont Paris a frémi tant d'années, n'avaient d'autres objets que ceux qui m'animent ; l'avarice, le libertinage, voilà les passions qui, du sein des lambris dorés, tendent une multitude de filets jusque sur l'humble toit du pauvre. Mais, quelque habileté que je mette en usage pour presser d'un côté, si des mains adroites n'enlèvent pas lestement de l'autre, j'en suis pour mes peines, et la machine va tout aussi mal que si je n'épuisais pas mon imagination en ressources et mon crédit en opérations. J'ai donc besoin d'une femme leste, jeune, intelligente, qui, ayant elle-même passé par les épineux sentiers de la misère, connaisse mieux que qui que ce soit les moyens de débaucher celles qui y sont ; une femme dont les yeux pénétrants devinent l'adversité dans ses greniers les plus ténébreux, et dont l'esprit suborneur en détermine les victimes à se tirer de l'oppression par les moyens que je présente ; une femme spirituelle enfin, sans scrupule comme sans pitié, qui ne néglige rien pour réussir, jusqu'à couper même le peu de ressources qui, soutenant encore l'espoir de ces infortunées, les empêche de se résoudre. J'en avais une excellente, et sûre : elle vient de mourir. On n'imagine pas jusqu'où cette intelligente créature portait l'effronterie ; non seulement elle isolait ces misérables au point de les contraindre à venir l'implorer à genoux, mais si ces moyens ne lui succédaient pas assez tôt pour accélérer leur chute, la scélérate allait jusqu'à les voler. C'était un trésor : il ne me faut que deux sujets par jour, elle m'en eût donné dix, si je les eusse voulus. Il résultait de là que je faisais des choix meilleurs, et que la surabondance de la matière première de mes opérations me dédommageait de la main-d'œuvre. C'est cette femme qu'il faut remplacer, ma chère ; tu en auras quatre à tes ordres, et deux mille écus d'appointements : j'ai dit, réponds, Thérèse, et surtout que des chimères ne t'empêchent pas d'accepter ton bonheur quand le hasard et ma main te l'offrent.

– Oh ! monsieur, dis-je à ce malhonnête homme, en frémissant de ses discours, est-il possible, et que vous puissiez concevoir de telles voluptés, et que vous osiez me proposer de les servir ! Que d'horreurs vous venez de me faire entendre ! Homme cruel, si vous étiez malheureux seulement deux jours, vous verriez comme ces systèmes d'inhumanité s'anéantiraient bientôt dans votre cœur : c'est la prospérité qui vous aveugle et qui vous endurcit ; vous vous blasez sur le spectacle de maux dont vous vous croyez à l'abri, et parce que vous espérez ne les jamais sentir, vous vous supposez en droit de les infliger ; puisse le bonheur ne jamais approcher de moi, dès qu'il peut corrompre à tel point ! Ô juste ciel ! ne se pas contenter d'abuser de l'infortune ! pousser l'audace et la férocité jusqu'à l'accroître, jusqu'à la prolonger, pour l'unique satisfaction de ses désirs ! Quelle cruauté, monsieur ! les bêtes les plus féroces ne nous donnent pas d'exemples d'une barbarie semblable.

– Tu te trompes, Thérèse, il n'y a pas de fourberies que le loup n'invente pour attirer l'agneau dans ses pièges : ces ruses sont dans la nature, et la bienfaisance n'y est pas ; elle n'est qu'un caractère de la faiblesse préconisée par l'esclave pour attendrir son maître et le disposer à plus de douceur ; elle ne s'annonce jamais chez l'homme que dans deux cas : ou s'il est le plus faible, ou s'il craint de le devenir. La preuve que cette prétendue vertu n'est pas dans la nature, c'est qu'elle est ignorée de l'homme le plus rapproché d'elle. Le sauvage, en la méprisant, tue sans pitié son semblable, ou par vengeance ou par avidité… Ne la respecterait-il pas, cette vertu, si elle était écrite dans son cœur ? Mais elle n'y parut jamais, jamais elle ne se trouvera partout où les hommes seront égaux. La civilisation, en épurant les individus, en distinguant des rangs, en offrant un pauvre aux yeux du riche, en faisant craindre à celui-ci une variation d'état qui pouvait le précipiter dans le néant de l'autre, mit aussitôt dans son esprit le désir de soulager l'infortuné pour être soulagé à son tour, s'il perdait ses richesses. Alors naquit la bienfaisance, fruit de la civilisation et de la crainte : elle n'est donc qu'une vertu de circonstances, mais nullement un sentiment de la nature qui ne plaça jamais dans nous d'autre désir que celui de nous satisfaire, à quelque prix que ce pût être. C'est en confondant ainsi tous les sentiments, c'est en n'analysant jamais rien, qu'on s'aveugle sur tout et qu'on se prive de toutes les jouissances.

– Ah ! monsieur, interrompis-je avec chaleur, peut-il en être une plus douce que celle de soulager l'infortune ? Laissons à part la frayeur de souffrir soi-même : y a-t-il une satisfaction plus vraie que celle d'obliger ?… Jouir des larmes de la reconnaissance, partager le bien-être qu'on vient de répandre chez des malheureux qui, semblables à vous, manquaient néanmoins des choses dont vous formez vos premiers besoins, les entendre chanter vos louanges et vous appeler leur père, replacer la sérénité sur des fronts obscurcis par la défaillance, par l'abandon et le désespoir, non, monsieur, nulle volupté dans le monde ne peut égaler celle-là : c'est celle de la divinité même, et le bonheur qu'elle promet à ceux qui l'auront servie sur la terre ne sera que la possibilité de voir ou de faire des heureux dans le ciel. Toutes les vertus naissent de celle-là, monsieur ; on est meilleur père, meilleur fils, meilleur époux, quand on connaît le charme d'adoucir l'infortune. Ainsi que les rayons du soleil, on dirait que la présence de l'homme charitable répand, sur tout ce qui l'entoure, la fertilité, la douceur et la joie ; et le miracle de la nature, après ce foyer de la lumière céleste, est l'âme honnête, délicate et sensible dont la félicité suprême est de travailler à celle des autres.

– Phoebus que tout cela, Thérèse ! les jouissances de l'homme sont en raison de la sorte d'organes qu'il a reçus de la nature ; celles de l'individu faible, et par conséquent de toutes les femmes, doivent porter à des voluptés morales, plus piquantes, pour de tels êtres, que celles qui n'influeraient que sur un physique entièrement dénué d'énergie : le contraire est l'histoire des âmes fortes, qui, bien mieux délectées des chocs vigoureux imprimés sur ce qui les entoure, qu'elles ne le seraient des impressions délicates ressenties par ces mêmes êtres existant auprès d'eux, préfèrent inévitablement, d'après cette constitution, ce qui affecte les autres en sens douloureux, à ce qui ne toucherait que d'une manière plus douce. Telle est l'unique différence des gens cruels aux gens débonnaires ; les uns et les autres sont doués de sensibilité, mais ils le sont chacun à leur manière. Je ne nie pas qu'il n'y ait des jouissances dans l'une et l'autre classe, mais je soutiens avec beaucoup de philosophes, sans doute, que celles de l'individu organisé de la manière la plus vigoureuse seront incontestablement plus vives que toutes celles de son adversaire ; et ces systèmes établis, il peut et il doit se trouver une sorte d'hommes qui trouve autant de plaisir dans tout ce qu'inspire la cruauté, que les autres en goûtent dans la bienfaisance. Mais ceux-ci seront des plaisirs doux, et les autres des plaisirs fort vifs : les uns seront les plus sûrs, les plus vrais sans doute, puisqu'ils caractérisent les penchants de tous les hommes encore au berceau de la nature, et des enfants mêmes, avant qu'ils n'aient connu l'empire de la civilisation ; les autres ne seront que l'effet de cette civilisation, et par conséquent des voluptés trompeuses et sans aucun sel. Au reste, mon enfant, comme nous sommes moins ici pour philosopher que pour consolider une détermination, ayez pour agréable de me donner votre dernier mot… Acceptez-vous, ou non, le parti que je vous propose ?

– Assurément, je le refuse, monsieur, répondis-je en me levant… Je suis bien pauvre… oh ! oui, bien pauvre, monsieur ; mais, plus riche des sentiments de mon cœur que de tous les dons de la Fortune, jamais je ne sacrifierai les uns pour posséder les autres : je saurai mourir dans l'indigence, mais je ne trahirai pas la vertu.

– Sortez, me dit froidement cet homme détestable, et que je n'aie pas surtout à craindre de vous des indiscrétions : vous seriez bientôt mise en un lieu d'où je n'aurais plus à les redouter.

Rien n'encourage la vertu comme les craintes du vice bien moins timide que je ne l'aurais cru, j'osai, en lui promettant qu'il n'aurait rien à redouter de moi, lui rappeler le vol qu'il m'avait fait dans la forêt de Bondy, et lui faire sentir que, dans la circonstance où j'étais, cet argent me devenait indispensable. Le monstre me répondit durement alors qu'il ne tenait qu'à moi d'en gagner, et que je m'y refusais.

– Non, monsieur, répondis-je avec fermeté, non, je vous le répète, je périrais mille fois, plutôt que de sauver mes jours à ce prix.

– Et moi, dit Saint-Florent, il n'y a de même rien que je ne préférasse au chagrin de donner mon argent sans qu'on le gagne : malgré le refus que vous avez l'insolence de me faire, je veux bien encore passer un quart d'heure avec vous ; allons donc dans ce boudoir, et quelques instants d'obéissance mettront vos fonds dans un meilleur ordre.

– Je n'ai pas plus d'envie de servir vos débauches dans un sens que dans un autre, monsieur, répondis-je fièrement : ce n'est pas la charité que je demande, homme cruel ; non, je ne vous procure pas cette jouissance ; ce que je réclame n'est que ce qui m'est dû ; c'est ce que vous m'avez volé de la plus indigne manière… Garde-le, cruel, garde-le, si bon te semble : vois sans pitié mes larmes ; entends si tu peux, sans t'émouvoir, les tristes accents du besoin, mais souviens-toi que si tu commets cette nouvelle infamie, j'aurai, au prix de ce qu'elle me coûte, acheté le droit de te mépriser à jamais.

Saint-Florent furieux m'ordonna de sortir, et je pus lire sur son affreux visage que, sans les confidences qu'il m'avait faites, et dont il redoutait l'éclat, j'eusse peut-être payé par quelques brutalités de sa part la hardiesse de lui avoir parlé trop vrai… Je sortis. On amenait au même instant à ce débauché une de ces malheureuses victimes de sa sordide crapule. Une des femmes, dont il me proposait de partager l'horrible état, conduisait chez lui une pauvre petite fille d'environ neuf ans, dans tous les attributs de l'infortune et de la langueur : elle paraissait avoir à peine la force de se soutenir… Oh, ciel ! pensai-je en voyant cela, se peut-il que de tels objets puissent inspirer d'autres sentiments que ceux de la pitié ! Malheur à l'être dépravé qui pourra soupçonner des plaisirs sur un sein que le besoin consume ; qui voudra cueillir des baisers sur une bouche que la faim dessèche, et qui ne s'ouvre que pour le maudire !

Mes larmes coulèrent : j'aurais voulu ravir cette victime au tigre qui l'attendait, je ne l'osai pas. L'aurais-je pu ? Je regagnais promptement mon auberge, aussi humiliée d'une infortune qui m'attirait de telles propositions, que révoltée contre l'opulence qui se hasardait à les faim.

Je partis de Lyon le lendemain pour prendre la route du Dauphiné, toujours remplie du fol espoir qu'un peu de bonheur m'attendait dans cette province. A peine fus-je a deux lieues de Lyon, à pied comme à mon ordinaire, avec un couple de chemises et quelques mouchoirs dans mes poches, que je rencontrai une vieille femme qui m'aborda avec l'air de la douleur et qui me conjura de lui faire l'aumône. Loin de la dureté dont je venais de recevoir d'aussi cruels exemples, ne connaissant de bonheur au monde que celui d'obliger un malheureux, je sors à l'instant ma bourse à dessein d'en tirer un écu et de le donner à cette femme ; mais l'indigne créature, bien plus prompte que moi, quoique je l'eusse d'abord jugée vieille et cassée, saute lestement sur ma bourse, la saisit, me renverse d'un vigoureux coup de poing dans l'estomac, et ne reparaît plus à mes yeux qu'à cent pas de là, entourée de quatre coquins qui me menacent si j'ose avancer.

Grand Dieu ! m'écriai-je avec amertume, il est donc impossible que mon âme s'ouvre à aucun mouvement vertueux sans que j'en sois à l'instant punie par les châtiments les plus sévères ! En ce moment fatal tout mon courage m'abandonna : j'en demande aujourd'hui bien sincèrement pardon au ciel ; mais je fus aveuglée par le désespoir. Je me sentis prête à quitter la carrière où s'offraient tant d'épines : deux partis se présentaient, celui de m'aller joindre aux fripons qui venaient de me voler, ou celui de retourner à Lyon pour y accepter la proposition de Saint-Florent. Dieu me fit grâce de ne pas succomber, et quoique l'espoir qu'il alluma à nouveau dans moi fût trompeur, puisque tant d'adversités m'attendaient encore, je le remercie pourtant de m'avoir soutenue : la fatale étoile qui me conduit, quoique innocente, à l'échafaud, ne me vaudra jamais que la mort ; d'autres partis m'eussent valu l'infamie, et l'un est bien moins cruel que le reste.

Je continue de diriger mes pas vers la ville de Vienne, décidée à y vendre ce qui me restait pour arriver à Grenoble. Je marchais tristement, lorsque, à un quart de lieue de cette ville, j'aperçois dans la plaine, à droite du chemin, deux cavaliers qui foulaient un homme aux pieds de leurs chevaux, et qui, après l'avoir laissé comme mort, se sauvèrent à bride abattue ; ce spectacle affreux m'attendrit jusqu'aux larmes. Hélas ! me dis-je, voilà un homme plus à plaindre que moi ; il me reste au moins la santé et la force, je puis gagner ma vie, et si ce malheureux n'est pas riche, que va-t-il devenir ?

A quelque point que j'eusse dû me défendre des mouvements de la commisération, quelque funeste qu'il fût pour moi de m'y livrer, je ne pus vaincre l'extrême désir que j'éprouvais de me rapprocher de cet homme et de lui prodiguer mes secours. Je vole à lui, il respire par mes soins un peu d'eau spiritueuse que je conservais sur moi : il ouvre enfin les yeux, et ses premiers accents sont ceux de la reconnaissance ; encore plus empressée de lui être utile, je mets en pièces une de mes chemises pour panser ses blessures, pour étancher son sang : un des seuls effets qui me restent, je le sacrifie pour ce malheureux. Ces premiers soins remplis, je lui donne à boire un peu de vin ; cet infortuné a tout à fait repris ses sens ; je l'observe et je le distingue mieux. Quoique à pied, et dans un équipage assez leste, il ne paraissait pourtant pas dans la médiocrité, il avait quelques effets de prix, des bagues, une montre, des boîtes, mais tout cela fort endommagé de son aventure. Il me demande, dès qu'il peut parler, quel est l'ange bienfaisant qui lui apporte ce secours, et ce qu'il peut faire pour lui en témoigner sa gratitude. Ayant encore la simplicité de croire qu'une âme enchaînée par la reconnaissance devait être à moi sans retour, je crois pouvoir jouir en sûreté du doux plaisir de faire partager mes pleurs à celui qui vient d'en verser dans mes bras : je l'instruis de mes revers, il les écoute avec intérêt, et quand j'ai fini par la dernière catastrophe qui vient de m'arriver, dont le récit lui fait voir l'état de misère où je me trouve :

– Que je suis heureux, s'écrie-t-il, de pouvoir au moins reconnaître tout ce que vous venez de faire pour moi ! Je m'appelle Roland, continue cet aventurier, je possède un fort beau château dans la montagne, à quinze lieues d'ici, je vous invite à m'y suivre ; et pour que cette proposition n'alarme point votre délicatesse, je vais vous expliquer tout de suite à quoi vous me serez utile. Je suis garçon, mais j'ai une sœur que j'aime passionnément, qui s'est vouée à ma solitude, et qui la partage avec moi : j'ai besoin d'un sujet pour la servir ; nous venons de perdre celle qui remplissait cet emploi, je vous offre sa place.

Je remerciai mon protecteur, et pris la liberté de lui demander par quel hasard un homme comme lui s'exposait à voyager sans suite, et, ainsi que cela venait de lui arriver, à être molesté par des fripons.

– Un peu replet, jeune et vigoureux, je suis depuis plusieurs années, me dit Roland, dans l'habitude de venir de chez moi à Vienne de cette manière. Ma santé et ma bourse y gagnent : ce n'est pas que je sois dans le cas de prendre garde à la dépense, car je suis riche ; vous en verrez bientôt la preuve, si vous me faites l'amitié de venir chez moi ; mais l'économie ne gâte jamais rien. Quant aux deux hommes qui viennent de m'insulter, ce sont deux gentillâtres du canton, à qui je gagnai cent louis la semaine passée, dans une maison, à Vienne ; je me contentai de leur parole, je les rencontre aujourd'hui, je leur demande mon dû, et voilà comme ils me traitent.

Je déplorais avec cet homme le double malheur dont il était victime, lorsqu'il me proposa de nous remettre en route :

– Je me sens un peu mieux, grâce à vos soins, me dit Roland ; la nuit s'approche, gagnons une maison qui doit être à deux lieues d'ici ; moyennant les chevaux que nous y prendrons demain, nous pourrons arriver chez moi le même soir.

Absolument décidée à profiter des secours que le ciel semblait m'envoyer, j'aide Roland à se mettre en marche, je le soutiens pendant la route, et nous trouvons effectivement à deux lieues de là, l'auberge qu'il avait indiquée. Nous y soupons honnêtement ensemble ; après le repas, Roland me recommande à la maîtresse du logis, et le lendemain, sur deux mules de louage qu'escortait un valet de l'auberge, nous gagnons la frontière du Dauphiné, nous dirigeant toujours vers les montagnes. La traite étant trop longue pour la faire en un jour, nous nous arrêtâmes à Virieu, où j'éprouvai les mêmes soins, les mêmes égards de mon patron, et le jour d'ensuite nous continuâmes notre marche toujours dans la même direction. Sur les quatre heures du soir, nous arrivâmes au pied des montagnes : là, le chemin devenant presque impraticable, Roland recommanda au muletier de ne pas me quitter de peur d'accident, et nous pénétrâmes dans les gorges. Nous ne fîmes que tourner, monter et descendre pendant plus de quatre lieues, et nous avions alors tellement quitté toute habitation et tout chemin frayé, que je me crus au bout de l'univers. Un peu d'inquiétude vint me saisir malgré moi ; Roland ne put s'empêcher de le voir, mais il ne disait mot, et son silence m'effrayait encore plus. Enfin nous vîmes un château perché sur la crête d'une montagne, au bord d'un précipice affreux, dans lequel il semblait prêt à s'abîmer : aucune route ne paraissait y tenir ; celle que nous suivions, seulement pratiquée par des chèvres, remplie de cailloux de tous côtés, arrivait cependant à cet effrayant repaire, ressemblant bien plutôt à un asile de voleurs qu'à l'habitation de gens vertueux.

– Voilà ma maison, me dit Roland, dès qu'il crut que le château avait frappé mes regards.

Et sur ce que je lui témoignais mon étonnement de le voir habiter une telle solitude :

– C'est ce qui me convient, me répondit-il avec brusquerie.

Cette réponse redoubla mes craintes : rien n'échappe dans le malheur ; un mot, une inflexion plus ou moins prononcée chez ceux de qui nous dépendons, étouffe ou ranime l'espoir ; mais n'étant plus à même de prendre un parti différent, je me contins. A force de tourner, cette antique masure se trouva tout à coup en face de nous : un quart de lieue tout au plus nous en séparait encore ; Roland descendit de sa mule, et m'ayant dit d'en faire autant, il les rendit toutes deux au valet, le paya et lui ordonna de s'en retourner. Ce nouveau procédé me déplut encore ; Roland s'en aperçut.

– Qu'avez-vous, Thérèse ? me dit-il, en nous acheminant vers son habitation ; vous n'êtes point hors de France ; ce château est sur les frontières du Dauphiné, il dépend de Grenoble.

– Soit, monsieur, répondis-je ; mais comment vous est-il venu dans l'esprit de vous fixer dans un tel coupe-gorge ?

– C'est que ceux qui l'habitent ne sont pas des gens très honnêtes, dit Roland ; il serait fort possible que tu ne fusses pas édifiée de leur conduite.

– Ah ! monsieur, lui dis-je en tremblant, vous me faites frémir, où me menez-vous donc ?

– Je te mène servir des faux-monnayeurs dont je suis le chef, rugi dit Roland, en me saisissant par le bras et me faisant traverser de force un petit pont qui s'abaissa à notre arrivée et se releva tout de suite après. Vois-tu ce puits ? continua-t-il, dès que nous fûmes entrés, en me montrant une grande et profonde grotte située au fond de la cour, où quatre femmes nues et enchaînées faisaient mouvoir une roue ; voilà tes compagnes, et voilà ta besogne, moyennant que tu travailleras journellement dix heures à tourner cette roue, et que tu satisferas comme ces femmes tous les caprices auxquels il me plaira de te soumettre, il te sera accordé six onces de pain noir et un plat de fèves par jour ; pour ta liberté, renonces-y ; tu ne l'auras jamais. Quand tu seras morte à la peine, on te jettera dans ce trou que tu vois à côté du puits, avec soixante ou quatre-vingts autres coquines de ton espèce qui t'y attendent, et l'on te remplacera. par une nouvelle.

– Oh ! grand Dieu, m'écriai-je en me jetant aux pieds de Roland, daignez vous rappeler, monsieur, que je vous ai sauvé la vie ; qu'un instant ému par la reconnaissance, vous semblâtes m'offrir le bonheur, et que c'est en me précipitant dans un abîme éternel de maux que vous acquittez mes services. Ce que vous faites est-il juste, et le remords ne vient-il pas déjà me venger au fond de votre cœur ?

– Qu'entends-tu, je te prie, par ce sentiment de reconnaissance dont tu t'imagines m'avoir captivé ? dit Roland. Raisonne mieux, chétive créature ; que faisais-tu quand tu vins à mon secours ? Entre la possibilité de suivre ton chemin et celle de venir avec moi, n'as-tu pas choisi le dernier comme un mouvement inspiré par ton cœur ? Tu te livrais donc à une jouissance ? Par où diable prétends-tu que je sois obligé de te récompenser des plaisirs que tu te donnes ? Et comment te vint-il jamais dans l'esprit qu'un homme qui, comme moi, nage dans l'or et l'opulence, daigne s'abaisser à devoir quelque chose à une misérable de ton espèce ? M'eusses-tu rendu la vie, je ne te devrais rien, dès que tu n'as agi que pour toi : au travail, esclave, au travail ! apprends que la civilisation, en bouleversant les principes de la nature, ne lui enlève pourtant point ses droits ; elle créa dans l'origine des êtres forts et des êtres faibles, avec l'intention que ceux-ci fussent toujours subordonnés aux autres ; l'adresse, l'intelligence de l'homme varièrent la position des individus, ce ne fut plus la force physique qui détermina les rangs, ce fut celle de l'or ; l'homme le plus riche devint le plus fort, le plus pauvre devint le plus faible ; à cela près des motifs qui fondaient la puissance, la priorité du fort fut toujours dans les lois de la nature, à qui il devenait égal que la chaîne qui captivait le faible fût tenue par le plus riche ou par le plus vigoureux, et qu'elle écrasât le plus faible ou bien le plus pauvre. Mais ces mouvements de reconnaissance dont tu veux me composer des liens, elle les méconnaît, Thérèse ; il ne fut jamais dans ses lois que le plaisir où l'un se livrait en obligeant devînt un motif pour celui qui recevait de se relâcher de ses droits sur l'autre. Vois-tu chez les animaux, qui nous servent d'exemples, ces sentiments que tu réclames ? Lorsque je te domine par mes richesses ou par ma force, est-il naturel que je t'abandonne mes droits, ou parce que tu as joui en m'obligeant, ou parce qu'étant malheureuse tu t'es imaginé de gagner quelque chose par ton procédé ? Le service fût-il même rendu d'égal à égal, jamais l'orgueil d'une âme élevée ne se laissera courber par la reconnaissance ; n'est-il pas toujours humilié, celui qui reçoit ? Et cette humiliation qu'il éprouve ne paye-t-elle pas suffisamment le bienfaiteur qui, par cela seul, se trouve au-dessus de l'autre ? N'est-ce pas une jouissance pour l'orgueil que de s'élever au-dessus de son semblable ? En faut-il d'autre à celui qui oblige ? Et si l'obligation, en humiliant celui qui reçoit, devient un fardeau pour lui, de quel droit le contraindre à le garder ? Pourquoi faut-il que je consente à me laisser humilier chaque fois que me frappent les regards de celui qui m'a obligé ? L'ingratitude, au lieu d'être un vice, est donc la vertu des âmes fières, aussi certainement que la reconnaissance n'est que celle des âmes faibles : qu'on m'oblige tant qu'on voudra, si l'on y trouve une jouissance, mais qu'on n'exige rien de moi.

A ces mots, auxquels Roland ne me donna pas le temps de répondre, deux valets me saisissent par ses ordres, me dépouillent, et m'enchaînent avec mes compagnes, que je suis obligée d'aider tout de suite, sans qu'on me permette seulement de me reposer de la marche fatigante que je viens de faire. Roland m'approche alors, il me manie brutalement sur toutes les parties que la pudeur défend de nommer, m'accable de sarcasmes et d'impertinences relativement à la marque flétrissante et peu méritée que Rodin avait empreinte sur moi, puis s'armant d'un nerf de bœuf toujours là, il m'en applique vingt coups sur le derrière.

– Voilà comme tu seras traitée, coquine, me dit-il, lorsque tu manqueras à ton devoir ; je ne te fais pas ceci pour aucune faute déjà commise par toi, mais seulement pour te montrer comme j'agis avec celles qui en font.

Je jette les hauts cris en me débattant sous mes fers ; mes contorsions, mes hurlements, mes larmes, les cruelles expressions de ma douleur ne servent que d'amusement à mon bourreau…

– Ah ! je t'en ferai voir d'autres, catin, dit Roland, tu n'es pas au bout de tes peines, et je veux que tu connaisses jusques aux plus barbares raffinements du malheur. Il me laisse.

Six réduits obscurs, situés sous une grotte autour de ce vaste puits, et qui se fermaient comme des cachots, nous servaient de retraite pendant la nuit. Comme elle arriva peu après que je fus à cette funeste chaîne, on vint me détacher ainsi que mes compagnes, et l'on nous enferma après nous avoir donné la portion d'eau, de fèves et de pain dont Roland m'avait parlé.

A peine fus-je seule, que je m'abandonnai tout à l'aise à l'horreur de ma situation. Est-il possible, me disais-je, qu'il y ait des hommes assez durs pour étouffer en eux le sentiment de la reconnaissance ?… Cette vertu où je me livrerais avec tant de charmes, si jamais une âme honnête me mettait dans le cas de la sentir, peut-elle donc être méconnue de certains êtres, et ceux qui l'étouffent avec autant d'inhumanité doivent-ils être autre chose que des monstres ?

J'étais plongée dans ces réflexions, lorsque tout à coup j'entends ouvrir la porte de mon cachot : c'est Roland ; le scélérat vient achever de m'outrager en me faisant servir à ses odieux caprices : vous supposez, madame, qu'ils devaient être aussi féroces que ses procédés, et que les plaisirs de l'amour pour un tel homme portaient nécessairement les teintes de son odieux caractère. Mais comment abuser de votre patience pour vous raconter ces nouvelles horreurs ? N'ai-je pas déjà trop souillé votre imagination par d'infâmes récits ? Dois-je en hasarder de nouveaux ?

– Oui, Thérèse, dit M. de Corville, oui, nous exigeons de vous ces détails, vous les gazez avec une décence qui en émousse toute l'horreur, il n'en reste que ce qui est utile à qui veut connaître l'homme. On n'imagine point combien ces tableaux sont utiles au développement de son âme ; peut-être ne sommes-nous encore aussi ignorants dans cette science que par la stupide retenue de ceux qui voulurent écrire sur ces matières. Enchaînés par d'absurdes craintes, ils ne nous parlent que de ces puérilités connues de tous les sots, et n'osent, portant une main hardie dans le cœur humain, en offrir à nos yeux les gigantesques égarements.

– Eh bien, monsieur, je vais vous obéir, reprit Thérèse émue, et me comportant comme je l'ai déjà fait, je tâcherai d'offrir mes esquisses sous les couleurs les moins révoltantes.

Roland, qu'il faut d'abord vous peindre, était un homme petit, replet, âgé de trente-cinq ans, d'une vigueur incompréhensible, velu comme un ours, la mine sombre, le regard féroce, fort brun, des traits mâles, un nez long, la barbe jusqu'aux yeux, des sourcils noirs et épais, et cette partie qui différencie les hommes de notre sexe d'une telle longueur et d'une grosseur si démesurée, que non seulement jamais rien de pareil ne s'était offert à mes yeux, mais qu'il était même absolument certain que jamais la nature n'avait rien fait d'aussi prodigieux : mes deux mains l'enlaçaient à peine, et sa longueur était celle de mon avant-bras. A ce physique, Roland joignait tous les vices qui peuvent être les fruits d'un tempérament de feu, de beaucoup d'imagination, et d'une aisance toujours trop considérable pour ne l'avoir pas plongé dans de grands travers. Roland achevait sa fortune ; son père, qui l'avait commencée, l'avait laissé fort riche, moyennant quoi ce jeune homme avait déjà beaucoup vécu : blasé sur les plaisirs ordinaires, il n'avait plus recours qu'à des horreurs ; elles seules parvenaient à lui rendre des désirs épuisés par trop de jouissances ; les femmes qui le servaient étaient toutes employées à ses débauches secrètes, et pour satisfaire à des plaisirs un peu moins malhonnêtes dans lesquels ce libertin pût trouver le sel du crime qui le délectait mieux que tout, Roland avait sa propre sœur pour maîtresse, et c'était avec elle qu'il achevait d'éteindre les passions qu'il venait allumer près de nous.

Il était presque nu quand il entra ; son visage, très enflammé, portait à la fois des preuves de l'intempérance de table où il venait de se livrer, et de l'abominable luxure qui le dévorait. Il me considère un instant avec des yeux qui me font frémir.

– Quitte ces vêtements, me dit-il, en arrachant lui-même ceux que j'avais repris pour me couvrir pendant la nuit… oui, quitte tout cela et suis-moi ; je t'ai fait sentir tantôt ce que tu risquais en te livrant à la paresse ; mais s'il te prenait envie de nous trahir, comme le crime serait bien plus grand, il faudrait que la punition s'y proportionnât ; viens donc voir de quelle espèce elle serait.

J'étais dans un état difficile à peindre, mais Roland ne donnant point à mon âme le temps d'éclater, me saisit aussitôt par le bras et m'entraîne ; il me conduisait de la main droite : de la gauche, il tenait une petite lanterne dont nous étions faiblement éclairés ; après plusieurs détours nous nous trouvons à la porte d'une cave ; il l'ouvre, et me faisant passer la première, il me dit de descendre pendant qu'il referme cette première clôture ; j'obéis. A cent marches nous en trouvons une seconde, qui s'ouvre et se referme de la même manière ; mais après celle-ci, il n'y avait plus d'escalier, c'était un petit chemin taillé dans le roc, rempli de sinuosités, et dont la pente était extrêmement raide. Roland ne disait mot, ce silence m'effrayait encore plus ; il nous éclairait de sa lanterne ; nous voyageâmes ainsi près d'un quart d'heure : l'état dans lequel j'étais me faisait ressentir encore plus vivement l'horrible humidité de ces souterrains. Nous étions enfin si fort descendus, que je ne crains pas d'exagérer en assurant que l'endroit où nous arrivâmes devait être à plus de huit cents pieds dans les entrailles de la terre ; de droite et de gauche du sentier que nous parcourions étaient plusieurs niches, où je vis des coffres qui renfermaient les richesses de ces malfaiteurs : une dernière porte de bronze se présente enfin, Roland l'ouvre, et je pensai tomber à la renverse en apercevant l'affreux local où me conduisait ce malhonnête homme ; me voyant fléchir, il me pousse rudement, et je me trouve ainsi, sans le vouloir, au milieu de cet affreux sépulcre. Représentez-vous, madame, un caveau rond, de vingt-cinq pieds de diamètre, dont les murs tapissés de noir n'étaient décorés que des plus lugubres objets, des squelettes de toutes sortes de tailles, des ossements en sautoir, des têtes de morts, des faisceaux de verges et de fouets, des sabres, des poignards, des pistolets : telles étaient les horreurs qu'on voyait sur les murs qu'éclairait ma lampe à trois mèches, suspendue à l'un des coins de la voûte ; du cintre partait une longue corde qui tombait à huit ou dix pieds de terre au milieu de ce cachot, et qui, comme vous allez bientôt le voir, n'était là que pour servir à d'affreuses expéditions ; à droite était un cercueil qu'entrouvrait le spectre de la Mort armé d'une faux menaçante ; un prie-Dieu était à côté ; on voyait un crucifix au-dessus, placé entre deux cierges noirs ; à gauche, l'effigie en cire d'une femme nue, si naturelle que j'en fus longtemps la dupe : elle était attachée à une croix, elle y était posée sur la poitrine, de façon qu'on voyait amplement toutes ses parties postérieures, mais cruellement molestées ; le sang paraissait sortir de plusieurs plaies et couler le long de ses cuisses ; elle avait les plus beaux cheveux du monde, sa belle tête était tournée vers nous et semblait implorer sa grâce : on distinguait toutes les contorsions de la douleur imprimées sur son beau visage, et jusqu'aux larmes qui l'inondaient. A l'aspect de cette terrible image, je pensai perdre une seconde fois mes forces ; le fond du caveau était occupé par un vaste canapé noir, duquel se développaient aux regards toutes les atrocités de ce lugubre lieu.

– Voilà où vous périrez, Thérèse, me dit Roland, si vous concevez jamais la fatale idée de quitter ma maison ; oui, c'est ici que je viendrai moi-même vous donner la mort, que je vous en ferai sentir les angoisses par tout ce qu'il me sera possible d'inventer de plus dur.

En prononçant cette menace, Roland s'enflamma ; son agitation, son désordre le rendaient semblable au tigre prêt à dévorer sa proie : ce fut alors qu'il mit au jour le redoutable membre dont il était pourvu ; il me le fit toucher, me demanda si j'en avais vu de semblable.

– Tel que le voilà, catin, me dit-il en fureur, il faudra pourtant bien qu'il s'introduise dans la partie la plus étroite de ton corps, dussé-je te fendre en deux ; ma sœur, bien plus jeune que toi, le soutient dans cette même partie ; jamais je ne jouis différemment des femmes : il faudra donc qu'il te pourfende aussi.

Et pour ne pas me laisser de doute sur le local qu'il voulait dire, il y introduisait trois doigts armés d'ongles fort longs, en me disant :

– Oui, c'est là, Thérèse, c'est là que j'enfoncerai tout à l'heure ce membre qui t'effraie ; il y entrera de toute sa longueur, il te déchirera, il te mettra en sang, et je serai dans l'ivresse.

Il écumait en disant ces mots, entremêlés de jurements et de blasphèmes odieux. La main dont il effleurait le temple qu'il paraissait vouloir attaquer s'égara alors sur toutes les parties adjacentes, il les égratignait ; il en fit autant à ma gorge, il me la meurtrit tellement que j'en souffris quinze jours des douleurs horribles. Ensuite il me plaça sur le bord du canapé, frotta d'esprit-de-vin cette mousse dont la nature orna l'autel où notre espèce se régénère ; il y mit le feu et la brûla. Ses doigts saisirent l'excroissance de chair qui couronne ce même autel, il le froissa rudement ; il introduisit de là ses doigts dans l'intérieur, et ses ongles molestaient la membrane qui le tapisse. Ne se contenant plus, il me dit que puisqu'il me tenait dans son repaire, il valait tout autant que je n'en sortisse plus, que cela lui éviterait la peine de m'y redescendre. Je me précipitai à ses genoux, j'osai lui rappeler encore les services que je lui avais rendus… Je m'aperçus que je l'irritais davantage en reparlant des droits que je supposais à sa pitié ; il me dit de me taire, en me renversant sur le carreau d'un coup de genou appuyé de toutes ses forces dans le creux de mon estomac.

– Allons ! me dit-il, en me relevant par les cheveux, allons ! prépare-toi ; il est certain que je vais t'immoler…

– Oh, monsieur !

– Non, non, il faut que tu périsses ; je ne veux plus m'entendre reprocher tes petits bienfaits ; j'aime à ne rien devoir à personne, c'est aux autres à tenir tout de moi… Tu vas mourir, te dis-je, place-toi dans ce cercueil, que je voie si tu pourras y tenir.

Il m'y porte, il m'y enferme, puis sort du caveau, et fait semblant de me laisser là. Je ne m'étais jamais crue si près de la mort ; hélas ! elle allait pourtant s'offrir à moi sous un aspect encore plus réel. Roland revient, il me sort du cercueil.

– Tu seras au mieux là-dedans, me dit-il ; on dirait qu'il est fait pour toi ; mais t'y laisser finir tranquillement, ce serait une trop belle mort ; je vais t'en faire sentir une d'un genre différent et qui ne laisse pas que d'avoir aussi ses douceurs. Allons ! implore ton Dieu, catin, prie-le d'accourir te venger, s'il en a vraiment la puissance…

Je me jette sur le prie-Dieu et pendant que j'ouvre à haute voir mon cœur à l'Éternel, Roland redouble sur les parties postérieures que je lui expose ses vexations et ses supplices d'une manière plus cruelle encore ; il flagellait ces parties de toute sa force avec un martinet armé de pointes d'acier, dont chaque coup faisait jaillir mon sang jusqu'à la voûte.

– Eh bien ! continuait-il en blasphémant, il ne te secourt pas, ton Dieu ; il laisse ainsi souffrir la vertu malheureuse, il l'abandonne aux mains de la scélératesse ; ah ! quel Dieu, Thérèse, quel Dieu que ce Dieu-là ! Viens, me dit-il ensuite, viens, catin, ta prière doit être faite (et en même temps il me place sur l'estomac, au bord du canapé qui faisait le fond de ce cabinet) ; je te l'ai dit, Thérèse, il faut que tu meures !

Il se saisit de mes bras, il les lie sur mes reins, puis il passe autour de mon cou un cordon de soie noire dont les deux extrémités, toujours tenues par lui, peuvent, en serrant à sa volonté, comprimer ma respiration et m'envoyer en l'autre monde, dans le plus ou le moins de temps qu'il lui plaira.

– Ce tourment est plus doux que tu ne penses, Thérèse, me dit Roland ; tu ne sentiras la mort que par d'inexprimables sensations de plaisir ; la compression que cette corde opérera sur la masse de tes nerfs va mettre en feu les organes de la volupté ; c'est un effet certain. Si tous les gens condamnés à ce supplice savaient dans quelle ivresse il fait mourir, moins effrayés de cette punition de leurs crimes, ils les commettraient plus souvent et avec bien plus d'assurance ; cette délicieuse opération, Thérèse, comprimant de même le local où je vais me placer, ajoute-t-il en se présentant à une route criminelle, si digne d'un tel scélérat, va doubler aussi mes plaisirs.

Mais c'est en vain qu'il cherche à la frayer ; il a beau préparer les voies, trop monstrueusement proportionné pour réussir, ses entreprises sont toujours repoussées. C'est alors que sa fureur n'a plus de bornes ; ses ongles, ses mains, ses pieds servent à le venger des résistances que lui oppose la nature. Il se présente de nouveau, le glaive en feu glisse aux bords du canal voisin, et de la vigueur de la secousse y pénètre de près de moitié ; je jette un cri ; Roland, furieux de l'erreur, se retire avec rage, et pour cette fois frappe l'autre porte avec tant de vigueur, que le dard humecté s'y plonge en me déchirant. Roland profite des succès de cette première secousse ; ses efforts deviennent plus violents ; il gagne du terrain ; à mesure qu'il avance, le fatal cordon qu'il m'a passé autour du cou se resserre, je pousse des hurlements épouvantables ; le féroce Roland, qu'ils amusent, m'engage à les redoubler, trop sûr de leur insuffisance, trop maître de les arrêter quand il voudra ; il s'enflamme à leurs sons aigus. Cependant l'ivresse est prête à s'emparer de lui, les compressions du cordon se modulent sur les degrés de son plaisir ; peu à peu mon organe s'éteint ; les serrements alors deviennent si vifs que mes sens s'affaiblissent sans perdre néanmoins la sensibilité ; rudement secouée par le membre énorme dont Roland déchire mes entrailles, malgré l'affreux état dans lequel je suis, je me sens inondée des jets de sa luxure ; j'entends encore les cris qu'il pousse en les versant. Un instant de stupidité succéda, je ne sais ce que je devins, mais bientôt mes yeux se rouvrent à la lumière, je me retrouve libre, dégagée, et mes organes semblent renaître.

– Eh bien ! Thérèse, me dit mon bourreau, je gage que si tu veux être vraie, tu n'as senti que du plaisir ?

– Que de l'horreur, monsieur, que des dégoûts, que des angoisses et du désespoir !

– Tu me trompes, je connais les effets que tu viens d'éprouver ; mais quels qu'ils aient été, que m'importe ! tu dois, je l'imagine, me connaître assez pour être bien sûre que ta volupté m'inquiète infiniment moins que la mienne dans ce que j'entreprends avec toi, et cette volupté que je cherche a été si vive, que je vais m'en procurer encore les instants. C'est de toi, maintenant, Thérèse, me dit cet insigne libertin, c'est de toi seule que tes jours vont dépendre.

Il passe alors autour de mon cou cette corde qui pendait au plafond ; dès qu'elle y est fortement arrêtée, il lie au tabouret sur lequel je posais les pieds et qui m'avait élevée jusque-là, une ficelle dont il tient le bout, et va se placer sur un fauteuil en face de moi : dans mes mains est une serpe tranchante dont je dois me servir pour couper la corde au moment où, par le moyen de la ficelle qu'il tient, il fera trébucher le tabouret sous mes pieds.

– Tu le vois, Thérèse, me dit-il alors, si tu manques ton coup, je ne manquerai pas le mien ; je n'ai donc pas tort de te dire que tes jours dépendent de toi.

Il s'excite ; c'est au moment de son ivresse qu'il doit tirer le tabouret dont la fuite me laisse pendue au plafond ; il fait tout ce qu'il peut pour feindre cet instant ; il serait aux nues si je manquais d'adresse ; mais il a beau faire, je le devine, la violence de son extase le trahit, je lui vois faire le fatal mouvement, le tabouret s'échappe, je coupe la corde et tombe à terre, entièrement dégagée ; là, quoique à plus de douze pieds de lui, le croiriez-vous, madame ? je sens mon corps inondé des preuves de son délire et de sa frénésie.

Une autre que moi, profitant de l'arme qu'elle se trouvait entre les mains, se fût sans doute jetée sur ce monstre ; mais à quoi m'eût servi ce trait de courage ? N'ayant pas les clefs de ces souterrains, en ignorant les détours, je serais morte avant que d'en avoir pu sortir ; d'ailleurs Roland était armé ; je me relevai donc, laissant l'arme à terre, afin qu'il ne conçût même pas sur moi le plus léger soupçon ; il n'en eut point ; il avait savouré le plaisir dans toute son étendue, et content de ma douceur, de ma résignation, bien plus peut-être que de mon adresse, il me fit signe de sortir, et nous remontâmes.

Le lendemain, j'examinai mieux mes compagnes. Ces quatre filles étaient de vingt-cinq à trente ans ; quoique abruties par la misère et déformées par l'excès des travaux, elles avaient encore des restes de beauté ; leur taille était belle, et la plus jeune, appelée Suzanne, avec des yeux charmants, avait encore de très beaux cheveux ; Roland l'avait prise à Lyon, il avait eu ses prémices, et après l'avoir enlevée à sa famille, sous les serments de l'épouser, il l'avait conduite dans cet affreux château ; elle y était depuis trois ans, et, plus particulièrement encore que ses compagnes, l'objet des férocités de ce monstre : à force de coups de nerf de bœuf, ses fesses étaient devenues calleuses et dures comme le serait une peau de vache desséchée au soleil ; elle avait un cancer au sein gauche et un abcès dans la matrice qui lui causait des douleurs inouïes. Tout cela était l'ouvrage du perfide Roland ; chacune de ces horreurs était le fruit de ses lubricités.

Ce fut elle qui m'apprit que Roland était à la veille de se rendre à Venise, si les sommes considérables qu'il venait de faire dernièrement passer en Espagne lui rapportaient les lettres de change qu'il attendait pour l'Italie, parce qu'il ne voulait point porter son or au-delà des monts ; il n'y en envoyait jamais : c'était dans un pays différent de celui où il se proposait d'habiter qu'il faisait passer ses fausses espèces ; par ce moyen, ne se trouvant riche dans le lieu où il voulait se fixer que des papiers d'un autre royaume, ses friponneries ne pouvaient jamais se découvrir. Mais tout pouvait manquer dans un instant, et la retraite qu'il méditait dépendait absolument de cette dernière négociation, où la plus grande partie de ses trésors était compromise. Si Cadix acceptait ses piastres, ses sequins, ses louis faux, et lui envoyait sur cela des lettres sur Venise, Roland était heureux le reste de sa vie ; si la fraude était découverte, un seul jour suffisait à culbuter le frêle édifice de sa fortune.

– Hélas ! dis-je en apprenant ces particularités, la providence sera juste une fois, elle ne permettra pas les succès d'un tel monstre, et nous serons toutes vengées…

Grand Dieu ! après l'expérience que j'avais acquise, était-ce à moi de raisonner ainsi !

Vers midi, on nous donnait deux heures de repos dont nous profitions pour aller toujours séparément respirer et dîner dans nos chambres ; à deux heures, on nous rattachait et l'on nous faisait travailler jusqu'à la nuit, sans qu'il nous fût jamais permis d'entrer dans le château. Si nous étions nues, c'était non seulement à cause de la chaleur, mais plus encore afin d'être mieux à même de recevoir les coups de nerf de bœuf que venait de temps en temps nous appliquer notre farouche maître. L'hiver, on nous donnait un pantalon et un gilet tellement serrés sur la peau, que nos corps n'en étaient pas moins exposés aux coups d'un scélérat dont l'unique plaisir était de nous rouer.

Huit jours se passèrent sans que je visse Roland ; le neuvième, il parut à notre travail, et prétendant que Suzanne et moi tournions la roue avec trop de mollesse, il nous distribua trente coups de nerf de bœuf à chacune, depuis le milieu des reins jusqu'au gras des jambes.

A minuit de ce même jour, le vilain homme vint me trouver dans mon cachot, et s'enflammant du spectacle de ses cruautés, il introduisit encore sa terrible massue dans l'antre ténébreux que je lui exposais par la posture où il me tenait en considérant les vestiges de sa rage. Quand ses passions furent assouvies, je voulus profiter de l'instant de calme pour le supplier d'adoucir mon sort. Hélas ! j'ignorais que si dans de telles âmes le moment du délire rend plus actif le penchant qu'elles ont à la cruauté, le calme ne les en ramène pas davantage pour cela aux douces vertus de l'honnête homme ; c'est un feu plus ou moins embrasé par les aliments dont on le nourrit, mais qui ne brûle pas moins quoique sous la cendre.

– Et de quel droit, me répondit Roland, prétends-tu que j'allège tes chaînes ? Est-ce en raison des fantaisies que je veux bien me passer avec toi ? Mais vais-je à tes pieds demander des faveurs de l'accord desquelles tu puisses implorer quelques dédommagements ? Je ne te demande rien, je prends, et je ne vois pas que, de ce que j'use d'un droit sur toi, il doive en résulter qu'il me faille abstenir d'en exiger un second. Il n'y a point d'amour dans mon fait : l'amour est un sentiment chevaleresque souverainement méprisé par moi, et dont mon cœur ne sentit jamais les atteintes ; je me sers d'une femme par nécessité, comme on se sert d'un vase rond et creux dans un besoin différent, mais n'accordant jamais à cet individu, que mon argent et mon autorité soumettent à mes désirs, ni estime ni tendresse ; ne devant ce que j'enlève qu'à moi-même, et n'exigeant jamais de lui que de la soumission, je ne puis être tenu d'après cela à lui accorder aucune gratitude. Je demande à ceux qui voudraient m'y contraindre si un voleur qui arrache la bourse d'un homme dans un bois, parce qu'il se trouve plus fort que lui, doit quelque reconnaissance à cet homme du tort qu'il vient de lui causer ? Il en est de même de l'outrage fait à une femme : ce peut être un titre pour lui en faire un second, mais jamais une raison suffisante pour lui accorder des dédommagements.

– Oh ! monsieur, lui dis-je, à quel point vous portez la scélératesse !

– Au dernier période, me répondit Roland : il n'est pas un seul écart dans le monde où je ne me sois livré, pas un crime que je n'aie commis, et pas un que mes principes n'excusent ou ne légitiment. J'ai ressenti sans cesse au mal une sorte d'attrait qui tournait toujours au profit de ma volupté ; le crime allume ma luxure ; plus il est affreux, plus il m'irrite ; je jouis en le commettant de la même sorte de plaisir que les gens ordinaires ne goûtent que dans la lubricité, et je me suis trouvé cent fois, pensant au crime, m'y livrant, ou venant de le commettre, absolument dans le même état qu'on est auprès d'une belle femme nue ; il irritait mes sens dans le même genre, et je le commettais pour m'enflammer, comme on s'approche d'un bel objet dans les intentions de l'impudicité.

– Oh ! monsieur, ce que vous dites est affreux, mais j'en ai vu des exemples.

– Il en est mille, Thérèse. Il ne faut pas s'imaginer que ce soit la beauté d'une femme qui irrite le mieux l'esprit d'un libertin : c'est bien plutôt l'espèce de crime qu'ont attaché les lois à sa possession. La preuve en est que, plus cette possession est criminelle, et plus on en est enflammé ; l'homme qui jouit d'une femme qu'il dérobe à son mari, d'une fille qu'il enlève à ses parents, est bien plus délecté sans doute que le mari qui ne jouit que de sa femme ; et plus les liens qu'on brise paraissent respectables, plus la volupté s'agrandit. Si c'est sa mère, si c'est sa sœur, si c'est sa fille, nouveaux attraits aux plaisirs éprouvés ; a-t-on goûté tout cela, on voudrait que les digues s'accrussent encore pour donner plus de peines et plus de charmes à les franchir. Or, si le crime assaisonne une jouissance, détaché de cette jouissance, il peut donc en être une lui-même ; il y aura donc alors une jouissance certaine dans le crime seul. Car il est impossible que ce qui prête du sel n'en soit pas très pourvu soi-même. Ainsi, je le suppose, le rapt d'une fille pour son propre compte donnera un plaisir très vif, mais le rapt pour le compte d'un autre donnera tout le plaisir dont la jouissance de cette fille se trouvait améliorée par le rapt ; le rapt d'une montre, d'une bourse en donneront également, et si j'ai accoutumé mes sens à se trouver émus de quelque volupté au rapt d'une fille, en tant que rapt, ce même plaisir, cette même volupté se retrouvera au rapt de la montre, à celui de la bourse, etc. Et voilà ce qui explique la fantaisie de tant d'honnêtes gens qui volaient sans en avoir besoin. Rien de plus simple, de ce moment-là, et que l'on goûte les plus grands plaisirs à tout ce qui sera criminel, et que l'on rende, par tout ce que l'on pourra imaginer, les jouissances simples aussi criminelles qu'il sera possible de les rendre ; on ne fait, en se conduisant ainsi, que prêter à cette jouissance la dose de sel qui lui manquait et qui devenait indispensable à la perfection du bonheur. Ces systèmes mènent loin, je le sais, peut-être même te le prouverai-je avant peu, Thérèse, mais qu'importe pourvu qu'on jouisse ? Y avait-il, par exemple, chère fille, quelque chose de plus simple et de plus naturel que de me voir jouir de toi ? Mais tu t'y opposes, tu me demandes que cela ne soit pas ; il semblerait par les obligations que je t'ai, que je dusse t'accorder ce que tu exiges. Cependant je ne me rends à rien, je n'écoute rien, je brise tous les nœuds qui captivent les sots, je te soumets à mes désirs, et de la plus simple, de la plus monotone jouissance, j'en fais une vraiment délicieuse. Soumets-toi donc, Thérèse, soumets-toi ; et si jamais tu reviens au monde sous le caractère du plus fort, abuse même de tes droits, et tu connaîtras de tous les plaisirs le plus vif et le plus piquant.

Roland sortit en disant ces mots, et me laissa dans des réflexions qui, comme vous croyez bien, n'étaient pas à son avantage.

Il y avait six mois que j'étais dans cette maison, servant de temps en temps aux insignes débauches de ce scélérat, lorsque je le vis entrer un soir dans ma prison avec Suzanne.

– Viens, Thérèse, me dit-il, il y a longtemps, ce me semble, que je ne t'ai fait descendre dans ce caveau qui t'a tant effrayée. Suivez-y-moi toutes les deux, mais ne vous attendez pas à remonter de même, il faut absolument que j'en laisse une, nous verrons sur laquelle tombera le sort.

Je me lève, je jette des yeux alarmés sur ma compagne, je vois des pleurs rouler dans les siens… nous marchons.

Dès que nous fûmes enfermées dans le souterrain, Roland nous examina toutes deux avec des yeux féroces ; il se plaisait à nous redire notre arrêt et à nous bien convaincre l'une et l'autre qu'il en resterait assurément une des deux.

– Allons, dit-il en s'asseyant et nous faisant tenir droites devant lui, travaillez chacune à votre tour au désenchantement de ce perclus, et malheur à celle qui lui rendra son énergie.

– C'est une injustice, dit Suzanne ; celle qui vous irritera le mieux doit être celle qui doit obtenir sa grâce.

– Point du tout, dit Roland ; dès qu'il sera prouvé que c'est elle qui m'enflamme le mieux, il devient constant que c'est elle dont la mort me donnera le plus de plaisir… et je ne vise qu'au plaisir. D'ailleurs, en accordant la grâce à celle qui va m'enflammer le plus tôt, vous y procéderiez l'une et l'autre avec une telle ardeur, que vous plongeriez peut-être mes sens dans l'extase avant que le sacrifice ne fût consommé, et c'est ce qu'il ne faut pas.

– C'est vouloir le mal pour le mal, monsieur, dis-je à Roland ; le complément de votre extase doit être la seule chose que vous deviez désirer, et si vous y arrivez sans crime, pourquoi voulez-vous en commettre ?

– Parce que je n'y parviendrai délicieusement qu'ainsi, et parce que je ne descends dans ce caveau que pour en commettre un. Je sais parfaitement bien que j'y réussirais sana cela, mais je veux ça pour y réussir.

Et, pendant ce dialogue, m'ayant choisie pour commencer, je l'excite d'une main par-devant, de l'autre par-derrière, tandis qu'il touche à loisir toutes les parties de mon corps qui lui sont offertes au moyen de ma nudité.

– Il s'en faut encore de beaucoup, Thérèse, me dit-il en touchant mes fesses, que ces belles chairs-là soient dans l'état de callosité, de mortification où voilà celles de Suzanne ; on brûlerait celles de cette chère fille, qu'elle ne le sentirait pas ; mais toi, Thérèse, mais toi… ce sont encore des roses qu'entrelacent des lys : nous y viendrons, nous y viendrons.

Vous n'imaginez pas, madame, combien cette menace me tranquillisa : Roland ne se doutait pas sans doute, en la faisant, du calme qu'il répandait dans moi, mais n'était-il pas clair que puisqu'il projetait de me soumettre à de nouvelles cruautés, il n'avait pas envie de m'immoler encore ? Je vous l'ai dit, madame, tout frappe dans le malheur, et dès lors je me rassurai. Autre surcroît de bonheur ! Je n'opérais rien, et cette masse énorme, mollement repliée sous elle-même, résistait à toutes mes secousses ; Suzanne, dans la même attitude, était palpée dans les mêmes endroits ; mais comme les chairs étaient bien autrement endurcies, Roland ménageait beaucoup moins ; Suzanne était pourtant plus jeune.

– Je suis persuadé, disait notre persécuteur, que les fouets les plus effrayants ne parviendraient pas maintenant à tirer une goutte de sang de ce cul-là.

Il nous fit courber l'une et l'autre, et s'offrant par notre inclination les quatre routes du plaisir, sa langue frétilla dans les deux plus étroites ; le vilain cracha dans les autres. Il nous reprit par-devant, nous fit mettre à genoux entre ses cuisses, de façon que nos deux gorges se trouvassent à hauteur de ce que nous excitions en lui.

– Oh ! pour la gorge, dit Roland, il faut que tu le cèdes à Suzanne ; jamais tu n'eus d'aussi beaux tétons ; tiens, vois comme c'est fourni !

Et il pressait, en disant cela, le sein de cette malheureuse jusqu'à le meurtrir dans ses doigts. Ici, ce n'était plus moi qui l'excitait, Suzanne m'avait remplacée ; à peine s'était-il trouvé dans ses mains, que le dard, s'élançant du carquois, menaçait déjà vivement tout ce qui l'entourait.

– Suzanne, dit Roland, voilà d'effrayants succès… C'est ton arrêt, Suzanne, je le crains, continuait cet homme féroce en lui pinçant, en lui égratignant les mamelles.

Quant aux miennes, il les suçait et les mordillait seulement. Il place enfin Suzanne à genoux sur le bord du sofa. Il lui fait courber la tête, et jouit d'elle en cette attitude, de la manière affreuse qui lui est naturelle : réveillée par de nouvelles douleurs, Suzanne se débat, et Roland, qui ne veut qu'escarmoucher, content de quelques courses, vient se réfugier dans moi au même temple où il a sacrifié chez ma compagne, qu'il ne cesse de vexer, de molester pendant ce temps-là.

– Voilà une catin qui m'excite cruellement, me dit-il, je ne sais ce que je voudrais lui faire.

– Oh ! monsieur, dis-je, ayez pitié d'elle ; il est impossible que ses douleurs soient plus vives.

– Oh ! que si ! dit le scélérat. On pourrait… Ah ! si j'avais ici ce fameux empereur Kié, l'un des plus grands scélérats que la Chine ait vus sur son trône, nous ferions bien autre chose vraiment. Entre sa femme et lui, immolant chaque jour des victimes, tous deux, dit-on, les faisaient vivre vingt-quatre heures dans les plus cruelles angoisses de la mort, et dans un tel état de douleur qu'elles étaient toujours prêtes à rendre l'âme sans pouvoir y réussir, par les soins cruels de ces monstres qui, les faisant flotter de secours en tourments, ne les rappelaient cette minute-ci à la lumière que pour leur offrir la mort celle d'après… Moi, je suis trop doux, Thérèse, je n'entends rien à tout cela, je ne suis qu'un écolier.

Roland se retire sans terminer le sacrifice, et me fait presque autant de mal par cette retraite précipitée qu'il n'en avait fait en s'introduisant. Il se jette dans les bras de Suzanne, et joignant le sarcasme à l'outrage

– Aimable créature, lui dit-il, comme je me rappelle avec délices les premiers instants de notre union ! Jamais femme ne me donna des plaisirs plus vifs ; jamais je n'en aimai comme toi !… Embrassons-nous, Suzanne, nous allons nous quitter, pour bien longtemps peut-être.

– Monstre, lui dit ma compagne en le repoussant avec horreur, éloigne-toi ; ne joins pas aux tourments que tu m'infliges le désespoir d'entendre tes horribles propos ; tigre, assouvis ta rage, mais respecte au moins mes malheurs.

Roland la prit, il la coucha sur le canapé, les cuisses très ouvertes, et l'atelier de la génération absolument à sa portée.

– Temple de mes anciens plaisirs, s'écria cet infâme, vous qui m'en procurâtes de si doux quand je cueillis vos premières roses, il faut bien que je vous fasse aussi mes adieux…

Le scélérat ! il y introduisit ses ongles, et farfouillant avec, plusieurs minutes, dans l'intérieur, pendant lesquelles Suzanne jetait les hauts cris, il ne les retira que couverts de sang. Rassasié de ces horreurs, et sentant bien qu'il ne lui était plus possible de se contenir :

– Allons, Thérèse, me dit-il, allons, chère fille, dénouons tout ceci par une petite scène du jeu de coupe-corde.

Tel était le nom de cette funeste plaisanterie dont je vous ai fait la description, la première fois que je vous parlai du caveau de Roland. Je monte sur le trépied, le vilain homme m'attache la corde au col, il se place en face de moi ; Suzanne, quoique dans un état affreux, l'excite de ses mains ; au bout d'un instant, il tire le tabouret sur lequel mes pieds posent, mais armée de la serpe, la corde est aussitôt coupée et je tombe à terre sans nul mal.

– Bien, bien, dit Roland ; à toi, Suzanne, tout est dit, et je te fais grâce si tu t'en tires avec autant d'adresse.

Suzanne est mise à ma place. Oh ! madame, permettez que je vous déguise les détails de cette affreuse scène… La malheureuse n'en revint pas.

– Sortons, Thérèse, me dit Roland ; tu ne rentreras plus dans ces lieux que ce ne soit ton tour.

– Quand vous voudrez, monsieur, quand vous voudrez, répondis-je ; je préfère la mort à l'affreuse vie que vous me faites mener. Sont-ce des malheureuses comme nous à qui la vie peut encore être chère ?…

Et Roland me renferma dans mon cachot. Mes compagnes me demandèrent le lendemain ce qu'était devenue Suzanne, je le leur appris ; elles ne s'en étonnèrent pas ; toutes s'attendaient au même sort, et toutes, à mon exemple, y voyant le terme de leurs maux, le désiraient avec empressement.

Deux ans se passèrent ainsi, Roland dans ses débauches ordinaires, moi dans l'horrible perspective d'une mort cruelle, lorsque la nouvelle se répandit enfin dans le château que non seulement les désirs de notre maître étaient satisfaits, que non seulement il recevait pour Venise la quantité immense de papier qu'il en avait désiré, mais qu'on lui redemandait même encore six millions de fausses espèces dont on lui ferait passer les fonds à sa volonté pour l'Italie ; il était impossible que ce scélérat fît une plus belle fortune ; il partait avec plus de deux millions de rentes, sans les espérances qu'il pouvait concevoir : tel était le nouvel exemple que la providence me préparait, telle était la nouvelle manière dont elle voulait encore me convaincre que la prospérité n'était que pour le crime et l'infortune pour la vertu.

Les choses étaient dans cet état, lorsque Roland vint me chercher pour descendre une troisième fois dans le caveau. Je frémis en me rappelant les menaces qu'il m'avait faites la dernière fois que nous y étions allés.

– Rassure-toi, me dit-il, tu n'as rien à craindre, il s'agit de quelque chose qui ne concerne que moi… une volupté singulière dont je veux jouir et qui ne te fera courir nul risque.

Je le suis. Dès que toutes les portes sont fermées :

– Thérèse, me dit Roland, il n'y a que toi dans la maison à qui j'ose me confier pour ce dont il s'agit ; il me fallait une très honnête femme… Je n'ai vu que toi, je l'avoue, je te préfère même à ma sœur…

Pleine de surprise, je le conjure de s'expliquer.

– Écoute-moi, me dit-il ; ma fortune est faite, mais quelques faveurs que j'aie reçues du sort, il peut m'abandonner d'un instant à l'autre ; je puis être guetté, je puis être saisi dans le transport que je vais faire de mes richesses, et, si ce malheur m'arrive, ce qui m'attend, Thérèse, c'est la corde ; c'est le même plaisir que je me plais à faire goûter aux femmes, qui me servira de punition. Je suis convaincu, autant qu'il est possible de l'être, que cette mort est infiniment plus douce qu'elle n'est cruelle ; mais, comme les femmes à qui j'en ai fait éprouver les premières angoisses n'ont jamais voulu être vraies avec moi, c'est sur mon propre individu que j'en veux connaître la sensation. Je veux savoir, par mon expérience même, s'il n'est pas très certain que cette compression détermine, dans celui qui l'éprouve, le nerf érecteur à l'éjaculation ; une fois persuadé que cette mort n'est qu'un jeu, je la braverai bien plus courageusement, car ce n'est pas la cessation de mon existence qui m'effraie : mes principes sont faits sur cela, et bien persuadé que la matière ne peut jamais redevenir que matière, je ne crains pas plus l'enfer que je n'attends le paradis ; mais j'appréhende les tourments d'une mort cruelle ; je ne voudrais pas souffrir en mourant : essayons donc. Tu me feras tout ce que je t'ai fait ; je vais me mettre nu ; je monterai sur le tabouret, tu lieras la corde, je m'exciterai un moment, puis, dès que tu verras les choses prendre une sorte de consistance, tu retireras le tabouret, et je resterai pendu ; tu m'y laisseras jusqu'à ce que tu voies ou l'émission de ma sentence ou des symptômes de douleur ; dans ce second cas, tu me détacheras sur-le-champ ; dans l'autre, tu laisseras agir la nature, et tu ne me détacheras qu'après. Tu le vois, Thérèse, je vais mettre ma vie dans tes mains : ta liberté, ta fortune, tel sera le prix de ta bonne conduite.

– Ah ! monsieur, répondis-je, il y a de l'extravagance à cette proposition.

– Non, Thérèse, je l'exige, répondit-il en se déshabillant, mais conduis-toi bien ; vois quelle preuve je te donne de ma confiance et de mon estime !

A quoi m'eût-il servi de balancer ? N'était-il pas maître de moi ? D'ailleurs, il me paraissait que le mal que j'allais faire serait aussitôt réparé par l'extrême soin que je prendrais pour lui conserver la vie : j'en allais être maîtresse de cette vie, mais quelles que pussent être ses intentions vis-à-vis de moi, ce ne serait assurément que pour la lui rendre.

Nous nous disposons : Roland s'échauffe par quelques-unes de ses caresses ordinaires ; il monte sur le tabouret, je l'accroche ; il veut que je l'invective pendant ce temps-là, que je lui reproche toutes les horreurs de sa vie : je le fais ; bientôt son dard menace le ciel, lui-même me fait signe de retirer le tabouret, j'obéis. Le croirez-vous, madame, rien de si vrai que ce qu'avait cru Roland : ce ne furent que des symptômes de plaisir qui se peignirent sur son visage, et presque au même instant des jets rapides de semence s'élancèrent à la voûte. Quand tout est répandu, sans que j'aie aidé en quoi que ce pût être, je vole le dégager, il tombe évanoui, mais à force de soins, je lui ai bientôt fait reprendre ses sens.

– Oh ! Thérèse, me dit-il en rouvrant les yeux, on ne se figure point ces sensations ; elles sont au-dessus de tout ce qu'on peut dire : qu'on fasse maintenant de moi ce que l'on voudra, je brave le glaive de Thémis. Tu vas me trouver encore bien coupable envers la reconnaissance, Thérèse, me dit Roland en m'attachant les mains derrière le dos, mais que veux-tu, ma chère, on ne se corrige point à mon âge… Chère créature, tu viens de me rendre à la vie, et je n'ai jamais si fortement conspiré contre la tienne ; tu as plaint le sort de Suzanne, eh bien ! je vais te réunir à elle ; je vais te plonger vive dans le caveau où elle expira.

Je ne vous peindrai point mon état, madame, vous le concevez ; j'ai beau pleurer, beau gémir, on ne m'écoute plus. Roland ouvre le caveau fatal, il y descend une lampe, afin que j'en puisse encore mieux discerner la multitude de cadavres dont il est rempli, il passe ensuite une corde sous mes bras, liés, comme je vous l'ai dit, derrière mon dos, et par le moyen de cette corde il me descend à vingt pieds du fond de ce caveau et à environ trente de celui où il était : je souffrais horriblement dans cette position, il semblait que l'on m'arrachât les bras. De quelle frayeur ne devais-je pas être saisie, et quelle perspective s'offrait à moi ! Des monceaux de corps morts au milieu desquels j'allais finir mes jours et dont l'odeur m'infectait déjà ! Roland arrête la corde à un bâton fixé en travers du trou, puis armé d'un couteau, je l'entends qui s'excite.

– Allons, Thérèse, me dit-il, recommande ton âme à Dieu, l'instant de mon délire sera celui où je te jetterai dans ce sépulcre, où je te plongerai dans l'éternel abîme qui t'attend ; ah !… ah !… Thérèse, ah !…

Et je sentis ma tête couverte des preuves de son extase sans qu'il eût heureusement coupé la corde : il me retire.

– Eh bien ! me dit-il, as-tu eu peur ?

– Ah, monsieur !

– C'est ainsi que tu mourras, Thérèse, sois-en sûre, et j'étais bien aise de t'y accoutumer.

Nous remontâmes… Devais-je me plaindre, devais-je me louer ? Quelle récompense de ce que je venais encore de faire pour lui ! Mais le monstre n'en pouvait-il pas faire davantage ? Ne pouvait-il pas me faire perdre la vie ? Oh, quel homme !

Roland enfin prépara son départ. Il vint me voir la veille à minuit ; je me jette à ses pieds, je le conjure avec les plus vives instances de me rendre la liberté et d'y joindre le peu qu'il voudrait d'argent pour me conduire à Grenoble.

– A Grenoble ! Assurément non, Thérèse, tu nous y dénoncerais.

– Eh bien ! monsieur, lui dis-je en arrosant ses genoux de mes larmes, je vous fais serment de n'y jamais aller, et pour vous en convaincre, daignez me conduire avec vous jusqu'à Venise ; peut-être n'y trouverai-je pas des cœurs aussi durs que dans ma patrie, et une fois que vous aurez bien voulu m'y rendre, je vous jure sur tout ce qu'il y a de plus saint de ne vous y jamais importuner.

– Je ne te donnerai pas un secours, pas un sou, me répondit durement cet insigne coquin ; tout ce qui tient à la pitié, à la commisération, à la reconnaissance, est si loin de mon cœur, que fussé-je trois fois plus riche que je ne le suis, on ne me verrait pas donner un écu à un pauvre : le spectacle de l'infortune m'irrite, il m'amuse, et quand je ne peux pas faire le mal moi-même, je jouis avec délices de celui que fait la main du sort. J'ai des principes sur cela dont je ne m'écarterai point, Thérèse ; le pauvre est dans l'ordre de la nature : en créant les hommes de forces inégales, elle nous a convaincus du désir qu'elle avait que cette inégalité se conservât, même dans les changements que notre civilisation apporterait à ses lois ; soulager l'indigent est anéantir l'ordre établi ; c'est s'opposer à celui de la nature, c'est renverser l'équilibre qui est la base de ses plus sublimes arrangements ; c'est travailler à une égalité dangereuse pour la société ; c'est encourager l'indolence et la fainéantise ; c'est apprendre au pauvre à voler l'homme riche, quand il plaira à celui-ci de refuser son secours, et cela par l'habitude où ces secours auront mis le pauvre de les obtenir sans travail.

– Oh ! monsieur, que ces principes sont durs ! Parleriez-vous de cette manière si vous n'aviez pas toujours été riche ?

– Cela se peut, Thérèse ; chacun a sa façon de voir, telle est la mienne, et je n'en changerai pas. On se plaint des mendiants en France : si l'on voulait, il n'y en aurait bientôt plus ; on n'en aurait pas pendu sept ou huit mille que cette infâme engeance disparaîtrait bientôt. Le corps politique doit avoir sur cela les mêmes règles que le corps physique. Un homme dévoré de vermine la laisserait-il subsister sur lui par commisération ? Ne déracinons-nous pas dans nos jardins la plante parasite qui nuit au végétal utile ? Pourquoi donc, dans ce cas-ci, vouloir agir différemment ?

– Mais la religion, m'écriai-je, monsieur, la bienfaisance, l'humanité !…

– Sont les pierres d'achoppement de tout ce qui prétend au bonheur, dit Roland ; si j'ai consolidé le mien, ce n'est que sur les débris de tous ces infâmes préjugés de l'homme ; c'est en me moquant des lois divines et humaines ; c'est en sacrifiant toujours le faible quand je le trouvais dans mon chemin ; c'est en abusant de la bonne foi publique ; c'est en ruinant le pauvre et volant le riche, que je suis parvenu au temple escarpé de la divinité que j'encensais ; que ne m'imitais-tu ? La route étroite de ce temple s'offrait à tes yeux comme aux miens ; les vertus chimériques que tu leur as préférées t'ont-elles consolée de tes sacrifices ? Il n'est plus temps, malheureuse, il n'est plus temps, pleure sur tes fautes, souffre et tâche de trouver, si tu peux, dans le sein des fantômes que tu révères, ce que le culte que tu leur as rendu t'a fait perdre.

Le cruel Roland, à ces mots, se précipite sur moi et je suis encore obligée de servir aux indignes voluptés d'un monstre que j'abhorrais avec tant de raison ; je crus cette fois qu'il m'étranglerait. Quand sa passion fut satisfaite, il prit le nerf de bœuf et m'en donna plus de cent coups sur tout le corps, m'assurant que j'étais bien heureuse de ce qu'il n'avait pas le temps d'en faire davantage.

Le lendemain, avant de partir, ce malheureux nous donna une nouvelle scène de cruauté et de barbarie, dont les annales des Andronic, des Néron, des Tibère, des Venceslas ne fournissent aucun exemple. Tout le monde croyait au château que la sœur de Roland partirait avec lui : il l'avait fait habiller en conséquence ; au moment de monter à cheval, il la conduit vers nous.

– Voilà ton poste, vile créature, lui dit-il, en lui ordonnant de se mettre nue ; je veux que mes camarades se souviennent de moi en leur laissant pour gage la femme dont ils me croient le plus épris ; mais comme il n'en faut qu'un certain nombre ici, que je vais faire une route dangereuse dans laquelle mes armes me seront peut-être utiles, il faut que j'essaie mes pistolets sur l'une de ces coquines.

En disant cela, il en arme un, le présente sur la poitrine de chacune de nous, et revenant enfin à sa sœur :

– Va, lui dit-il, catin, en lui brûlant la cervelle, va dire au diable que Roland, le plus riche des scélérats de la terre, est celui qui brave le plus insolemment et la main du ciel et la sienne !

Cette infortunée, qui n'expira pas tout de suite, se débattit longtemps sous ses fers : spectacle horrible que cet infâme coquin considère de sang-froid et dont il ne s'arrache enfin qu'on s'éloignant pour toujours de nous.

Tout changea dès le lendemain du départ de Roland. Son successeur, homme doux et plein de raison, nous fit à l'instant relâcher.

– Ce n'est point là l'ouvrage d'un sexe faible et délicat, nous dit-il avec bonté ; c'est à des animaux à servir cette machine : le métier que nous faisons est assez criminel, sans offenser encore l'Être suprême par des atrocités gratuites.

Il nous établit dans le château, et me mit, sans rien exiger de moi, en possession des soins que remplissait la sœur de Roland ; les autres femmes furent occupées à la taille de pièces de monnaie, métier bien moins fatigant sans doute et dont elles étaient pourtant récompensées, ainsi que moi, par de bonnes chambres et une excellente nourriture.

Au bout de deux mois, Dalville, successeur de Roland, nous apprit l'heureuse arrivée de son confrère à Venise : il y était établi, il y avait réalisé sa fortune, et il jouissait de tout le repos, de tout le bonheur dont il avait pu se flatter. Il s'en fallut bien que le sort de celui qui le remplaçait fût le même. Le malheureux Dalville était honnête dans sa profession : c'en était plus qu'il ne fallait pour être promptement écrasé.

Un jour que tout était tranquille au château, que sous les lois de ce bon maître le travail, quoique criminel, s'y faisait pourtant avec gaieté, les portes furent enfoncées, les fossés escaladés, et la maison, avant que nos gens aient le temps de songer à leur défense, se trouve remplie de plus de soixante cavaliers de la maréchaussée. Il fallut se rendre ; il n'y avait pas moyen de faire autrement. On nous enchaîne comme des bêtes ; on nous attache sur des chevaux et l'on nous conduit à Grenoble. Oh, ciel ! me dis-je en y entrant, c'est donc l'échafaud qui va faire mon sort dans cette ville où j'avais la folie de croire que le bonheur devait naître pour moi… Ô pressentiments de l'homme, comme vous êtes trompeurs !

Le procès des faux-monnayeurs fut bientôt jugé, ; tous furent condamnés à être pendus. Lorsqu'on vit la marque que je portais, on s'évita presque la peine de m'interroger, et j'allais être traitée comme les autres, quand j'essayai d'obtenir enfin quelque pitié du magistrat fameux, honneur de ce tribunal, juge intègre, citoyen chéri, philosophe éclairé, dont la sagesse et la bienfaisance graveront à jamais au temple de Thémis le nom célèbre en lettres d'or. Il m'écouta ; convaincu de ma bonne foi et de la vérité de mes malheurs, il daigna mettre à mon procès un peu plus d'attention que ses confrères… Ô grand homme, je te dois mon hommage, la reconnaissance d'une infortunée ne sera point onéreuse pour toi, et le tribut qu'elle t'offre, en faisant connaître ton cœur, sera toujours la plus douce jouissance du sien.

M. S*** devint mon avocat lui-même ; mes plaintes furent entendues, et sa mâle éloquence éclaira les esprits. Les dépositions générales des faux-monnayeurs qu'on allait exécuter vinrent appuyer le zèle de celui qui voulait bien s'intéresser à moi : je fus déclarée séduite, innocente, pleinement déchargée d'accusation, avec une entière liberté de devenir ce que je voudrais. Mon protecteur joignit à ces services celui de me faire obtenir une quête qui me valut plus de cinquante louis ; enfin je voyais luire à mes yeux l'aurore du bonheur ; enfin mes pressentiments semblaient se réaliser, et je me croyais au terme de mes maux, quand il plut à la providence de me convaincre que j'en étais encore bien loin.

Au sortir de prison, je m'étais logée dans une auberge en face du pont de l'Isère, du côté des faubourgs, où l'on m'avait assuré que je serais honnêtement. Mon intention, d'après le conseil de M. S***, était d'y rester quelque temps pour essayer de me placer dans la ville, ou m'en retourner à Lyon, si je ne réussissais pas avec des lettres de recommandation que M. S*** avait la bonté de m'offrir. Je mangeais dans cette auberge à ce qu'on appelle la table d'hôte, lorsque je m'aperçus le second jour que j'étais extrêmement observée par une grosse dame fort bien mise, qui se faisait donner le titre de baronne : à force de l'examiner à mon tour, je crus la reconnaître, nous nous avançâmes simultanément l'une vers l'autre, comme deux personnes qui se sont connues, mais qui ne peuvent se rappeler où.

Enfin la baronne me tirant à l'écart

– Thérèse, me dit-elle, me trompé-je ? n'êtes-vous pas celle que je sauvai il y a dix ans de la Conciergerie, et ne remettez-vous point la Dubois ?

Peu flattée de cette découverte, j'y réponds pourtant avec politesse, mais j'avais affaire à la femme la plus fine et la plus adroite qu'il y eût en France : il n'y eut pas moyen d'échapper. La Dubois me combla de politesses, elle me dit qu'elle s'était intéressée à mon sort avec toute la ville, mois que si elle avait su que cela m'eût regardée, il n'y eût sorte de démarches qu'elle n'eût faites auprès des magistrats parmi lesquels plusieurs étaient, prétendait-elle, de ses amis. Faible à mon ordinaire, je me laissai conduire dans la chambre de cette femme et lui racontai mes malheurs.

– Ma chère amie, me dit-elle en m'embrassant encore, si j'ai désiré de te voir plus intimement, c'est pour t'apprendre que ma fortune est faite, et que tout ce que j'ai est à ton service ; regarde, me dit-elle en m'ouvrant des cassettes pleines d'or et de diamants, voilà les fruits de mon industrie ; si j'eusse encensé la vertu comme toi, je serais aujourd'hui enfermée ou pendue.

– Ô madame, lui dis-je, si vous ne devez tout cela qu'à des crimes, la providence, qui finit toujours par être juste, ne vous en laissera pas jouir longtemps.

– Erreur, me dit la Dubois, ne t'imagine pas que la providence favorise toujours la vertu ; qu'un court instant de prospérité ne t'aveugle pas à ce point. Il est égal au maintien des lois de la providence que Paul suive le mal, pendant que Pierre se livre au bien ; il faut à la nature une somme égale de l'un et de l'autre, et l'exercice du crime plutôt que celui de la vertu est la chose au monde qui lui est le plus indifférente. Écoute, Thérèse, écoute-moi avec un peu d'attention, continua cette corruptrice en s'asseyant et me faisant placer à ses côtés ; tu as de l'esprit, mon enfant, et je voudrais enfin te convaincre.

Ce n'est pas le choix que l'homme fait de la vertu qui lui fait trouver le bonheur, chère fille, car la vertu n'est, comme le vice, qu'une des manières de se conduire dans le monde ; il ne s'agit donc pas de suivre plutôt l'un que l'autre ; il n'est question que de marcher dans la route générale ; celui qui s'en écarte a toujours tort. Dans un monde entièrement vertueux, je te conseillerais la vertu, parce que les récompenses y étant attachées, le bonheur y tiendrait infailliblement : dans un monde totalement corrompu, je ne te conseillerai jamais que le vice. Celui qui ne suit pas la route des autres périt inévitablement ; tout ce qu'il rencontre le heurte, et comme il est le plus faible, il faut nécessairement qu'il soit brisé. C'est en vain que les lois veulent rétablir l'ordre et ramener les hommes à la vertu ; trop prévaricatrices pour l'entreprendre, trop insuffisantes pour y réussir, elles écarteront un instant du chemin battu, mais elles ne le feront jamais quitter. Quand l'intérêt général des hommes les portera à la corruption, celui qui ne voudra pas se corrompre avec eux luttera donc contre l'intérêt général ; or, quel bonheur peut attendre celui qui contrarie perpétuellement l'intérêt des autres ? Me diras-tu que c'est le vice qui contrarie l'intérêt des hommes ? Je te l'accorderais dans un monde composé d'une égale partie de bons et de méchants, parce qu'alors l'intérêt des uns choque visiblement celui des autres ; mais ce n'est plus cela dans une société toute corrompue ; mes vices, alors, n'outrageant que le vicieux, déterminent dans lui d'autres vices qui le dédommagent, et nous nous trouvons tous les deux heureux. La vibration devient générale ; c'est une multitude de chocs et de lésions mutuelles où chacun, regagnant aussitôt ce qu'il vient de perdre, se retrouve sans cesse dans une position heureuse. Le vice n'est dangereux qu'à la vertu qui, faible et timide, n'ose jamais rien entreprendre ; mais quand elle n'existe plus sur la terre, quand son fastidieux règne est fini, le vice alors, n'outrageant plus que le vicieux, fera éclore d'autres vices, mais n'altérera plus de vertus. Comment n'aurais-tu pas échoué mille fois dans ta vie, Thérèse, en prenant sans cesse à contresens la route que suivait tout le monde ? Si tu t'étais livrée au torrent, tu aurais trouvé le port comme moi. Celui qui veut remonter un fleuve parcourra-t-il dans un même jour autant de chemin que celui qui le descend ?

Tu me parles toujours de la providence ; eh ! qui te prouve que cette providence aime l'ordre, et par conséquent la vertu ? Ne te donne-t-elle pas sans cesse des exemples de ses injustices et de ses irrégularités ? Est-ce en envoyant aux hommes la guerre, la peste et la famine, est-ce en ayant formé un univers vicieux dans toutes ses parties, qu'elle manifeste à tes yeux son amour extrême pour le bien ? Pourquoi veux-tu que les individus vicieux lui déplaisent, puisqu'elle n'agit elle-même que par des vices ; que tout est vice et corruption dans ses œuvres ; que tout est crime et désordre dans ses volontés ? Mais de qui tenons-nous d'ailleurs ces mouvements qui nous entraînent au mal ? N'est-ce pas sa main qui nous les donne ? Est-il une seule de nos sensations qui ne vienne d'elle ? un seul de nos désirs qui ne soit son ouvrage ? Est-il donc raisonnable de dire qu'elle nous laisserait ou nous donnerait des penchants pour une chose qui lui nuirait, ou qui lui serait inutile ? Si donc les vices lui serrent, pourquoi voudrions-nous y résister ? de quel droit travaillerions-nous à les détruire ? et d'où vient que nous étoufferions leur voix ? Un peu plus de philosophie dans le monde remettrait bientôt tout dans l'ordre, et ferait voir aux magistrats, aux législateurs, que les crimes qu'ils blâment et punissent avec tant de rigueur ont quelquefois un degré d'utilité bien plus grand que ces vertus qu'ils prêchent sans les pratiquer eux-mêmes et sans jamais les récompenser.

– Mais quand je serais assez faible, madame, répondis-je, pour embrasser vos affreux systèmes, comment parviendriez-vous à étouffer le remords qu'ils feraient à tout instant naître dans mon cœur ?

– Le remords est une chimère, me dit la Dubois ; il n'est, ma chère Thérèse, que le murmure imbécile de l'âme assez timide pour n'oser pas l'anéantir.

– L'anéantir ! le peut-on ?

– Rien de plus aisé ; on ne se repent que de ce qu'on n'est pas dans l'usage de faire ; renouvelez souvent ce qui vous donne des remords, et vous les éteindrez bientôt ; opposez-leur le flambeau des passions, les lois puissantes de l'intérêt, vous les aurez bientôt dissipés. Le remords ne prouve pas le crime, il dénote seulement une âme facile à subjuguer ; qu'il vienne un ordre absurde de t'empêcher de sortir à l'instant de cette chambre, tu n'en sortiras pas sans remords, quelque certain qu'il soit que tu ne feras pourtant aucun mal à en sortir. Il n'est donc pas vrai qu'il n'y ait que le crime qui donne des remords. En se convainquant du néant des crimes, de la nécessité dont ils sont, eu égard au plan général de la nature, il serait donc possible de vaincre aussi facilement le remords qu'on sentirait après les avoir commis, comme il te le deviendrait d'étouffer celui qui naîtrait de ta sortie de cette chambre après l'ordre illégal que tu aurais reçu d'y rester. Il faut commencer par une analyse exacte de tout ce que les hommes appellent crime ; par se convaincre que ce n'est que l'infraction à leurs lois et à leurs murs nationales qu'ils caractérisent ainsi ; que ce qu'on appelle crime en France, cesse de l'être à deux cents lieues de là ; qu'il n'est aucune action qui soit réellement considérée comme crime universellement sur la terre ; aucune qui, vicieuse ou criminelle ici, ne soit louable et vertueuse à quelques milles de là ; que tout est affaire d'opinion, de géographie, et qu'il est donc absurde de vouloir s'astreindre à pratiquer des vertus qui ne sont que des vices ailleurs, et à fuir des crimes qui sont d'excellentes actions dans un autre climat. Je te demande maintenant si je peux, d'après ces réflexions, conserver encore des remords, pour avoir par plaisir, ou par intérêt, commis en France un crime qui n'est qu'une vertu à la Chine ; si je dois me rendre très malheureuse, me gêner prodigieusement, afin de pratiquer en France des actions qui me feraient brûler au Siam ? Or, si le remords m'est qu'en raison de la défense, s'il ne naît que des débris du frein et nullement de l'action commise, est-ce un mouvement bien sage à laisser subsister en soi ? n'est-il pas stupide de ne pas l'étouffer aussitôt ? Qu'on s'accoutume à considérer comme indifférente l'action qui vient de donner des remords ; qu'on la juge telle par l'étude réfléchie des mœurs et coutumes de toutes les nations de la terre ; en conséquence de ce travail, qu'on renouvelle cette action, telle qu'elle soit, aussi souvent que cela sera possible ; ou mieux encore, qu'on en fasse de plus fortes que celle que l'on combine, afin de se mieux accoutumer à celle-là, et l'habitude et la raison détruiront bientôt le remords ; ils anéantiront bientôt ce mouvement ténébreux, seul fruit de l'ignorance et de l'éducation. On sentira dès lors que dès qu'il n'est de crime réel à rien, il y a de la stupidité à se repentir, et de la pusillanimité à n'oser faire tout ce qui peut nous être utile ou agréable, quelles que soient les digues qu'il faille culbuter pour y parvenir. J'ai quarante-cinq ans, Thérèse, j'ai commis mon premier crime à quatorze ans. Celui-là m'affranchit de tous les liens qui me gênaient ; je n'ai cessé depuis de courir à la fortune par une carrière qui en fut semée ; il n'en est pas un seul que je n'aie fait, ou fait faire… et je n'ai jamais connu le remords. Quoi qu'il en soit, je touche au but, encore deux ou trois coups heureux et je passe, de l'état de médiocrité où je devais finir mes jours, à plus de cinquante mille livres de rente. Je te le répète, ma chère, jamais dans cette route heureusement parcourue le remords ne m'a fait sentir ses épines ; un revers affreux me plongerait à l'instant du pinacle dans l'abîme, je ne l'éprouverais pas davantage, je me plaindrais des hommes ou de ma maladresse, mais je serais toujours en paix avec ma conscience.

– Soit, répondis-je, madame, mais raisonnons un instant d'après vos principes mêmes ; de quel droit prétendez-vous exiger que ma conscience soit aussi ferme que la vôtre, dès qu'elle n'a pas été accoutumée dès l'enfance à vaincre les mêmes préjugés ? A quel titre exigez-vous que mon esprit, qui n'est pas organisé comme le vôtre, puisse adopter les mêmes systèmes ? Vous admettez qu'il y a une somme de bien et de mal dans la nature, et qu'il faut en conséquence une certaine quantité d'êtres qui pratiquent le bien, et une autre qui se livrent au mal. Le parti que je prends est donc dans la nature ; et d'où exigeriez-vous d'après cela que je m'écartasse des règles qu'elle me prescrit ? Vous trouvez, dites-vous, le bonheur dans la carrière que vous parcourez : eh bien ! madame, d'où vient que je ne le trouverais pas également dans celle que je suis ? N'imaginez pas d'ailleurs que la vigilance des lois laisse en repos longtemps celui qui les enfreint ; vous venez d'en voir un exemple frappant ; de quinze fripons parmi lesquels j'habitais, un se sauve, quatorze périssent ignominieusement…

– Et voilà donc ce que tu appelles un malheur ? reprit la Dubois. Mais que fait cette ignominie à celui qui n'a plus de principes ? Quand on a tout franchi, quand l'honneur à nos yeux n'est plus qu'un préjugé, la réputation une chose indifférente, la religion une chimère, la mort un anéantissement total, n'est-ce donc pas la même chose alors de périr sur un échafaud ou dans son lit ? Il y a deux espèces de scélérats dans le monde, Thérèse : celui qu'une fortune puissante, un crédit prodigieux, met à l'abri de cette fin tragique, et celui qui ne l'évitera pas s'il est pris. Ce dernier, né sans bien, ne doit avoir qu'un seul désir, s'il a de l'esprit : devenir riche à quelque prix que ce puisse être ; s'il réussit, il a ce qu'il a voulu, il doit être content ; s'il est roué, que regrettera-t-il, puisqu'il n'a rien à perdre ? Les lois sont donc nulles vis-à-vis de tous les scélérats, dès qu'elles n'atteignent pas celui qui est puissant, et qu'il est impossible au malheureux de les craindre, puisque leur glaive est sa seule ressource.

– Et croyez-vous, repris-je, que la Justice céleste n'attende pas dans un autre monde celui que le crime n'a pas effrayé dans celui-ci ?

– Je crois, reprit cette femme dangereuse, que s'il y avait un Dieu, il y aurait moins de mal sur la terre ; je crois que si ce mal y existe, ou ces désordres sont ordonnés par ce Dieu, et alors voilà un être barbare, ou il est hors d'état de les empêcher : de ce moment, voilà un Dieu faible, et dans tous les cas, un être abominable, un être dont je dois braver la foudre et mépriser les lois. Ah ! Thérèse, l'athéisme ne vaut-il pas mieux que l'une ou l'autre de ces extrémités ? Voilà mon système, chère fille, il est en moi depuis l'enfance, et je n'y renoncerai sûrement de la vie.

– Vous me faites frémir, madame, dis-je en me levant, pardonnez-moi de ne pouvoir écouter davantage et vos sophismes et vos blasphèmes.

– Un moment, Thérèse, dit la Dubois en me retenant, si je ne peux vaincre ta raison, que je captive au moins ton cœur. J'ai besoin de toi, ne me refuse pas ton secours ; voilà mille louis, ils t'appartiennent dès que le coup sera fait.

N'écoutant ici que mon penchant à faire le bien, je demandai tout de suite à la Dubois ce dont il s'agissait, afin de prévenir, si je le pouvais, le crime qu'elle s'apprêtait à commettre.

– Le voilà, me dit-elle : as-tu remarqué ce jeune négociant de Lyon qui mange ici depuis quatre ou cinq jours ?

– Qui ? Dubreuil ?

– Précisément.

– Eh bien ?

– Il est amoureux de toi, il m'en a fait la confidence ; ton air modeste et doux lui plaît infiniment, il aime ta candeur, et ta vertu l'enchante. Cet amant romanesque a huit cent mille francs en or ou en papier dans une petite cassette auprès de son lit ; laisse-moi faire croire à cet homme que tu consens à l'écouter : que cela soit ou non, que t'importe ? Je l'engagerai à te proposer une promenade hors de la ville, je lui persuaderai qu'il avancera ses affaires avec toi pendant cette promenade ; tu l'amuseras, tu le tiendras dehors le plus longtemps possible, je le volerai dans cet intervalle, mais je ne fuirai pas ; ses effets seront déjà à Turin, que je serai encore dans Grenoble. Nous emploierons tout l'art possible pour le dissuader de jeter les yeux sur nous, nous aurons l'air de l'aider dans ses recherches ; cependant mon départ sera annoncé, il n'étonnera point ; tu me suivras, et les mille louis te seront comptés en touchant les terres du Piémont.

– J'accepte, madame, dis-je à la Dubois, bien décidée à prévenir Dubreuil du vol que l'on voulait lui faire ; mais réfléchissez-vous, ajoutai-je pour mieux tromper cette scélérate, que si Dubreuil est amoureux de moi, je puis, en le prévenant, ou en me rendant à lui, en tirer bien plus que vous ne m'offrez pour le trahir ?

– Bravo ! me dit la Dubois, voilà ce que j'appelle une bonne écolière ; je commence à croire que le ciel t'a donné plus d'art qu'à moi pour le crime. Eh bien ! continua-t-elle en écrivant, voilà mon billet de vingt mille écus : ose me refuser maintenant.

– Je m'en garderai bien, madame, dis-je en prenant le billet, mais n'attribuez au moins qu'à mon malheureux état, et ma faiblesse et le tort que j'ai de me rendre à vos séductions.

– Je voulais en faire un mérite à ton esprit, me dit la Dubois : tu aimes mieux que j'en accuse ton malheur, ce sera comme tu le voudras ; sers-moi toujours, et tu seras contente.

Tout s'arrangea ; dès le même soir, je commençai à faire un peu plus beau jeu à Dubreuil, et je reconnus effectivement qu'il avait quelque goût pour moi.

Rien de plus embarrassant que ma situation : j'étais bien éloignée sans doute de me prêter au crime proposé, eût-il dû s'agir de dix mille fois plus d'or ; mais dénoncer cette femme était un autre chagrin pour moi ; il me répugnait extrêmement d'exposer à périr une créature à qui j'avais dû ma liberté dix ans auparavant. J'aurais voulu trouver le moyen d'empêcher le crime sans le faire punir, et avec toute autre qu'une scélérate consommée comme la Dubois, j'y serais parvenue. Voilà donc à quoi je me déterminai, ignorant que les manœuvres sourdes de cette femme horrible, non seulement dérangeraient tout l'édifice de mes projets honnêtes, mais me puniraient même de les avoir conçus.

Au jour prescrit pour la promenade projetée, la Dubois nous invite l'un et l'autre à dîner dans sa chambre ; nous acceptons, et le repas fait, Dubreuil et moi descendons pour presser la voiture qu'on nous préparait ; la Dubois ne nous accompagnant point, je me trouvai seule un instant avec Dubreuil avant que de partir.

– Monsieur, lui dis-je fort vite, écoutez-moi avec attention ; point d'éclat, et observez surtout rigoureusement ce que je vais vous prescrire ; avez-vous un ami sûr dans cette auberge ?

– Oui, j'ai un jeune associé sur lequel je puis compter comme sur moi-même.

– Eh bien, monsieur, allez promptement lui ordonner de ne pas quitter votre chambre une minute de tout le temps que nous serons à la promenade.

– Mais j'ai la clé de cette chambre ; que signifie ce surplus de précaution ?

– Il est plus essentiel que vous ne croyez, monsieur usez-en, je vous en conjure, ou je ne sors point avec vous ; la femme chez qui nous avons dîné est une scélérate : elle n'arrange la partie que nous allons faire ensemble que pour vous voler plus à l'aise pendant ce temps-là ; pressez-vous, monsieur, elle nous observe, elle est dangereuse ; remettez votre clé à votre ami ; qu'il aille s'établir dans votre chambre, et qu'il n'en bouge que nous ne soyons revenus. Je vous expliquerai tout le reste dès que nous serons en voiture.

Dubreuil m'entend, il me serre la main pour me remercier, vole donner des ordres relatifs à l'avis qu'il reçoit, et revient. Nous partons ; chemin faisant, je lui dénoue toute l'aventure, je lui raconte les miennes, et l'instruis des malheureuses circonstances de ma vie qui m'ont fait connaître une telle femme. Ce jeune homme honnête et sensible me témoigne la plus vive reconnaissance du service que je veux bien lui rendre ; il s'intéresse à mes malheurs, et me propose de les adoucir par le don de sa main.

– Je suis trop heureux de pouvoir réparer les torts que la Fortune a envers vous, mademoiselle, me dit-il ; je suis mon maître, je ne dépends de personne ; je passe à Genève pour un placement considérable des sommes que vos bons avis me sauvent, vous m'y suivrez ; en y arrivant je deviens votre époux, et vous ne paraissez à Lyon que sous ce titre, ou si vous l'aimez mieux, mademoiselle, si vous avez quelque défiance, ce ne sera que dans ma patrie même que je vous donnerai mon nom.

Une telle offre me flattait trop pour que j'osasse la refuser ; mais il ne me convenait pas non plus de l'accepter sans faire sentir à Dubreuil tout ce qui pourrait l'en faire repentir ; il me sut gré de ma délicatesse, et ne me pressa qu'avec plus d'insistance… Malheureuse créature que j'étais ! fallait-il que le bonheur ne s'offrît à moi que pour me pénétrer plus vivement du chagrin de ne jamais pouvoir le saisir ! fallait-il donc qu'aucune vertu ne pût naître en mon cœur sans me préparer des tourments !

Notre conversation nous avait déjà conduits à deux lieues de la ville, et nous allions descendre pour jouir de la fraîcheur de quelques avenues sur le bord de l'Isère, où nous avions dessein de nous promener, lorsque tout à coup Dubreuil me dit qu'il se trouvait fort mal… Il descend, d'affreux vomissements le surprennent ; je le fais aussitôt remettre dans la voiture, et nous revolons en hâte à la ville. Dubreuil est si mal qu'il faut le porter dans sa chambre ; son état surprend son associé que nous y trouvons, et qui, selon ses ordres, n'en était pas sorti ; un médecin arrive : juste ciel ! Dubreuil est empoisonné ! A peine apprends-je cette fatale nouvelle, que je cours à l'appartement de la Dubois ; l'infâme ! elle était partie ; je passe chez moi, mon armoire est forcée, le peu d'argent et de hardes que je possède est enlevé ; la Dubois, m'assure-t-on, court depuis trois heures du côté de Turin. Il n'était pas douteux qu'elle ne fût l'auteur de cette multitude de crimes ; elle s'était présentée chez Dubreuil ; piquée d'y trouver du monde, elle s'était vengée sur moi, et elle avait empoisonné Dubreuil, en dînant, pour qu'au retour, si elle avait réussi à le voler, ce malheureux jeune homme, plus occupé de sa vie que de poursuivre celle qui dérobait sa fortune, la laissât fuir en sûreté, et pour que l'accident de sa mort arrivant pour ainsi dire dans mes bras, je pusse en être plus vraisemblablement soupçonnée qu'elle ; rien ne nous apprit ses combinaisons, mais était-il possible qu'elles fussent différentes ?

Je revolai chez Dubreuil : on ne me laisse plus approcher de lui ; je me plains de ces refus, on m'en dit la cause. Le malheureux expire, et ne s'occupe plus que de Dieu. Cependant il m'a disculpée ; je suis innocente, assure-t-il ; il défend expressément que l'on me poursuive ; il meurt. A peine a-t-il fermé les yeux, que son associé se hâte de venir me donner des nouvelles, en me conjurant d'être tranquille. Hélas ! pouvais-je l'être ? pouvais-je ne pas pleurer amèrement la perte d'un homme qui s'était si généreusement offert à me tirer de l'infortune ? pouvais-je ne pas déplorer un vol qui me remettait dans la misère, dont je ne faisais que de sortir ? Effroyable créature ! m'écriai-je ; si c'est là que conduisent tes principes, faut-il s'étonner qu'on les abhorre, et que les honnêtes gens les punissent ! Mais je raisonnais en partie lésée, et la Dubois qui ne voyait que son bonheur, son intérêt, dans ce qu'elle avait entrepris, concluait sans doute bien différemment.

Je confiai tout à l'associé de Dubreuil, qui se nommait Valbois, et ce qu'on avait combiné contre celui qu'il perdait, et ce qui m'était arrivé à moi-même. Il me plaignit, regretta bien sincèrement Dubreuil et blâma l'excès de délicatesse qui m'avait empêchée de m'aller plaindre aussitôt que j'avais été instruite des projets de la Dubois. Nous combinâmes que ce monstre, auquel il ne fallait que quatre heures pour se mettre en pays de sûreté, y serait plus tôt que nous n'aurions avisé à la faire poursuivre ; qu'il nous en coûterait beaucoup de frais ; que le maître de l'auberge, vivement compromis dans la plainte que nous ferions, et se défendant avec éclat, finirait peut-être par m'écraser moi-même, moi… qui ne semblais respirer à Grenoble qu'en échappée de la potence. Ces raisons me convainquirent et m'effrayèrent même tellement que je me résolus de partir de cette ville sans prendre congé de M. S***, mon protecteur. L'ami de Dubreuil approuva ce parti ; il ne me cacha point que si toute cette aventure se réveillait, les dépositions qu'il serait obligé de faire me compromettraient, quelles que fussent ses précautions, tant à cause de mon intimité avec la Dubois, qu'en raison de ma dernière promenade avec son ami ; qu'il me conseillait donc, d'après cela, de partir tout de suite sans voir personne, bien sûre que de son côté il n'agirait jamais contre moi qu'il croyait innocente, et qu'il ne pouvait accuser que de faiblesse dans tout ce qui venait d'arriver.

En réfléchissant aux avis de Valbois, je reconnus qu'ils étaient d'autant meilleurs, qu'il paraissait aussi certain que j'avais l'air coupable, comme il était sûr que je ne l'étais pas ; que la seule chose qui parlât en ma faveur, la recommandation faite à Dubreuil à l'instant de la promenade, mal expliquée, m'avait-on dit, par lui à l'article de la mort, ne deviendrait pas une preuve aussi triomphante que je devais y compter ; moyennant quoi je me décidai promptement. J'en fis part à Valbois.

– Je voudrais, me dit-il, que mon ami m'eût chargé de quelques dispositions favorables pour vous, je les remplirais avec le plus grand plaisir, je voudrais même qu'il m'eût dit que c'était à vous qu'il devait le conseil de garder sa chambre ; mais il n'a rien fait de tout cela ; je suis donc contraint à me borner à la seule exécution de ses ordres. Les malheurs que vous avez éprouvés pour lui me décideraient à faire quelque chose de moi-même, si je le pouvais, mademoiselle, mais je commence le commerce, je suis jeune, ma fortune est bornée, je suis obligé de rendre à l'instant les comptes de Dubreuil à sa famille ; permettez donc que je me restreigne au seul petit service que je vous conjure d'accepter : voilà cinq louis, et voilà une honnête marchande de Chalon-sur-Saône, ma patrie ; elle y retourne après s'être arrêtée vingt-quatre heures à Lyon où l'appellent quelques affaires ; je vous remets entre ses mains. Mme Bertrand, continua Valbois, en me conduisant à cette femme, voici la jeune personne dont je vous ai parlé ; je vous la recommande, elle désire de se placer. Je vous prie avec les mêmes instances que s'il s'agissait de ma propre sœur, de vous donner tous les mouvements possibles pour lui trouver dans notre ville quelque chose qui convienne à son personnel, à sa naissance et à son éducation ; qu'il ne lui en coûte rien jusque-là, je vous tiendrai compte de tout à la première vue. Adieu, mademoiselle, continua Valbois en me demandant la permission de m'embrasser ; Mme Bertrand part demain à la pointe du jour ; suivez-la, et qu'un peu plus de bonheur puisse vous accompagner dans une ville où j'aurai peut-être la satisfaction de vous revoir bientôt.

L'honnêteté de ce jeune homme, qui foncièrement ne me devait rien, me fit verser des larmes. Les bons procédés sont bien doux quand on en éprouve depuis si longtemps d'odieux. J'acceptai ses dons en lui jurant que je n'allais travailler qu'à me mettre en état de pouvoir les lui rendre un jour. Hélas ! pensai-je en me retirant, si l'exercice d'une nouvelle vertu vient de me précipiter dans l'infortune, au moins, pour la première fois de ma vie, l'espérance d'une consolation s'offre-t-elle dans ce gouffre épouvantable de maux, où la vertu me précipite encore.

Il était de bonne heure : le besoin de respirer me fit descendre sur le quai de l'Isère, à dessein de m'y promener quelques instants ; et, comme il arrive presque toujours en pareil cas, mes réflexions me conduisirent fort loin. Me trouvant dans un endroit isolé, je m'y assis pour penser avec plus de loisir. Cependant la nuit vint sans que je pensasse à me retirer, lorsque tout à coup je me sentis saisie par trois hommes. L'un me met une main sur la bouche, et les deux autres me jettent précipitamment dans une voiture, y montent avec moi, et nous fendons les airs pendant trois grandes heures, sans qu'aucun de ces brigands daignât ni me dire une parole ni répondre à aucune de mes questions. Les stores étaient baissés, je ne voyais rien. La voiture arrive près d'une maison, des portes s'ouvrent pour la recevoir, et se referment aussitôt. Mes guides m'emportent, me font traverser ainsi plusieurs appartements très sombres, et me laissent enfin dans un, près duquel est une pièce où j'aperçois de la lumière.

– Reste là, me dit un de mes ravisseurs en se retirant avec ses camarades, tu vas bientôt voir des gens de connaissance.

Et ils disparaissent, refermant avec soin toutes les portes. Presque en même temps, celle de la chambre où j'apercevais de la clarté s'ouvre, et j'en vois sortir, une bougie à la main… oh ! madame, devinez qui ce pouvait être… la Dubois ! … la Dubois elle-même, ce monstre épouvantable, dévoré sans doute du plus ardent désir de la vengeance.

– Venez, charmante fille, me dit-elle arrogamment, venez recevoir la récompense des vertus où vous vous êtes livrée à mes dépens… Et me serrant la main avec colère : Ah ! scélérate, je t'apprendrai à me trahir !

– Non, non, madame, lui dis-je précipitamment, non, je ne vous ai point trahie : informez-vous, je n'ai pas fait la moindre plainte qui puisse vous donner de l'inquiétude, je n'ai pas dit le moindre mot qui puisse vous compromettre.

– Mais ne t'es-tu pas opposée au crime que je méditais ? ne l'as-tu pas empêché, indigne créature ? Il faut que tu en sois punie…

Et comme nous entrions, elle n'eut pas le temps d'en dire davantage. L'appartement où l'on me faisait passer était aussi somptueux que magnifiquement éclairé ; au fond, sur une ottomane, était un homme en robe de chambre de taffetas flottante, d'environ quarante ans, et que je vous peindrai bientôt.

– Monseigneur, dit la Dubois en me présentant à lui, voilà la jeune personne que vous avez voulue, celle à laquelle tout Grenoble s'intéresse… la célèbre Thérèse, en un mot, condamnée à être pendue avec des faux-monnayeurs, et depuis délivrée à cause de son innocence et de sa vertu. Reconnaissez mon adresse à vous servir, monseigneur ; vous me témoignâtes, il y a quatre jours, l'extrême désir que vous aviez de l'immoler à vos passions ; et je vous la livre aujourd'hui. Peut-être la préférerez-vous à cette jolie pensionnaire du couvent des Bénédictines de Lyon, que vous avez désirée de même, et qui va nous arriver dans l'instant : cette dernière a sa vertu physique et morale, celle-ci n'a que celle des sentiments ; mais elle fait partie de son existence, et vous ne trouverez nulle part une créature plus remplie de candeur et d'honnêteté. Elles sont l'une et l'autre à vous, monseigneur : ou vous les expédierez toutes deux ce soir, ou l'une aujourd'hui, l'autre demain. Pour moi, je vous quitte : les bontés que vous avez pour moi m'ont engagée à vous faire part de mon aventure de Grenoble. Un homme mort, monseigneur, un homme mort ! je me sauve.

– Eh ! non, non, femme charmante, s'écria le maître du lieu, non, reste et ne crains rien quand je te protège : tu es l'âme de mes plaisirs ; toi seule possèdes l'art de les exciter et de les satisfaire, et plus tu redoubles tes crimes, plus ma tête s'échauffe pour toi… Mais elle est jolie, cette Thérèse… Et s'adressant à moi : Quel âge avez-vous, mon enfant ?

– Vingt-six ans, monseigneur, répondis-je, et beaucoup de chagrins.

– Oui, des chagrins, des malheurs ; je sais tout cela, c'est ce qui m'amuse, c'est ce que j'ai voulu ; nous allons y mettre ordre, nous allons terminer tous vos revers ; je vous réponds que dans vingt-quatre heures vous ne serez plus malheureuse… Et avec d'affreux éclats de rire : N'est-il pas vrai, Dubois, que j'ai un moyen sûr pour terminer les malheurs d'une jeune fille ?

– Assurément, dit cette odieuse créature ; et si Thérèse n'était pas de mes amies, je ne vous l'aurais pas amenée ; mais il est juste que je la récompense de ce qu'elle a fait pour moi. Vous n'imagineriez jamais, monseigneur, combien cette chère créature m'a été utile dans ma dernière entreprise de Grenoble ; vous avez bien voulu vous charger de ma reconnaissance, et je vous conjure de m'acquitter amplement.

L'obscurité de ces propos, ceux que la Dubois m'avait tenus en entrant, l'espèce d'homme à qui j'avais affaire, cette jeune fille qu'on annonçait encore, tout remplit à l'instant mon imagination d'un trouble qu'il serait difficile de vous peindre. Une sueur froide s'exhale de mes pores, et je suis prête à tomber en défaillance : tel est l'instant où les procédés de cet homme finissent enfin par m'éclairer. Il m'appelle, il débute par deux ou trois baisers où nos bouches sont forcées de s'unir ; il attire ma langue, il la suce, et la sienne au fond de mon gosier semble y pomper jusqu'à ma respiration. Il me fait pencher la tête sur sa poitrine, et relevant mes cheveux, il observe attentivement la nuque de mon cou.

– Oh ! c'est délicieux, s'écrie-t-il en pressant fortement cette partie ; je n'ai jamais rien vu de si bien attaché : ce sera divin à faire sauter.

Ce dernier propos fixa tous mes doutes : je vis bien que j'étais encore chez un de ces libertins à passions cruelles, dont les plus chères voluptés consistent à jouir des douleurs ou de la mort des malheureuses victimes qu'on leur procure à force d'argent, et que je courais risque d'y perdre la vie.

En cet instant, on frappe à la porte ; la Dubois sort, et ramène aussitôt la jeune Lyonnaise dont elle venait de parler.

Tâchons de vous esquisser maintenant les deux nouveaux personnages avec lesquels vous allez me voir. Le monseigneur, dont je n'ai jamais su le nom ni l'état, était, comme je vous l'ai dit, un homme de quarante ans, mince, maigre, mais vigoureusement constitué ; des muscles presque toujours gonflés, s'élevant sur ses bras couverts d'un poil rude et noir, annonçaient en lui la force avec la santé ; sa figure était pleine de feu, ses yeux petits, noirs et méchants, ses dents belles, et de l'esprit dans tous ses traits ; sa taille bien prise était au-dessus de la médiocre, et l'aiguillon de l'amour, que je n'eus que trop d'occasions de voir et de sentir, joignait à la longueur d'un pied, plus de huit pouces de circonférence. Cet instrument, sec, nerveux, toujours écumant, et sur lequel se voyaient de grosses veines qui le rendaient encore plus redoutable, fut en l'air pendant les cinq ou six heures que dura cette séance, sans s'abaisser une minute. Je n'avais point encore trouvé d'homme si velu : il ressemblait à ces faunes que la fable nous peint. Ses mains sèches et dures étaient terminées par des doigts dont la force était celle d'un étau ; quant à son caractère, il me parut dur, brusque, cruel, son esprit tourné à une sorte de sarcasmes et de taquinerie faits pour redoubler les maux où l'on voyait bien qu'il fallait s'attendre avec un tel homme.

Eulalie était le nom de la petite Lyonnaise. Il suffisait de la voir pour juger de sa naissance et de sa vertu : elle était fille d'une des meilleures maisons de la ville où les scélératesses de la Dubois l'avaient enlevée, sous le prétexte de la réunir à un amant qu'elle idolâtrait ; elle possédait, avec une candeur et une naïveté enchanteresses, une des plus délicieuses physionomies qu'il soit possible d'imaginer. Eulalie, à peine âgée de seize ans, avait une vraie figure de vierge ; son innocence et sa pudeur embellissaient à l'envi ses traits : elle avait peu de couleur, mais elle n'en était que plus intéressante ; et l'éclat de ses beaux yeux noirs rendait à sa jolie mine tout le feu dont cette pâleur semblait la priver d'abord ; sa bouche un peu grande était garnie des plus belles dents, sa gorge, déjà très formée, semblait encore plus blanche que son teint : elle était faite à peindre, mais rien n'était aux dépens de l'embonpoint ; ses formes étaient rondes et fournies, toutes ses chairs fermes, douces et potelées. La Dubois prétendit qu'il était impossible de voir un plus beau cul : peu connaisseuse en cette partie, vous me permettrez de ne pas décider. Une mousse légère ombrageait le devant ; des cheveux blonds, superbes, flottant sur tous ces charmes, les rendaient plus piquants encore ; et pour compléter son chef-d'œuvre, la nature, qui semblait la former à plaisir, l'avait douée du caractère le plus doux et le plus aimable. Tendre et délicate fleur, ne deviez-vous donc embellir un instant la terre que pour être aussitôt flétrie !

– Oh ! madame, dit-elle à la Dubois en la reconnaissant, est-ce donc ainsi que vous m'avez trompée !… Juste ciel ! où m'avez-vous conduite ?

– Vous l'allez voir, mon enfant, lui dit le maître de la maison en l'attirant brusquement vers lui et commençant déjà ses baisers, pendant qu'une de mes mains l'excitait par son ordre.

Eulalie voulut se défendre, mais la Dubois, la pressant sur ce libertin, lui enlève toute possibilité de se soustraire. La séance fut longue ; plus la fleur était fraîche, plus ce frelon impur aimait à la pomper. A ses suçons multipliés succéda l'examen du cou ; et je sentis qu'en le palpant, le membre que j'excitais prenait encore plus d'énergie.

– Allons, dit monseigneur, voilà deux victimes qui vont me combler d'aise : tu seras bien payée, Dubois, car je suis bien servi. Passons dans mon boudoir : suis-nous, chère femme, suis-nous, continue-t-il en nous emmenant ; tu partiras cette nuit, mais j'ai besoin de toi pour la soirée.

La Dubois se résigne, et nous passons dans le cabinet des plaisirs de ce débauché, où l'on nous fait mettre toutes nues.

Oh ! madame, je n'entreprendrai pas de vous représenter les infamies dont je fus à la fois et témoin et victime. Les plaisirs de ce monstre étaient ceux d'un bourreau. Ses uniques voluptés consistaient à trancher des têtes. Ma malheureuse compagne… Oh ! non, madame… Oh ! non, n'exigez pas que je finisse… J'allais avoir le même sort ; encouragé par la Dubois, ce monstre se décidait à rendre mon supplice plus horrible encore, lorsqu'un besoin de réparer tous deux leurs forces les engage à se mettre à table… Quelle débauche ! Mais dois-je m'en plaindre, puisqu'elle me sauva la vie ? Excédés de vin et de nourriture, tous deux tombèrent ivres morts avec les débris de leur souper. A peine les vois-je là, que je saute sur un jupon et un mantelet que la Dubois venait de quitter pour être encore plus immodeste aux yeux de son patron, je prends une bougie, je m'élance vers l'escalier : cette maison dégarnie de valets n'offre rien qui s'oppose à mon évasion, un se rencontre, je lui dis avec l'air de l'effroi de voler vers son maître qui se meurt, et je gagne la porte sans plus trouver de résistance. J'ignorais les chemins, on ne me les avait pas laissé voir, je prends le premier qui s'offre à moi… C'est celui de Grenoble ; tout nous sert quand la Fortune daigne nous rire un moment ; on était encore couché dans l'auberge, je m'y introduis secrètement et vole en hâte à la chambre de Valbois. Je frappe, Valbois s'éveille et me reconnaît à peine en l'état où je suis ; il me demande ce qui m'arrive ; je lui raconte les horreurs dont je viens d'être à la fois et la victime et le témoin.

– Vous pouvez faire arrêter la Dubois, lui dis-je, elle n'est pas loin d'ici, peut-être me sera-t-il possible d'indiquer le chemin… La malheureuse ! indépendamment de tous ses crimes, elle m'a pris encore et mes hardes et les cinq louis que vous m'avez donnés.

– Oh ! Thérèse, me dit Valbois, vous êtes assurément la fille la plus infortunée qu'il y ait au monde, mais vous le voyez pourtant, honnête créature, au milieu des maux qui vous accablent, une main céleste vous conserve ; que ce soit pour vous un motif de plus d'être toujours vertueuse, jamais les bonnes actions ne sont sans récompense. Nous ne poursuivrons point la Dubois, mes raisons de la laisser en paix sont les mêmes que celles que je vous exposais hier ; réparons seulement les maux qu'elle vous a faits, voilà d'abord l'argent qu'elle vous a pris.

Une heure après une couturière m'apporta deux vêtements complets et du linge.

– Mais il faut partir, Thérèse, me dit Valbois, il faut partir dans cette journée même ; la Bertrand y compte, je l'ai engagée à retarder de quelques heures pour vous, rejoignez-la.

– Ô vertueux jeune homme ! m'écriai-je en tombant dans les bras de mon bienfaiteur, puisse le ciel vous rendre un jour tous les biens que vous me faites !

– Allez, Thérèse, me répondit Valbois en m'embrassant, le bonheur que vous me souhaitez… j'en jouis déjà, puisque le vôtre est mon ouvrage… Adieu.

Voilà comme je quittai Grenoble, madame, et si je ne trouvai pas dans cette ville toute la félicité que j'y avais supposée, au moins ne rencontrai-je dans aucune, comme dans celle-là, tant d'honnêtes gens réunis pour plaindre ou calmer mes maux.

Nous étions, ma conductrice et moi, dans un petit chariot couvert attelé d'un cheval que nous conduisions du fond de cette voiture ; là étaient les marchandises de Mme Bertrand, et une petite fille de quinze mois qu'elle nourrissait encore, et que je ne tardai pas pour mon malheur de prendre bientôt dans une aussi grande amitié que pouvait le faire celle qui lui avait donné le jour.

C'était d'ailleurs une assez vilaine femme que cette Bertrand, soupçonneuse, bavarde, commère ennuyeuse et bornée. Nous descendions régulièrement chaque soir tous ses effets dans l'auberge, et nous couchions dans la même chambre. Jusqu'à Lyon, tout se passa fort bien, mais pendant les trois jours dont cette femme avait besoin pour ses affaires, je fis dans cette ville une rencontre à laquelle j'étais loin de m'attendre.

Je me promenais l'après-midi sur le quai du Rhône avec une des filles de l'auberge que j'avais priée de m'accompagner, lorsque j'aperçus tout à coup le Révérend Père Antonin de Sainte-Marie-des-Bois, maintenant supérieur de la maison de son ordre située en cette ville. Ce moine m'aborde, et après m'avoir tout bas aigrement reproché ma fuite, et m'avoir fait entendre que je courais de grands risques d'être reprise, s'il en donnait avis au couvent de Bourgogne, il m'ajouta, en se radoucissant, qu'il ne parlerait de rien si je voulais à l'instant même le venir voir dans sa nouvelle habitation avec la fille qui m'accompagnait, et qui lui paraissait de bonne prise ; puis faisant haut la même proposition à cette créature :

– Nous vous payerons bien l'une et l'autre, dit le monstre, nous sommes dix dans notre maison, et je vous promets au moins un louis de chaque, si votre complaisance est sans bornes.

Je rougis prodigieusement de ces propos ; un moment, je veux faire croire au moine qu'il se trompe : n'y réussissant pas, j'essaie des signes pour le contenir, mais rien n'en impose à cet insolent, et ses sollicitations n'en deviennent que plus chaudes ; enfin, sur nos refus réitérés de le suivre, il se borne à nous demander instamment notre adresse ; pour me débarrasser de lui, je lui en donne une fausse : il l'écrit dans son portefeuille, et nous quitte en nous assurant qu'il nous reverra bientôt.

En nous en retournant à l'auberge, j'expliquai comme je pus l'histoire de cette malheureuse connaissance à la fille qui m'accompagnait ; mais soit que ce que je lui dis ne la satisfît point, soit qu'elle eût peut-être été très fâchée d'un acte de vertu de ma part qui la privait d'une aventure où elle aurait autant gagné, elle bavarda ; je n'eus que trop lieu de m'en apercevoir aux propos de la Bertrand, lors de la malheureuse catastrophe que je vais bientôt vous raconter. Cependant le moine ne parut point, et nous partîmes.

Sorties tard de Lyon, nous ne pûmes, ce premier jour, coucher qu'à Villefranche, et ce fut là, madame, que m'arriva le malheur affreux qui me fait aujourd'hui paraître devant vous comme une criminelle, sans que je l'aie été davantage dans cette funeste circonstance de ma vie que dans aucune de celles où vous m'avez vue si injustement accablée des coups du sort, et sans qu'autre chose m'ait conduite dans l'abîme que la bonté de mon cœur et la méchanceté des hommes.

Arrivées sur les six heures du soir à Villefranche, nous nous étions pressées de souper et de nous coucher, afin d'entreprendre une plus forte marche le lendemain ; il n'y avait pas deux heures que nous reposions, lorsque nous fûmes réveillées par une fumée affreuse ; persuadées que le feu n'est pas loin, nous nous levons en hâte. Juste ciel ! les progrès de l'incendie n'étaient déjà que trop effrayants, nous ouvrons notre porte à moitié nues et n'entendons autour de nous que le fracas des murs qui s'écroulent, le bruit des charpentes qui se brisent, et les hurlements épouvantables de ceux qui tombent dans les flammes. Entourées de ces flammes dévorantes, nous ne savons déjà plus où fuir ; pour échapper à leur violence, nous nous précipitons dans leur foyer, et nous nous trouvons bientôt confondues avec la foule des malheureux qui cherchent, comme nous, leur salut dans la fuite. Je me souviens alors que ma conductrice, plus occupée d'elle que de sa fille, n'a pas songé à la garantir de la mort ; sans l'en prévenir, je vole dans notre chambre au travers des flammes qui m'atteignent et me brûlent en plusieurs endroits ; je saisis la pauvre petite créature ; je m'élance pour la rapporter à sa mère, m'appuyant sur une poutre à moitié consumée : le pied me manque, mon premier mouvement est de mettre mes mains au-devant de moi ; cette impulsion de la nature me force à lâcher le précieux fardeau que je tiens… Il m'échappe, et la malheureuse enfant tombe dans le feu sous les yeux de sa mère. En cet instant je suis saisie moi-même… on m'entraîne ; trop émue pour rien distinguer, j'ignore si ce sont des secours ou des périls qui m'environnent, mais je ne suis pour mon malheur que trop tôt éclaircie, lorsque, jetée dans une chaise de poste, je m'y trouve à côté de la Dubois qui, me mettant un pistolet sur la tempe, me menace de me brûler la cervelle si je prononce un mot…

– Ah ! scélérate, me dit-elle, je te tiens pour le coup, et cette fois tu ne m'échapperas plus.

– Oh ! madame, vous ici ! m'écriai-je.

– Tout ce qui vient de se passer est mon ouvrage, me répondit ce monstre ; c'est par un incendie que je t'ai sauvé le jour ; c'est par un incendie que tu vas le perdre ; je t'aurais poursuivie jusqu'aux enfers, s'il l'eût fallu, pour te ravoir. Monseigneur devint furieux quand il apprit ton évasion ; j'ai deux cents louis par fille que je lui procure, et non seulement il ne voulut pas me payer Eulalie, mais il me menaça de toute sa colère si je ne te ramenais pas. Je t'ai découverte, je t'ai manquée de deux heures à Lyon ; hier, j'arrivai à Villefranche une heure après toi, j'ai mis le feu à l'auberge par le moyen des satellites que j'ai toujours à mes gages ; je voulais te brûler ou t'avoir ; je t'ai, je te reconduis dans une maison que ta fuite a précipitée dans le trouble et dans l'inquiétude, et t'y ramène, Thérèse, pour y être traitée d'une cruelle manière. Monseigneur a juré qu'il n'aurait pas de supplices assez effrayants pour toi, et nous ne descendons pas de la voiture que nous ne soyons chez lui. Eh bien ! Thérèse, que penses-tu maintenant de la vertu ?

– Oh, madame ! qu'elle est bien souvent la proie du crime ; qu'elle est heureuse quand elle triomphe ; mais qu'elle doit être l'unique objet des récompenses de Dieu dans le ciel, si les forfaits de l'homme parviennent à l'écraser sur la terre.

– Tu ne seras pas longtemps sans savoir, Thérèse, s'il est vraiment un Dieu qui punisse ou qui récompense les actions des hommes… Ah ! si dans le néant éternel où tu vas rentrer tout à l'heure, il t'était permis de penser, combien tu regretterais les sacrifices infructueux que ton entêtement t'a forcée de faire à des fantômes qui ne t'ont jamais payée qu'avec des malheurs !… Thérèse, il en est encore temps, veux-tu être ma complice ? Je te sauve, il est plus fort que moi de te voir échouer sans cesse dans les routes dangereuses de la vertu. Quoi ! tu n'es pas encore assez punie de ta sagesse et de tes faux principes ? Quelles infortunes veux-tu donc pour te corriger ? Quels exemples te sont nécessaires pour te convaincre que le parti que tu prends est le plus mauvais de tous, et qu'ainsi que je te l'ai dit cent fois, on ne doit s'attendre qu'à des revers quand, prenant la foule à rebours, on veut être seule vertueuse dans une société tout à fait corrompue ? Tu comptes sur un Dieu vengeur : détrompe-toi, Thérèse, détrompe-toi, le Dieu que tu te forges n'est qu'une chimère dont la sotte existence ne se trouva jamais que dans la tête des fous ; c'est un fantôme inventé par la méchanceté des hommes, qui n'a pour but que de les tromper, ou de les armer les uns contre les autres. Le plus important service qu'on eût pu leur rendre eût été d'égorger sur-le-champ le premier imposteur qui s'avisa de leur parler d'un Dieu. Que de sang un seul meurtre eût épargné dans l'univers ! Va, va, Thérèse, la nature toujours agissante, toujours active n'a nullement besoin d'un maître pour la diriger. Et si ce maître existait effectivement, après tous les défauts dont il a rempli ses œuvres, mériterait-il de nous autre chose que des mépris et des outrages ? Ah ! s'il existe, ton Dieu, que je le hais, Thérèse, que je l'abhorre ! Oui, si cette existence était vraie, je l'avoue, le seul plaisir d'irriter perpétuellement celui qui en serait revêtu deviendrait le plus précieux dédommagement de la nécessité où je me trouverais alors d'ajouter quelque croyance en lui… Encore une fois, Thérèse, veux-tu devenir ma complice ? Un coup superbe se présente, nous l'exécuterons avec du courage ; je te sauve la vie si tu l'entreprends. Le seigneur chez qui nous allons, et que tu connais, s'isole dans la maison de campagne où il fait ses parties ; le genre dont tu vois qu'elles sont l'exige ; un seul valet l'habite avec lui, quand il y va pour ses plaisirs : l'homme qui court devant cette chaise, toi et moi, chère fille, nous voilà trois contre deux. Quand ce libertin sera dans le feu de ses voluptés, je me saisirai du sabre dont il tranche la vie de ses victimes, tu le tiendras, nous le tuerons, et mon homme pendant ce temps-là assommera son valet. Il y a de l'argent caché dans cette maison ; plus de huit cent mille francs, Thérèse, j'en suis sûre, le coup en vaut la peine… Choisis, sage créature, choisis : la mort, ou me servir ; si tu me trahis, si tu lui fais part de mon projet, je t'accuserai seule, et ne doute pas que je ne l'emporte par la confiance qu'il eut toujours en moi… Réfléchis bien avant que de me répondre ; cet homme est un scélérat : donc, en l'assassinant lui-même, nous ne faisons qu'aider aux lois desquelles il a mérité la rigueur. Il n'y a pas de jour, Thérèse, où ce coquin n'assassine une fille : est-ce donc outrager la vertu que de punir le crime ? Et la proposition raisonnable que je te fais alarmera-t-elle encore tes farouches principes ?

– N'en doutez pas, madame, répondis-je, ce n'est pas dans la vue de corriger le crime que vous me proposez cette action, c'est dans le seul motif d'en commettre un vous-même : il ne peut donc y avoir qu'un très grand mal à faire ce que vous dites, et nulle apparence de légitimité. Il y a mieux : n'eussiez-vous même pour dessein que de venger l'humanité des horreurs de cet homme, vous feriez encore mal de l'entreprendre, ce soin ne vous regarde pas : les lois sont faites pour punir les coupables, laissons-les agir, ce n'est pas à nos faibles mains que l'Être suprême a confié leur glaive ; nous ne nous en servirions pas sans les outrager elles-mêmes.

– Eh bien ! tu mourras, indigne créature, reprit la Dubois en fureur, tu mourras : ne te flatte plus d'échapper à ton sort.

– Que m'importe, répondis-je avec tranquillité, je serai délivrée de tous mes maux, le trépas n'a rien qui m'effraie, c'est le dernier sommeil de la vie, c'est le repos du malheureux…

Et cette bête féroce s'élançant à ces mots sur moi, je crus qu'elle allait m'étrangler ; elle me donna plusieurs coups dans le sein, mais me lâcha pourtant aussitôt que je criai, dans la crainte que le postillon ne m'entendît.

Cependant nous avancions fort vite ; l'homme qui courait devant faisait préparer nos chevaux, et nous n'arrêtions à aucune poste. A l'instant des relais, la Dubois reprenait son arme et me la tenait contre le cœur… Qu'entreprendre ?… En vérité, ma faiblesse et ma situation m'abattaient au point de préférer la mort aux peines de m'en garantir.

Nous étions prêtes d'entrer dans le Dauphiné, lorsque six hommes à cheval, galopant à toute bride derrière notre voiture, l'atteignirent et forcèrent, le sabre à la main, notre postillon à s'arrêter. Il y avait à trente pas du chemin une chaumière où ces cavaliers que nous reconnûmes bientôt pour être de la maréchaussée, ordonnent au postillon d'amener la voiture : quand elle y est, ils nous font descendre, et nous entrons tous chez le paysan. La Dubois, avec une effronterie inimaginable dans une femme couverte de crimes, et qui se trouve arrêtée, demanda avec hauteur à ces cavaliers si elle était connue d'eux, et de quel droit ils en usaient de cette manière avec une femme de son rang ?

– Nous n'avons pas l'honneur de vous connaître, madame, dit l'exempt ; mais nous sommes certains que vous avez dans votre voiture une malheureuse qui mit hier le feu à la principale auberge de Villefranche. Puis, me considérant : Voilà son signalement, madame, nous ne nous trompons pas ; ayez la bonté de nous la remettre et de nous apprendre comment une personne aussi respectable que vous paraissez l'être a pu se charger d'une telle femme.

– Rien que de simple à cet événement, répondit la Dubois plus insolente encore, et je ne prétends ni vous la cacher, ni prendre le parti de cette fille, s'il est certain qu'elle soit coupable du crime affreux dont vous parlez. Je logeais comme elle hier à cette auberge de Villefranche, j'en partis au milieu de ce trouble, et comme je montais dans la voiture, cette fille s'élança vers moi en implorant ma compassion, en me disant qu'elle venait de tout perdre dans cet incendie, qu'elle me suppliait de la prendre avec moi jusqu'à Lyon où elle espérait de se placer. Écoutant bien moins ma raison que mon cœur, j'acquiesçai à ses demandes ; une fois dans ma chaise, elle s'offrit à me servir ; imprudemment encore, je consentis à tout, et je la menais en Dauphiné où sont mes biens et ma famille. Assurément c'est une leçon, je reconnais bien à présent tous les inconvénients de la pitié ; je m'en corrigerai. La voilà, messieurs, la voilà ; Dieu me garde de m'intéresser à un tel monstre ! je l'abandonne à la sévérité des lois, et vous supplie de cacher avec soin le malheur que j'ai eu de la croire un instant.

Je voulus me défendre, je voulus dénoncer la vraie coupable ; mes discours furent traités de récriminations calomniatrices dont la Dubois ne se défendait qu'avec un sourire méprisant. Ô funestes effets de la misère et de la prévention, de la richesse et de l'insolence ! Était-il possible qu'une femme qui se faisait appeler madame la baronne de Fulconis, qui affichait le luxe, qui se donnait des terres, une famille, se pouvait-il qu'une telle femme pût se trouver coupable d'un crime où elle ne paraissait pas avoir le plus mince intérêt ? Tout ne me condamnait-il pas, au contraire ? J'étais sans protection, j'étais pauvre, il était bien certain que j'avais tort.

L'exempt me lut les plaintes de la Bertrand. C'était elle qui m'avait accusée ; j'avais mis le feu dans l'auberge pour la voler plus à mon aise, elle l'avait été jusqu'au dernier sou ; j'avais jeté son enfant dans le feu, pour que le désespoir où cet événement allait la plonger, en l'aveuglant sur le reste, ne lui permît pas de voir mes manœuvres : j'étais d'ailleurs, avait ajouté la Bertrand, une fille de mauvaise vie, échappée du gibet à Grenoble, et dont elle ne s'était sottement chargée que par excès de complaisance pour un jeune homme de son pays, mon amant sans doute. J'avais publiquement et en plein jour raccroché des moines à Lyon : en un mot, il n'était rien dont cette indigne créature n'eût profité pour me perdre, rien que la calomnie aigrie par le désespoir n'eût inventé pour m'avilir. A la sollicitation de cette femme, on avait fait un examen juridique sur les lieux mêmes. Le feu avait commencé dans un grenier à foin où plusieurs personnes avaient déposé que j'étais entrée le soir de ce jour funeste, et cela était vrai. Désirant un cabinet d'aisances mal indiqué par la servante à qui je m'adressai, j'étais entrée dans ce galetas, ne trouvant pas l'endroit cherché, et j'y étais restée assez de temps pour faire soupçonner ce dont on m'accusait, ou pour fournir au moins des probabilités ; et on le sait, ce sont des preuves dans ce siècle-ci. J'eus donc beau me défendre, l'exempt ne me répondit qu'en m'apprêtant des fers.

– Mais, monsieur, dis-je encore avant que de me laisser enchaîner, si j'avais volé ma compagne de route à Villefranche, l'argent devrait se trouver sur moi : qu'on me fouille.

Cette défense ingénue n'excita que des rires ; on m'assura que je n'étais pas seule, qu'on était sûr que j'avais des complices auxquels j'avais remis les sommes volées, en me sauvant. Alors la méchante Dubois, qui connaissait la flétrissure que j'avais eu le malheur de recevoir autrefois chez Rodin, contrefit un instant la commisération.

– Monsieur, dit-elle à l'exempt, on commet chaque jour tant d'erreurs sur toutes ces choses-ci, que vous me pardonnerez l'idée qui me vient : si cette fille est coupable de l'action dont on l'accuse, assurément ce n'est pas son premier forfait ; on ne parvient pas en un jour à des délits de cette nature : visitez cette fille, monsieur, je vous en prie… si par hasard vous trouviez sur son malheureux corps… mais si rien ne l'accuse, permettez-moi de la défendre et de la protéger.

L'exempt consentit à la vérification… elle allait se faire…

– Un moment, monsieur, dis-je en m'y opposant, cette recherche est inutile ; Madame sait bien que j'ai cette affreuse marque ; elle sait bien aussi quel malheur en est la cause : ce subterfuge de sa part est un surcroît d'horreurs qui se dévoileront, ainsi que le reste, au temple même de Thémis. Conduisez-y-moi, messieurs : voilà mes mains, couvrez-les de chaînes ; le crime seul rougit de les porter, la vertu malheureusement en gémit, et ne s'en effraie pas.

– En vérité, je n'aurais pas cru, dit la Dubois, que mon idée eût un tel succès ; mais comme cette créature me récompense de mes bontés pour elle par d'insidieuses inculpations, j'offre de retourner avec elle, s'il le faut.

– Cette démarche est parfaitement inutile, madame la baronne, dit l'exempt, nos recherches n'ont que cette fille pour objet : ses aveux, la marque dont elle est flétrie, tout la condamne ; nous n'avons besoin que d'elle, et nous vous demandons mille excuses de vous avoir dérangée si longtemps.

Je fus aussitôt enchaînée, jetée en croupe derrière un de ces cavaliers, et la Dubois partit en achevant de m'insulter par le don de quelques écus laissés par commisération à mes gardes pour aider à ma situation dans le triste séjour que j'allais habiter en attendant mon logement.

Ô vertu ! m'écriai-je, quand je me vis dans cette affreuse humiliation, pouvais-tu recevoir un plus sensible outrage ! Était-il possible que le crime osât t'affronter et te vaincre avec autant d'insolence et d'impunité !

Nous fûmes bientôt à Lyon ; on me précipita dès en arrivant dans le cachot des criminels, et j'y fus écrouée comme incendiaire, fille de mauvaise vie, meurtrière d'enfant et voleuse.

Il y avait eu sept personnes de brûlées dans l'auberge ; j'avais pensé l'être moi-même ; j'avais voulu sauver un enfant ; j'allais périr, mais celle qui était cause de cette horreur échappait à la vigilance des lois, à la justice du Ciel : elle triomphait, elle retournait à de nouveaux crimes, tandis qu'innocente et malheureuse, je n'avais pour perspective que le déshonneur, que la flétrissure et la mort.

Accoutumée depuis si longtemps à la calomnie, à l'injustice et au malheur, faite depuis mon enfance à ne me livrer à un sentiment de vertu qu'assurée d'y trouver des épines, ma douleur fut plus stupide que déchirante, et je pleurai moins que je ne l'aurais cru. Cependant, comme il est naturel à la créature souffrante de chercher tous les moyens possibles de se tirer de l'abîme où son infortune l'a plongée, le père Antonin me vint à l'esprit ; quelque médiocre secours que j'en espérasse, je ne me refusais point à l'envie de le voir : je le demandai, il parut. On ne lui avait pas dit par quelle personne il était désiré ; il affecta de ne pas me reconnaître ; alors je dis au concierge qu'il était effectivement possible qu'il ne se ressouvint pas de moi, n'ayant dirigé ma conscience que fort jeune, mais qu'à ce titre je demandais un entretien secret avec lui. On y consentit de part et d'autre. Dès que je fus seule avec ce religieux, je me précipitai à ses genoux, je les arrosai de mes larmes, en le conjurant de me sauver de la cruelle position où j'étais ; je lui prouvai mon innocence ; je ne lui cachai pas que les mauvais propos qu'il m'avait tenus quelques jours auparavant avaient indisposé contre moi la personne à laquelle j'étais recommandée, et qui se trouvait maintenant mon accusatrice. Le moine m'écouta très attentivement.

– Thérèse, me dit-il ensuite, ne t'emporte pas à ton ordinaire, sitôt qu'on enfreint tes maudits préjugés ; tu vois où ils t'ont conduite, et tu peux facilement te convaincre à présent qu'il vaut cent fois mieux être coquine et heureuse que sage et dans l'infortune ; ton affaire est aussi mauvaise qu'elle peut l'être, chère fille, il est inutile de te le déguiser : cette Dubois dont tu me parles, ayant le plus grand intérêt à ta perte, y travaillera sûrement sous main ; la Bertrand poursuivra ; toutes les apparences sont contre toi, et il ne faut que des apparences aujourd'hui pour faire condamner à la mort. Tu es donc une fille perdue, cela est clair. Un seul moyen peut te sauver ; je suis bien avec l'intendant, il peut beaucoup sur les juges de cette ville ; je vais lui dire que tu es ma nièce, et te réclamer à ce titre : il anéantira toute la procédure ; je demanderai à te renvoyer dans ma famille ; je te ferai enlever, mais ce sera pour t'enfermer dans notre couvent d'où tu ne sortiras de ta vie… et là, je ne te le cache pas, Thérèse, esclave asservie de mes caprices, tu les assouviras tous sans réflexion ; tu te livreras de même à ceux de mes confrères : tu seras, en un mot, à moi comme la plus soumise des victimes… Tu m'entends : la besogne est rude ; tu sais quelles sont les passions des libertins de notre espèce : détermine-toi donc, et ne fais pas attendre ta réponse.

– Allez, mon père, répondis-je avec horreur, allez, vous êtes un monstre d'oser abuser aussi cruellement de ma situation pour me placer entre la mort et l'infamie ; je saurai mourir s'il le faut, mais ce sera du moins sans remords.

– A votre volonté ! me dit ce cruel homme en se retirant ; je n'ai jamais su forcer les gens pour les rendre heureux… La vertu vous a si bien réussi jusqu'à présent, Thérèse, que vous avez raison d'encenser ses autels… Adieu : ne vous avisez pas surtout de me redemander davantage.

Il sortait ; un mouvement plus fort que moi me rentraîne à ses genoux.

– Tigre, m'écriai-je en larmes, ouvre ton cœur de roc à mes affreux revers, et ne m'impose pas pour les finir des conditions plus affreuses pour moi que la mort…

La violence de mes mouvements avait fait disparaître les voiles qui couvraient mon sein ; il était nu, mes cheveux y flottaient en désordre, il était inondé de mes larmes ; j'inspire des désirs à ce malhonnête homme… des désirs qu'il veut satisfaire à l'instant ; il ose me montrer à quel point mon état les irrite ; il ose concevoir des plaisirs au milieu des chaînes qui m'entourent, sous le glaive qui m'attend pour me frapper… J'étais à genoux… il me renverse, il se précipite avec moi sur la malheureuse paille qui me sort de lit ; je veux crier, il enfonce de rage un mouchoir dans ma boucle ; il attache mes bras : maître de moi, l'infâme m'examine partout… tout devient la proie de ses regards, de ses attouchements et de ses perfides caresses ; il assouvit enfin ses désirs.

– Écoutez, me dit-il en me détachant et se rajustant lui-même, vous ne voulez pas que je vous sois utile, à la bonne heure ! je vous laisse ; je ne vous servirai ni ne vous nuirai, mais si vous vous avisez de dire un seul mot de ce qui vient de se passer, en vous chargeant des crimes les plus énormes, je vous ôte à l'instant tout moyen de pouvoir vous défendre : réfléchissez bien avant que de parler. On me croit maître de votre confession… vous m'entendez : il nous est permis de tout révéler quand il s'agit d'un criminel ; saisissez donc bien l'esprit de ce que je vais dire au concierge, ou j'achève à l'instant de vous écraser.

Il frappe, le geôlier paraît :

– Monsieur, lui dit ce traître, cette bonne fille se trompe, elle a voulu parler d'un père Antonin qui est à Bordeaux ; je ne la connais nullement, je ne l'ai même jamais vue : elle m'a prié d'entendre sa confession, je l'ai fait, je vous salue l'un et l'autre, et je serai toujours prêt à me représenter quand on jugera mon ministère important.

Antonin sort en disant ces mots, et me laisse aussi confondue de sa fourberie que révoltée de son insolence et de son libertinage.

Quoi qu'il en fût, mon état était trop horrible pour ne pas faire usage de tout ; je me ressouvins de M. de Saint-Florent. Il m'était impossible de croire que cet homme pût me mésestimer par rapport à la conduite que j'avais observée avec lui ; je lui avais rendu autrefois un service assez important, il m'avait traitée d'une manière assez cruelle pour imaginer qu'il ne refuserait pas et de réparer ses torts envers moi dans une circonstance aussi essentielle, et de reconnaître, en ce qu'il pourrait, au moins ce que j'avais fait de si honnête pour lui ; le feu des passions pouvait l'avoir aveuglé aux deux époques où je l'avais connu, mais dans ce cas-ci, nul sentiment ne devait, selon moi, l'empêcher de me secourir… Me renouvellerait-il ses dernières propositions ? mettrait-il les secours que j'allais exiger de lui au prix des affreux services qu'il m'avait expliqués ? eh bien ! j'accepterais, et une fois libre, je trouverais bien le moyen de me soustraire au genre de vie abominable auquel il aurait eu la bassesse de m'engager. Pleine de ces réflexions, je lui écris, je lui peins mes malheurs, je le supplie de venir me voir ; mais je n'avais pas assez réfléchi sur l'âme de cet homme, quand j'avais soupçonné la bienfaisance capable d'y pénétrer ; je ne m'étais pas assez souvenue de ses maximes horribles, ou, ma malheureuse faiblesse m'engageant toujours à juger les autres d'après mon cœur, j'avais mal à propos supposé que cet homme devait se conduire avec moi comme je l'eusse certainement fait avec lui.

Il arrive ; et comme j'avais demandé à le voir seul, on le laisse en liberté dans ma chambre. Il m'avait été facile de voir, aux marques de respect qu'on lui avait prodiguées, quelle était sa prépondérance dans Lyon.

– Quoi ! c'est vous ? me dit-il en jetant sur moi des yeux de mépris, je m'étais trompé sur la lettre ; je la croyais d'une femme plus honnête que vous, et que j'aurais servie de tout mon cœur ; mais que voulez-vous que je fasse pour une imbécile de votre espèce ? Comment, vous êtes coupable de cent crimes tous plus affreux les uns que les autres, et quand on vous propose un moyen de gagner honnêtement votre vie, vous vous y refusez opiniâtrement ? On ne porta jamais la bêtise plus loin.

– Oh ! monsieur, m'écriai-je, je ne suis point coupable.

– Que faut-il donc faire pour l'être ? reprit aigrement cet homme dur. La première fois de ma vie que je vous vois, c'est au milieu d'une troupe de voleurs qui veulent m'assassiner ; maintenant, c'est dans les prisons de cette ville, accusée de trois ou quatre nouveaux crimes, et portant, dit-on, sur vos épaules la marque assurée des anciens. Si vous appelez cela être honnête, apprenez-moi donc ce qu'il faut pour ne l'être pas ?

– Juste ciel, monsieur, répondis-je, pouvez-vous me reprocher l'époque de ma vie où je vous ai connu, et ne serait-ce pas bien plutôt à moi de vous en faire rougir ? J'étais de force, vous le savez, monsieur, parmi les bandits qui vous arrêtèrent ; ils voulaient vous arracher la vie, je vous la sauvai, en facilitant votre évasion, en nous échappant tous les deux ; que fîtes-vous, homme cruel, pour me rendre grâces de ce service ? est-il possible que vous puissiez vous le rappeler sans horreur ? Vous voulûtes m'assassiner moi-même ; vous m'étourdîtes par des coups affreux, et profitant de l'état où vous m'aviez mise, vous m'arrachâtes ce que j'avais de plus cher ; par un raffinement de cruauté sans exemple, vous me dérobâtes le peu d'argent que je possédais, comme si vous eussiez désiré que l'humiliation et la misère vinssent achever d'écraser votre victime ! Vous avez bien réussi, homme barbare ; assurément vos succès sont entiers ; c'est vous qui m'avez plongée dans le malheur, c'est vous qui avez entrouvert l'abîme où je n'ai cessé de tomber depuis ce malheureux instant. J'oublie tout néanmoins, monsieur, oui, tout s'efface de ma mémoire, je vous demande même pardon d'oser vous en faire des reproches, mais pourriez-vous vous dissimuler qu'il me soit dû quelques dédommagements, quelque reconnaissance de votre part ? Ah ! daignez n'y pas fermer votre cœur quand le voile de la mort s'étend sur mes tristes jours ; ce n'est pas elle que je crains, c'est l'ignominie ; sauvez-moi de l'horreur de mourir comme une criminelle : tout ce que j'exige de vous se borne à cette seule grâce, ne me la refusez pas, et le ciel et mon cœur vous en récompenseront un jour.

J'étais en larmes, j'étais à genoux devant cet homme féroce, et loin de lire sur sa figure l'effet que je devais attendre des secousses dont je me flattais d'ébranler son âme, je n'y distinguais qu'une altération de muscles causée par cette sorte de luxure dont le germe est la cruauté. Saint-Florent était assis devant moi ; ses yeux noirs et méchants me considéraient d'une manière affreuse, et je voyais sa main faire sur lui-même des attouchements qui prouvaient qu'il s'en fallait bien que l'état où je le mettais fût de la pitié ; il se déguisa néanmoins, et se levant :

– Écoutez, me dit-il, toute votre procédure est ici dans les mains de M. de Cardoville ; je n'ai pas besoin de vous dire la place qu'il occupe ; qu'il vous suffise de savoir que de lui seul dépend votre sort. Il est mon ami intime depuis l'enfance, je vais lui parler ; s'il consent à quelques arrangements, on viendra vous prendre à l'entrée de la nuit, afin qu'il vous voie ou chez lui ou chez moi ; dans le secret d'une pareille interrogation, il lui sera bien plus facile de tourner tout en votre faveur qu'il ne le pourrait faire ici. Si cette grâce s'obtient, justifiez-vous quand vous le verrez, prouvez-lui votre innocence d'une manière qui le persuade ; c'est tout ce que je puis pour vous. Adieu, Thérèse, tenez-vous prête à tout événement, et surtout ne me faites pas faire de fausses démarches.

Saint-Florent sortit. Rien n'égalait ma perplexité ; il y avait si peu d'accord entre les propos de cet homme, le caractère que je lui connaissais, et sa conduite actuelle, que je craignis encore quelque piège ; mais daignez me juger, madame ; m'appartenait-il de balancer dans la cruelle position où j'étais ? et ne devais-je pas saisir avec empressement tout ce qui avait l'apparence du secours ? Je me déterminai donc à suivre ceux qui viendraient me prendre : faudrait-il me prostituer, je me défendrais de mon mieux ; est-ce à la mort qu'on me conduirait ? à la bonne heure ! elle ne serait pas du moins ignominieuse, et je serais débarrassée de tous mes maux. Neuf heures sonnent, le geôlier paraît ; je tremble.

– Suivez-moi, me dit ce cerbère ; c'est de la part de MM. de Saint-Florent et de Cardoville ; songez à profiter, comme il convient, de la faveur que le ciel vous offre ; nous en avons beaucoup ici qui désireraient une telle grâce et qui ne l'obtiendront jamais.

Parée du mieux qu'il m'est possible, je suis le concierge qui me remet entre les mains de deux grands drôles dont le farouche aspect redouble ma frayeur ; ils ne me disent mot : le fiacre avance, et nous descendons dans un vaste hôtel que je reconnais bientôt pour être celui de Saint-Florent. La solitude dans laquelle tout m'y paraît ne sert qu'à redoubler ma crainte. Cependant mes conducteurs me prennent par le bras, et nous montons au quatrième, dans de petits appartements qui me semblèrent aussi décorés que mystérieux. A mesure que nous avancions, toutes les portes se fermaient sur nous, et nous parvînmes ainsi dans un salon où je n'aperçus aucune fenêtre : là se trouvaient Saint-Florent et l'homme qu'on me dit être M. de Cardoville, de qui dépendait mon affaire ; ce personnage gros et replet, d'une figure sombre et farouche, pouvait avoir environ cinquante ans ; quoiqu'il fût en déshabillé, il était facile de voir que c'était un robin. Un grand air de sévérité paraissait répandu sur tout son ensemble ; il m'en imposa. Cruelle injustice de la providence, il est donc possible que le crime effraie la vertu ! Les deux hommes qui m'avaient amenée, et que je distinguais mieux à la lueur des bougies dont cette pièce était éclairée, n'avaient pas plus de vingt-cinq à trente ans. Le premier, qu'on appelait La Rose, était un beau brun, taillé comme Hercule : il me parut l'aîné ; le cadet avait des traits plus efféminés, les plus beaux cheveux châtains et de très grands yeux noirs ; il avait au moins cinq pieds six pouces, fait à peindre, et la plus belle peau du monde : on le nommait Julien. Pour Saint-Florent, vous le connaissez : autant de rudesse dans les traits que dans le caractère, et cependant quelques beautés.

– Tout est-il fermé ? dit Saint-Florent à Julien.

– Oui, monsieur, répondit le jeune homme : vos gens sont en débauche par vos ordres, et le portier, qui veille seul, aura soin de n'ouvrir à qui que ce soit.

Ce peu de mots m'éclaira, je frémis ; mais qu'eussé-je fait avec quatre hommes devant moi ?

– Asseyez-vous là, mes amis, dit Cardoville en baisant ces deux jeunes gens, nous vous emploierons au besoin.

– Thérèse, dit alors Saint-Florent en me montrant Cardoville, voilà votre juge, voilà l'homme dont vous dépendez ; nous avons raisonné de votre affaire ; mais il me semble que vos crimes sont d'une nature à ce que l'accommodement soit bien difficile.

– Elle a quarante-deux témoins contre elle, dit Cardoville assis sur les genoux de Julien, le baisant sur la bouche, et permettant à ses doigts sur ce jeune homme les attouchements les plus immodestes ; nous n'avons condamné personne à mort depuis longtemps dont les crimes soient mieux constatés !

– Moi, des crimes constatés ?

– Constatés ou non, dit Cardoville en se levant et venant effrontément me parler sous le nez, tu seras brûlée, p….., si par une entière résignation, par une obéissance aveugle, tu ne te prêtes à l'instant à tout ce que nous allons exiger de toi.

– Encore des horreurs, m'écriai-je ; eh quoi ! ce ne sera donc qu'en cédant à des infamies que l'innocence pourra triompher des pièges que lui tendent les méchants !

– Cela est dans l'ordre, reprit Saint-Florent ; il faut que le plus faible cède aux désirs du plus fort, ou qu'il soit victime de sa méchanceté : c'est votre histoire. Thérèse, obéissez donc.

Et en même temps ce libertin retroussa lestement mes jupes. Je me reculai, je le repoussai avec horreur, mais étant tombée par mon mouvement dans les bras de Cardoville, celui-ci, s'emparant de mes mains, m'exposa dès lors sans défense aux attentats de son confrère… On coupa les rubans de mes jupes, on déchira mon corset, mon mouchoir de cou, ma chemise, et dans l'instant je me trouvai sous les yeux de ces monstres aussi nue qu'en arrivant au monde.

– De la résistance ? disaient-ils l'un et l'autre en procédant à me dépouiller… de la résistance ?… cette catin imagine pouvoir nous résister ?…

Et pas un vêtement ne s'arrachait qu'il ne fût suivi de quelques coups.

Dès que je fus dans l'état qu'ils voulaient, assis tous deux sur des fauteuils cintrés, et qui s'accrochant l'un à l'autre resserraient, au milieu de leur espace vide, le malheureux individu qu'on y plaçait, ils m'examinèrent à loisir : pendant que l'un observait le devant, l'autre considérait le derrière ; puis ils changeaient, et rechangeaient encore. Je fus ainsi lorgnée, maniée, baisée plus d'une demi-heure, sans qu'aucun épisode lubrique fût négligé dans cet examen, et je crus voir qu'en ce qui s'agissait de préliminaires, tous deux avaient à peu près les mêmes fantaisies.

– Eh bien ! dit Saint-Florent à son ami, ne t'avais-je pas dit qu'elle avait un beau cul !

– Oui, parbleu ! son derrière est sublime, dit le robin qui le baisait pour lors : j'ai fort peu vu de reins moulés comme ceux-là ; c'est que c'est dur, c'est que c'est frais !… comment cela s'arrange-t-il avec une vie si débordée ?

– Mais c'est qu'elle ne s'est jamais livrée d'elle-même ; je te l'ai dit, rien de plaisant comme les aventures de cette fille ! On ne l'a jamais eue qu'en la violant (et alors il enfonce ses cinq doigts réunis dans le péristyle du temple de l'Amour), mais on l'a eue… malheureusement, car c'est beaucoup trop large pour moi : accoutumé à des prémices, je ne pourrais jamais m'arranger de cela.

Puis, me retournant, il fit la même cérémonie à mon derrière, auquel il trouva le même inconvénient.

– Eh bien ! dit Cardoville, tu sais le secret.

– Aussi m'en servirai-je, répondit Saint-Florent, et toi qui n'as pas besoin de cette même ressource, toi qui te contentes d'une activité factice qui, quelque douloureuse qu'elle soit pour une femme, perfectionne pourtant aussi bien la jouissance, tu ne l'auras qu'après moi, j'espère.

– Cela est juste, dit Cardoville, je m'occuperai, en t'observant, de ces préludes si doux à ma volupté, ; je ferai la fille avec Julien et La Rose, pendant que tu masculiniseras Thérèse, et l'un vaut bien l'autre, je pense.

– Mille fois mieux sans doute ; je suis si dégoûté des femmes !… t'imagines-tu qu'il me fût possible de jouir de ces catins-là sans les épisodes qui nous aiguillonnent si bien l'un et l'autre ?

A ces mots, ces impudiques m'ayant fait voir que leur état exigeait des plaisirs plus solides, ils se levèrent et me firent placer debout sur un large fauteuil, les coudes appuyés sur le dos de ce siège, les genoux sur les bras, et tout le train de derrière absolument penché vers eux. A peine fus-je placée qu'ils quittèrent leur culotte, retroussèrent leur chemise, et se trouvèrent ainsi, à la chaussure près, parfaitement nus de la ceinture en bas ; ils se montrèrent en cet état à mes yeux, passèrent et repassèrent plusieurs fois devant moi en affectant de me faire voir leur cul, m'assurant que c'était bien autre chose que ce que je pouvais leur offrir. Tous deux étaient effectivement formés comme des femmes dans cette partie : Cardoville surtout en offrait la blancheur et la coupe, l'élégance et le potelé ; ils se polluèrent un instant devant moi, mais sans émission.

Rien que de très ordinaire dans Cardoville ; pour Saint-Florent, c'était un monstre ; je frémis quand je pensai que tel était le dard qui m'avait immolée. Oh ! juste ciel ! comment un homme de cette taille avait-il besoin de prémices ? Pouvait-ce être autre chose que la férocité qui dirigeât de telles fantaisies ? Mais quelles nouvelles armes allaient, hélas ! se présenter à moi ! Julien et La Rose, qu'échauffait tout cela sans doute, également débarrassés de leur culotte, s'avancent la pique à la main… Oh ! madame, jamais rien de pareil n'avait encore souillé ma vue, et quelles que soient mes descriptions antérieures, ceci surpassait tout ce que j'ai pu peindre, comme l'aigle impérieux l'emporte sur la colombe. Nos deux débauchés s'emparèrent bientôt de ces dards menaçants ; ils les caressent, ils les polluent, ils les approchent de leur bouche, et le combat bientôt devient plus sérieux. Saint-Florent se penche sur le fauteuil où je suis, en telle sorte que mes fesses écartées se trouvent positivement à la hauteur de sa bouche ; il les baise, sa langue s'introduit en l'un et l'autre temple. Cardoville jouit de lui, s'offrant lui-même aux plaisirs de La Rose dont l'affreux membre s'engloutit aussitôt dans le réduit qu'on lui présente, et Julien, placé sous Saint-Florent, l'excite de sa bouche en saisissant ses hanches, et les modulant aux secousses de Cardoville qui, traitant son ami de Turc à Maure, ne le quitte pas que l'encens n'ait humecté le sanctuaire. Rien n'égalait les transports de Cardoville quand cette crise s'emparait de ses sens : s'abandonnant avec mollesse à celui qui lui sert d'époux, mais pressant avec force l'individu dont il fait sa femme, cet insigne libertin, avec des râlements semblables à ceux d'un homme qui expire, prononçait alors des blasphèmes affreux. Pour Saint-Florent, il se contint, et le tableau se dérangea sans qu'il eût encore mis du sien.

– En vérité, dit Cardoville à son ami, tu me donnes toujours autant de plaisir que lorsque tu n'avais que quinze ans… Il est vrai, continua-t-il en se retournant et baisant La Rose, que ce beau garçon sait bien m'exciter… Ne m'as-tu pas trouvé bien large aujourd'hui, cher ange ?… Le croirais-tu, Saint-Florent, c'est la trente-sixième fois que je le suis du jour… il fallait bien que cela partît. A toi, cher ami, continua cet homme abominable en se plaçant dans la bouche de Julien, le nez collé dans mon derrière et le sien offert à Saint-Florent, à toi pour la trente-septième.

Saint-Florent jouit de Cardoville, La Rose jouit de Saint-Florent, et celui-ci, au bout d'une courte carrière, brûle avec son ami le même encens qu'il en avait reçu. Si l'extase de Saint-Florent était plus concentrée, elle n'en était pas moins vive, moins bruyante, moins criminelle que celle de Cardoville ; l'un prononçait en hurlant tout ce qui lui venait à la bouche, l'autre contenait ses transports sans qu'ils en fussent moins actifs ; il choisissait ses paroles, mais elles n'en étaient que plus sales et plus impures encore : l'égarement et la rage, en un mot, paraissaient être les caractères du délire de l'un ; la méchanceté, la férocité se trouvaient peints dans l'autre.

– Allons, Thérèse, ranime-nous, dit Cardoville ; tu vois ces flambeaux éteints, il faut les rallumer de nouveau.

Pendant que Julien allait jouir de Cardoville, et La Rose de Saint-Florent, les deux libertins, penchés sur moi, devaient alternativement placer dans ma bouche leurs dards émoussés ; lorsque j'en pompais un, il fallait de mes mains secouer et polluer l'autre, puis d'une liqueur spiritueuse que l'on m'avait donnée je devais humecter et le membre même et toutes les parties adjacentes ; mais je ne devais pas seulement m'en tenir à sucer, il fallait que ma langue tournât autour des têtes, et que mes dents les mordillassent en même temps que mes lèvres les pressaient. Cependant nos deux patients étaient vigoureusement secoués ; Julien et La Rose changeaient, afin de multiplier les sensations produites par la fréquence des entrées et des sorties. Quand deux ou trois hommages eurent enfin coulé dans ces temples impurs, je m'aperçus de quelque consistance : Cardoville, quoique le plus âgé, fut le premier qui l'annonça ; une claque de toute la force de sa main sur l'un de mes tétons en fut la récompense. Saint-Florent suivit de près ; une de mes oreilles presque arrachée fut le prix de mes peines. On se remit, et peu après on m'avertit de me préparer à être traitée comme je le méritais. Au fait de l'affreux langage de ces libertins, je vis bien que les vexations allaient fondre sur moi. Les implorer dans l'état où ils venaient de se mettre l'un et l'autre n'aurait servi qu'à les enflammer davantage : ils me placèrent donc, nue comme je l'étais, au milieu d'un cercle qu'ils formèrent en s'asseyant tous quatre autour de moi. J'étais obligée de passer tour à tour devant chacun d'eux et de recevoir de lui la pénitence qu'il lui plaisait de m'ordonner ; les jeunes ne furent pas plus compatissants que les vieux, mais Cardoville surtout se distingua par des raffinements de taquineries dont Saint-Florent, tout cruel qu'il était, n'approcha qu'avec peine.

Un peu de repos succéda à ces cruelles orgies ; on me laissa respirer quelques instants ; j'étais moulue, mais ce qui me surprit, ils guérirent mes plaies en moins de temps qu'ils n'en avaient mis à les faire ; il n'en demeura pas la plus légère trace. Les lubricités se reprirent.

Il y avait des instants où tous ces corps semblaient n'en faire qu'un, et où Saint-Florent, amant et maîtresse, recevait avec profusion ce que l'impuissant Cardoville ne prêtait qu'avec économie ; le moment d'après, n'agissant plus, mais se prêtant de toutes les manières, et sa bouche et son cul servaient d'autels à d'affreux hommages. Cardoville ne peut tenir à tant de tableaux libertins. Voyant son ami déjà tout en l'air, il vient s'offrir à sa luxure : Saint-Florent en jouit ; j'aiguise les flèches, je les présente aux lieux où elles doivent s'enfoncer, et mes fesses exposées servent de perspective à la lubricité des uns, de plastron à la cruauté des autres : enfin nos deux libertins, devenus plus sages par la peine qu'ils ont à réparer, sortent de là sans aucune perte, et dans un état propre à m'effrayer plus que jamais.

– Allons, La Rose, dit Saint-Florent, prends cette gueuse et rétrécis-la-moi.

Je n'entendais pas cette expression : une cruelle expérience m'en découvrit bientôt le sens. La Rose me saisit, il me place les reins sur une sellette qui n'a pas un pied de diamètre ; là, sans autre point d'appui, mes jambes tombent d'un côté, ma tête et mes bras de l'autre ; on fixe mes quatre membres à terre dans le plus grand écart possible ; le bourreau qui va rétrécir les voies s'arme d'une longue aiguille au bout de laquelle est un fil ciré, et sans s'inquiéter ni du sang qu'il va répandre, ni des douleurs qu'il va m'occasionner, le monstre, en face des deux amis que ce spectacle amuse, ferme, au moyen d'une couture, l'entrée du temple de l'Amour ; il me retourne dès qu'il a fini, mon ventre porte sur la sellette ; mes membres pendent, on les fixe de même, et l'autel indécent de Sodome se barricade de la même manière : je ne vous parle point de mes douleurs, madame, vous devez vous les peindre ; je fus prête à m'en évanouir.

– Voilà comme il me les faut, dit Saint-Florent, quand on m'eut replacée sur les reins et qu'il vit bien à sa portée la forteresse qu'il voulait envahir. Accoutumé à ne cueillir que des prémices, comment sans cette cérémonie pourrais-je recevoir quelques plaisirs de cette créature ?

Saint-Florent était dans la plus violente érection, on l'étrillait pour la soutenir ; il s'avance, la pique à la main ; sous ses regards, pour l'exciter encore, Julien jouit de Cardoville ; Saint-Florent m'attaque : enflammé par les résistances qu'il trouve, il pousse avec une incroyable vigueur, les fils se rompent, les tourments de l'enfer n'égalent pas les miens ; plus mes douleurs sont vives, plus paraissent piquants les plaisirs de mon persécuteur. Tout cède enfin à ses efforts, je suis déchirée, le dard étincelant a touché le fond, mais Saint-Florent, qui veut ménager ses forces, ne fait que l'atteindre ; on me retourne, mêmes obstacles ; le cruel les observe en se polluant, et ses mains féroces molestent les environs pour être mieux en état d'attaquer la place. Il s'y présente, la petitesse naturelle du local rend les attaques bien plus vives, mon redoutable vainqueur a bientôt brisé tous les freins ; je suis en sang ; mais qu'importe au triomphateur ? Deux vigoureux coups de reins le placent au sanctuaire, et le scélérat y consomme un sacrifice affreux dont je n'aurais pas supporté un instant de plus les douleurs.

– A moi ! dit Cardoville, en me faisant détacher, je ne la coudrai pas, la chère fille, mais je vais la placer sur un lit de camp qui lui rendra toute la chaleur, toute l'élasticité que son tempérament ou sa vertu nous refuse.

La Rose sort aussitôt d'une grande armoire une croix diagonale d'un bois très épineux. C'est là-dessus que cet insigne débauché veut qu'on me place ; mais par quel épisode va-t-il améliorer sa cruelle jouissance ? Avant de m'attacher, Cardoville fait pénétrer lui-même dans mon derrière une boule argentée de la grosseur d'un œuf ; il l'y enfonce à force de pommade ; elle disparaît. A peine est-elle dans mon corps, que je la sens gonfler, et devenir brûlante ; sans écouter mes plaintes, je suis fortement garrottée sur ce chevalet aigu. Cardoville pénètre en se collant à moi ; il presse mon dos, mes reins et mes fesses sur les pointes qui les supportent. Julien se place également dans lui. Obligée seule à supporter le poids de ces deux corps, et n'ayant d'autre appui que ces maudits nœuds qui me disloquent, vous vous peignez facilement mes douleurs ; plus je repousse ceux qui me pressent, plus ils me rejettent sur les inégalités qui me lacèrent. Pendant ce temps, la terrible boule, remontée jusqu'à mes entrailles, les crispe, les brûle et les déchire ; je jette les hauts cris : il n'est point d'expressions dans le monde qui puissent peindre ce que j'éprouve. Cependant mon bourreau jouit ; sa bouche, imprimée sur la mienne, semble respirer ma douleur pour en accroître ses plaisirs : on ne se représente point son ivresse, mais à l'exemple de son ami, sentant ses forces prêtes à se perdre, il veut avoir tout goûté avant qu'elles ne l'abandonnent. On me retourne, la boule que l'on m'avait fait rendre va produire au vagin le même incendie qu'elle alluma dans les lieux qu'elle quitte ; elle descend, elle brûle jusqu'au fond de la matrice : on ne m'en attache pas moins sur le ventre à la perfide croix, et des parties bien plus délicates vont se molester sur les nœuds qui les reçoivent. Cardoville pénètre au sentier défendu ; il le perfore pendant qu'on jouit également de lui. Le délire s'empare enfin de mon persécuteur, ses cris affreux annoncent le complément de son crime ; je suis inondée, l'on me détache.

– Allons, mes amis, dit Cardoville aux deux jeunes gens, emparez-vous de cette catin, et jouissez-en à votre caprice ; elle est à vous, nous vous l'abandonnons.

Les deux libertins me saisissent. Pendant que l'un jouit du devant, l'autre s'enfonce dans le derrière ; ils changent et rechangent encore ; je suis plus déchirée de leur prodigieuse grosseur que je ne l'ai été du brisement des artificieuses barricades de Saint-Florent ; et lui et Cardoville s'amusent de ces jeunes gens pendant qu'ils s'occupent de moi. Saint-Florent sodomise La Rose qui me traite de la même manière, et Cardoville en fait autant à Julien qui s'excite chez moi dans un lieu plus décent. Je suis le centre de ces abominables orgies, j'en suis le point fixe et le ressort ; déjà quatre fois chacun, La Rose et Julien ont rendu leur culte à mes autels, taudis que Cardoville et Saint-Florent, moins vigoureux ou plus énervés, se contentent d'un sacrifice à ceux de mes amants. C'est le dernier, il était temps, j'étais prête à m'évanouir :

– Mon camarade vous a fait bien du mal, Thérèse, me dit Julien, et moi je vais tout réparer.

Muni d'un flacon d'essence, il m'en frotte à plusieurs reprises. Les traces des atrocités de mes bourreaux s'évanouissent, mais rien n'apaise mes douleurs ; je n'en éprouvai jamais d'aussi vives.

– Avec l'art que nous avons pour faire disparaître les vestiges de nos cruautés, celles qui voudraient se plaindre de nous n'auraient pas beau jeu, n'est-ce pas, Thérèse ? me dit Cardoville. Quelles preuves offriraient-elles de leurs accusations ?

– Oh ! dit Saint-Florent, la charmante Thérèse n'est pas dans le cas des plaintes ; à la veille d'être elle-même immolée, ce soit des prières que nous devons attendre d'elle, et non pas des accusations.

– Qu'elle n'entreprenne ni l'une ni l'autre, répliqua Cardoville ; elle nous inculperait sans être entendue : la considération, la prépondérance que nous avons dans cette ville ne permettraient pas qu'on prît garde à des plaintes qui reviendraient toujours à nous, et dont nous serions en tout temps les maîtres. Son supplice n'en serait que plus cruel et plus long. Thérèse doit sentir que nous nous sommes amusés de son individu par la raison naturelle et simple qui engage la force à abuser de la faiblesse ; elle doit sentir qu'elle ne peut échapper à son jugement ; qu'il doit être subi ; qu'elle le subira ; que ce serait en vain qu'elle divulguerait sa sortie de prison cette nuit : on ne la croirait pas ; le geôlier, tout à nous, la démentirait aussitôt. Il faut donc que cette belle et douce fille, si pénétrée de la grandeur de la providence, lui offre en paix tout ce qu'elle vient de souffrir et tout ce qui l'attend encore ; ce seront comme autant d'expiations aux crimes affreux qui la livrent aux lois. Reprenez vos habits, Thérèse, il n'est pas encore jour, les deux hommes qui vous ont amenée vont vous reconduire dans votre prison.

Je voulus dire un mot, je voulus me jeter aux genoux de ces ogres, ou pour les adoucir, ou pour leur demander la mort. Mais on m'entraîne et l'on me jette dans un fiacre où mes deux conducteurs s'enferment avec moi ; à peine y furent-ils que d'infâmes désirs les enflamment encore.

– Tiens-la-moi, dit Julien à La Rose, il faut que je la sodomise ; je n'ai jamais vu de derrière où je fusse plus voluptueusement comprimé ; je te rendrai le même service.

Le projet s'exécute, j'ai beau vouloir me défendre, Julien triomphe, et ce n'est pas sans d'affreuses douleurs que je subis cette nouvelle attaque : la grosseur excessive de l'assaillant, le déchirement de ces parties, les feux dont cette maudite boule a dévoré mes intestins, tout contribue à me faire éprouver des tourments renouvelés par La Rose dès que son camarade a fini. Avant que d'arriver, je fus donc encore une fois victime du libertinage criminel de ces indignes valets. Nous entrâmes enfin. Le geôlier nous reçut ; il était seul, il faisait encore nuit, personne ne me vit rentrer.

– Couchez-vous, me dit-il, Thérèse, en me remettant dans ma chambre, et si jamais vous vouliez dire à qui que ce fût que vous êtes sortie cette nuit de prison, souvenez-vous que je vous démentirais, et que cette inutile accusation ne vous tirerait pas d'affaire…

Et je regretterais de quitter ce monde ! me dis-je dès que je fus seule. Je craindrais d'abandonner un univers composé de tels monstres ! Ah ! que la main de Dieu m'en arrache dès l'instant même, de telle manière que bon lui semblera : je ne m'en plaindrai plus ; la seule consolation qui puisse rester au malheureux né parmi tant de bêtes féroces est l'espoir de les quitter bientôt.

Le lendemain, je n'entendis parler de rien, et résolue de m'abandonner à la providence, je végétai sans vouloir prendre aucune nourriture. Le jour d'ensuite, Cardoville vint m'interroger ; je ne pus m'empêcher de frémir en voyant avec quel sang-froid ce coquin venait exercer la justice, lui, le plus scélérat des hommes, lui qui, contre tous les droits de cette justice dont il se revêtait, venait d'abuser aussi cruellement de mon innocence et de mon infortune. J'eus beau plaider ma cause, l'art de ce malhonnête homme me composa des crimes de toutes mes défenses. Quand toutes les charges de mon procès furent bien établies selon ce juge inique, il eut l'impudence de me demander si je connaissais dans Lyon un riche particulier nommé M. de Saint-Florent ; je répondis que je le connaissais.

– Bon, dit Cardoville, il ne m'en faut pas davantage : ce M. de Saint-Florent, que vous avouez connaître, vous connaît parfaitement aussi ; il a déposé vous avoir vue dans une troupe de voleurs où vous fûtes la première à lui dérober son argent et son portefeuille. Vos camarades voulaient lui sauver la vie, vous conseillâtes de la lui ôter ; il réussit néanmoins à fuir. Ce même M. de Saint-Florent ajoute que, quelques années après, vous ayant reconnue dans Lyon, il vous avait permis de venir le saluer chez lui sur vos instances, sur votre parole d'une excellente conduite actuelle, et que là, pendant qu'il vous sermonnait, pendant qu'il vous engageait à persister dans la bonne route, vous aviez porté l'insolence et le crime jusqu'à choisir ces instants de sa bienfaisance pour lui dérober une montre et cent louis qu'il avait laissés sur sa cheminée…

Et Cardoville, profitant du dépit et de la colère où me portaient d'aussi atroces calomnies, ordonna au greffier d'écrire que j'avouais ces accusations par mon silence et par les impressions de ma figure.

Je me précipite à terre, je fais retentir la voûte de mes cris, je frappe ma tête contre les carreaux, à dessein d'y trouver une mort plus prompte, et ne rencontrant pas d'expressions à ma rage :

– Scélérat, m'écriai-je, je m'en rapporte au Dieu juste qui me vengera de tes crimes, il démêlera l'innocence, il te fera repentir de l'indigne abus que tu fais de ton autorité !

Cardoville sonne ; il dit au geôlier de me rentrer, attendu que, troublée par mon désespoir et par mes remords, je ne suis pas en état de suivre l'interrogation ; mais qu'au surplus, elle est complète puisque j'ai avoué tous mes crimes. Et le scélérat sort en paix ! Et la foudre ne l'écrase point !…

L'affaire alla bon train, conduite par la haine, la vengeance et la luxure ; je fus promptement condamnée et conduite à Paris pour la confirmation de ma sentence. C'est dans cette route fatale, et faite, quoique innocente, comme la dernière des criminelles, que les réflexions les plus amères et les plus douloureuses vinrent achever de déchirer mon cœur ! Sous quel astre fatal faut-il que je sois née, me disais-je, pour qu'il me soit impossible de concevoir un seul sentiment honnête qui ne me plonge aussitôt dans un océan d'infortunes ! Et comment se peut-il que cette providence éclairée dont je me plais d'adorer la justice, en me punissant de mes vertus, m'offre en même temps au pinacle ceux qui m'écrasaient de leurs crimes !

Un usurier, dans mon enfance, veut m'engager à commettre un vol ; je le refuse : il s'enrichit. Je tombe dans une bande de voleurs, je m'en échappe avec un homme à qui je sauve la vie : pour ma récompense, il me viole. J'arrive chez un seigneur débauché qui me fait dévorer par ses chiens, pour n'avoir pas voulu empoisonner sa tante. Je vais, de là, chez un chirurgien incestueux et meurtrier à qui je tâche d'épargner une action horrible : le bourreau me marque comme une criminelle ; ses forfaits se consomment sans doute : il fait sa fortune, et je suis obligée de mendier mon pain. Je veux m'approcher des sacrements, je veux implorer avec ferveur l'Être suprême dont je reçois néanmoins tant de maux ; le tribunal auguste où j'espère de me purifier dans l'un de nos plus saints mystères devient le théâtre sanglant de mon ignominie : le monstre qui m'abuse et qui me fouille s'élève aux plus grands honneurs de son Ordre, et je retombe dans l'abîme affreux de la misère. J'essaie de sauver une femme de la fureur de son mari : le cruel veut me faire mourir en perdant mon sang goutte à goutte. Je veux soulager un pauvre : il me vole. Je donne des secours à un homme évanoui : l'ingrat me fait tourner une roue comme une bête, et me pend pour se délecter ; les faveurs du sort l'environnent, et je suis prête à mourir sur un échafaud pour avoir travaillé de force chez lui. Une femme indigne veut me séduire pour un nouveau forfait : je perds une seconde fois le peu de bien que je possède, pour sauver les trésors de sa victime. Un homme sensible veut me dédommager de tous mes maux par l'offre de sa main : il expire dans mes bras avant que de le pouvoir. Je m'expose dans un incendie pour ravir aux flammes un enfant qui ne m'appartient pas : la mère de cet enfant m'accuse et m'intente un procès criminel. Je tombe dans les mains de ma plus mortelle ennemie, qui veut me ramener de force chez un homme dont la passion est de couper les têtes : si j'évite le glaive de ce scélérat, c'est pour retomber sous celui de Thémis. J'implore la protection d'un homme à qui j'ai sauvé la fortune et la vie ; j'ose attendre de lui de la reconnaissance ; il m'attire dans sa maison, il me soumet à des horreurs, il y fait trouver le juge inique de qui mon affaire dépend ; tous deux abusent de moi, tous deux m'outragent, tous deux hâtent ma perte ; la fortune les comble de faveurs, et je cours à la mort.

Voilà ce que les hommes m'ont fait éprouver, voilà ce que m'a appris leur dangereux commerce ; est-il étonnant que mon âme aigrie par le malheur, révoltée d'outrages et d'injustices, n'aspire plus qu'à briser ses liens ?

Mille excuses, madame, dit cette fille infortunée en terminant ici ses aventures ; mille pardons d'avoir souillé votre esprit de tant d'obscénités, d'avoir si longtemps, en un mot, abusé de votre patience. J'ai peut-être offensé le ciel par des récits impurs, j'ai renouvelé mes plaies, j'ai troublé votre repos. Adieu, madame, adieu ; l'astre se lève, mes gardes m'appellent, laissez-moi courir à mon sort, je ne le redoute plus, il abrégera mes tourments. Ce dernier instant de l'homme n'est terrible que pour l'être fortuné dont les jours se sont écoulés sans nuages ; mais la malheureuse créature qui n'a respiré que le venin des couleuvres, dont les pas chancelants n'ont pressé que des ronces, qui n'a vu le flambeau du jour que comme le voyageur égaré voit en tremblant les sillons de la foudre ; celle à qui ses cruels revers ont enlevé parents, amis, fortune, protection et secours ; celle qui n'a plus dans le monde que des pleurs pour s'abreuver et des tribulations pour se nourrir ; celle-là, dis-je, voit avancer la mort sans la craindre, elle la souhaite même comme un port assuré où la tranquillité renaîtra, pour elle, dans le sein d'un Dieu trop juste pour permettre que l'innocence, avilie sur la terre, ne trouve pas dans un autre monde le dédommagement de tant de maux.

L'honnête M. de Corville n'avait point entendu cette histoire sans en être profondément ému ; pour Mme de Lorsange en qui, comme nous l'avons dit, les monstrueuses erreurs de sa jeunesse n'avaient point éteint la sensibilité, elle était prête à s'en évanouir.

– Mademoiselle, dit-elle à Justine, il est difficile de vous entendre sans prendre à vous le plus vif intérêt ; mais faut-il l'avouer ? un sentiment inexplicable, bien plus tendre que je ne vous le peins, m'entraîne invinciblement vers vous et fait mes propres maux des vôtres. Vous m'avez déguisé votre nom, vous m'avez caché votre naissance ; je vous conjure de m'avouer votre secret ; ne vous imaginez pas que ce soit une vaine curiosité qui m'engage à vous parler ainsi… Grand Dieu ! ce que je soupçonne serait-il ?… Ô Thérèse ! si vous étiez Justine ?… si vous étiez ma sœur ?

– Justine ! madame, quel nom !

– Elle aurait aujourd'hui votre âge…

– Juliette ! est-ce toi que j'entends ? dit la malheureuse prisonnière en se jetant dans les bras de Mme de Lorsange… toi… ma sœur !… ah ! je mourrai bien moins malheureuse, puisque j'ai pu t'embrasser encore une fois !…

Et les deux sœurs, étroitement serrées dans les bras l'une de l'autre, ne s'entendaient plus que par leurs sanglots, ne s'exprimaient plus que par leurs larmes.

M. de Corville ne put retenir les siennes ; sentant qu'il lui devient impossible de ne pas prendre à cette affaire le plus grand intérêt, il passe dans une autre chambre, il écrit au chancelier, il peint en traits de feu l'horreur du sort de la pauvre Justine que nous continuerons d'appeler Thérèse ; il se rend garant de son innocence, il demande que, jusqu'à l'éclaircissement du procès, la prétendue coupable n'ait d'autre prison que son château, et s'engage à la représenter au premier ordre de ce chef souverain de la Justice ; il se fait connaître aux deux conducteurs de Thérèse, les charge de ses lettres, leur répond de la prisonnière ; il est obéi, Thérèse lui est confiée ; une voiture s'avance.

– Approchez, créature trop infortunée, dit alors M. de Corville à l'intéressante cœur de Mme de Lorsange, approchez, tout va changer pour vous ; il ne sera pas dit que vos vertus restent toujours sans récompense, et que la belle âme que vous avez reçue de la nature n'en rencontre jamais que de fer : suivez-nous, ce n'est plus que de moi que vous dépendez…

Et M. de Corville explique en peu de mots ce qu'il vient de faire.

– Homme respectable et chéri, dit Mme de Lorsange en se précipitant aux genoux de son amant, voilà le plus beau trait que vous ayez fait de vos jours ; c'est à celui qui connaît véritablement le cœur de l'homme et l'esprit de la loi à venger l'innocence opprimée. La voilà, monsieur, la voilà, votre prisonnière : va, Thérèse, va, cours, vole à l'instant te jeter aux pieds de ce protecteur équitable qui ne t'abandonnera pas comme les autres. Oh ! monsieur, si les liens de l'amour m'étaient chers avec vous, combien vont-ils me le devenir davantage, resserrés par la plus tendre estime !…

Et ces deux femmes embrassaient tour à tour les genoux d'un si généreux ami et les arrosaient de leurs larmes.

On arriva en peu d'heures au château : là. M. de Corville et Mme de Lorsange s'occupèrent à l'envi l'un de l'autre de faire passer Thérèse de l'excès du malheur au comble de l'aisance. Ils la nourrissaient avec délices des mets les plus succulents ; ils la couchaient dans les meilleurs lits, ils voulaient qu'elle ordonnât chez eux, ils y mettaient enfin toute la délicatesse qu'il était possible d'attendre de deux âmes sensibles. On lui fit faire des remèdes pendant quelques jours, on la baigna, on la para, on l'embellit ; elle était l'idole des deux amants, c'était à qui des deux lui ferait le plus tôt oublier ses malheurs. Avec quelques soins, un excellent chirurgien se chargea de faire disparaître cette marque ignominieuse, fruit cruel de la scélératesse de Rodin. Tout répondait aux soins des bienfaiteurs de Thérèse : déjà les traces de l'infortune s'effaçaient du front de cette aimable fille ; déjà les Grâces y rétablissaient leur empire. Aux teintes livides de ses joues d'albâtre succédaient les roses de son âge, flétries par autant de chagrins.

Le rire, effacé de ses lèvres depuis tant d'années, y reparut enfin sous l'aile des plaisirs. Les meilleures nouvelles venaient d'arriver de la Cour ; M. de Corville avait mis toute la France en mouvement, il avait ranimé le zèle de M. S***. qui s'était joint à lui pour peindre les malheurs de Thérèse et pour lui rendre une tranquillité qui lui était si bien due. Il arriva enfin des lettres du Roi qui purgeaient Thérèse de tous les procès injustement intentés contre elle, qui lui rendaient le titre d'honnête citoyenne, imposaient à jamais silence à tous les tribunaux du royaume où l'on avait cherché à la diffamer, et lui accordaient mille écus de pension sur l'or saisi dans l'atelier des faux-monnayeurs du Dauphiné. On avait voulu s'emparer de Cardoville et de Saint-Florent ; mais suivant la fatalité de l'étoile attachée à tous les persécuteurs de Thérèse, l'un, Cardoville, venait, avant que ses crimes ne fussent connus, d'être nommé à l'intendance de ***, l'autre à l'intendance générale du commerce des Colonies ; chacun était déjà à sa destination, les ordres ne rencontrèrent que des familles puissantes qui trouvèrent bientôt les moyens d'apaiser l'orage, et tranquilles au sein de la fortune, les forfaits de ces monstres furent bientôt oubliés.

A l'égard de Thérèse, sitôt qu'elle apprit tant de choses agréables pour elle, peu s'en fallut qu'elle n'expirât de joie ; elle en versa plusieurs jours de suite des larmes bien douces, dans le sein de ses protecteurs lorsque tout à coup son humeur changea, sans qu'il fût possible d'en deviner la cause. Elle devint sombre, inquiète, rêveuse ; quelquefois elle pleurait au milieu de ses amis, sans pouvoir elle-même expliquer le sujet de ses peines.

– Je ne suis pas née pour tant de félicités, disait-elle à Mme de Lorsange… Oh ! ma chère sœur, il est impossible qu'elles soient longues.

On avait beau l'assurer que toutes ses affaires étant finies, elle ne devait plus avoir d'inquiétude : rien ne parvenait à la calmer ; on eût dit que cette triste créature, uniquement destinée au malheur, et sentant la main de l'infortune toujours suspendue sur sa tête, prévît déjà les derniers coups dont elle allait être écrasée.

M. de Corville habitait encore la campagne ; on était sur la fin de l'été, on projetait une promenade que l'approche d'un orage épouvantable paraissait devoir déranger ; l'excès de la chaleur avait contraint à laisser tout ouvert. L'éclair brille, la grêle tombe, les vents sifflent, le feu du ciel agite les nues, il les ébranle d'une manière horrible ; il semblait que la nature, ennuyée de ses ouvrages, fût prête à confondre tous les éléments pour les contraindre à des formes nouvelles. Mme de Lorsange, effrayée, supplie sa sœur de fermer tout, le plus promptement possible ; Thérèse, empressée de calmer sa sœur, vole aux fenêtres qui se brisent déjà ; elle veut lutter une minute contre le vent qui la repousse : à l'instant un éclat de foudre la renverse au milieu du salon.

Mme de Lorsange jette un cri épouvantable et s'évanouit ; M. de Corville appelle au secours ; les soins se divisent, on rappelle Mme de Lorsange à la lumière, mais la malheureuse Thérèse est frappée de façon que l'espoir même ne puisse plus subsister pour elle ; la foudre était entrée par le sein droit. ; après avoir consumé sa poitrine, son visage, elle était ressortie par le milieu du ventre. Cette misérable créature faisait horreur à regarder : M. de Corville ordonne qu'on l'emporte…

– Non, dit Mme de Lorsange en se levant avec le plus grand calme ; non, laissez-la sous mes regards, monsieur ; j'ai besoin de la contempler pour m'affermir dans les résolutions que je viens de prendre. Écoutez-moi, Corville, et ne vous opposez pas surtout au parti que j'adopte, à des desseins dont rien au monde ne pourrait me distraire à présent. Les malheurs inouïs qu'éprouve cette infortunée, quoiqu'elle ait toujours respecté ses devoirs, ont quelque chose de trop extraordinaire pour ne pas m'ouvrir les yeux sur moi-même ; ne vous imaginez pas que je m'aveugle par ces fausses lueurs de félicité dont nous avons vu jouir, dans le cours des aventures de Thérèse, les scélérats qui l'ont flétrie. Ces caprices de la main du ciel sont des énigmes qu'il ne nous appartient pas de dévoiler, mais qui ne doivent jamais nous séduire. Ô mon ami ! la prospérité du crime n'est qu'une épreuve où la providence veut mettre la vertu ; elle est comme la foudre dont les feux trompeurs n'embellissent un instant l'atmosphère que pour précipiter dans les abîmes de la mort le malheureux qu'ils ont ébloui. En voilà l'exemple sous nos yeux ; les calamités incroyables, les revers effrayants et sans interruption, de cette fille charmante, sont un avertissement que l'Éternel me donne d'écouter la voix de mes remords et de me jeter enfin dans ses bras. Quelle punition dois-je craindre de lui, moi, dont le libertinage, l'irréligion et l'abandon de tous principes ont marqué chaque instant de la vie ? A quoi dois-je m'attendre, puisque c'est ainsi qu'est traitée celle qui n'eut pas de ses jours une seule erreur véritable à se reprocher ? Séparons-nous, Corville, il est temps ; aucune chaîne ne nous lie, oubliez-moi, et trouvez bon que j'aille par un repentir éternel abjurer aux pieds de l'Être suprême les infamies dont je me suis souillée. Ce coup affreux était nécessaire à ma conversion dans cette vie, il l'était au bonheur que j'ose espérer dans l'autre. Adieu, monsieur ; la dernière marque que j'attends de votre amitié est de ne faire aucune sorte de perquisitions pour savoir ce que je suis devenue. Ô Corville ! je vous attends dans un monde meilleur, vos vertus doivent vous y conduire ; puissent les macérations où je vais, pour expier mes crimes, passer les malheureuses années qui me restent, me permettre de vous y revoir un jour.

Mme de Lorsange quitte aussitôt la maison ; elle prend quelque argent avec elle, s'élance dans une voiture, abandonne à M. de Corville le reste de son bien en lui indiquant des legs pieux, et vole à Paris, où elle entre aux Carmélites, dont au bout de très peu d'années elle devient l'exemple et l'édification, autant par sa haute piété que par la sagesse de son esprit et la régularité de ses mœurs.

M. de Corville, digne d'obtenir les premiers emplois de sa patrie, y parvint, et n'en fut honoré que pour faire à la fois le bonheur des peuples, la gloire de son maître, qu'il servit bien, quoique ministre, et la fortune de ses amis.

Ô vous, qui répandîtes des larmes sur les malheurs de la vertu ; vous, qui plaignîtes l'infortunée Justine ; en pardonnant les crayons, peut-être un peu forts que l'on s'est trouvé contraint d'employer, puissiez-vous tirer au moins de cette histoire le même fruit que Mme de Lorsange ! Puissiez-vous vous convaincre avec elle que le véritable bonheur n'est qu'au sein de la vertu, et que si, dans des vues qu'il ne nous appartient pas d'approfondir, Dieu permet qu'elle soit persécutée sur la terre, c'est pour l'en dédommager dans le ciel par les plus flatteuses récompenses !

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