Galerie des femmes

George Sand

GALERIE

DES FEMMES

DE GEORGE SAND

PAR

LE BIBLIOPHILE JACOB

Vingt-quatre Gravures en taille-douce sur acier

PAR H. ROBINSON

d’après les Tableaux des premiers Artistes

PARIS

AUBERT ET Ce, PLACE DE LA BOURSE, 27.

1843

A. Charpenditer del.
H Robinson sc
George Sand
à Paris chez Aubert et Cie.

GΕORGΕ SAND.

A MADAME LA BARONNE DU DEVANT.

L’ŒUVRE de George Sand pourrait s’appeler l’Histoire des Femmes au 19e siècle, ou l’Histoire de l’Amour, c’est-à-dire, de tous les caractères et de toutes les situations en amour. Le long de cette galerie romanesque, nous ne rencontrerons que de grandes amoureuses, des figures étranges qui ont toutes dans le regard un signe de passion. Celle-ci aime par faiblesse ou par entraînement, celle-là par une admiration réfléchie, une autre par haine de l’oppression, ou par tempérament, ou par poésie, ou par charité, la plupart sans savoir pourquoi, toutes parce que l’amour est la destinée des femmes. Aux unes, l’amour vient de l’occasion ; aux autres, en dehors de toute prévision et de tout calcul, malgré tout, et c’est le plus grand nombre. L’originalité de George Sand et l’intérêt de ses drames tiennent justement à ces conditions exceptionnelles qui excitent les sentiments et compliquent les faits.

La vie de George Sand et son talent passent par les mêmes phases et les mêmes aventures. Comme il arrive à propos de tous les artistes prédestinés, sa vie est écrite dans ses livres, et il serait facile de la refaire en empruntant quelques pages éloquentes et colorées à Indiana, à Valentine, à Jacques, et surtout à Lélia et aux Lettres d’un Voyageur, et plus récemment à Spiridion, au Compagnon du Tour de France et à Horace. La première partie s’agite dans le monde des sentiments, des inquiétudes passionnées et des poétiques aspirations. Puis, on commence à sentir que la vie se calme et se repose, et, en même temps, que le talent devient maître de soi ; l’écrivain est plus sûr de sa pensée et de son style ; il invente un peu plus en dehors de ses propres impressions ; il se hasarde avec plus de réflexion dans le monde de l’art. L’imagination est voisine du cœur ; mais elle s’en distingue cependant. Bienheureux les romanciers qui traversent les passions pour arriver ensuite à la création !

Après cette époque intermédiaire, la pensée de George Sand mûrit encore. Les belles fleurs de poésie se forment en fruits savoureux. Le philosophe succède à l’artiste, ou plutôt il le complète et le fortifie. Lélia, la sublime désespérée, a retrouvé des convictions : elle adore après avoir maudit. Les derniers livres de George Sand montrent cette évidente transformation.

Il se trouve ainsi que, de tous les drames attachés au nom de George Sand, le plus beau, le plus attrayant par un intérêt invincible, c’est le drame de sa vie morale et intellectuelle, l’histoire des métempsycoses de l’écrivain et du romancier.

Quand la révolution de Juillet eut excité en France tous les enthousiasmes et tous les généreux désirs, George Sand arriva a Paris, C’était une jeune femme, née en 1804, au moment où Napoléon se faisait nommer empereur. L’empereur était mort sur son calvaire de Sainte-Hélène ; la vieille dynastie des Bourbons expirait en exil, et le peuple orageux avait succédé momentanément à ces deux royautés éteintes. En ce temps-là, personne ne doutait de rien, si ce n’est de la tyrannie. George Sand, lui aussi, fuyait l’oppression, celle du pouvoir marital, et venait conquérir à Paris sa part de royauté : la royauté de l’intelligence et du talent.

Mais à peine George Sand fut-il en possession de la liberté, qu’il se trouva fort empêché au milieu de ce monde nouveau et inconnu dont il n’avait jamais entrevu que des perspectives lointaines et trompeuses.

Pour George Sand, comme pour le peuple, à la suite de cette liberté enivrante, vinrent aussitôt la misère, la lutte et la résignation, jusqu’au triomphe. Le poëte, du moins, ne resta pas longtemps dans l’obscurité. Il fallait travailler pour vivre, et George Sand s’essaya dans quelques chapitres d’un roman (Rose et Blanche) où l’on devine déjà l’abondance et tous les emportements d’une verve indomptable. Ce livre, qui ne portait pas le nom de Georges Sand, décida cependant de son avenir littéraire, d’après son génie et sa vocation. Car George Sand se mit aussitôt à écrire Indiana.

Le manuscrit d’Indiana fut vendu, dit-on, 400 francs à un libraire, et l’ouvrage parut presque incognito, sous un pseudonyme qui ne le recommandait pas encore à ses lecteurs. Ce fut un grand événement parmi les gens de lettres et la jeunesse, que ce livre jeté subitement par une main inconnue au milieu de toutes les publications ardentes de la nouvelle école. Les Intimes, de Michel Raymond, la Peau de Chagrin, de Balzac, et bien d’autres romans étaient en plein succès. Le roman d’Indiana fut tout d’abord classé entre les meilleurs. Il avait autant d’éclat que pas un, et plus de simplicité avec plus de charme. On eût dit que l’auteur connaissait à fond le cœur humain, les ressorts de la composition dramatique, et toutes les ressources du style. Par la pureté de la forme, l’habileté de la mise en scène et la souplesse du langage, Indiana semblait l’œuvre d’un auteur consommé, tandis qu’on reconnaissait un esprit neuf et une jeune passion à des hardiesses étranges, à une certaine élégance naturelle et spontanée que la pratique de la vie courbe et déforme le plus souvent, à une vigueur parfois presque sauvage, à des élans pleins de séve et de fraîcheur.

Mais qui donc avait, écrit ce livre où les femmes trouvaient tant d’émotions, où les artistes admiraient tant de poésie, où la critique découvrait tant de puissance littéraire ? C’était tout bonnement cet aventurier de génie qui avait le bonheur d’être femme, c’est-à-dire, d’avoir toute la sensibilité et la grâce de son sexe, en même temps qu’il possédait une intelligence virile et l’instinct du style des plus grands écrivains : il avait à la fois la chaleur et la mélancolie de Jean-Jacques, avec toute la finesse des organisations les plus délicates. On voyait bien que ce livre était un cri du cœur, une sorte de protestation passionnée, et qu’une souffrance secrète était cachée sous cette poésie, une histoire sous cette fiction.

Valentine suivit promptement Indiana. L’intérêt du drame était aussi saisissant, et la qualité descriptive avait encore gagné dans les détails. S’il y avait dans Indiana des tableaux d’intérieur, entre autres la scène d’ouverture, dignes des peintres les plus coloristes, on admirait dans Valentine des descriptions de la nature rendues avec un amour extrême et une charmante variété.

Dès lors, le nom de George Sand fut populaire, et le grand poëme de Lélia vint offrir à la critique une occasion importante d’apprécier le jeune écrivain.

Il s’en fallut bien qu’on acceptât tout d’abord Lélia comme les deux livres précédents. C’était une œuvre trop exceptionnelle, trop originale, et, en ce sens-là, trop poétique pour qu’elle fût comprise par les esprits vulgaires. Les uns lui reprochaient le vague de la conception, tandis que d’autres l’accusaient d’un scepticisme dangereux et nettement formulé. La vérité est que Lélia peut être considéré comme le miroir de l’âme de George Sand. Le poëte avait tant souffert de la réalité de la vie, qu’il s’en était pris violemment à toutes les réalités. Ces pages éloquentes des Lettres d’un Voyageur s’appliquent merveilleusement à la situation d’âme dans laquelle fut écrite Lélia : « Suspendu entre la terre et le ciel, avide de l’un, curieux de l’autre, dédaigneux de la gloire, effrayé du néant, incertain, tourmenté, changeant, tu vivais seul au milieu des hommes ; tu fuyais la solitude et la trouvais partout. La puissance de ton âme te fatiguait ; tes pensées étaient trop vastes, tes désirs trop immenses ; tes épaules débiles pliaient sous le fardeau de ton génie. Tu cherchais dans les voluptés incomplètes de la terre l’oubli des biens irréalisables que tu avais entrevus de loin. Mais quand la fatigue avait brisé ton corps, ton âme se réveillait plus active et ta soif plus ardente. Tu quittais les bras de tes folles maîtresses pour t’arrêter en soupirant devant les vierges de Raphaël. Quel est donc, disait à ce propos de toi un pieux et tendre songeur, ce jeune homme qui s’inquiète tant de la blancheur des marbres ?

Comme ce fleuve des montagnes que j’entends mugir dans les ténèbres, tu es sorti de ta source plus pur et plus limpide que le cristal, et tes premiers flots n’ont réfléchi que la blancheur des neiges immaculées. Mais, effrayé sans doute du silence de la solitude, tu t’es élancé sur une pente rapide, tu t’es précipité parmi des écueils terribles, et du fond des abîmes, ta voix s’est élevée comme le rugissement d’une joie âpre et sauvage.

De temps en temps tu te cachais en te perdant dans un beau lac, heureux de te reposer au sein de ses ondes paisibles et de refléter la pureté du ciel. Amoureux de chaque étoile qui se mirait dans ton sein, tu lui adressais de mélancoliques adieux quand elle quittait l’horizon. Mais bientôt, las d’être immobile, tu poursuivais ta course haletante parmi les rochers, tu les prenais corps à corps, tu luttais avec eux, et, quand tu les avais renversés, tu partais avec un chant de triomphe, sans songer qu’ils t’encombraient dans leur chute et creusaient dans ton sein des blessures profondes.

Un seul sentiment survivait en toi à tous les autres, la volonté, mais une volonté aveugle et déréglée, qui courait comme un cheval sans frein et sans but à travers l’espace. Une dévorante inquiétude te pressait de ses aiguillons ; tu repoussais l’étreinte de ton ami ; tu voulais t’élancer, courir : une force effrayante te débordait. Laisse-moi ma liberté, criais-tu, laisse-moi fuir ; ne voyez-vous pas que je vis et que je suis jeune ? Où voulais-tu donc aller ? Quelles visions ont passé dans ton vague délire ? Quels célestes fantômes t’ont convié à une vie meilleure ? Quels secrets insaisissables à la raison humaine as-tu surpris dans l’exaltation de ta folie ? Sais-tu quelque chose à présent, dis-moi ? Tu as souffert ce qu’on souffre pour mourir ; tu as vu ta fosse ouverte pour te recevoir ; tu as crié : Tirez-moi, tirez-moi de cette terre humide ! »

Loin d’être une prédication immorale, la conclusion de Lélia était au contraire un renoncement douloureux, mais sublime, à toutes les grossièretés de la terre. On pourrait soutenir que Lélia est une œuvre aussi spiritualiste que l’Imitation, si ce n’est que l’une, par l’humilité, arrive à une sagesse chrétienne et résignée, l’autre, par l’orgueil, à une sagesse stoïque et sauvage. Il est vrai que le désespoir vous attend sur ces sommets inaccessibles à la foule ; mais cette désolation maladive, si énergiquement peinte dans Lélia, n’a-t-elle pas été la poésie même de Byron dans Childe-Harold, de Goëthe dans Verther et Faust, de Senancourt dans Obermann, de Chateaubriand dans Renè, contagion fatale et touchante à laquelle n’a échappé presque aucun des penseurs et des artistes de la génération du 19e siècle ?

Lélia était si bien l’œuvre de prédilection de George Sand, qu’elle l’a tourmentée sans cesse comme un enfant bien aimé dont on suit avec inquiétude les diverses fortunes. Pendant plusieurs années, George Sand resta déchirée par les impressions qu’elle avait voulu peindre dans son poëme. A la fin de 1834, elle écrivait dans ses Lettres d’un Voyageur : « Je suis bien fâchée d’avoir écrit ce mauvais livre qu’on appelle Lélia : non pas que je m’en repente. Ce livre est l’action la plus hardie et la plus loyale de ma vie, bien que la plus folle et la plus propre à me dégoûter de ce monde, à cause des résultats. Mais il y a bien des choses dont on enrage et dont on se moque en même temps. Si je suis fâchée d’avoir écrit Lélia, c’est parce que je ne puis l’écrire. Je suis dans une situation d’esprit qui ressemble tellement à celle que j’ai dépeinte, et que j’éprouvais en faisant ce livre, que ce me serait aujourd’hui un grand soulagement de pouvoir le recommencer. Malheureusement, on ne peut pas faire deux ouvrages sur la même pensée sans y apporter beaucoup de modifications. L’état de mon esprit, lorsque je fis Jacques, me permit de corriger beaucoup ce personnage de Lélia. A présent je n’en suis plus à Jacques, et au lieu d’arriver à un troisième état de l’âme, je retombe au premier. Eh quoi ! ma période de parti pris n’arrivera-t-elle pas ? Oh ! si j’y arrive, vous verrez, mes amis, quels profonds philosophes, quels antiques stoïciens, quels ermites à barbe blanche se promèneront à travers mes romans ! Quelles pesantes dissertations, quels magnifiques plaidoyers, quelles superbes condamnations, quels pieux sermons découleront de ma plume ! Comme je vous demanderai pardon d’avoir été jeune et malheureuse, comme je vous prônerai la sainte sagesse des vieillards ! Que personne ne s’avise plus d’être malheureux dans ce temps-là, car aussitôt je me mettrai à l’ouvrage, et je noircirai trois mains de papier pour lui prouver qu’il est un sot et un lâche. Tu me demandes si c’est une comédie que ce livre ? Je te répondrai que oui et que non, selon les jours. Il y eut des nuits de recueillement, de douleur austère, de résignation enthousiaste, où j’écrivis de fort belles phrases, de bonne foi. Il y eut des matinées de fatigue, d’insomnie, de colère, où je me moquai de la veille et où je pensai tous les blasphèmes que j’écrivis. Il y eut des après-midi d’humeur ironique et facétieuse, où je me plus à faire trouver la philosophie plus creuse qu’une gourde et plus impossible que le bonheur.

Ce livre si mauvais et si bon, si vrai et si faux, si sérieux et si railleur, est bien certainement le plus profondément, le plus douloureusement, le plus âcrement senti, que cervelle en démence ait jamais produit. C’est pourquoi il est contrefait, mystérieux, et de réussite impossible... Ceux-là seuls qui, souffrant des mêmes angoisses, l’ont écouté comme une plainte entrecoupée, mêlée de fièvre, de sanglots, de rires lugubres et de jurements, l’ont fort bien compris, et ceux là l’aiment sans l’approuver. Ils en pensent absolument ce que j’en pense : c’est un affreux crocodile très-bien disséqué ; c’est un cœur tout saignant, mis à nu, objet d’horreur et de pitié. »

Par malheur pour le livre de Lélia (nous ne dirons pas sans doute : pour le talent de George Sand), cette période de parti pris dont elle parle dans cette franche interprétation de son poëme, est arrivée. Depuis que George Sand s’est guérie du doute, elle a voulu aussi convertir sa Lélia : elle l’a flanquée de ces ermites à barbe blanche, de ces profonds philosophes prêchant la sainte sagesse des vieillards.

Il est singulier que ce passage annonce déjà, mais comme en raillant, la transformation du livre de Lélia, qui a été refait et augmenté en 1838. Mais sa Lélia primitive, ce Prométhée de l’amour, elle ne l’a pas délivrée : elle l’a laissée avec ses chaînes sur son rocher ; elle a seulement calmé son désespoir. La seconde Lélia ne représente plus la révolte orgueilleuse, mais la résignation et une sorte d’espérance lointaine. La preuve que Lélia pouvait être considérée comme le portrait idéal de George Sand, c’est que l’auteur l’a changé quand la méditation et les enseignements de la douleur ont imprimé à sa physionomie un nouveau caractère. Est-ce qu’il lui a pris fantaisie de retoucher quelque autre de ses romans ? Il les a abandonnés à son premier caprice. Mais, voyant que son image n’était plus la même, George Sand a refait son ancien portrait, comme on change les ajustements d’une peinture à la mode passée. Elle a mis une guimpe blanche sur cette belle poitrine, autrefois éclatante de diamants ; elle a éteint le feu du regard, l’ironie de la bouche et l’orgueil du front. La statue grecque est presque transformée en madone. La princesse superbe finit au couvent. Ainsi doublée ou métamorphosée, la création de Lélia nous semble avoir perdu sa valeur typique. Le livre y a gagné de belles pages qui sont en harmonie avec le poëme primitif. Mais le caractère de la femme est effacé ; le commencement et la fin se nient mutuellement. On n’a pas deux caractères. Un homme n’a qu’un nom, comme une œvre d’art supérieure n’a qu’une signification. On ne saurait être à la fois Don Juan et Othello. La patience est l’opposé de la révolte. Si Lélia symbolise le désespoir, comment serait-elle en même temps la résignation ? Si elle réunit les deux types, elle n’est plus ni l’un ni l’autre ; mais surtout elle n’est plus Lélia.

Lèlia avait été écrit en partie sous le ciel de Venise. Cette période où George Sand voyagea en Italie est certainement la plus éclatante, la plus fougueuse et la plus colorée de son talent d’écrivain. Le poëte déjà si amoureux de la nature, si inspiré par sa campagne du Berri, a fortifié ses impressions par les grandes scènes des montagnes, par les grands aspects de ces riches et lumineux paysages du Midi. Le Secrétaire intime, les charmantes nouvelles de Lavinia, Metella, Matéa, dans le volume qui renferme aussi la Marquise, Leone-Leoni, cet autre chef-d’œuvre, et les premières Lettres d’un Voyageur, sont nés sous ces mêmes influences. André, cette fraîche oasis où le poëte souffrant s’est un peu reposé, Jacques et Simon, sont aussi de cette époque comprise entre 1833 et 1837. Mais, hélas ! que George Sand était triste quand il revint d’Italie ! Quelles terribles peintures de son désespoir dans les Lettres d’un Voyageur ! désespoir exprimé plus amèrement encore que dans Lélia, parce qu’il est plus intime, plus direct et en quelque sorte sans voile. Le pauvre jeune poëte va jusqu’à désirer la mort. Il y a des pages où il semble faire ses adieux à ses amis : « J’ai retrouvé, après deux ans d’absence, toute cette ancienne vie, avec un plaisir d’enfant, avec une joie de vieillard. Eh bien ! mon pauvre ami, tout cela est entré une journée entière dans ce cœur usé et désolé ; tout cela l’a fait bondir de joie, mais ne l’a ni guéri ni rajeuni ; c’est un mort que le galvanisme a fait tressaillir, et qui retombe plus mort qu’auparavant. J’ai le spleen, j’ai le désespoir dans l’âme. Je me suis dit tout ce que je pouvais et devais me dire ; j’ai essayé de me rattacher à tout ; je ne puis pas vivre, je ne le puis pas. Je viens dire adieu à mon pays, à mes amis. Le monde ne saura pas ce que j’ai souffert, ce que j’ai tenté avant d’en venir là... Il se peut que j’aie le cœur fatigué, l’esprit abusé par une vie aventureuse et des idées fausses ; mais j’en meurs, vois-tu, et il ne s’agit plus, pour ceux qui m’aiment, que de me conduire doucement à ma tombe. Otez-moi les dernières épines du chemin, ou du moins semez quelques fleurs autour de ma fosse, et faites entendre à mon oreille les douces paroles du regret et de la pitié... Ce qui se passe en moi depuis dix ans et plus, ce dégoût de tout, cet ennui dévorant qui succède à mes plus vives jouissances, et qui de plus en plus me gagne et m’écrase, est-ce une maladie de mon cerveau, ou est-ce un résultat de ma destinée ? Ai-je horriblement raison de détester la vie ? Ai-je criminellement tort de ne pas l’accepter ?... J’ai souvent honte de cette lâcheté qui m’empêche d’en finir tout de suite... Ne sais-je donc me décider à rien ? Ne puis-je ni vivre, ni mourir ? Il y a des instants où je me figure que je suis usé par le travail, l’amour ou la douleur, et que je ne suis plus capable de rien sur la terre ; mais, à la moindre occasion, je m’aperçois bien que cela n’est pas, et que je vais mourir dans toute la force de mon organisation et dans toute la puissance de mon âme. Oh ! non, ce n’est pas la force qui me manque pour vivre et pour espérer ; c’est la foi et la volonté. Ο mon Dieu ! s’il pouvait me tomber de votre sein paternel une conviction !.. Il y a dans la nature je ne sais quelle voix qui me crie par tout, du sein de l’herbe et de celui du feuillage, de l’écho et de l’horizon, du ciel et de la terre, des étoiles et des fleurs, et du soleil et des ténèbres, et de la lune et de l’aurore, et du regard même de mes amis : Va-t’en, tu n’as plus rien à faire ici !...

Il m’importe peu de vieillir ; il m’importerait beaucoup de ne pas vieillir seul. Mais je n’ai pas rencontré l’être avec lequel j’aurais voulu vivre et mourir ; ou, si je l’ai rencontré, je n’ai pas su le garder. »

C’était aussi en ce temps-là que les affaires positives, les luttes domestiques et les procès agitaient la vie de George Sand. L’écrivain avait conquis une grande renommée et une estime digne de son talent, mais la femme n’avait pas encore conquis sa liberté. On aime à lire ces plaintes éloquentes dans les Lettres d’un Voyageur : « Pourquoi, étant poëte, pourquoi, étant marqué au front pour n’appartenir à rien et à personne, pour mener une vie errante ; pourquoi, étant destiné à la tristesse et à la liberté, me suis-je lié à la société ? Pourquoi ai-je fait alliance avec la famille humaine ? Ce n’était pas là mon lot. Dieu m’avait donné un orgueil silencieux et indomptable, une haine profonde pour l’injustice, un dévouement invincible pour les opprimés. J’étais un oiseau des champs et je me suis laissé mettre en cage ; une liane voyageuse des grandes mers, et on m’a mis sous une cloche de jardin. Mes sens ne me provoquaient pas à l’amour, mon cœur ne savait ce que c’était. Mon esprit n’avait besoin que de contemplation, d’air natal, de lecture et de mélodies. Pourquoi des chaînes indissolubles, à moi ?... Ο mon Dieu ! qu’elles eussent été douces, si un cœur semblable au mien les eût acceptées !... Oh non ! je n’étais pas fait pour être poëte ; j’étais fait pour aimer ! C’est le malheur de ma destinée, c’est la haine d’autrui, qui m’ont fait voyageur et artiste. Moi, je voulais vivre de la vie humaine ; j’avais un cœur, on me l’a arraché violemment de la poitrine. On ne m’a laissé qu’une tête, une tête pleine de bruit et de douleur, d’affreux souvenirs, d’images de deuil, de scènes d’outrages... Et parce qu’en écrivant des contes pour gagner le pain qu’on me refusait, je me suis souvenu d’avoir été malheureux ; parce que j’ai osé dire qu’il y avait des êtres misérables dans le mariage, à cause de la faiblesse qu’on ordonne à la femme, à cause de la brutalité qu’on permet au mari, à cause des turpitudes que la société couvre d’un voile et protége du manteau de l’abus, on m’a déclaré immoral ; on m’a traité comme si j’ étais l’ennemi du genre humain ! »

Les Lettres d’un Voyageur sont donc un des livres les plus curieux de George Sand pour suivre les agitations de sa vie morale et les fatalités de sa destinée. Ce livre est comme ces colonnes tronquées, placées au carrefour des campagnes, et sur lesquelles on lit le chemin qu’on a fait et le chemin qui s’ouvre devant soi. Il y a, en effet, dans les Lettres d’un Voyageur, l’histoire du passé laissé en arrière, et l’indication d’un avenir qui se prolonge avec de nouveaux horizons. Si le premier volume est plein de mélancolie ou d’imprécations, certains morceaux du second laissent déjà percer quelques éclairs d’espérance et d’une conviction forte et généreuse. La conversion de Lélia approche, et les ermites à barbe blanche ne sont pas loin.

On trouve encore dans les Lettres d’un Voyageur certaines justifications précieuses et naïves, mais superflues, des précédents ouvrages de l’auteur : « Vous dites que la haine du mariage est le but de tous mes livres ? Permettez-moi d’en excepter quatre ou cinq, entre autres Lélia, que vous mettez au nombre de mes plaidoyers contre l’institution sociale, et où je ne sache pas qu’il en soit dit un mot. Lélia pourrait aussi répondre, entre tous mes essais, au reproche de vouloir réhabiliter l’égoïsme des sens, et de faire la métaphysique de la matière. Indiana ne m’a pas semblé non plus, lorsque je l’écrivais, pouvoir être une apologie de l’adultère. Je crois que, dans ce roman (où il n’y a pas d’adultère commis, si je m’en souviens bien), l’amant (ce roi de mes livres, comme vous l’appelez spirituellement) a un pire rôle que le mari. Le Secrétaire intime a pour sujet (si je ne me trompe pas absolument sur mes intentions) les douceurs de la fidélité conjugale. André n’est ni contre le mariage, ni pour l’amour adultère. Simon se termine par l’hyménée, ni plus ni moins qu’un conte de Perrault. Et enfin, dans Valentine, la vieille fatalité intervient pour empêcher la femme adultère de jouir, par un second mariage, d’un bonheur qu’elle n’a pas su attendre. Dans Leoni, la question du mariage n’est pas plus en jeu que dans Manon Lescaut, dont j’ai essayé, dans un but tout artistique, de faire une sorte de pendant. Reste donc Jacques. Il est bien possible qu’en effet Jacques prouve tout ce que vous y avez trouvé d’hostile à l’ordre domestique. Il est vrai qu’on y a trouvé tout le contraire aussi, et que l’on a pu avoir également raison... »

Et plus loin, cette belle apothéose du véritable amour : « Cet amour est grand, noble, beau, volontaire, éternel ; mais cet amour, c’est le mariage tel que l’a fait Jésus, tel que l’a expliqué saint Paul ; tel encore, si vous le voulez, que le chapitre 6 du titre V du Code civil en exprime les devoirs réciproques. »

Après les Lettres d’un Voyageur, voici, tour à tour, Mauprat, un livre tout empreint de généreuses convictions ; puis, la Dernière Aldini, un caprice de Venise ; puis, les Frères Mosaïstes, une excellente histoire des grands artistes italiens de la Renaissance ; puis, L’Uscoque, un drame un peu forcé, où cependant on retrouve en quelques endroits les brillantes qualités de l’auteur ; enfin Spiridion, qui détermine une nouvelle pensée Déjà les Lettres à Marie, insérées dans un journal (le Monde) dirigé par M. de Lamennais, avaient signalé la tendance religieuse de George Sand. Les Lettres à Marie, qui n’ont point été publiées à part, se ressentent de l’influence de l’illustre auteur des Paroles d’un Croyant. Mais George Sand, le poëte aventureux et naturellement tourné vers l’avenir, ne pouvait s’arrêter long temps sous les débris du christianisme, fussent-ils même restaurés par le génie. Il oublia bientôt le christianisme un peu hérétique des Lettres à Marie, et chercha ses inspirations dans une philosophie plus jeune, plus audacieuse, plus vague aussi, sans douté, et qui lui parut, peut-être à cause de cette indécision, promettre, du moins, un monde tout autre que le monde du passé. Spiridion est l’histoire du drame intellectuel qui agite les croyances humaines et qui se renouvelle dans les têtes méditatives. L’auteur y explique les transformations successives des religions et des philosophies, le sens de ces perfectionnements obtenus à la longue par le travail persévérant des penseurs, et il annonce une foi prochaine, plus complète et plus salutaire que tous les dogmes vieillis. Voilà, pour le coup, le fameux ermite à barbe blanche, avec ses magnifiques plaidoyers prédits dans le passage cité plus haut. Spiridion était un livre trop sérieux pour avoir le succès populaire des autres livres de George Sand, quoique l’auteur se soit élevé à la plus haute éloquence et qu’il ait fait preuve d’une singulière aptitude philosophique. Il est impossible d’exposer plus lumineusement ces questions compliquées de la morale et de la destinée humaine. Le poëte et le romancier prêtent même souvent à la philosophie l’intérêt des passions, et ils l’enveloppent toujours d’une forme riche, variée, transparente.

Mais George Sand s’était posé, pour son compte d’artiste, un problème aussi difficile peut-être que le problème de la philosophie. Il s’agissait de mettre dans ses romans, ou, si l’on veut, dans ses poëmes, toutes ses croyances religieuses et politiques. Réussir, c’eût été faire un chef-d’œuvre complet. George Sand l’a tenté, après Spiridion, dans les Sept Cordes de la Lyre et dans Gabriel ; mais on sent peut-être qu’il n’est pas assez maître de sa composition, et que ses facultés d’artiste y sont moins à l’aise que dans les sujets de fantaisie. Les Sept Cordes de la Lyre ont rendu, comme toujours, des sons touchants et harmonieux, mais sa noble musique n’a pas pénétré tous les esprits, et son intention est demeurée un peu confuse. Le Compagnon du Tour de France, écrit dans le même sentiment, a repris toutefois avec plus d’aisance les vives et nettes allures du roman.

Depuis le Compagnon du Tour de France, George Sand a encore publié des romans dans la Revue indépendante, qu’elle rédige avec M. Pierre Leroux. Horace est un habile pendant au Compagnon du Tour de France, et Consuelo surtout nous paraît une des œuvres les plus excellentes de George Sand, et comparable à ses deux ou trois meilleurs romans.

La galerie des Femmes de George Sand n’est donc pas terminée, Dieu merci, et elle nous promet encore plusieurs de ces belles et poétiques apparitions qui figurent noblement dans le monde de l’art, à côté de la Judith de Shakspeare, et peut-être au-dessus des Femmes de Walter Scott.

PAUL L. JACOB,

Bibliophile.

10 Mai 1842.

Ad. Giraldon delt
H Robinson Sc.
Edmée
MAUPRAT
GEORGE SAND
à Paris chez Aubert et Cie.

EDMÉE.

LA ROCHE-MAUPRAT, vieux castel fortifié, bâti, au moyen-âge, sur les confins de la Marche et du Berri, dans le pays appelé la Varenne, était, vers 1775, le repaire de huit Mauprat de la branche aînée. Ils exploitaient le pays, dont ils étaient la terreur, comme au bon temps de la féodalité. Hubert de Mauprat, seul rejeton de la branche cadette, aussi honnête gentilhomme que ses cousins étaient infâmes, vivait loin d’eux, retiré dans son château avec sa fille unique Edmée.

« Edmée était d’une taille assez élevée, svelte, et remarquable par l’aisance de ses mouvements, Elle était blanche avec des cheveux d’ébène ; son regard et son sourire avaient une expression de finesse dont le mélange était incompréhensible. Il semblait que le ciel lui eût donné deux âmes : une toute d’intelligence, une toute de sentiment. Elle avait dix-sept ans, et était naturellement gaie et brave. C’était un ange que les chagrins de l’humanité n’avaient pas encore osé toucher. Rien ne l’avait fait souffrir, rien ne lui avait appris la méfiance et l’effroi. — Elle était bien belle avec son costume d’amazone, composé d’une jupe de drap très-ample, le corps serré dans un gilet de satin gris de perle boutonné, et une écharpe rouge autour de la taille, par-dessus une veste de chasse galonnée. Un chapeau de feutre gris à grands bords, relevé sur le front et ombragé d’une demi-douzaine de plumes rouges, surmontait des cheveux sans poudre, retroussés autour du visage, et retombant par derrière en deux longues tresses qui descendaient jusqu’à terre. »

Après une battue au loup, Edmée, emportée par son cheval, se trouve égarée la nuit, durant l’orage, dans une partie de la Varenne qui lui est inconnue, et dont l’uniformité embarrasserait les plus habitués à la parcourir. Elle est conduite à la Roche-Mauprat, et bientôt exposée aux insolentes entreprises de Bernard Mauprat, coupe-jarrets. Douée d’une intelligence supérieure, le danger qu’elle pressent lui révèle toutes les ruses qui peuvent déjouer la force brutale. Elle appelle à son aide, par instinct féminin, les ressources de la coquetterie la plus expérimentée. La coquetterie serait-elle parfois une vertu ?... Quoi qu’il en soit, elle est aimée par celui qu’elle promet d’aimer, et, de ce moment, elle est sauvée par celui-là même qui voulait la perdre.

La maréchaussée assiége la Roche-Mauprat. Bernard et Edmée profitent du tumulte pour gagner la campagne par une issue souterraine. Ils arrivent à la Tour-Gazeau, demeure du bonhomme Patience, philosophe plébéien, ami d’Edmée. La Roche-Mauprat est livrée aux flammes ; tous les Mauprat sont tués ou en fuite ; deux d’entre eux viennent expirer sur le seuil de la Tour-Gazeau, et la maréchaussée, qui les poursuit, veut arrêter Bernard, qu’un gendarme croit reconnaître pour un coupe-jarrets. Edmée le protége du nom de son père, dont elle le dit garde-chasse. On le laisse libre, car le nom d’Hubert de Mauprat est vénéré dans le pays.

Bernard est accueilli comme un fils au château de son oncle. Mais, à dix-sept ans, Bernard est plus ignorant, plus commun, plus bestial que le dernier des paysans ; et c’est à cet homme qu’Edmée est liée par les promesses faites à la Roche-Mauprat, Edmée déjà fiancée au comte de La Marche, beau et irréprochable gentilhomme, c’est-à-dire toujours élégant, toujours convenable, et d’une grande distinction de manières, mais ayant de l’esprit, peu, du cœur, point. « Edmée, privée de sa mère dès le berceau, et abandonnée à ses jeunes inspirations par un père plein de confiance, de bonté et d’incurie, s’était formée à peu près seule. L’abbé Aubert, qui lui avait fait faire sa première communion, n’avait point proscrit de ses lectures les philosophes qui l’avaient séduit lui-même. Ne trouvant autour d’elle ni contradiction, ni même discussion, car, en toutes choses, elle entraînait son père dont elle était l’idole, Edmée était restée fidèle à des principes bien opposés, la philosophie, qui préparait la ruine du christianisme, et le christianisme, qui proscrivait l’esprit d’examen. Dans les âmes poétiques, le mysticisme et le doute règnent de pair ; Jean-Jacques en fut un exemple éclatant et magnifique ; et quelles sympathies il éveilla chez les prêtres et chez les nobles, alors même qu’il les gourmandait avec tant de véhémence ! Quels miracles n’opère pas la conviction aidée d’une éloquence sublime ! Edmée avait bu à cette source vive avec toute l’activité d’une âme ardente. Dans ses rares voyages à Paris, elle avait recherché les âmes sympathiques à la sienne. Mais là, elle avait trouvé tant de nuances, si peu d’accord, et surtout, malgré la mode, tant de préjugés indestructibles, qu’elle s’était rattachée avec amour à sa solitude et à ses poétiques rêveries, sous les vieux chênes de son parc. Elle parlait déjà de ses déceptions, et refusait avec un bon sens au-dessus de son âge, et peut-être de son sexe, toutes les occasions de se mettre en rapport direct avec ces philosophes dont les écrits faisaient sa vie intellectuelle. Je suis un peu sybarite, disait-elle en souriant ; j’aime mieux respirer un bouquet de rose préparé pour moi dès le matin dans un vase, que d’aller le chercher au milieu des épines et à l’ardeur du soleil. »

« Ce qu’elle disait de son sybaritisme n’était d’ailleurs qu’une figure. Élevée aux champs, elle était forte, active, courageuse, enjouée ; elle joignait à toutes les grâces de la beauté délicate, toute l’énergie de la santé physique et morale. C’était une fière et intrépide jeune fille, autant qu’une douce et affable châtelaine. Elle chérissait les poëtes presque autant que les philosophes spiritualistes. » Bernard, au contraire, ne savait autre chose que chasser et boire. Sa première jeunesse s’était passée au milieu des orgies, en compagnie de ses oncles ignorants, débauchés et cruels. Tous ses bons instincts avaient été faussés par le mauvais exemple. Cependant, pour plaire à Edmée, qui le domine de sa supériorité, qui le domine surtout de l’amour qu’elle lui inspire, il essaie de se civiliser. Il accepte les leçons de l’abbé Aubert, il se contraint à l’étude ; mais le brigand inculte de la Roche-Mauprat survit à ses propres efforts. Bernard veut être aimé, il le demande avec menace. L’orgueil d’Edmée se révolte. Une lutte morale s’engage entre eux, et la victoire reste à Edmée. Pourtant, elle craint Bernard ; mais, lui, se croit haï et méprisé. Un soir que, désespéré, il s’est couché, comme un cerf aux abois, dans un coin du parc, Edmée et l’abbé Aubert, son confesseur, passent près de lui. On a prononcé son nom : il écoute... L’abbé Aubert disait : « Il faut à tout prix l’éloigner d’ici... Vous ne pouvez vivre de la sorte, continuellement exposée à la brutalité d’un brigand. — Soyez donc tranquille, répondait Edmée d’un air dégagé en tirant de sa poche un petit couteau de nacre ; s’il lasse ma patience, je n’hésiterai nullement à lui planter cette lame dans la joue. Je suis bien sûre qu’une petite saignée calmera son ardeur. — Vous envisagez vos périls, reprenait l’abbé, avec une légèreté et un enjouement qui m’étonnent. — Votre étonnement vient, ajouta Edmée, de ce que vous ne connaissez pas bien la race Mauprat. C’est une race indomptable, incorrigible, dont il ne peut sortir que des casse-têtes ou des coupe-jarrets. A ceux que l’éducation a le mieux rabotés, il reste encore bien des nœuds : une fierté souveraine, une volonté de fer, un profond mépris pour la vie... Il est pourtant des instants où je me décourage de reste et m’apitoie sur mon sort, comme une vraie femme que je suis. Mais, que l’on me fâche, que l’on me menace, et le sang de la race forte se ranime ; et alors, ne pouvant briser mon ennemi, je me croise les bras et me mets à rire de pitié de ce qu’il espère me faire peur... Tenez, l’abbé, que ceci ne vous paraisse pas une exagération, car demain, ce soir peut-être, ce que je dis peut se réaliser ; depuis que ce couteau de nacre, qui n’a pas l’air bien matamore, mais qui est bon, voyez ! a été affilé par don Marcasse (qui s’y entend), je ne l’ai quitté ni jour ni nuit, et mon parti a été pris. Je n’ai pas le poignet bien ferme, mais je saurais me donner un coup de couteau aussi bien que je sais donner un coup de cravache à mon cheval. Eh bien ! cela posé, mon honneur est en sûreté, ma vie seule tient à un fil, à un verre de vin de plus ou de moins qu’aura bu, un de ces soirs, M. Bernard, à une rencontre, à un regard qu’il aura cru surprendre entre M. de La Marche et moi, à rien peut être ! Qu’y faire ? Quand je me désolerais, effacerais-je le passé ? Nous ne pouvons arracher une seule page de notre vie, mais nous pouvons jeter le livre au feu. Quand je pleurerais du soir au matin, empêcherais-je que la destinée, dans un jour de méchante humeur, ne m’ait conduite à la chasse, qu’elle ne m’ait égarée dans les bois et fait rencontrer un Mauprat, qui m’a conduite dans son antre, où je n’ai échappé à l’opprobre et peut-être à la mort, qu’en liant à jamais ma vie à celle d’un enfant sauvage qui n’avait aucun de mes principes, aucune de mes idées, aucune de mes sympathies, et qui, peut-être (et qui, sans doute, devrais-je dire), ne les aura jamais ? Tout cela, c’est un malheur. J’étais dans tout l’éclat d’une heureuse destinée, j’étais l’orgueil et la joie de mon vieux père, j’allais épouser un homme que j’estime et qui me plaisait ; aucune douleur, aucune appréhension n’avait approché de moi ; je ne connaissais ni les jours sans sécurité, ni les nuits sans sommeil. Eh bien ! Dieu n’a pas voulu qu’une si belle vie s’accomplisse ; que sa volonté soit faite ! Il est des jours où la perte de toutes mes espérances me semble tellement inévitable, que je me considère comme morte et mon fiancé comme veuf. Sans mon pauvre père, j’en rirais vraiment ; car la contrariété et la peur sont si peu faites pour moi, que je suis déjà lasse de la vie, pour le peu de temps que je les ai connues. — Mais vous ne regardez pas comme possible un mariage entre vous et Bernard ? lui demanda l’abbé. — Comment, dit encore Edmée, ce qui est inévitable serait-il impossible ? Je sais bien qu’au bout de trois jours je n’aurais rien de mieux à faire que de me couper la gorge. J’ai un peu regret à la vie. Tous ceux qui sont entrés à la Roche-Mauprat n’en sont pas revenus. Moi, j’ai été, non y subir la mort, mais me fiancer avec elle... »

Cette conversation produisit sur Bernard une impression profonde. La bonté de sa cousine qui ne voulait pas qu’on prévînt son père des poursuites qu’elle avait à subir, son courage héroïque, firent descendre l’amour des orages du cerveau dans les saines régions du cœur. Il prit la résolution de se transformer, et travailla avec tant d’ardeur qu’il fut sur le point d’en mourir. Pendant une longue maladie, Edmée le soigna comme un frère bien-aimé ; et, un jour qu’il était au plus mal, on surprit Edmée à genoux au milieu de sa chambre, pleurant et priant avec ferveur. Mais quand la santé fut revenue, Edmée recommença à fuir Bernard, qui, convaincu de l’aversion de sa cousine, s’embarqua, désolé, pour aller faire la guerre d’Amérique, bien que M. de La Marche eût renoncé à épouser Edmée malgré elle.

Edmée eut bien des regrets peut-être, bien des larmes aussi qu’elle dévora en silence pendant les six ans d’absence.

Quand elle revit Bernard, elle le serra longtemps et religieusement contre sa poitrine, sans proférer une parole. Mais cette étreinte fut éloquente, et Bernard crut comprendre enfin qu’il était aimé ! Pendant six années de voyage et de souffrance, il était devenu un homme intelligent et raisonnable, tandis que « la nature d’Edmée était devenue impérieuse et violente. Son caractère, habitué à la lutte, avait pris avec les années une énergie inflexible. Ce n’était plus la jeune fille tremblante, fortement inspirée, mais plus ingénieuse que téméraire à la défense, qu’il avait connue à la Roche-Mauprat ; c’était une femme intrépide et fière, qui se fût laissé égorger plutôt que de permettre une espérance audacieuse. »

Par un caprice inexplicable de la fière Edmée, son mariage avec Bernard fut encore ajourné. Il s’en plaignit ; et, un jour, après une querelle qu’ils eurent dans le bois, au milieu d’une chasse dont ils s’étaient séparés, Bernard, exaspéré, menaça encore ; puis, effrayé de son emportement, il s’éloigna, fou de douleur. A peine avait-il fait quelques pas, qu’un coup de feu partit : Edmée tombe frappée, puis Bernard est arrêté et condamné comme assassin de sa cousine.

Le jugement ayant été cassé pour défaut de forme, Edmée, revenue à la vie, fut entendue comme témoin. Après un long interrogatoire, où on la força de rendre compte de ses plus secrètes pensées, elle fut sublime lorsqu’elle dit pour la première fois en public ce qu’elle n’avait jamais osé dire dans la confidence de l’intimité : Je l’aime ! C’est qu’en effet elle l’aimait depuis sept ans ; c’est qu’elle avait découvert tout d’abord, sous l’écorce du sauvage, le grand cœur de l’homme. Cette femme forte, aux passions violentes, mais concentrées, avait nourri son amour dans le silence et la retraite. Le véritable assassin fut découvert, et Bernard acquitté.

Longtemps après, un jour que Bernard s’étonnait de certaines réticences de l’interrogatoire d’Edmée, elle lui répondit : « Et si je t’ai aimé assez pour t’absoudre dans mon cœur et pour te défendre devant les hommes au prix d’un mensonge, qu’as-tu à dire ? »

N’est-il pas vrai qu’il faut bien aimer une femme pour la tuer ?

Edmée, c’est l’amour dans sa plus auguste expression. Elle aime Mauprat de toutes les forces de son âme ; mais sa passion n’a rien d’égoïste : elle l’aime plus encore pour lui que pour elle ; car elle veut que cet amour assouplisse et perfectionne la nature énergique et primitive de Bernard, puissante pour le bien comme pour le mal. A force de dévouement muet, de luttes contre les entraînements de son cœur, Edmée triomphe dans son œuvre. L’amour de cette noble fille, c’est la lyre d’Orphée apprivoisant les lions et les tigres ; Edmée, enfin, c’est la civilisation par les femmes.

VALENTINE.

IL n’y a guère, dans chaque roman de George Sand, qu’une seule femme sur laquelle se concentre tout l’intérêt. La figure de Lélia domine tout le beau poëme de ce nom, et Pulchérie n’est que son contraste, une ombre à ce lumineux tableau. Indiana, Edmée, Fiamma, Geneviève, quoique de caractères bien différents, sont seules, ou du moins on ne voit qu’elles, dans le tableau. Le roman de Valentine est une exception dans cette manière de composer, habituelle à George Sand. Tandis que dans les autres drames du même auteur, ce sont les hommes qui se groupent autour des femmes, comme Sténio, Magnus et Trenmor autour de Lélia, dans Valentine il y a trois femmes autour d’un homme ; et ce qui est admirable, c’est l’individualité des personnages et la variété des situations.

Ad. Giraldon pinxt.
H. Robinson sculpt.
Valentine
VALENTINE
GEORGE SAND.
à Paris chez Aubert et Cie

Valentine, Louise et Athénaïs se font valoir par des qualités distinctes et souvent opposées. Athénaïs nous apparaît à une place secondaire, comme la modeste esquisse d’une fraîche villageoise, un peu dissimulée, dans la galerie héroïque de ces femmes fières et supérieures créées par George Sand. Vous diriez une tête de Greuze entre les nobles portraits des Italiennes du Titien. Louise, c’est un sombre portrait espagnol ; les lignes n’en sont pas très-arrêtées ni très-pures, mais la couleur est abondante et le caractère prononcé. Le peintre a négligé les détails, mais il a jeté sur cette figure un signe de fatalité qu’on n’oublie jamais.

Valentine de Raimbault ressemble aux gracieuses ladies de Thomas Lawrence. Elle se dessine sur un fond de paysage, avec une auréole de ciel bleu, comme les figures anglaises qui s’harmonisent si bien avec les nuances tendres du ciel et qui supportent victorieusement la pleine lumière du grand air. En quelque endroit du roman, George Sand compare Valentine aux femmes de la Cour de Louis XIV ; mais Valentine cependant a moins de faste et plus de simplicité que les portraits de Rigaut.

Les femmes de cette famille sont rares dans l’œuvre de George Sand. Ses types sont ordinairement de race plus exceptionnelle. Valentine est une charmante femme, faible et romanesque comme on en rencontre dans la réalité : elle est blanche, blonde, calme, grande, fraîche, admirablement belle de tout point ; dans la courbe de son profil, dans la finesse de ses cheveux, dans la grâce de son col, dans la largeur de ses blanches épaules, il y a mille souvenirs de l’aristocratie d’autrefois. Elle a une dignité douce et irrésistible qui inspire un certain respect plutôt que la passion, au premier abord. C’est une combinaison de traits purs et nobles, de grâces presque royales, qui se révèlent lentement, comme celles du cygne jouant au soleil avec une langueur majestueuse.

« Elevée tour à tour par sa sœur aînée, par sa mère orgueilleuse, par les religieuses de son couvent, par sa grand’mère, étourdie et jeune, elle n’avait définitivement été élevée par personne ; elle s’était faite elle-même ce qu’elle était, et faute de trouver des sympathies dans sa famille, elle avait pris le goût de l’étude et de la rêverie. Son esprit naturellement calme, son jugement sain, l’avaient également préservée des erreurs de la société et de celles de la solitude. Livrée à des pensées douces et pures comme son cœur, elle ne rêvait point la passion. Valentine ne se croyait pas destinée à ces énergiques et violentes épreuves ; elle se pliait facilement à la réserve dont le monde lui faisait un devoir, elle l’acceptait comme un bienfait et non comme une loi. Elle se promettait d’échapper à ces inclinations ardentes qui font souvent le malheur, et quelquefois le bonheur des femmes. Valentine cependant était assez romanesque ; elle ne pensait pas l’être, parce que son cœur vierge n’avait pas encore conçu l’amour ; mais lorsqu’elle croyait pouvoir s’abandonner sans réserve à un sentiment pur et honnête, sa jeune tête ne se défendait pas toujours d’aimer ce qui ressemblait à une aventure. Élevée sous des regards rigides, dans une atmosphère d’usages si froids et si guindés, elle avait si peu joui de la fraîcheur et de la poésie de son âge ! »

Cet adorable portrait a pour cadre la riche campagne du Berry : le château de Raimbault est situé dans la vallée noire, remarquable par les teintes vigoureuses de sa végétation ; la petite rivière de l’Indre baigne capricieusement ce pays fertile. Comme la poésie de la nature a une grande influence dans son drame, George Sand se plaît à peindre les paysages avec un luxe de couleurs extraordinaire. C’est, en effet, au milieu des champs que va se développer l’amour fatal de la jeune comtesse. Tantôt c’est un bal de villageois en plein air, tantôt une promenade au bord de l’Indre, ou le long de ces petits chemins verts qu’on appelle traînes : « Rien ne saurait exprimer la fraîcheur et la grâce de ces allées sinueuses qui s’en vont serpentant sous leurs perpétuels berceaux de feuillage, découvrant à chaque détour une nouvelle profondeur toujours plus mystérieuse et plus verte. Quand le soleil de midi embrase jusqu’à la tige l’herbe profonde et serrée des prairies, quand les insectes bruissent avec force et que la caille glousse avec amour dans les sillons, la fraîcheur et le silence semblent se réfugier dans les traînes. Vous y pouvez marcher une heure sans entendre d’autre bruit que le vol d’un merle effarouché à votre approche, ou le saut d’une petite grenouille verte et brillante comme une émeraude, qui dormait dans son hamac de joncs entrelacés. Ce fossé lui-même renferme tout un monde d’habitants, toute une forêt de végétation. Son eau limpide court sans bruit en s’épurant sur la glaise, et caresse mollement des bordures de cresson, de baume et d’hépatiques ; les fontinales, les longues herbes appelées rubans d’eau, les mousses aquatiques pendantes et chevelues, tremblent incessamment dans ces petits remous silencieux ; la bergeronnette jaune y trotte sur le sable d’un air à la fois espiègle et peureux ; la clématite et le chèvrefeuille l’ombragent de berceaux où le rossignol cache son nid. Au printemps, ce ne sont que fleurs et parfums ; à l’automne, les prunelles violettes couvrent les rameaux, qui, en avril, blanchirent les premiers ; la senelle rouge, dont les grives sont friandes, remplace la fleur d’aubépine, et les ronces, toutes chargées de flocons de laine qu’y ont laissés les brebis en passant, s’empourprent de petites mûres sauvages d’une agréable saveur. » Que la douce figure de Valentine a de langueur, se détachant sur ces perspectives émaillées par le soleil ! c’est comme un blond et chaste camée enchâssé de brillants et de pierres lumineuses. Quelquefois, dans cette vie champêtre où l’entraîne son amour pour Bénédict, elle rappelle Marie-Antoinette, la voluptueuse Allemande, se déguisant en laitière sous les ombrages de Trianon : « Je crois vraiment que j’étais née pour être fermière, s’écrie un jour la jeune comtesse de Raimbault. Oh ! que j’aurais aimé ces calmes occupations de tous les jours ! J’aurais élevé les plus beaux troupeaux du pays, j’aurais eu de belles poules huppées, et des chèvres que j’aurais menées brouter dans les buissons. Si vous saviez combien de fois dans les salons, au milieu des fêtes, ennuyée du bruit de cette foule, je me suis prise à rêver que j’étais une gardeuse de moutons, assise au coin d’un pré ! »

Hélas ! le malheur de sa destinée, c’est que Valentine est d’une noble condition qui la sépare de Bénédict. Car Bénédict est le fils d’un paysan. Quand la grand’mère de Valentine, quand la vieille marquise, autrefois galante et maintenant à son lit de mort, dit un jour à la jeune fille : « Ne prends jamais un amant qui ne soit pas de ton rang ! » il était trop tard déjà : Valentine et Bénédict s’aimaient d’un amour éternel.

Comment était venu cet amour ? Comme l’amour vient aux cœurs chastes et faibles : sans miracles, simplement, mais à pas craintifs. Ce n’est pas l’amour subit de Roméo et de Juliette ; c’est une tendresse timide et voilée qui s’avance modestement Valentine ne ferma point son cœur, et l’amour y entra. Quand le cœur est pris, la tête et les sens se défendent en vain, quel que soit l’héroïsme de la défense.

Ce fut au milieu de la campagne déserte, par une belle nuit d’été, que le hasard, ce complaisant de l’amour, amena le premier tête-à-tête de Valentine et de Bénédict. Elle s’était égarée, et le découragement s’empara d’elle. « Tout à coup, au murmure de l’eau et aux soupirs de la brise, vient se joindre une voix pure, suave, enchanteresse, dont la mélodie s’élevait vers les cieux sans autre poésie que celle du sentiment. Valentine avait laissé tomber les rênes de son cheval, qui broutait les marges du sentier ; elle n’avait plus peur : elle était sous le charme de ce chant mystérieux, et son émotion était si douce, qu’elle ne songeait point à s’étonner de l’entendre en ce lieu et à cette heure. » Bénédict parut.

Bénédict demeurait à la ferme voisine du château Louise, sœur aînée de Valentine, était venue chez les parents de Bénédict pour revoir la patrie de sa jeunesse ; car Louise, ayant succombé jadis à un amour disproportionné, avait été proscrite par l’orgueilleuse famille de Raimbault. Mais Valentine, qui avait conservé précieusement le souvenir de sa sœur, accourait chaque jour en cachette, heureuse de l’embrasser et de passer quelques heures à la ferme, où elle était accueillie avec empressement.

Bénédict n’était paysan que par la naissance. Sa famille, aisée, lui avait donné une éducation convenable hors de sa condition originelle. Mais le développement de son esprit ne lui avait pas fait perdre la force, la hardiesse et la grâce rustique des campagnards. Il était adroit et robuste. « Son visage ne manquait pas d’une certaine beauté irrégulière ; son teint était d’une pâleur bilieuse ; ses yeux longs n’avaient pas de couleur, mais son front était d’une extrême pureté. Par un prestige attaché peut-être aux hommes doués de quelque puissance morale, les regards s’habituaient peu à peu aux défauts de sa figure pour n’en voir que les beautés. Son teint blême et uni avait une apparence de calme qui inspirait comme du respect pour cette âme dont aucune altération extérieure ne trahissait les mouvements. Les yeux, où la prunelle pâle nageait dans un émail blanc et vitreux, avaient une expression vague et mystérieuse ; ils semblaient lire profondément dans ceux d’autrui, et leur immobilité était métallique quand ils avaient à se méfier d’un examen indiscret. Une femme n’en pouvait soutenir l’éclat quand elle était belle ; un ennemi n’y pouvait surprendre le secret d’une faiblesse. Sa physionomie attirait comme l’aimant. Aucune femme ne le voyait avec indifférence. Aucun artiste ne pouvait le voir sans en admirer la singularité et sans désirer de la reproduire. »

Quel contraste avec M. de Lansac, le fiancé de Valentine ! M. de Lansac était un dandy régulièrement beau, parfaitement spirituel, parlant au mieux, riant à propos, ne faisant jamais rien hors de place. Valentine l’avait toujours vu dans le monde, en tenue, sur ses gardes, exhalant des parfums et ne perdant pas une ligne de sa taille. « En lui, elle n’avait jamais aperçu l’homme. Le matin, le soir, M. de Lansac était toujours le même : il se levait secrétaire d’ambassade, il se couchait secrétaire d’ambassade. »

La fiancée du comte de Lansac, la fille des comtes de Raimbault, la grande dame, c’est la femme qu’il faudrait dire, trouva le paysan supérieur au secrétaire d’ambassade ; mais la comtesse de Raimbault ne peut épouser le paysan Bénédict. Elle épousera donc, bien malgré son cœur, le comte de Lansac. Car Valentine est faible, son caractère n’a pas le ressort nécessaire pour une lutte extérieure contre les usages du monde et contre les faits. La tendre Valentine a usé toute sa force à lutter en elle-même contre les entraînements de son amour. Elle a su préserver sa pureté virginale ; mais son courage succombe à la violence. Que de malheurs cependant vont suivre son union forcée avec le comte ! que de combats entre le cœur et le devoir !

Le soir du mariage, Valentine, presque mourante, demeura seule dans sa chambre. Quand elle n’eut plus à redouter la présence de M. de Lansac, elle se jeta, brisée de fatigue, sur son lit, et s’y endormit tout habillée.

Mais bientôt, à demi éveillée, elle se dresse sur son chevet, ouvre les yeux avec un sentiment d’effroi, puis les referme et retombe en souriant sur son oreiller. C’est qu’elle vient d’apercevoir Bénédict à genoux devant elle : elle croit à une vision et craint de la dissiper en s’éveillant tout à fait. Mais c’était à une forte dose d’opium que Valentine devait ce sommeil, et elle était dans un état de somnambulisme qui ne lui permettait pas de distinguer la réalité de l’illusion. S’endormant et se réveillant tour à tour, tantôt reconnaissant Bénédict, tantôt le prenant pour M. de Lansac, elle lui raconta tous les secrets de son cœur : son amour et son désespoir, sa résolution de mourir avant d’appartenir à son mari. Là se passe entre les deux amants une admirable et chaste scène. Bénédict quitte enfin Valentine, restée pure, et, dans son désespoir, il se tire un coup de pistolet. Valentine fait une douloureuse maladie. Le mari en titre part pour son ambassade, sans avoir touché seulement la main de sa femme. Mais Bénédict n’est pas mort. Bientôt, Bénédict et Valentine se retrouvent avec une liberté entière. La fatalité semblait se plaire à la jeter dans une situation d’exception et à l’entourer de périls au-dessus de ses forces. Longtemps, leur amour mutuel s’était entretenu par d’innocentes et douces communications. Mais il y a bien de la témérité à espérer gouverner une passion quand on se voit tous les jours et qu’on a vingt ans. Bénédict devint l’amant de Valentine. Alors, le moment du repentir fut terrible : « Valentine n’était point faite pour la corruption ; Bénédict aimait trop passionnément pour sentir un bonheur que ne partageait plus Valentine. Tous deux étaient trop faibles, trop livrés à eux-mêmes, trop dominés par ces impétueuses sensations de la jeunesse pour s’arracher à ces joies pleines de remords. Ils se quittaient avec désespoir ; ils se retrouvaient avec enthousiasme. Leur vie était un combat perpétuel, un orage toujours renaissant, une volupté sans bornes et un enfer sans issue. »

Cette existence fiévreuse ne fut pas longue. Un soir, ils étaient ensemble, et Valentine disait : « Hélas ! je suis accablée de tristesse. Je sens là un poids qui m’étouffe ; le remords ! oui, c’est le remords ! Je n’ai pas mérité d’être heureuse, moi ; je ne dois pas l’être. J’ai été coupable, j’ai oublié Dieu. Dieu me doit des châtiments et non des récompenses ; mes larmes auraient du me laver de ma faute, mais, hélas ! chaque jour m’enfonçait plus avant dans l’abîme. Comment réparerai-je le passé ? Toi-même, pourras-tu m’aimer toujours ? Il est vrai que tous ceux qui m’entouraient traitaient la vertu avec une incroyable légèreté ; moi seule qu’ils accusaient, je concevais la grandeur de mes devoirs, et je voulais faire du mariage une obligation réciproque et sacrée ; mais ils riaient de ma simplicité : l’un me parlait d’argent, l’autre de dignité, un troisième de convenances. L’ambition ou le plaisir, c’était là toute la morale de leurs actions, tout le sens de leurs préceptes. Si, au lieu d’être le fils d’un paysan, tu eusses été duc et pair, mon pauvre Bénédict, ils m’auraient portée en triomphe. »

En sortant du parc, Bénédict fut tué par un paysan qui le prit pour l’amant de sa femme.

Valentine mourut huit jours après dans les bras de Louise.

LOUISE.

’ÉTAIT une « femme petite et mince qui, au premier abord, semblait âgée de vingt-cinq ans ; mais en la voyant de près on pouvait lui en accorder trente sans craindre d’être trop libéral envers elle. Sa taille fluette et bien prise avait encore la grâce de la jeunesse ; mais son visage, à la fois noble et joli, portait les traces du chagrin, qui flétrit encore plus que les années. Sa mise négligée, ses cheveux plats, son air calme, témoignaient de son indifférence aux plaisirs du monde. Mais dans la petitesse de sa pantoufle puce, dans l’arrangement décent et gracieux de sa robe grise, dans la blancheur de son cou, dans sa démarche souple et mesurée, il y avait une aristocratie véritable. Pourtant, cette personne si imposante ne portait pas d’autre nom chez les hôtes que celui de mademoiselle Louise. »

Ad. Giraldon pinxt.
H. Robinson sculpt.
Louisel.
VALENTINE
GEORGE SAND.

Louise se trouve mêlée à tout le drame que nous venons de raconter en parlant de Valentine. Il y avait déjà quinze ans qu’elle était séparée du monde et qu’elle avait accepté la solitude et la résignation. L’homme pour lequel elle s’était perdue avait été tué en duel par un père offensé, M. le comte de Raimbault. Il ne restait plus à Louise de cet amour violemment brisé, qu’un souvenir éteint et un fils bienaimé.

Quand Louise fut installée à la ferme du Berry, elle voulut revoir Valentine, sa sœur bien-aimée, qu’elle avait élevée jusqu’à l’âge de quatre ans, et dont elle avait gardé un suave souvenir. Valentine vint donc un matin à la ferme ; Louise était encore couchée quand Valentine entra dans sa chambre. En sentant deux bras l’enlacer, une bouche fraîche et jeune la couvrir de saintes caresses, elle comprit que Valentine était retrouvée pour elle ; elle espéra la fin de l’isolement qu’elle s’était imposé pendant quinze ans ; elle eut quelques heures de parfait bonheur et d’orgueil presque maternel à retrouver sa sœur si blonde, si blanche, si belle. « C’est moi qui t’ai élevée, tu t’en souviens ? » lui disait-elle avec exaltation. Et en se séparant, les deux sœurs firent serment de se revoir tous les jours. Mais bientôt la pauvre Louise retomba dans sa mélancolie, son cœur souffrant ne tarda pas à éprouver de la sympathie pour Bénédict. Bénédict sentit aussi pour elle un commencement de passion. Mais ce germe, étouffé bientôt par la présence de Valentine, se développa fatalement, au contraire, chez la malheureuse Louise. Sans cesse en tiers dans les entrevues des deux amants, Louise recommença une vie de sacrifices et de douleurs concentrées.

Quelquefois, cependant, entraînée par la gaieté de sa sœur, elle partageait joyeusement leurs plaisirs et leurs longues promenades. Un jour, après une partie de pêche, au moment où Bénédict retirait de l’eau l’épervier encore tout ruisselant, Valentine et Louise s’élançaient ensemble avec des cris de joie pour s’emparer du butin. Dans ce moment, Louise redevenait aussi jeune que Valentine ; elle se sentait presque aussi heureuse. Mais bientôt son caractère reprenait le dessus ; il était opiniâtre, constant et passionné. Une jalousie discrète et irritante la consumait intérieurement sans éclater au dehors. Quelquefois, Louise oubliait les amertumes de son amour méconnu ; car Bénédict, heureux de voir Valentine s’abandonner sans résistance à sa foi, s’occupait de Louise presque autant que de sa sœur. Il se promenait avec elle sous les tilleuls du parc, un bras passé sous le sien. La pauvre Louise pleurait en l’écoutant, et s’efforçait de trouver l’amitié de Bénédict plus flatteuse et plus douce que ne l’eût été son amour. Ainsi vécut Louise avec son désespoir secret, jusqu’au meurtre de Bénédict Alors, son âme longtemps comprimée s’épanche en imprécations. C’est la fin du drame :

« Il s’est attaché à votre destinée, s’écria Louise en se penchant vers sa sœur et la regardant avec un mépris féroce et une haine glaciale, et vous l’avez perdu ! eh bien ! achevez votre tâche, prenez aussi ma vie ; car ma vie c’était la sienne, et moi je ne lui survivrai pas ! Savez-vous quel double coup vous avez frappé ? non ! vous ne vous flattiez pas d’avoir fait tant de mal ! eh bien ! triomphez. Vous m’avez supplantée, vous m’avez rongé le cœur tous les jours de votre vie, et vous venez d’y enfoncer le couteau ! C’est bien ! Valentine, vous avez complété l’œuvre de votre race. Il était écrit que de votre famille sortiraient pour moi tous les maux. Vous avez été la fille de votre mère, la fille de votre père, qui savait, lui aussi, faire si bien couler le sang ! c’est vous qui m’avez attirée dans ces lieux que je ne devais jamais revoir ; vous qui, comme un basilic, m’y avez fascinée et attachée afin d’y dévorer nos entrailles à votre aise. Ah ! vous ne savez pas comme vous m’avez fait souffrir ! le succès a dû dépasser votre attente. Vous ne savez pas comme je l’aimais cet homme qui est mort ! Mais vous lui aviez jeté un charme, et il ne voyait plus clair autour de lui. Oh ! je l’aurais rendu heureux, moi ! Je ne l’aurais pas torturé comme vous avez fait ! je lui aurais sacrifié une vaine gloire et d’orgueilleux principes ; je n’aurais pas fait de sa vie un supplice de tous les jours. Sa jeunesse, si belle et si suave, ne se serait pas flétrie sous mes caresses égoïstes ! je ne l’aurais pas condamné à dépérir rongé de chagrins et de privations. Ensuite je ne l’aurais pas attiré dans un piége pour le livrer à un assassin. Non ! il serait aujourd’hui plein de séve et de vie, s’il eût voulu m’aimer ! Soyez maudite, vous qui l’en avez empêché ! »

Mais Louise n’était pas de nature haineuse. Elle se repentit bientôt d’avoir accablé Valentine, aussi malheureuse qu’elle, et après l’avoir soignée avec amour pendant huit jours de fièvre et de délire, elle lui donna un dernier baiser de pardon et d’oubli.

Fabre pinxt
H. Robinson sculpt.
Alezia
GEORGE SAND.
LA DERNIÈRE ALDINI
à Paris chez Aubert et Cie

LA DERNIÈRE ALDINI.

UN soir, la plus brillante société de Naples était réunie au théâtre de San-Carlo. L’acteur Lélio, célèbre dans toute l’Italie, chantait le rôle de Roméo, et la salle retentissait d’applaudissements. Dans une loge d’avant scène, une seule figure demeurait impassible ; c’était incontestablement la plus belle femme qu’il y eût dans toute la salle de San-Carlo Au milieu de l’enthousiasme général, elle seule, la reine de cette soirée, étudiait froidement l’acteur, et semblait apercevoir en lui des défauts inappréciables à l’œil du vulgaire.

« C’était la muse du théâtre ; c’était la sévère Melpomène en personne, avec son ovale régulier, son noir sourcil, son large front, ses cheveux d’ébène, son grand œil brillant d’un sombre éclat sous une vaste orbite, et sa lèvre froide, dont le sourire n’adoucit jamais l’arc inflexible ; tout cela cependant avec une admirable fleur de jeunesse et des formes riches de santé, de souplesse et d’élégance. »

Pendant plusieurs soirs, la belle jeune fille, accompagnée du vieux prince Grimani, son parent, vint occuper la même place, et toujours son regard s’attachait avec persistance à l’acteur Lélio.

Cette fixité singulière troublait Lélio et exerçait sur lui un magnétisme auquel il ne pouvait se soustraire. Quelle était donc l’impression de cette étrange personne en qui tout était mystérieux ? S’il y avait de la femme dans son attitude, il y avait aussi certains airs et certaines expressions de visage qui révélaient l’enfant. Elle était si forte, si grande, si brune, et douée dans son regard, dans son maintien, dans ses moindres mouvements, d’une telle assurance, que tout le monde lui donnait vingt ans, bien qu’elle n’en eût que quinze. Mais, à la regarder attentivement, on reconnaissait que, malgré ses épaules larges et puissantes, toutes les formes de la femme n’étaient pas encore développées.

Étrangère à la ville de Naples et depuis peu sortie du couvent, héritière de la puissante famille des Grimani, elle était recherchée par les plus grands seigneurs d’Italie, autant pour sa fortune que pour sa beauté merveilleuse. Mais elle avait orgueilleusement repoussé tous les prétendants ; c’est pourquoi on la disait d’un caractère altier et infatuée de sa naissance.

Quelque temps après, le comédien Lélio, qui s’était retiré du théâtre, poursuivi par le souvenir de la belle patricienne, errait dans les campagnes des environs de Florence, parsemées de riches villas. La porte d’un parc se trouvait ouverte et laissait voir une allée de vieux arbres entrelacés mystérieusement. Sous cette voûte sombre et voluptueuse se promenait à pas lents une femme d’une taille élancée et d’une noble démarche.

Lélio s’aventura dans l’allée couverte, et reconnut la jeune comtesse de l’avant-scène de San-Carlo, au moment où un jeune homme d’une extrême élégance venait la rejoindre. Elle aussi aperçut Lélio ; mais aucun geste, aucune exclamation ne trahit son étonnement ou son indignation. Alors l’artiste, surpris d’un orgueil si bizarre et d’une dissimulation si consommée, voulut tenter quelque folle aventure et s’introduire dans la maison sous le premier prétexte venu. Il aborda fièrement les nobles hôtes, et se présenta comme un accordeur de pianos qu’on avait envoyé chercher à Florence.

A la suite des fêtes de l’hiver, la belle-fille du prince Grimani était venue habiter ce château sous la protection d’une vieille tante dévote, et en compagnie d’un cousin qu’on lui destinait pour mari. Une fois au château, Lélio put voir la signora dont les caprices et la coquetterie lui semblaient inexplicables. Pendant qu’il travaillait au piano, elle affectait de venir au salon, et leurs regards se rencontraient comme autrefois à Naples.

« Elle avait les plus beaux yeux du monde, à fleur de tète et très-ouverts ; leur direction était toujours nette, brusque et saisissant d’emblée l’objet de l’attention. Ce regard, très-rare chez une femme, était absolu et non effronté ; c’était la révélation et l’action d’une âme courageuse, fière et franche ; il interrogeait toutes choses avec autorité, et semblait dire : Ne me cachez rien, car moi je n’ai rien à cacher à personne. »

L’acteur ne savait que penser de ces provocations singulières et de ces fantaisies qui indiquaient tour à tour la passion ou le mépris. Enfin, un jour, leurs pensées s’expliquèrent, et Lélio emporta, de ces rapprochements improvisés, un violent amour, qui s’augmentait encore des insurmontables difficultés à vaincre. Dans un moment où il se désespérait à chercher vainement un moyen de revoir la capricieuse signora, il reçut d’elle un billet conçu en ces termes :

« Trois jours sans revenir ! ou vous n’avez guère d’esprit, ou vous n’avez guère de désirs. Demain, dimanche, je serai à la messe à Florence, à Santa Maria-del-Sasso. Ma tante est malade ; Lila, ma sœur de lait, doit seule m’accompagner. »

Le lendemain, au commencement de la messe, une ombre noire glissa près de Lélio, et vint s’agenouiller à ses côtés.

« La signora était enveloppée d’un grand voile noir, et ses mains le retinrent croisé sur son visage pendant quelques instants. Elle ne parlait point. Elle courbait sa belle tête comme si elle fût venue à l’église pour prier ; mais, malgré tous ses efforts pour paraître calme, son sein était oppressé, et au milieu de son audace, elle était frappée d’épouvante. »

Lélio et l’imprudente jeune fille échangèrent, durant cette entrevue, quelques paroles d’amour, et, pour la première fois, l’âme de la femme tendre et passionnée se révéla.

Un autre soir, elle lui donna rendez-vous dans le parc de la villa ; elle était assise au pied d’une colonne et toute vêtue de blanc, costume assez peu d’accord avec le mystère d’un rendez-vous en plein air, mais, par cela même, très-conforme à la logique de son caractère. En voyant approcher son amant, elle demeura tellement immobile, qu’on l’eût prise pour une statue placée aux pieds de la nymphe de marbre blanc. Le coude appuyé sur son genou et le menton dans la main, elle était si rêveuse, si noblement posée, si belle, drapée dans son voile blanc, au clair de la lune, qu’on l’eût crue livrée à une contemplation sublime. Puis, tout à coup : « O Lélio ! s’écria-t-elle, je vous aime depuis le jour où je vous vis à Naples pour la première fois, jouant Roméo, où je vous regardai de cet air froid et dédaigneux qui vous épouvantait si fort. Ah ! vous étiez bien éloquent dans vos chants et bien passionné ce soir-là ! La lune vous éclairait, comme à présent, mais moins belle, et Juliette était vêtue de blanc, comme moi. »

Les rendez-vous se succédèrent dans le parc, et chaque jour l’amour augmentait. Quelquefois la signora était exaltée et joyeuse ; souvent Lélio était sombre et taciturne ; il s’effrayait de cet amour sans issue avec l’héritière d’une noble et illustre famille, lui, l’artiste sans naissance et sans autre illustration que son talent. Mais, comprenant ses incertitudes et ses tortures, la noble fille lui dit un soir, d’un air profondément recueilli : « Qui me comprendra, Lélio, si vous ne me comprenez pas ? et qui m’aimera, si vous ne m’aimez pas ? Ainsi, vous m’avez crue lâche et vaniteuse ; vous avez cru que je pourrais donner mon amour à un homme et accepter le sien sans lui donner toute ma vie ! Vous avez pensé que je resterais près de vous tant que le vent serait propice, et que je m’éloignerais dès qu’il deviendrait contraire ! Comment cela se fait-il ? Cependant vous êtes ferme et loyal, et vous ne commencez, j’en suis sûre, une action sérieuse que quand vous êtes résolu à la continuer jusqu’au bout. Pourquoi donc ne voulez-vous pas que je puisse faire ce que vous faites, et n’avez-vous pas de moi la bonne opinion que vous sentez que je dois avoir de vous ?• Ou vous méprisez bien les femmes, et je pourrais le croire sans vous en estimer moins, ou vous vous êtes laissé tromper par mon étourderie. Je suis souvent folle, je le sais, et c’est peut-être un peu la faute de mon âge, et cela ne m’empêche pas d’être ferme et loyale. Du jour où j’ai senti que je vous aimais, Lélio, j’ai été résolue à vous épouser. Cela vous étonne. Vous vous rappelez non-seulement les pensées que j’ai dû avoir dans ma position, mais encore mes actions et mes paroles passées ; vous songez à tous ces patriciens que j’ai refusé d’épouser parce qu’ils n’étaient pas assez nobles. Hélas ! mon pauvre ami, je suis esclave de mon public comme vous vous plaignez quelquefois de l’être du vôtre, et je suis obligée de jouer devant lui mon rôle jusqu’à ce que je trouve l’occasion de m’échapper de la scène. Mais, sous mon masque, j’ai gardé une âme libre, et, depuis que je possède ma raison, je suis résolue à ne me marier que selon mon cœur. Cependant, pour éloigner tous ces fades et impertinents patriciens, il me fallait un prétexte ; j’en cherchai un dans les préjugés mêmes qui étaient communs à mes prétendants et à ma famille ; et, blessant à la fois l’orgueil des uns et flattant celui des autres, je me prévalus de l’antiquité de ma race pour refuser la main d’hommes qui, tout nobles qu’ils étaient, ne se trouvaient pas assez nobles pour moi. Je réussis de la sorte à écarter tous ces importuns sans mécontenter ma famille.

Cependant le prince Grimani, mon beau-père, me dit qu’il était temps de prendre un parti ; il me présenta son neveu, le comte Ettore, comme l’époux qu’il me destinait. Le nouveau fiancé me déplut comme les autres ; ce que voyant le prince, et pensant que ma mère, qui est excellente et m’aime de toute son âme, pourrait bien m’aider dans ma résistance contre lui, il résolut de m’éloigner d’elle pour me contraindre plus aisément à l’obéissance. Il m’envoya vivre en tête-à-tête avec sa sœur et son neveu. Il espère que, forcée de choisir entre l’ennui et mon cousin, je finirai par me décider pour celui-ci ; il se trompe bien. Maintenant que je vous aime, Lélio, nous partirons ensemble ; nous irons trouver ma mère, nous lui dirons que nous nous aimons et que nous voulons nous marier ; elle nous donnera son consentement, et vous m’épouserez. Voulez-vous ? »

Cette noblesse de cœur, cette hardiesse de pensée, cette force d’esprit, cette audace virile mêlée à tant de sensibilité féminine, tout cela réuni dans une fille si jeune, élevée au milieu de l’aristocratie la plus insolente, excita chez Lélio autant d’admiration que d’enthousiasme. Mais comment se dissimuler les dangers de ces démarches hardies ? Comment risquer la réputation et l’avenir de cette confiante jeune fille ? Comment espérer le consentement de l’orgueilleuse famille Grimani ? Lélio doute et hésite, malgré l’entraînement de son amour.

Alors la signora lui prit la main avec solennité : « Je vais vous dire une chose que je n’ai jamais dite à personne, et que je m’étais bien promis de ne jamais dire. Il s’agit de ma mère, objet de toute ma vénération et de tout mon amour.

Je me rappelle que, dans mon enfance, j’étais très-fière de ma noblesse ; c’étaient, je crois, les flatteries obséquieuses des gens de notre maison qui m’avaient inspiré de si bonne heure ce sentiment. Parmi tous les serviteurs de ma mère, un seul ne ressemblait point aux autres, et avait su garder dans son humble position toute la dignité qui sied à un homme ; aussi me paraissait-il insolent, et peu s’en fallait que je ne le haïsse, surtout depuis que je l’avais vu me regarder d’un air très-sérieux pendant que je piquais au cœur avec une grande épingle noire mes plus belles poupées.

Une nuit, je fus réveillée dans la chambre de ma mère par la voix d’un homme ; on parlait librement. Ma mère disait : Si tu m’aimais, tu m’épouserais , et l’homme refusait de l’épouser ! Puis ma mère pleurait et l’homme aussi.

Enfin, l’homme dit à ma mère : Adieu, je te quitte pour toujours ; ne me refuse pas une tresse de tes beaux cheveux blonds ! Et ma mère répondit : Coupe-la toi-même... Cet homme, c’était Nello, notre gondolier !...

— Ο mon Dieu ! ô mon Dieu ! vous vous appelez Alezia Aldini, dit Lélio ; vous êtes donc la fille de Bianca Aldini, mon premier, mon seul amour ? »

Le chanteur Lélio, c’était le gondolier de Venise, c’était Nello, le barcerole qui avait aimé la signora Bianca Aldini. L’amour était né entre la noble patricienne et l’homme du peuple, alors que, le soir, Nello conduisait la gondole en chantant les airs de son pays. L’ancien gondolier se rappela tous les détails de cet épisode d’une jeunesse aventureuse, le beau palais de Venise, et la douce Bianca, et l’orgueilleuse fille de Torquato Aldini, qui contrastait déjà d’une manière si frappante avec sa mère. « Autant celle-ci était blanche et blonde, autant Alezia était brune ; ses cheveux tombaient déjà en fortes tresses d’ébène jusqu’à ses genoux ; ses petits bras, ronds et veloutés, ressortaient comme ceux d’une jeune Mauresque sur ses vêtements de soie toujours blancs comme la neige, car elle était vouée à la Vierge. Quant à son humeur, elle était étrange pour son âge. Il semblait qu’elle eût hérité du caractère altier du seigneur Torquato. Jamais elle ne se familiarisait avec personne. Elle était très-froide avec sa mère, et passait des heures entières assise auprès d’elle dans la gondole, les yeux attachés sur les flots, muette, insensible à tout en apparence, et rêveuse comme une statue. »

Après cette révélation, comment Lélio aurait-il pu continuer une liaison qui devenait un inceste moral ? Il avait aimé la Grimani ; mais Alezia, mais la signora Aldini, la fille de Bianca, était à jamais séparée de lui.

JULIETTE.

ON a dit avec raison que Léone Léoni était le roman de Manon Lescaut retourne. Ici et là, en effet, c’est l’amour constant, attaché fatale ment à l’infidélité, à un caractère mobile, à une conduite désordonnée ; l’amour qui persévère pur et irrésistible, au travers de toutes les déceptions, malgré la perte de l’estime, malgré les vices hideux, malgré la prison, la misère et les plus terribles calamités. Mais, chez l’abbé Prévost, c’est l’homme, c’est le chevalier Desgrieux qui présente ce modèle inimitable d’un attachement sans borne et sans terme. Dans Léone Léoni, c’est la femme, c’est Juliette. Double témoignage, venant des deux moitiés de l’âme humaine, en faveur de la constance en amour. Comment croire qu’au dix-huitième siècle, après la régence et sous Louis XV, un homme ait pu concevoir ce type, extraordinaire au moins pour son temps, quoiqu’il soit de tous les temps, si l’on considère profondément notre nature ? Comment croire qu’au dix-neuvième siècle, au siècle du divorce et du code civil, du saint - simonisme et de l’émancipation des femmes, une femme, qu’on nous permette pour un moment de briser le pseudonyme masculin de George Sand, ait réhabilité à son tour le lien volontaire et immortel d’un amour même insensé ? Et quel est le romancier qui a peint cet exemple poétique ? C’est l’auteur d’Indiana, de Jacques et de toutes ces fictions audacieuses où l’indissolubilité du mariage est attaquée sans cesse avec la plus sombre éloquence.

Fabre pinx.
H. Robinson sc.
Juliette
LEONE LEΟΝΙ.
GEORGE SAND.
à Paris chez Aubert et Cie

Léone Léoni pourrait bien être l’œuvre la plus parfaite de George Sand comme composition. L’intérêt, tenant au caractère et à la situation, ne s’arrête nulle part. C’est un livre tout d’une haleine, depuis le premier souvenir jusqu’au cri sublime du dénouement. C’est comme une musique de grand maître qui prélude avec mélancolie, suit des thèmes variés, mais dans le même sentiment, jusqu’à ce qu’elle éclate au finale par quel que motif imprévu, quoique résultant de l’inspiration générale. Il semble que l’abbé Prévost puisse revendiquer l’invention du premier thème, mais George Sand en a changé le sexe. Et comme sa broderie a bien plus de richesse ; et comme le dénouement de Léoni est supérieur au dénouement de Manon Lescaut ! Desgrieux survivant à Manon, c’est là une grande faute dans la fable de Prévost, laquelle est restée un chef d’œuvre, mais non pas incomparable depuis Léoni.

Juliette, à seize ans, grandissait auprès d’une mère frivole, sans s’inquiéter du présent et de l’avenir, sans faire aucun effort pour affermir son caractère. Elle était née douce et confiante, se laissant aller au courant de la destinée. Elle acceptait un sort si facile sans en savoir le prix et sans le comparer à aucun autre. Elle n’avait pas l’idée des passions ; on l’avait élevée comme si elle ne devait jamais les connaître. On avait appliqué son intelligence à des études où le cœur n’avait aucun travail à faire sur lui-même. Elle ne savait encore ce que c’était qu’aimer plus ou moins, quand Léoni vint à Bruxelles. L’approche de cet homme et la funeste destinée qu’il lui apportait commencèrent à troubler la paix profonde où elle avait toujours vécu ; mais les commencements de cette passion inépuisable sont les plus simples du monde : des coquetteries de jeune fille, la vanité d’être préférée à toutes les autres par cet homme brillant, doué de facultés extraordinaires et qui fanatisait toute la province. Bientôt Juliette fut dominée par son regard, enchaînée à ses récits, surprise et charmée par sa distinction. Léoni avait un corps robuste, une âme immense ; toutes les vertus et tous les vices, toutes les passions coupables et saintes y trouvaient place en même temps ; supérieur aux autres hommes dans le mal et dans le bien, il parlait un autre langage, il avait d’autres regards, il avait aussi un autre cœur. Les Françaises disaient qu’un bouquet dans la main de Léoni avait plus de parfum que dans celle d’un autre, et il en était ainsi de tout ; il donnait du lustre aux choses les plus simples et rajeunissait les moins neuves. Il y avait un prestige autour de lui. Juliette se mit à l’aimer de toutes ses forces. La femme s’était révélée et transformée.

Juliette devait épouser Léoni. Mais la rencontre imprévue d’un homme initié à la vie antérieure de l’aventurier, force celui-ci à quitter subitement Bruxelles :

— « Juliette, es-tu bonne ? es-tu généreuse ? es-tu capable d’héroïsme ? comprends-tu les grandes choses, les immenses dévouements ? es-tu une femme aimable et jolie que je vais quitter avec regret, ou es-tu un ange que Dieu m’a donné pour me sauver du désespoir ? ton âme n’est-elle pas émue à l’idée de tenir dans tes mains la vie et la destinée d’un homme ; de t’y consacrer tout entière ? Partons !

— Eh bien, dit Juliette, tu le veux et tu le peux ; il faut bien que je t’obéisse : n’as-tu pas ma volonté et mon âme à ta disposition ? »

De ce jour-là, Juliette appartient à Léoni. Ils partent ; ils s’enfoncent dans une retraite agreste et paisible de la Suisse. Ils y vivent six mois d’amour et de poésie. La belle vie ! Et quelle est la femme qui n’accepterait avec reconnaissance toutes les souffrances à venir de Juliette pour ces six mois de bonheur ? Et comme l’auteur a bien compris qu’une belle nature et de frais paysages étaient les auxiliaires de l’amour ! On ne s’aime point dans les villes ; les grandes passions n’y naissent pas, ou elles y meurent étouffées. Quel ravissant tableau que la vie de ces deux amants au milieu de ces campagnes de la Suisse ! Juliette s’en souvient bien :

« .... Quant la nuit était tout à fait venue, quand le silence de la vallée n’était plus troublé par le cri plaintif de quelque oiseau des rochers, quand les lucioles s’allumaient dans l’herbe autour de nous, et qu’un vent tiède planait dans les sapins au-dessus de nos têtes, Léoni semblait sortir d’un rêve ou s’éveiller à une autre vie ; son âme s’embrasait, son éloquence passionnée m’inondait le cœur ; il parlait aux cieux, au vent, aux échos, à toute la nature avec enthousiasme ; il me prenait dans ses bras et m’accablait de caresses délirantes, il m’adressait les paroles les plus suaves et les plus enivrantes.

Oh ! comment ne l’aurais-je pas aimé, cet homme sans égal dans ses bons et dans ses mauvais jours ? qu’il était aimable ! qu’il était beau ! comme il savait aimer et comme il savait le dire ! comme il savait commander à la vie et la rendre belle !.. il était généreux, sensible, délicat, héroïque ; il prenait plaisir à soulager la misère ou les infirmités des pauvres qui venaient frapper à notre porte... Oh ! qu’elle était grande la puissance de cet homme ! »

Mais l’hiver les chassa de leur paradis terrestre. Ils s’établirent à Venise dans le palais Léoni, somptueusement décoré de toutes les merveilles de l’art. Que cet entourage d’illustrations allait bien à Léoni ! il avait le profil d’aigle, les traits délicats et fins, la grande taille, les yeux à la fois railleurs et bienveillants de tous ces nobles portraits d’ancêtres, accrochés aux murailles. Oh ! que Juliette était reconnaissante à Léoni de ces six mois passés dans un chalet, quand cet homme pouvait disposer d’un luxe royal !

Mais bientôt Léoni fut entraîné dans le désordre d’une vie débauchée. Il passait ses journées au jeu, et délaissait Juliette, qui errait seule sur les grandes terrasses du château, en regrettant sa patrie, sa jeunesse insouciante, et la Suisse, et l’amour exclusif de Léoni. Puis, un jour, toute la vie de l’aventurier lui fut dévoilée. Léoni était joueur, voleur, assassin. Elle voulut le fuir ; mais elle l’aimait, et il était si éloquent ! « Ma conduite est vile, lui dit-il, mais mon cœur est toujours noble ; il a conservé aussi purs que dans sa première jeunesse le sentiment du juste et de l’injuste, l’horreur du mal qu’il commet, l’enthousiasme du beau qu’il contemple. Ta patience, tes vertus, ta beauté angélique, ta miséricorde inépuisable comme celle de Dieu, ne peuvent s’exercer en faveur d’un homme qui les comprenne mieux et qui les admire davantage ; un homme de mœurs régulières et de conscience délicate les trouverait plus naturelles et les apprécierait moins ; avec ces hommes-là, d’ailleurs, tu ne serais qu’une honnête femme ; avec un homme tel que moi, tu es une femme sublime, et la dette de reconnaissance qui s’amasse dans mon cœur est immense comme tes souffrances et tes sacrifices. Va, c’est quelque chose que d’être aimée et d’avoir droit à une passion immense ; sur quel autre auras-tu jamais ce droit comme sur moi ? pour qui recommenceras-tu les tourments et le désespoir que tu as subis ? crois-tu qu’il y ait autre chose dans la vie que l’amour ? pour moi, je ne le crois pas. Et crois-tu que ce soit chose facile que de l’inspirer et de le ressentir ?.. Ah ! quand Dieu nous l’accorde sur la terre, ce sentiment profond, violent, ineffable, il ne faut plus délirer ni espérer le paradis, car le paradis c’est la fusion de deux âmes dans un baiser d’amour. Et qu’importe, quand nous l’avons trouvé ici-bas, que ce soit dans les bras d’un saint ou d’un damné ? qu’il soit maudit ou adoré parmi les hommes, celui que tu aimes, que t’importe, pourvu qu’il le le rende ?.. Juliette, songe à ce que tu fais si tu me quittes ! tu perdras le seul ami qui te connaisse et qui te vénère, pour un monde qui te méprise déjà et dont tu ne retrouveras pas l’estime... Si tu me quittes, tu es aussi insensée que cruelle, tu auras eu tous les maux, toute la peine, et tu n’en recueilleras pas les fruits ; car à présent, si malgré tout ce que tu sais, tu peux toujours m’aimer et me suivre, sache que j’aurai pour toi un amour dont tu n’as pas l’idée. »

Que pouvait-elle répondre à de pareils discours ?

Juliette resta ; mais Léoni continua ses égarements, et Juliette fut abandonnée.

Depuis, elle ne l’a jamais revu. Calme, à présent, elle raconte elle-même son histoire au noble Bustamente qui l’aime et qui veut l’épouser. N’est-elle pas guérie de son fatal amour ?

« Maintenant, dit-elle, je ne me sens plus que de l’horreur pour le passé et je ne veux plus y revenir. J’étais une folle, je le vois bien, d’aimer un pareil homme. Bustamente, tu es mon sauveur, mon frère et mon amant. »

Le lendemain, Juliette et Bustamente se promenaient en gondole sur le canal. Elle avait une robe de velours violet avec un boa et un petit manchon d’hermine ; son chapeau de satin blanc encadrait son visage toujours pâle, mais si parfaitement beau, que, malgré sept ou huit années de fatigues et de chagrins mortels, tout le monde lui donnait dix-huit ans au plus ; elle était chaussée de bas de soie violets si transparents, qu’on voyait au travers sa peau blanche et mate comme de l’albâtre. Tous les regards se fixaient sur elle, et les hommes admiraient l’élégance de ses vêtements et le charme de son attitude. Tout à coup, sur une riche gondole qui se croise avec la sienne, un homme se penche et s’écrie : — Juliette !

— Léoni !

Et Juliette s’élance, impétueuse et forte, dans les bras de Léoni.

Ainsi, au dénouement, l’auteur les réunit indéfiniment ensemble.

Et maintenant ne demandez pas comment Juliette peut aimer Léoni ; comment un caractère faible peut avoir l’énergie de persévérer dans un même amour. Quelle vigueur cache cette faiblesse ! Mais cette persévérance, c’est justement la persévérance du roseau qui plie sans cesse sous le vent, c’est la persévérance à se faire dominer. Pourquoi Juliette aime Léoni ? il n’y a point de raison à cela ; si elle en savait la raison, elle ne l’aimerait plus ; elle sait, au contraire, mille raisons pour ne pas l’aimer ; elle les rappelle dans sa mémoire, elle s’y fortifie, elle assure qu’elle ne saurait plus aimer un homme perdu, un escroc, un assassin ! Elle promet l’avenir à Bustamente, et quand au bord de la gondole Léoni crie . Juliette ! elle se précipite fatalement sur le sein de Léoni.

Est-ce que le cœur se rend compte de ses impressions ? L’âme de l’homme aime les mystères. Depuis qu’on explique les mystères, depuis que la philosophie et la raison les éclairent et les justifient, on n’y croit plus. On y a cru cependant bien des siècles, tant qu’on n’y a rien compris ! La mythologie païenne est éternellement vraie ; le bandeau antique n’est point tombé des yeux de l’Amour. Bienheureuses les natures favorisées de ce saint aveuglement ! Avec une grande lumière, l’amour de la créature est imparfait et souffre ; il sent le vide dans la réalité, parce qu’il aspire à l’infini dans l’idéal. C’est l’histoire poétique que nous retrouvons sous le nom de Lélia. Aussi, est-ce la femme et non l’homme qui représente plus spécialement l’amour ; l’homme est plus intelligence que sentiment ; aussi encore, c’est pourquoi Juliette est plus profondément vraie que Desgrieux.

N’admirez-vous pas aussi, dans le cours des agitations du roman, cet amour sincère de Léoni malgré la dépravation de l’aventurier, contradiction apparente seulement pour les esprits sans expérience ?

Jamais on n’a fouillé plus avant dans l’âme humaine, mais par conséquent dans l’âme exceptionnelle ; car les âmes communes n’ont qu’une superficie et l’on trouve le roc tout de suite. Mais qui connaît à fond les racines variées de nos sentiments ! et si nous ne connaissons pas les racines, comment nous étonner de la saveur douce ou amère des fruits ? Il y a bien des femmes qui, à la fin du volume, après avoir vu le caractère de Léoni, penseront encore : Je l’aurais aimé !

Fanny Geefs Pt.
H. Robinson St.
Pauline
PAULINE
GEORGE SAND
à Paris chez Aubert et Cie

PAULINE.

PAULINE vivait dans la petite ville de Saint-Front, avec sa vieille mère aveugle. C’était une existence toute de sacrifice, un renonce ment volontaire à tous les instincts de la jeunesse, à tous les caprices de la femme. « L’aveugle était dans une telle dépendance de sa fille qu’une contrariété, une distraction de celle-ci, pouvaient apporter le trouble dans cette suite d’innombrables petites attentions, dont la moindre était nécessaire pour lui rendre la vie tolérable. Quand l’aveugle était commodément couchée, et qu’elle ne craignait plus aucun danger, aucune privation pour quelques heures, elle se donnait le cruel soulagement de blesser, par des paroles aigres et des murmures injustes, les gens dont elle n’avait plus besoin ; mais, aux heures de sa dépendance, elle savait fort bien se contenir et enchaîner leur zèle par des manières plus affables. »

Pauline acceptait avec courage les exigences de sa mère ; cependant, « à travers cette admirable abnégation de tous les instants, elle laissait percer malgré elle un muet mais éternel reproche que sa mère comprenait fort bien et redoutait affreusement. Il semblait que ces deux femmes craignissent de s’éclairer mutuellement sur la lassitude qu’elles éprouvaient d’être ainsi attachées l’une à l’autre, un être moribond à un être vivant : l’un effrayé des mouvements de celui qui pouvait à chaque instant lui enlever son dernier souffle, et l’autre épouvanté de cette tombe où il craignait d’être entraîné à la suite d’un cadavre. »

Un jour, une jeune femme qu’on reconnaissait pour une parisienne à l’élégance de sa toilette et à la distinction de sa tournure, vint frapper à la triste maison de Pauline. C’était Laurence, une amie d’enfance, aujourd’hui actrice à Paris, et qui passait par hasard à Saint-Front, où elle avait été élevée autrefois. En montant l’escalier à vis, auquel une corde luisante servait de rampe, elle ne put s’empêcher de comparer son luxe à l’existence de Pauline, condamnée à végéter là comme la mousse verdâtre qui se traînait sur les murs humides.

« Elle poussa la porte, qui roula sur ses gonds en silence. Rien n’était changé dans la grande pièce, décorée, par les hôtes, du titre de salon. Le carreau de briques rougeâtres bien lavées, les boiseries brunes soigneusement dégagées de poussière, la glace dont le cadre en chêne sculpté avait été doré jadis, les meubles massifs brodés au petit point par quelque aïeule de la famille, et deux ou trois tableaux de dévotion légués par l’oncle, curé de la ville, tout était précisément resté à la même place et dans le même état de vétusté robuste depuis dix ans. La salle vaste et basse offrait à l’œil une profondeur terne qui n’était pas sans charme. Il y avait, dans le vague de la perspective, de l’austérité et de la méditation, comme dans ces tableaux de Rembrandt, où l’on ne distingue, sur le clair-obscur, qu’une vieille figure de philosophe ou d’alchimiste, brune et terreuse comme les murs, terne et maladive comme le rayon habilement ménagé où elle nage. Une fenêtre à carreaux étroits montés en plomb, ornée de pots de basilic et de géranium, éclairait seule cette vaste pièce ; mais une suave figure se dessinait dans la lumière de l’embrasure et semblait placée là comme à dessein pour ressortir seule, et par sa propre beauté, dans le tableau : c’était Pauline. Elle était grande et d’une ténuité si excessive qu’on eût dit qu’elle allait se briser en changeant d’attitude ; elle était vêtue de brun avec une petite collerette d’un blanc scrupuleux et d’une égalité de plis vraiment monastique. Ses beaux cheveux châtains étaient lissés sur ses tempes avec un soin affecté ; elle se livrait à un ouvrage classique, ennuyeux, odieux à toute organisation pensante : elle faisait de très-petits points réguliers avec une aiguille imperceptible, sur un morceau de batiste dont elle comptait la trame fil par fil.

Quand la voyageuse eut fait quelques pas, elle distingua, dans la clarté de la fenêtre, les lignes brillantes du beau profil de Pauline, ses traits réguliers et calmes, ses grands yeux voilés et nonchalants, son front pur et uni, plutôt découvert qu’élevé, sa bouche délicate qui semblait incapable de sourire. Elle était toujours admirablement belle et jolie, mais elle était maigre et d’une pâleur uniforme qu’on pouvait regarder comme passée à l’état chronique. Dans le premier instant, son ancienne amie fut tentée de la plaindre ; mais en admirant la sérénité profonde de ce front mélancolique doucement penché sur son ouvrage, elle se sentit pénétrée de respect bien plus que de pitié. Elle resta donc immobile et muette à la regarder ; mais comme si sa présence se fût révélée à Pauline par un mouvement instinctif du cœur, celle-ci se tourna tout à coup vers elle et la regarda fixement sans dire un mot et sans changer de visage.

— Pauline ! ne me reconnais-tu pas ? s’écria l’étrangère, as-tu oublié la figure de Laurence ?

Alors Pauline jeta un cri, se leva, et retomba sans force sur un siége. Laurence était déjà dans ses bras et toutes deux pleuraient. »

Après les premiers épanchements, les deux amies se racontèrent leurs vies si différentes. Et Pauline, tout en frémissant à l’idée des pompes mondaines où Laurence s’était jetée, ressentait à son insu des élans de curiosité pour ce monde inconnu, plein de terreurs et de prestiges. En voyant, en admirant la beauté de Laurence, la grâce de ses manières, elle sentait éclore en soi un sentiment enivrant et douloureux, quelque chose qui tenait le milieu entre l’admiration et la crainte, entre la tendresse et l’envie. Les deux jeunes femmes s’arrangèrent pour passer ensemble tout le temps du séjour de Laurence à Saint-Front. Pauline était impatiente de comprendre la vie, les jouissances de l’art et celles de la gloire, celles de l’activité et celles de l’indépendance. Et Laurence éludait toutes ses questions, en lui demandant, à son tour, les joies intimes de sa vie évangélique, afin de tourner toute l’exaltation de leur entretien vers cette poésie du devoir, qui lui semblait le partage d’une âme pieuse et résignée. Mais Pauline ne répondit aussi que par des réticences ; et pressée de vivre, de s’épanouir comme une pauvre fleur longtemps privée d’air et de soleil, elle força Laurence à épancher son âme avec confiance et naïveté.

« Pauline dévorait ses paroles. Elles tombaient dans son cœur et dans son cerveau comme une pluie de feu ; pâle, les cheveux épars, l’œil embrasé, le coude appuyé sur son chevet virginal, elle était belle comme une nymphe antique, à la lueur de la lampe qui brûlait entre les deux lits. Elle fit un douloureux retour sur elle-même, et se demanda à quoi, en effet, servaient tous ces merveilleux ouvrages de broderie qui remplissaient ses longues heures de silence et de solitude, et qui n’occupaient ni sa pensée ni son cœur Elle fut effrayée de tant de belles années perdues, et il lui sembla qu’elle avait fait de ses plus nobles facultés, comme de son temps le plus précieux, un usage stupide, presque impie. »

C’en était fait du repos de la triste provinciale. Quand Laurence partit, Pauline pleura avec amertume en songeant à sa destinée de tous les jours, car elle n’était pas douée des instincts de douceur, d’amour et d’humilité, qui caractérisent les natures vraiment évangéliques. Elle était peu portée à l’abnégation et s’était trouvée malheureuse, immolée qu’elle était à ses devoirs.

Un an après, la vieille aveugle mourut. Aussitôt Laurence vint chercher son amie et l’emmena à Paris. « Pauline, touchée, curieuse, entraînée, posa un pied tremblant sur le seuil de cette vie nouvelle, se promettant de revenir sur ses pas au premier mécompte qu’elle y rencontrerait. Elle fut admirable dans ses premiers rapports avec de nouvelles existences. Toujours fière dans son indigence, elle eut la noblesse de savoir se rendre utile plus que dispendieuse. Elle refusa les jolies toilettes que Laurence lui voulait faire adopter. Elle s’en tint strictement à son deuil habituel, à sa petite robe noire, à sa petite collerette blanche, à ses cheveux sans rubans et sans joyaux. »

A l’entrée de l’hiver, la maison de la célèbre actrice fut ouverte à un cortège d’hommes distingués. Bientôt des gens de lettres, des artistes, des journalistes, des hommes d’état, « les uns remarquables par le talent, d’autres par la figure et l’élégance, d’autres encore par le crédit et la fortune, passèrent peu à peu d’abord, et puis en foule, devant le rideau où Pauline brûlait de voir le monde de ses rêves se dessiner enfin à ses yeux. »

Parmi les habitués du salon de Laurence, il y avait un M. de Montgenays, qui s’était mis en tête de vaincre la fierté de l’actrice, parce que cela était difficile et aurait du retentissement. Comme Laurence restait indifférente à ses galanteries, Montgenays imagina de feindre une velléité d’amour pour Pauline. C’était le premier homme d’une belle figure et d’une véritable élégance, qui se fût encore occupé d’elle. Elle en éprouva une sorte de terreur ; et pour la première fois, s’examinant avec inquiétude, elle se trouva mise sans goût et sans distinction. Mais bientôt elle ne put se défendre de trouver un grand charme dans les paroles flatteuses que Montgenays lui adressait. Et toutes ces coquetteries de la politesse, dont elle ne connaissait pas la banalité ou la perfidie, la réveillèrent de sa langueur habituelle. Laurence s’aperçut de l’amour de Pauline : elle s’effraya pour son amie des suites de cette dangereuse intrigue, et lui donna quelques conseils. Mais la défiante Pauline attribua à la jalousie cette sollicitude de l’amitié. Montgenays, d’ailleurs, entretenait par sa conduite équivoque les soupçons de la jeune provinciale : bien que ne l’aimant pas et s’indignant en lui-même de « l’aplomb crédule de cette petite bourgeoise qui croyait effacer à ses yeux l’éclat de la grande actrice, il commençait à se fatiguer de son rôle. » Trop fière pour persévérer dans un amour mal récompensé, Pauline ne souffrait déjà plus que de l’humiliation d’être délaissée. Mais cette douleur était la plus grande qu’elle pût ressentir : la colère faisait plus de ravages en elle que le regret. Elle supposait à Laurence des torts que celle-ci n’avait pas, et cependant elle ne se croyait pas ingrate envers cette généreuse femme qui l’aimait comme une sœur. Elle avait cependant le sens droit et un grand amour de la justice ; mais, dominée par un immense amour-propre, son discernement était souvent en défaut, « Sa beauté, son esprit, sa belle conduite envers sa mère, la pureté de ses mœurs et de ses pensées, étaient sans cesse là devant elle comme des trésors lentement amassés dont on devait lui rappeler la valeur pour l’empêcher d’envier ceux d’autrui ; car elle voulait être quelque chose, et plus elle affectait de se rejeter dans la condition du vulgaire, plus elle se révoltait contre l’idée d’y être rangée. »

Montgenays avait cependant repris ses assiduités auprès de Pauline. Il l’avait même attirée à un rendez-vous secret où elle lui avait tout pardonné.

Laurence tenta un dernier effort pour dessiller les yeux de son amie. A la suite de cette explication, Pauline disparut.

Elle se retira dans une mansarde, où elle vécut misérablement du fruit de son travail. Durant quelques mois, Montgenays la vit tous les jours sans pouvoir vaincre son stoïcisme et sa vertu ; mais, à force d’exciter sa jalousie et de peindre Laurence comme une coquette ambitieuse qui cherchait à se faire épouser par un homme riche et puissant, il persuada à Pauline qu’en s’abandonnant à lui avec dévouement et sans arrière-pensée, elle donnerait au monde un grand exemple de passion, de désintéressement et de grandeur d’âme. « Pour faire le contraire de Laurence, qui était l’âme la plus généreuse et la plus passionnée, Pauline fit les actes de la passion et de la générosité, elle qui était froide et prudente : elle se perdit. »

Quand Montgenays l’eut compromise, il l’épousa par ostentation. « Mais jamais femme plus vaine et plus ambitieuse de gloire ne fut plus délaissée, plus humiliée, plus effacée ; car Montgenays ne l’aimait déjà plus, si tant est qu’il l’eût jamais aimée. »

En général, quel que soit le caractère des femmes de George Sand, on les aime, et quelles que soient leurs fautes, on ne peut leur refuser l’estime et l’approbation. Pauline est peut-être la seule qui n’inspire pas une vive sympathie. Laurence, la grande artiste, la femme d’impression, est bien plus attrayante. Mais George Sand nous a dit la morale de son drame dans cette réflexion qui le termine :

« Beaucoup de vertus tiennent à des facultés négatives. II ne faut pas les estimer moins pour cela. La rose ne s’est pas créée elle-même ; son parfum n’en est pas moins suave, parce qu’il émane d’elle sans qu’elle en ait conscience ; mais il ne faut pas trop s’étonner si la rose se flétrit en un jour, si les grandes vertus domestiques s’altèrent si vite sur un théâtre pour lequel elles n’avaient pas été créées. »

Charpentier
Robinson
Geneviève
ANDRÉ
GEORGE SAND
à Paris chez Aubert et Cie

GENEVIÈVE.

NDRÉ est le plus frais et le plus parfumé des romans de George Sand. Il y a, tout le long de ce livre, comme une odeur de thym et de fleurs sauvages, de prairies et de gazons mouillés par la rosée. Les paysages d’André ressemblent à ceux de Breughell-de-Velours, où la lumière est si fine, l’air si transparent, les fleurettes si vives et si brillantes, les petits oiseaux si coquets. Plusieurs scènes rappellent Watteau, moins l’afféterie, ou bien encore ces deux charmants épisodes de la vie de Jean-Jacques, peints par Camille Roqueplan : les demoiselles Gallet passant le ruisseau et cueillant des cerises.

Le roman d’André tient l’intermédiaire entre les premiers élans d’une âme impatiente et les inspirations plus sévères d’un esprit perfectionné. A ce moment-là, George Sand gouverne son talent et fait de l’art sans préoccupation étrangère. Aussi, André est écrit avec une aisance et une limpidité merveilleuses. Tout est simple et naturel comme dans la vie ordinaire. C’est là un grand succès, que d’avoir attaché à des existences communes l’intérêt le plus touchant et le charme d’une poésie douce et pénétrante.

Geneviève, la gracieuse fleuriste d’une petite ville du Berri, où les grisettes ont une réputation méritée de gentillesse et de coquetterie, se distinguait de ses compagnes par des manières réservées et une conduite irréprochable. « Elle était petite et plutôt jolie que belle ; elle avait une taille très-mince et très gracieuse, quoiqu’elle se tînt droite à ne pas perdre une ligne de sa petite stature. Elle était très-blanche, peu colorée, mais d’un ton plus fin et plus pur que la plus exquise rose musquée qui fût sortie de son atelier. Ses traits étaient délicats et réguliers, et quoique son nez et sa bouche ne fussent pas d’une forme très-distinguée, l’expression de ses yeux et la forme de son front lui donnaient l’air fier et intelligent. Sa toilette n’était pas non plus la même que celle des grisettes de son pays : elle se rapprochait des modes parisiennes, car elle avait étudié son art à Paris. Seule dans toute la ville, elle se permettait d’avoir un tablier de satin noir, et même de porter dans sa chambre un tablier de foulard ; elle avait hasardé de réduire les immenses dimensions du bonnet distinctif des artisanes de L... Elle avait adopté le petit bonnet parisien à ruche courte et serrée, dont la blancheur semblait avoir été mise au défi par celle du visage qu’elle entourait. Elle avait en outre une recherche de chaussure tout à fait ignorée dans le pays ; elle tricotait elle-même, avec du fil extrêmement fin, ses gants et ses bas à jour. La petitesse de ses mains était remarquable, ainsi que celle de ses pieds chaussés d’étroits souliers de prunelle à cothurnes rigidement serrés ; la robe, au lieu d’être collante comme celle de ses compagnes, était ample et flottante ; mais elle dessinait une ceinture dont une fille de dix ans eût été jalouse, et à travers la percale fine et blanche on devinait des épaules et des bras couleur de rose. Il y a des natures choisies qui se développent d’elles-mêmes, et dans toutes les positions où il plaît au hasard de les faire naître. La noblesse de cœur est, comme la vivacité d’esprit, une flamme que rien ne peut étouffer et qui tend sans cesse à s’élever, comme pour rejoindre le foyer de grandeur et de bonté éternelles dont elle émane. Quels que soient les éléments contraires qui combattent ces destinées élues, elles se font jour ; elles arrivent sans efforts à prendre leur place ; elles s’en font une au milieu de tous les obstacles. Il y a sur leur front comme un sceau divin, comme un diadème invisible qui les appelle à dominer naturellement les essences inférieures ; on ne souffre pas de leur supériorité, parce qu’elle s’ignore elle-même ; on l’accepte parce qu’elle se fait aimer. Telle était Geneviève, plus fraîche et plus pure que les fleurs au milieu desquelles s’écoulait sa vie.

L’art frivole d’imiter les fleurs l’avait conduite à examiner ses modèles, à les aimer, à chercher dans l’étude de la nature un moyen de perfectionner son intelligence ; peu à peu elle s’était identifiée avec elles, et chaque jour, dans le secret de son cœur, elle dévorait avidement le livre immense ouvert devant ses yeux. Elle ne songeait pas à approfondir d’autre science que celle à laquelle tous ses instants étaient forcément consacrés ; mais elle avait surpris le secret de l’universelle harmonie. Ce monde inanimé qu’autrefois elle regardait sans le voir, elle le comprenait désormais ; elle le peuplait d’esprits invisibles, et son âme s’y élançait pour y embrasser sans cesse l’amour infini qui plane sur la création. Emportée par les ailes de son imagination toute puissante, elle apercevait, au delà des toits enfumés de sa petite ville, une nature enchantée qui se résumait, sur sa table, dans un bouton d’aubépine. Un chardonneret familier, qui voltigeait dans sa chambre, lui apportait du dehors toutes les mélodies des bois et des prairies, et lorsque sa petite glace lui renvoyait sa propre image, elle y voyait une ombre divine si accomplie, qu’elle était émue sans savoir pourquoi et versait des pleurs délicieux comme à l’aspect d’une sœur jumelle.

Elle s’était donc habituée à vivre en dehors de tout ce qui l’entourait ; ce n’était point, comme on le prétendait, une vertu sauvage et sombre : elle était trop calme dans son innocence pour avoir jamais cherché la force dans les maximes farouches. Elle n’avait pas besoin de vertu pour garder sa sainte pudeur, et le noble orgueil d’elle-même suffisait à la préserver des hommages grossiers que recherchaient ses compagnes : elle les fuyait, non par haine, mais par dédain ; elle ne craignait pas d’y succomber, mais d’en subir le dégoût et l’ennui Heureuse avec sa liberté et ses occupations, orpheline, riche par son travail au delà de ses besoins, elle était affable et bonne avec ses amies d’enfance, elle eût craint de leur paraître vaine de son petit sa voir, et se laissait égayer par elles ; mais elle supportait cette gaieté plutôt qu’elle ne la provoquait ; et si jamais elle ne leur donnait le moindre signe de mépris et d’en nui, du moins son plus grand bonheur était de se retrouver seule dans sa petite chambre, et de faire sa prière en regardant la lune et en respirant les jasmins de sa fenêtre. » Mais la sérénité de cette vie si pure devait bientôt être troublée. Geneviève allait quelquefois dans les prés voisins cueillir ces petites fleurs bien-aimées qui lui servaient de modèles pour son travail. Un jour qu’André de Morand, le fils d’un gentilhomme campagnard, se promenait au bord d’une rivière ombragée d’arbustes, il entrevit à vingt pas de lui :

« Une jeune fille habillée de blanc, avec un petit schall couleur arbre-de-Judée et un mince chapeau de paille. Elle était debout et semblait absorbée dans la contemplation d’un bouquet de fleurs des champs qu’elle avait à la main. André eut l’idée de s’élancer vers elle pour la mieux voir ; mais elle vint de son côté, et il se sentit tellement ému, qu’il se cacha dans les buissons. Elle arriva tout auprès de lui sans s’apercevoir de sa présence et se mit à chercher d’autres fleurs. Elle erra ainsi pendant près d’un quart d’heure, tantôt s’éloignant, tantôt se rapprochant, explorant tous les brins d’herbe de la prairie et s’emparant des moindres fleurettes. Chaque fois qu’elle en avait rempli sa main, elle descendait sur une petite plage que baignait la rivière et plantait son bouquet dans le sable humide pour l’empêcher de se faner Quand elle en eut fait une botte assez grosse, elle la noua avec des joncs, plongea les tiges à plusieurs reprises dans le courant de l’eau pour en ôter le sable, les enveloppa de larges feuilles de nymphoea pour en conserver la fraîcher, et, après avoir rattaché son petit chapeau, elle se mit à courir, emportant ses fleurs, comme une biche poursuivie. »

André était un jeune homme rêveur et romanesque, qui s’éprit subitement d’amour pour cette fraîche apparition. Le hasard les rapprocha dans la petite ville, et il s’établit, entre eux une chaste intimité. Bien des fois ils se rencontrèrent encore, durant la belle saison, Geneviève cherchant des fleurs à travers la prairie, André cherchant l’amour. La jeune fille naïve s’épouvantait bien un peu de ces entrevues mystérieuses ; mais André était si timide ; André lui expliquait la botanique avec tant d’éloquence, qu’elle oubliait sa pudeur farouche.

Quand vint l’hiver, André hasarda quelques visites dans la chambre de la grisette solitaire, et ils continuèrent leurs entretiens sans que jamais le mot amour fût prononcé. Geneviève prenait plaisir à comprendre les fleurs et tant de choses nouvelles que son ami lui révélait. Mais ces innocentes assiduités avaient été remarquées, et la réputation de Geneviève, sans reproche et sans pareille, comme on l’appelait dans la petite ville, commençait à en souffrir. André lui déclara donc un jour qu’il voulait l’épouser.

Geneviève n’avait pas encore d’amour. Son esprit s’était développé dans ces communications intellectuelles, mais son cœur était demeuré calme, et lorsqu’André, en la quittant, effleura de sa bouche les grands cheveux noirs de la chaste jeune fille : Qu’il est singulier ! dit-elle en rougissant ; est-ce qu’on a jamais baisé des cheveux ?

Et puis Geneviève avait trop de raison et de modestie pour s’abuser sur les chances d’un mariage si disproportionné. Une grisette épouser le fils du marquis de Morand ! Jamais le vieux gentilhomme ne consentirait à cette mésalliance.

André cependant ne songeait point à tous ces obstacles. Après avoir initié Geneviève à la pensée, il voulut l’initier à la poésie. « Cette éducation fut encore plus rapide que la précédente ; Geneviève saisissait à merveille tous les côtés poétiques de la vie. Elle dévorait avec ardeur les livres qu’André lui apportait.

Elle se relevait souvent la nuit pour y rêver en regardant le ciel. Elle appliquait à son amour et à celui d’André les plus belles pensées de ses poètes chéris ; et cette affection, d’abord paisible et douce, se revêtit bientôt d’un éclat in connu. Geneviève s’éleva jusqu’à son amant ; mais cette égalité ne fut pas de longue durée. Plus neuve encore et plus forte d’esprit, elle le dépassa bientôt. Elle apprit moins de choses, mais elle lui prouva qu’elle sentait plus vivement que lui ce qu’elle savait ; et André fut pénétré d’admiration et de reconnaissance : il se sentit heureux, bien au delà de ses espérances. Il vit naître l’enthousiasme dans cette âme virginale, et reçut dans son sein les premiers épanchements de cet amour qu’il lui avait appris. »

Mais il fallait obtenir le consentement du marquis. André, ne pouvant se résoudre à affronter la colère paternelle, dissimulait à Geneviève cette insurmontable difficulté. Les remords, l’inquiétude, le découragement, la maladie, lui firent négliger Geneviève. Alors celle-ci examina sa conduite exaltée, sa situation équivoque, son avenir douteux ; elle frémit de l’incertitude et de l’irrésolution de son amant, de l’obstination d’un père orgueilleux, du mépris de l’opinion publique ; elle renonça dans son cœur à ce projet de mariage imprudent, et, un jour, elle quitta le pays.

André, désespéré, se sauve du château de Morand et court après Geneviève ; il lui persuade de revenir. Mais, pendant les nouvelles tentatives faites auprès du vieux gentilhomme, pendant les sommations nécessaires au mariage, commença pour Geneviève et pour André une vie de souffrances continuelles ; celui-ci n’avait aucune ressource, celle-là ne vendait plus ses fleurs : la misère vint les assiéger tous deux. La triste Geneviève passait les nuits dans le délire, et le matin, on la trouvait évanouie par terre. Alors André s’installa chez elle, et dans un de ces moments de désespoir et d’oubli, Geneviève succomba. Quand elle retrouva ses forces et sa raison, elle pardonna d’un air sombre et avec un cœur désolé.

« Elle supporta son chagrin en silence ; mais au lieu de tout pardonner à l’entraînement de la passion, elle sentit qu’André lui devenait moins cher et moins sacré de jour en jour, Elle l’aimait peut-être avec plus de dévouement, mais il n’était plus pour elle, comme autrefois, un ami précieux, un instituteur vénéré ; la tendresse demeurait, mais l’enthousiasme était mort. Pâle et rêveuse entre ses bras, elle songeait au temps où ils étudiaient ensemble sans oser se regarder ; et ce temps de crainte et d’espoir était pour elle mille fois plus doux et plus beau que celui de l’entier abandon. » Son mariage fut célébré en secret. Mais le marquis de Morand était toujours inflexible. « Geneviève supportait la faim et le froid avec un courage héroïque, et se condamnait aux plus grossiers travaux, sans jamais faire entendre une plainte. André était assez malheureux ; assez de tourments, assez de remords le déchiraient : elle essaya de le consoler en pleurant avec lui. »

Enfin le vieux propriétaire, craignant d’être obligé de rendre à son fils l’héritage de la marquise, consentit à recevoir sa belle-fille chez lui, et le jeune couple fut installé au château. Cependant l’aversion naturelle du gentilhomme pour la grisette ne tarda pas à se manifester brutalement. Geneviève supportait avec une patience angélique l’oppression, les insultes et la défiance ; mais sa résignation ne trouvait aucun secours dans le caractère faible d’André. « Geneviève n’était pas née passionnée ; elle était née honnête, intelligente et ferme. Elle raisonnait avec, une logique accablante, et toutes ses conclusions tendaient à la désespérer. Un instant elle avait entrevu une vie d’amour et d’enthousiasme ; elle l’avait comprise plutôt que sentie. Pour lui inspirer l’aveugle dévouement de la passion, il eût fallu un être assez grand, assez accompli pour la convaincre avant de l’entraîner. Elle avait vu cet être-là dans ses livres, et elle avait cru le voir encore derrière l’enveloppe douce, gracieuse et caressante d’André ; mais, à la première occasion, elle avait découvert qu’elle s’était trompée.

Elle continua de l’aimer, et le traita dans son cœur non comme un amant, mais comme elle eût fait d’un frère plus jeune qu’elle. Elle s’efforça de lui éviter la souffrance en lui cachant la sienne ; elle s’habitua à souffrir seule, à n’avoir ni appui, ni consolation, ni conseil ; sa force augmenta dans cette solitude intellectuelle, mais son corps s’y brisa, et elle sentit avec joie qu’elle ne devait pas souffrir longtemps.

André la vit dépérir sans comprendre qu’il allait la perdre. Elle souffrait extrêmement de sa grossesse, et attribuait à cet état toutes ses indispositions et toutes ses tristesses. »

Un jour, après une scène violente provoquée par le marquis de Morand, Geneviève sentit que son enfant ne remuait plus dans son sein. Condamnée à une mort inévitable, elle se fit apporter des fleurs dont elle parsema son lit ; puis, se penchant vers elles et leur parlant à demi-voix d’une manière étrange et enfantine : « Vous savez que je vous aime ? leur disait-elle ; j’ai un secret à vous dire, c’est que je vous ai toujours préférées à tout. Pendant longtemps je n’ai vécu que pour vous ; j’ai aimé André à cause de vous, parce qu’il me semblait pur et beau comme vous. Quand j’ai souffert par lui, je me suis reportée vers vous, je vous ai demandé de me consoler, et vous l’avez fait, bien souvent, car vous me connaissez, vous avez un langage et je vous comprends ; nous sommes sœurs. Ma mère m’a souvent dit que, quand elle était enceinte de moi, elle ne rêvait que de fleurs, et que, quand je suis née, elle m’a fait mettre dans un berceau semé de feuilles de roses. Quand je serai morte, j’espère qu’André en répandra encore sur moi, et qu’il vous portera tous les jours sur mon tombeau, ô mes chères amies ! »

ISEULT.

LA BRUYÈRE a dit : « Pour les femmes du monde, un jardinier est un jardinier ; pour les femmes plus retirées, un jardinier est un homme. » On pourrait compléter ainsi la pensée de La Bruyère, et c’est le sens des amours de la comtesse Iseult avec le compagnon menuisier : « Pour les femmes intelligentes, un homme intelligent et loyal est toujours un homme, quelle que soit sa condition. » Dans le Compagnon du Tour de France la situation principale des deux amants est la même, à peu près, que dans Valentine. Mais, les caractères étant différents, les allures du drame n’ont aucune analogie. Iseult, comme Valentine, aime un homme séparé d’elle par une distance sociale infranchissable. Mais, d’abord, l’amant de Valentine est rapproché de la jeune fille noble, par l’éducation, par les sentiments et les manières, sinon par le rang et la naissance, tandis que le compagnon du tour de France porte les vêtements grossiers et les mains rudes du travailleur prolétaire. Aussi n’est-ce point par les mêmes moyens que l’amour attaque Iseult et Valentine. La raison et la pensée sont voilées par le sentiment chez Valentine et chez Bénédict. Chez Iseult, dont le caractère est presque masculin, dont l’esprit est actif et cultivé, la passion commence par les communications intellectuelles, par une sympathie réciproque des idées, par une estime toute rationnelle. Le résultat ne sera donc pas le même à la fin.

Madame Geefs pinx
H. Robinson, Sculp
Iseult
COMPAGNON DU TOUR DE FRANCE
GEORGE SAND
à Paris chez Aubert et Cie

« Iseult était plus distinguée que jolie : ses traits étaient fins, son front pur et bien dessiné, sa tête élégante et d’un bel ovale ; mais rien n’était grand ni frappant dans sa personne. Elle manquait absolument d’éclat. Cependant, en la regardant bien, on voyait qu’elle dédaignait d’en montrer ; car son œil petit et noir eût pu s’animer, sa bouche sourire, et toute sa frêle personne dévoiler la grâce cachée qui était en elle. Mais il y avait comme un parti pris de mépriser le travail de la séduction : elle était toujours vêtue en conséquence ; ses robes étaient sombres et sans aucun ornement, et ses cheveux partagés en bandeaux lisses sur son front. Avec cette rigidité d’aspect et d’intention, elle avait un charme bien pénétrant pour qui savait la comprendre ; mais cela était impossible à la première vue, et en tout temps, assez difficile. »

La pâleur habituelle de cette jeune personne, son air grave, ses habitudes de retraite, ses longues veilles, étaient des choses fort étranges aux yeux des habitants de la contrée. On se demandait quelles pensées remplissaient ce front impénétrable, où tant d’énergie se cachait derrière tant de langueur. Mademoiselle de Villepreux avait toujours l’air d’une personne fatiguée qui se donne le plaisir de ne pas faire usage de ses facultés, en attendant qu’elle les applique à de nouveaux actes de force.

« Ses serviteurs, aussi bien que ses voisins, avaient un respect ou une indifférence d’instinct pour cette humeur grave et solitaire qu’ils ne comprenaient pas, et qu’ils attribuaient à une langueur organique. Sa pâleur faisait dire d’elle, depuis qu’elle était au monde : Cette enfant ne vivra pas. » Et « pourtant elle n’avait jamais été malade ; mais comme elle n’avait point eu la gaieté impétueuse de l’enfance, on ne supposait pas que ses passions dussent jamais prendre l’essor, et qu’ayant oublié d’être petite fille, elle pût s’aviser d’être femme. »

Mademoiselle Iseult avait reçu dans la maison de son grand-père, le comte de Villepreux, une éducation toute particulière. Le vieux seigneur faisait partie de cette noblesse libérale qui continuait de loin le dix-huitième siècle, dans ses luttes contre la Restauration. A la Chambre des députés, il siégeait à côté de Lafayette et de Manuel. Il avait beaucoup de tolérance et de générosité, de l’enthousiasme parfois, mais le plus souvent un scepticisme et une légèreté sans pareils. Avec ces dispositions, quoiqu’il eût beaucoup de tendresse de cœur, « il avait laissé croître ses petits-enfants tout à fait à l’aventure. S’occupant beaucoup d’eux et leur prodiguant tous les moyens de s’instruire, il n’avait mis ni suite, ni ensemble, ni discernement dans les notions contradictoires dont il avait encombré leurs jeunes esprits. Et comme on lui avait quelquefois remontré les dangers d’une telle éducation, il s’était persuadé qu’il agissait ainsi en vertu d’un système. Ce système, un peu renouvelé de l’Émile, était de n’en point avoir. »

Cependant, grâce à cette liberté, « Iseult, réfléchie, sensée, ferme, profondément juste et sensible, avide d’instruction solide et de culture poétique, avait beaucoup acquis et attendait effectivement ses conclusions, du temps et des circonstances. Elle avait contracté peu de préjugés dans le commerce du monde, et le moindre souffle de vérité pouvait les lui enlever. Avec elle, l’éducation à la Jean-Jacques avait fait merveille ; et peut-être aucune éducation, eût-elle été mauvaise, n’eût pu corrompre cette nature droite et grandement sage. »

Le comte de Villepreux traitait donc sa petite-fille comme une amie et non comme une enfant. Il l’admettait dans les secrets de sa vie politique et l’entretenait dans de généreux sentiments. Il avait en elle une entière confiance, et l’avait même initiée à la conspiration du carbonarisme, dont il était un des membres influents. Iseult, encore enfant, avait été lancée dans ces rêves de luttes politiques ; et comme tous les jeunes cerveaux, le sien s’y était exalté jusqu à la bravoure virile, sans perdre cette nuance d’idéal romanesque qui caractérise une grande nature féminine. Il y avait quelque chose d’héroïque dans la tournure de son esprit, et une extrême originalité dans l’indépendance de son caractère. Les lignes de son profil offraient une ressemblance adoucie avec le profil de Napoléon. Madame de Villepreux ayant été attachée à l’impératrice Joséphine, quelques personnes prétendaient qu’Iseult était fille de l’Empereur, et l’appelaient quelquefois mademoiselle Bonaparte.

Quand la noble famille vint habiter le château de Villepreux, il fallut faire des réparations à la vieille chapelle, et le menuisier de village s’y installa avec son fils et ses ouvriers. Plusieurs fois, le comte et Iseult vinrent visiter les travaux, et le grand seigneur libéral remarqua la figure intelligente de Pierre Huguenin, le fils du menuisier, « Pierre était, en effet, le plus beau garçon qu’il y eût à vingt lieues à la ronde. Ses traits avaient la noblesse et la régularité de la statuaire ; il était grand et bien fait de sa personne ; ses pieds, ses mains et sa tête étaient fort petits, ce qui est remarquable chez un homme du peuple, et ce qui est très-compatible avec une grande force musculaire dans les belles races ; enfin ses grands yeux bleus ombragés de cils noirs, et le coloris délicat de ses joues, donnaient une expression douce et pensive à cette tête, qui n’eût, pas été indigne du ciseau de Michel-Ange. »

Ces réparations du château entretenaient des relations continuelles entre l’ouvrier et la famille de Villepreux. Souvent le comte appelait Pierre au salon pour le consulter sur ses projets d’embellissement, et Iseult se mêlait à la conversation. Pierre étudiait Iseult comme un livre écrit dans une langue inconnue, où l’on espère trouver un mot qui vous fera deviner le sens. Mais ce livre était scellé, et pas une syllabe n’en révélait le mystère.

Une fois, Pierre travaillait à la porte d’un cabinet donnant sur la chapelle. « C’était une petite rotonde occupant tout le second étage d’une des tourelles élancées du château. Mademoiselle de Villepreux avait fait décorer avec recherche cette jolie pièce qu’éclairait une seule vaste croisée dominant les jardins, les bois et les prairies, à perte de vue : un beau tapis turc, des rideaux de damas, des plâtres, un chevalet, de vieilles gravures richement encadrées, un beau bahut de Renaissance, un dressoir du même style, des livres, un crucifix, un vieux luth peint et doré, une tête de mort, des vases de la Chine, mille détails de ce goût moderne sans ordre et sans but, mais élégant, excentrique, érudit, qui semble vénérer le passé en se jouant du présent. »

Iseult entra par hasard dans son cabinet privilégié ; et comme Pierre regardait une gravure accrochée au lambris, elle la lui offrit avec le plus parfait naturel, quand la marquise sa cousine la surprit dans cet innocent tête-à-tête. « Je croyais vous trouver seule, dit la marquise. — Eh bien ! ne suis je pas seule ? » répondit Iseult, en baissant la voix pour que l’ouvrier n’entendît pas ce mot terrible. Mais il l’entendit. » Et la jeune comtesse comprit qu’elle avait blessé gratuitement la dignité du fier prolétaire. Sa justice naturelle lui fit chercher l’occasion d’effacer ce qu’elle appelait intérieurement son impertinence Mais Pierre l’évitait avec ressentiment. « Ainsi, chose étrange, il y avait un secret des plus délicats entre mademoiselle de Villepreux, la fille du seigneur, et Pierre Huguenin, le compagnon menuisier. »

Cependant la politique devait bientôt les rapprocher davantage. Un des émissaires de la charbonnerie vint au château pour conférer avec le comte et pour établir une vente dans le pays. Le conspirateur avait connu Pierre à Blois. Il estimait sa droite intelligence et son caractère énergique. Un plébéien de cette trempe lui semblait une conquête précieuse, pour insinuer dans le peuple les racines du complot. Lorsque le carbonaro rencontrait Pierre dans le parc, il ne manquait jamais de l’entretenir de leurs projets et de leurs espérances. Iseult, qui s’intéressait vivement aux discussions politiques, se trouvait souvent en tiers dans les conversations, qui roulaient toujours sur les idées générales.

« Aucune familiarité extérieure ne s’était établie entre eux ; mais l’intimité du cœur grandissait et prenait de la force. Il y avait une estime et une admiration mutuelles qui trouvaient chaque jour de nouveaux aliments et de nouvelles causes. »

Ainsi se développa dans le silence la passion d’Iseult et celle de Pierre. Après divers incidents qui expliquent et justifient la marche du roman, par le noble caractère et le génie naturel du compagnon menuisier, Iseult dit à Pierre, un jour qu’ils étaient seuls et qu’il lui avait parlé de leurs convictions avec une singulière éloquence :

« Je me demande si je suis digne de votre amitié. — Puis elle se leva. Elle était plus pâle qu’elle ne l’avait jamais été ; ses yeux brillaient d’un feu mystique. La lueur de la lampe à chapiteau vert qui éclairait la tourelle répandait sur son visage un ton vague et flottant qui lui donnait l’apparence d’un spectre. Elle semblait agir et parler dans la fièvre, et pourtant son attitude était calme et sa voix ferme. Alors elle reprit, en le regardant avec une fixité qui annonçait une volonté inébranlable : Si je vous disais aujourd’hui l’idée qui m’absorbe, vous n’y croiriez pas. Mais je vous la dirai quelque jour et vous y croirez. En attendant, priez Dieu pour moi ; car il y a dans ma destinée quelque chose de grand, et je ne suis qu’une pauvre fille pour l’accomplir. »

Longtemps encore, cette chaste affection continua, timide et voilée, entre la jeune fille et l’ouvrier.

Il arriva que le vieux comte de Villepreux eut occasion de se prononcer sur les mésalliances et de conseiller à l’une de ses nobles parentes un mariage disproportionné. Alors Iseult, rassurée sur les sentiments secrets de son père, et confiante dans son libéralisme apparent, n’hésita plus à exécuter sa grande résolution.

Un soir, tandis que Pierre achevait son travail de la chapelle, « il sentit une main se poser doucement sur son épaule, et, en relevant la tête, il vit mademoiselle de Villepreux, rayonnante d’une beauté qu’elle n’avait jamais eue avant ce jour-là. Toute son âme était dans ses yeux, et cette force qu’elle comprimait toujours au fond d’elle-même, éclatait en elle à cette heure, sans qu’elle cherchât à la reprendre, C’était comme une transfiguration divine qui s’était opérée dans tout son être. Pierre l’avait vue souvent exaltée, mais toujours un peu mystérieuse, et, dans tout ce qui avait rapport à leur amitié, s’exprimant par énigmes ou par réticences. Il la vit en cet instant comme une pythie prête à répandre des oracles, et, transporté lui-même d’une confiance et d’une force inconnues, pour la première fois de sa vie il prit la main d’Iseult dans la sienne. — Pierre, dit Iseult, je ne vous demande pas si vous êtes amoureux de moi. Entre nous deux, ce mot me paraît insuffisant et puéril. Je ne suis pas belle, tout le monde le sait ; je ne sais pas si vous êtes beau, quoique tout le monde le dise. Je n’ai jamais cherché dans vos yeux que votre âme, et la beauté morale est la seule qui puisse me fasciner. Mais je viens vous demander, devant Dieu qui nous voit et nous entend, si vous m’aimez comme je vous aime.

« Pierre devint pâle, ses dents se serrèrent, il ne put répondre.

« Si vous m’aimez, si vous m’estimez, si vous me jugez digne d’être votre femme, comme moi je vous aime, vous respecte et vous vénère, je vais trouver mon aïeul et lui demander de consentir à notre mariage. Si je n’avais pas la certitude de réussir, jamais je ne vous aurais dit ce que je vous dis maintenant dans tout le calme de mon esprit et dans toute la liberté de ma conscience.

Pierre tomba à genoux et voulut répondre ; mais cet amour, si longtemps comprimé, eût éclaté avec trop de violence. Il n’avait pas d’expression ; des torrents de larmes coulaient en silence sur ses joues.

Alors elle ajouta : Vous croyez que je fais un rêve, que je vous propose une chose impossible. Vous me remerciez à genoux comme si c’était une grande action que je fais-là, de vous aimer. Eh ! mon Dieu, rien n’est plus simple. Songez donc que j’ai été nourrie de l’esprit qui m’anime aujourd’hui, depuis que j’ai commencé à respirer et à vivre. Songez que mes premières lectures, mes premières impressions, mes premières pensées m’ont portée à ce que je fais maintenant. Dès le jour où j’ai pu raisonner sur mon avenir, j’ai résolu d’épouser un homme du peuple afin d’être peuple, comme les esprits disposés au christianisme se faisaient baptiser jadis afin de pouvoir se dire chrétiens. J’ai rencontré en vous le seul homme juste que j’aie rencontré après mon grand-père ; j’ai découvert en vous non-seulement une sympathie complète avec mes idées et mes sentiments, mais encore une supériorité d’intelligence et de vertu qui a porté la lumière dans mes bons instincts et l’enthousiasme dans mes convictions. Vous m’avez débarrassée de quelques erreurs ; vous m’avez guérie de plusieurs incertitudes ; en un mot, vous m’avez enseigné la justice et vous m’avez donné la foi. Vous ne pouvez donc pas être étonné, à moins que vous ne me jugiez trop frivole et trop faible pour exécuter ce que j’ai conçu. — Enfin, Pierre put exprimer que son amour ne finirait qu’avec sa vie.

S’il en est ainsi, dit Iseult, animée d’une joie sainte et les joues couvertes d’une pudique rougeur, comme je ne connais qu’une manière de vouloir les choses, qui est de les mettre tout de suite à exécution, je vais trouver mon père et lui parler de vous. » Au même instant le comte entrait dans la tourelle. Il fut si surpris de voir sa fille se mettre à ses genoux et lui demander de consentir à son mariage avec l’ouvrier, qu’il tomba sans connaissance sur le parquet.

Mais Pierre, malgré son amour, éprouvait un immense scrupule à changer sa condition de prolétaire contre une haute condition sociale ; toutes ses croyances politiques luttèrent dans sa conscience contre sa passion. Il alla donc le lendemain trouver M. de Villepreux, et lui parla ainsi :

« Je viens vous dire ce à quoi vous ne vous attendez peut-être pas, c’est que je refuserais de devenir votre gendre, lors même que vous y consentiriez. Comme je suis un homme simple et ignorant, et cependant un honnête homme, et comme vous n’avez pas pu me dire dans nos conversations politiques si la richesse était un droit et la pauvreté un devoir, dans le doute, je m’abstiens et je reste pauvre. Voilà ma réponse. »

Après cela, Pierre et Iseult eurent une dernière entrevue. Pierre exposa à Iseult les généreux motifs de son sacrifice ; mais il ne sut que lui répondre lorsqu’elle répliqua : « Pierre, je reconnais qu’il faut que nous nous quittions pour quelques années, peut-être ; mais ce que je vous ai dit hier, je l’ai juré à Dieu et à moi-même. Je ne me parjurerai pas. Ainsi, dans un an comme dans dix, le jour où je serai libre, si vous avez eu la patience de m’attendre, Pierre, vous me retrouverez dans les sentiments où vous me laissez aujourd’hui. »

Que deviendra Iseult dans la seconde partie du roman ?

LA MARQUISE.

LA marquise est un pastel un peu maniéré de pose, un peu exagéré de ton, un peu vague de dessin, mais gracieux, élégant, plein de minauderies charmantes et de détails coquets. Comme tous les portraits de fantaisie, quelques-uns le trouveront trop apprêté peut-être et pas assez nature ; mais qu’importe, si les traits sont purs, les contours harmonieux, la tournure originale, l’ensemble agréable et plaisant ? Pauvre femme venue trop tard ; contemporaine des Pompadour et des Dubarry, perdue dans notre siècle positif et sérieux ; femme de rien qui devient si promptement une grande dame ; beauté d’un jour qui, à force d’artifices, conservera longtemps l’apparence de la jeunesse ; aimable insouciante qui, comme Philinte, prend tout doucement les hommes comme ils sont ; et encore ne choisit-elle pas parmi eux. La voyez-vous d’ici avec son minois si fin et si délicat auquel il ne manque que des mouches, avec sa grâce innée, sa coquetterie supérieure qui se plie à toutes les exigences du monde, à toutes les variations de la mode, à toutes les circonstances de la vie, fraîche, potelée, petite, un peu trop ronde peut-être, ce qui fait dire d’elle par un ouvrier que c’est une grande belle femme toute petite ? Ce mot ne la peint-il pas tout entière ? n’est-ce pas en paraissant à un homme du peuple une grande dame, toute petite qu’elle soit, qu’elle prouve à quel point elle a une ressemblance parfaite avec ses ancêtres du bon vieux temps ? femmes multiples comme elle en effet, caméléons humains, grandes comédiennes qui pouvaient facilement jouer tous les rôles : bergères et princesses, bourgeoises et grandes dames tour à tour, au gré de leurs caprices, trottant menu avec le jupon court ou marchant solennellement avec la robe à queue, lestes, prestes, vives, légères, spirituelles, caustiques, méchantes même parfois, mais en mots seulement, car au fond elles étaient bonnes, toujours bonnes ; elles n’ont jamais eu assez d’esprit pour être réellement méchantes. Oh ! les délicieuses femmes dans leur futilité, dans leur insouciance, dans leur gaieté toujours prête, dans leurs chagrins d’un moment ! Combien elles ont eu d’empire avec leurs défauts si nombreux et leurs qualités si rares ! Elles ont dominé tout un siècle ; elles ont commandé des vers à Voltaire, de la prose à Buffon, et ces deux grands hommes leur ont accordé ce qu’elles demandaient, les ignorantes grandes dames ! Elles ont donné leur ton à la cour, leurs modes à la ville, leurs mœurs au pays. Véritables reines, mieux que cela encore, véritables déesses, elles ont fait de Versailles leur Olympe, et il a fallu une guerre de Titans pour les détrôner.

Mme Geefs pinx
H. Robinson sc.
La Marquise
COMPAGNON DU TOUR DE FRANCE
GEORGE SAND
à Paris chez Aubert et Cie

Celles de ces femmes qui ont obtenu le plus d’éclat dans leur existence, le plus d’influence sur leur époque, sont précisément celles qui, comme la jolie marquise Joséphine des Frenays, ont eu l’origine la plus obscure. Et qu’avaient-elles besoin d’origine, après tout ? Ne portaient-elles point leurs titres de noblesse sur leur figure ? N’étaient-elles point instinctivement grandes dames ? Et quand partout elles ne rencontraient que des hommages, n’étaient-elles pas bien vite au fait de leurs fonctions de reine ? Fonctions bien faciles, comme chacun sait, et qui ne demandent, la plupart du temps, qu’une certaine cambrure dans la taille, qu’une certaine impertinence dans les yeux, beaucoup de confiance en soi-même, et la certitude de sa valeur personnelle. Or, leur valeur personnelle, c’était leur beauté, et il suffisait d’un miroir pour faire leur éducation. Telles furent les marquises du dix-huitième siècle ; telle eût été sans doute la marquise des Frenays ; mais, hélas ! le milieu avait changé : de futiles, les mœurs étaient devenues graves ; de galants, les hommes étaient devenus indifférents ; les esclaves, toujours soumis, s’étaient métamorphosés en maîtres moroses. Voyez aussi quel contre-sens dans sa vie : au lieu de naître dans une chaumine, Joséphine naît dans une fabrique ; au lieu d’avoir pour père un simple et naïf villageois, la destinée marâtre la rend fille d’un fabricant de draps de province, acharné empileur d’écus, bourgeois dans l’âme, et dont la vanité se laisse prendre aux plus grossiers appâts. La pauvrette ! combien elle regrettera un jour de n’avoir pas gardé des brebis sur les bords fleuris d’un ruisseau ! Et, pour ne pas avouer son enfance passée dans les ateliers poudreux où se tissent les laines et parmi les cuves pestilentielles de la teinture, elle sera forcée de mentir ; elle dira qu’elle aussi courait en sabots dans les prés ; elle revendiquera l’origine que le Ciel lui devait ; sorte de blasphème contre une divinité injuste qui avait mis son berceau dans une usine au lieu de le placer parmi les fleurs, les seules sœurs qu’elle veuille reconnaître. Pourquoi aussi son père se nommait il Clicot au lieu de s’appeler Némorin ?

Petite fille, elle avait rêvé le monde et ses pompes ; elle s’était entourée du luxe le plus éblouissant ; l’or, le satin, les dentelles les plus délicates, les diamants les plus scintillants chatoyaient dans son imagination enfantine. Aussi, quand elle eut atteint ses seize ans et que son père lui eut annoncé qu’elle allait épouser un marquis, rien ne lui parut plus simple ; c’était dans l’ordre de sa destinée : elle avait été créée et mise au monde pour être marquise. Elle ne fit, en conséquence, aucune attention à celui qu’on lui proposait, elle ne considéra que son titre. Peu lui importait que M. des Frenays fût un triste personnage, sans talents, sans conduite, sans beauté, sans jeunesse, sans amabilité, qu’il ne fût jamais sorti des grades secondaires de l’armée : il était marquis. Elle épousa donc ; et, à peine arrivée à Paris, voilà la jeune femme qui s’abandonne à cette vie toute pleine d’occupations frivoles, de projets futiles, de bals, de promenades, de fêtes, qu’on appelle la vie du grand monde.

Son bonheur fut de courte durée. Le marquis eut bientôt mangé d’une façon triviale la dot de sa femme, et la pauvre marquise fut contrainte de retourner dans l’usine fumante et puante où ses yeux s’étaient ouverts pour la première fois à la lueur blafarde et vacillante d’une chandelle des huit. Pauvre femme ! quel dégoût elle dut éprouver à ne se plus voir entourée que d’ouvriers et de chefs d’ateliers, elle qui rêvait de princes et de pages ! à n’entendre parler que de laines, de métiers, de salaires, de prix-courants et de fournitures, elle qui ne connaissait de la langue que les mots les plus harmonieux, les plus caressants, les plus courtisanesques ! « Elle n’eut donc d’autre ressource contre le désespoir que de lire des romans le soir et de dormir une partie de la journée.

« … La mélancolie qui s’était emparée d’elle avait suggéré à ses tantes la précaution dangereuse de la séquestrer d’autant plus ; et la pauvre tête de Joséphine, enfermée dans la chaudière industrielle, menaçait de faire explosion lorsqu’un événement inattendu vint changer son sort. »

Cet événement fut la mort de son père, et son adoption par le comte de Villepreux, son oncle. Certes, ce dut être pour elle un beau jour que celui οù elle quitta la fabrique enfumée et bruyante qui causait tant de distraction à ses beaux rêves ! Quand elle prit possession du manoir féodal de son oncle, quand elle retrouva sa cousine si fière et si noble, elle se crut au comble de ses désirs et au sommet de sa gloire. Hélas ! combien encore elle fut promptement détrompée ! Son oncle était un libéral, sa cousine une philosophe, et la maison était pleine de gens du peuple qui réparaient longuement les boiseries d’une chapelle. Rien de gracieux, rien de frivole, rien d’aimable, rien de folâtre dans cette sorte d’académie industrielle qu’on appelait le château de Villepreux. Encore une fois, Joséphine eut à oublier ses rêves pour se plier à la plus fastidieuse des réalités.

Une souffrance bien vive, d’ailleurs, l’attendait là ; sa vanité allait être blessée : dans cette société de beaux esprits, elle allait paraître souverainement ignorante. Mais aussi, la charmante enfant n’avait pas su lire avant douze ans, et, une fois mariée, elle s’était bien gardée de pencher sa jolie petite tête sur le grimoire des historiens. Elle s’était hâtée, bien au contraire, d’abandonner les études sérieuses, pour ne s’occuper que de danse, de broderie, et aussi quelquefois de dessin. Que pouvait-elle donc faire dans ce centre si peu en rapport avec ses tendances, ses goûts et son caractère ? Rien, sinon y perdre le peu de morale qu’elle avait apprise, et, dans le trouble où était son imagination, ne suivre plus que l’impulsion de ses désirs.

Plaignez-la donc au lieu de la condamner, puritains modernes, vous dont la moralité n’est souvent que dans les mots, et dont l’exemple est si peu efficace, qu’en prêchant la vertu vous poussez malgré vous au vice.

Joséphine des Frenays, dans l’oisiveté de son esprit, dans le vide de son cœur, n’eut pas d’autre moyen d’échapper à l’ennui, qui l’aurait dévorée, que de se prendre de belle passion pour le premier homme auquel elle rencontra quelque ressemblance avec celui quelle choyait dans ses rêves. Ne soyons donc pas pour elle plus sévère que George Sand lui-même, qui l’excuse en ces termes : « La pauvre Joséphine, ayant lu beaucoup de romans, éprouvait le besoin irrésistible de mettre dans sa vie un roman dont elle serait l’héroïne ; et le héros était trouvé. Il était là, jeune, beau comme un demi-dieu, intelligent et pur plus qu’aucun de ceux qui ont droit de cité dans les romans les plus convenables. Seulement, il était compagnon menuisier, ce qui est contraire à tous les usages reçus, je l’avoue ; mais il était couronné, outre ses beaux cheveux, d’une auréole d’artiste.

La voilà donc qui se laisse aller aux entraînements de cet amour, quelle que soit sa vulgarité ; et, l’occasion aidant, un soir, par un beau coucher de soleil, par une solitude qui la met à l’abri de tout regard humain, au retour d’une promenade en berline, elle s’abandonne au Corinthien, cet ouvrier si beau, si intelligent, si honnête.

Diane sans divinité, comment eût-elle résisté à un si séduisant Endymion ? Tout conspirait contre elle : l’abandon du marquis, l’indifférence de son oncle, l’esprit romanesque de sa cousine, et, par-dessus tout, l’ennui, qui pesait sur son âme oisive. Mais quels ne furent pas ses remords, sa douleur, sa honte ! Non-seulement elle s’efforça de dissimuler son amour, mais encore, lorsque tout fut découvert, elle dut avoir le courage de repousser la réparation que le comte de Villepreux, dans son libéralisme insensé, trouvait tout naturel qu’on lui offrit.

Tout cela se passait il y a tout à l’heure vingt ans. Depuis lors, la marquise est devenue d’une sévérité extrême dans sa conduite ; et, comme toutes ses pareilles, n’attendant plus rien de l’amour des hommes, elle s’est réfugiée dans l’amour de Dieu. Pauvre La Vallière dont le Louis XIV était un malotru !

Lépaule pinx
H. Robinson sc.
Lélia
(LÉLIA)
(GEORGE SAND)
à Paris chez Aubert et Cie
Imp. de Lemarchand.

LÉLIA.

LÉLIA ! Lélia ! qui es-tu ? Pourquoi ton amour fait-il tant de mal ? Il doit y avoir en toi quelque affreux mystère inconnu aux hommes. A coup sûr, tu n’es pas un être pétri du même limon et animé de la même vie que nous ! Tu es un ange ou un démon, mais tu n’es pas une créature humaine. Pourquoi nous cacher ta nature et ton origine ? Pourquoi habiter parmi nous qui ne pouvons te suffire ni te comprendre ? Si tu viens de Dieu, parle, et nous t’adorerons. Si tu viens de l’enfer.... toi, venir l’enfer ! toi, si belle et si pure ! Les esprits du mal ont-ils ce regard divin, et cette voix harmonieuse, et ces paroles qui élèvent l’âme et la transportent jusqu’au trône de Dieu ?

« Et cependant, Lélia, il y a en toi quelque chose d’infernal ; ton sourire amer dément les célestes promesses de ton regard. Quelques-unes de tes paroles sont désolantes comme l’athéïsme : il y a des moments où tu ferais douter de Dieu et de toi-même. Pourquoi, pourquoi, Lélia, êtes-vous ainsi ? Que faites-vous de votre foi, que faites-vous de votre âme quand vous niez l’amour ? O ciel ! vous, proférer ce blasphème ! Mais qui êtes-vous donc, si vous pensez ce que vous dites parfois ? »

Tout le magnifique poëme de Lélia est la réponse à cette ardente interrogation de Sténio. George Sand aurait pu commencer Lélia en ces termes : Je chante les douleurs sublimes d’une femme exceptionnelle qui n’a point trouvé d’aliment à son amour sur la terre. Et pourtant cette fiction poétique est l’histoire idéale de toutes les femmes, comme les vierges de Raphaël sont le type de la beauté.

Le poëme de Lélia est le retour désespéré, après une odyssée aventureuse à la recherche de l’amour.

Lélia n’existe pas plus que la vierge de Raphaël. Elle est en dehors du temps et de l’espace ; ou plutôt elle est de tous les temps et de tous les lieux, mais particulièrement des époques transitoires où la pensée religieuse se métamorphosant, les hommes ont perdu le lien qui unit la terre au ciel.

Lélia, c’est l’aspiration vers l’impossible. C’est le cri déchirant de l’âme humaine qui, dégoûtée des joies grossières des sens, s’élance vers des désirs infinis et par conséquent irréalisables.

Et puisque le désir se sent cloué sur terre,
Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière,
L’aile ouverte et les yeux fixés sur le soleil.

« Quel est ce désir inconnu et brûlant, qui n’a pas d’objet conçu et qui dévore comme une passion ? Le cœur est un abîme de souffrance dont la profondeur n’a jamais été sondée et ne le sera jamais.

« Ο mon Dieu ! qu’est-ce donc que cette âme que vous m’avez donnée ? Plus mobile que la lumière et plus vagabonde que le vent, toujours avide, toujours inquiète, toujours haletante, toujours cherchant en dehors d’elle les éléments de sa durée et les épuisant tous avant de les avoir goûtés ! Ο vie ! ô tourment ! tout aspirer et ne rien saisir, tout comprendre et ne rien posséder !

Combien de fois, à l’entrée de la nuit, au lever de la lune, aux premières clartés du jour ; combien de fois dans le silence de minuit et dans cet autre silence de midi si accablant, si inquiet, si dévorant, n’ai-je pas senti mon cœur se précipiter vers un but inconnu, vers un bonheur sans forme et sans nom, qui est au ciel, qui est dans l’air, qui est partout comme un aimant invisible, comme l’amour ! Mais ce n’est pas l’amour. Je sais qu’il y a au delà de l’amour des désirs, des besoins, des espérances qui ne s’éteignent point. Sans cela que serait l’homme ? il lui a été accordé si peu de jours pour aimer sur la terre !

Traînée à la suite d’une ombre à travers les écueils, les déserts, les enchantements et les abîmes de la vie, j’ai tout vu sans pouvoir m’arrêter ; j’ai tout admiré en passant sans pouvoir jouir de rien. J’ai affronté tous les dangers, sans succomber à aucun, toujours protégée par cette puissance fatale qui m’emporte dans son tourbillon, et m’isole de l’univers qu’elle fait passer sous mes pieds.

Dans le cours de ma vie sans règle et sans frein, j’ai fait comme les autres. J’ai abandonné au mépris superbe de l’âme les nécessités impérieuses du corps. J’ai méconnu tous les dons de l’existence, tous les bienfaits de la nature. J’ai trompé la faim par des aliments savoureux et excitants, j’ai trompé le sommeil par une agitation sans but ou des travaux sans profit. Tantôt, à la clarté de la lampe, je cherchais dans les livres la clef des grandes énigmes de la vie humaine ; tantôt, lancée dans le tourbillon du siècle, traversant la foule avec un cœur morne et promenant un regard sombre sur tous ces éléments de dégoût et de satiété, je cherchais à saisir dans l’air parfumé des fêtes nocturnes un son, un souffle qui me rendissent une émotion.

Combien de fois le jour m’a surprise dans un palais retententissant d’harmonie, ou dans les prairies humides de la rosée du matin, ou dans le silence d’une cellule austère, oubliant la loi du repos que l’ombre impose à toutes les créatures vivantes, et qui est devenue sans force pour les êtres civilisés ! Quelle surhumaine exaltation soutenait mon esprit à la poursuite de quelque chimère, tandis que mon corps affaibli et brisé réclamait le sommeil sans que je daignasse m’apercevoir de ses révoltes ! On a dompté tous les besoins physiques, on a voulu poétiser les appétits comme les sentiments ; le plaisir a fui les lits de gazon et les berceaux de vigne pour aller s’asseoir sur le velours à des tables chargées d’or, La vie élégante, énervant les organes et surexcitant les esprits, a fermé aux rayons du jour la demeure des riches ; elle a allumé les flambeaux pour éclairer leur réveil, et placé l’usage de la vie aux heures que la nature marquait pour son abdication. Comment résister à cette fébrile gageure ? Comment courir dans cette carrière haletante sans s’épuiser ayant d’atteindre la moitié de son terme ? Aussi me voilà vieille comme si j’avais mille ans. Ma beauté que l’on vante n’est plus qu’un masque trompeur sous lequel se cachent l’épuisement et l’agonie. Dans l’âge des passions énergiques, nous n’avons plus de passions, nous n’avons même plus de désirs, si ce n’est celui d’en finir avec la fatigue et de nous reposer étendus dans un cercueil. »

Aussi, que Lélia est désolée et solitaire au milieu des hommes !

Une nuit, Lélia et Sténio erraient dans les jardins de la Villa–Viola ; ils s’arrêtèrent devant un monument de marbre blanc envahi par les fleurs sauvages, la mousse et les liserons odorants, à travers lesquels Lélia lut une inscription. C’était le tombeau de Viola. En présence de cette tombe qui enfermait une femme morte d’amour et de douleur, Lélia s’abandonna à toute sa sombre poésie : la tritesse s’exhalait avec éloquence comme une fleur exhale son parfum, et Sténio la recueillait en silence, espérant que Lélia se révélerait en lui dans ces moments d’abandon que provoquait la solitude.

« C’était une femme qui, en public, ne se livrait jamais à ses impressions ; elle se cachait dans son intimité pour rire de la vie, mais elle la traversait avec une défiance haineuse, et s’y montrait sous un aspect rigide pour éloigner d’elle, autant que possible, le contact de la société. Cependant, elle aimait les fêtes et les réunions publiques. Elle venait y chercher un spectacle ; elle venait y rêver, solitaire au milieu de la foule ; il avait bien fallu que la foule s’habituât à la voir planer sur elle, et puiser dans son sein des impressions sans jamais lui rien communiquer des siennes. Entre Lélia et la foule il n’y avait pas d’échange. Si Lélia s’abandonnait à quelques muettes sympathies, elle se refusait à les inspirer. Elle n’en avait pas besoin ; la foule ne comprenait pas ce mystère, mais elle était fascinée, et, tout en cherchant à rabaisser cette destinée inconnue dont l’indépendance l’offensait, elle s’ouvrait devant elle avec un respect instinctif qui tenait de la peur.... Jamais, depuis qu’elle était Lélia, personne n’avait surpris les secrets de son âme sur son impassible visage ; jamais on n’avait vu couler une larme de souffrance ou d’attendrissement sur sa joue sans couleur et sans pli. »

Voyez Lélia à la fête royale de la villa Bambucj :

« Elle y paraît éblouissante de parure, mais triste sous l’éclat de ses diamants, et moins heureuse que la dernière des bourgeoises enrichies qui se pavanaient avec orgueil sous leur faste d’un jour. Pour elle ces naïfs plaisirs de femme n’existaient pas. Elle traîne après elle le velours et le satin broché d’or, et les cordons de pierreries, et les longues plumes aériennes et molles, sans jeter sur les glaces ce regard de puérile vanité qui résume toutes les gloires d’un sexe encore enfant dans la décrépitude. Elle ne joue pas avec ses aiguillettes de diamants pour montrer sa main blanche et effilée ; elle ne passe pas ses doigts avec amour dans les boucles de sa chevelure ; elle sait à peine de quelles couleurs elle est parée, de quelles étoffes on l’a revêtue. Avec son air impassible, son front pâle et froid, et ses riches habits, volontiers on la prendrait pour une de ces madones d’albâtre que la dévotion des femmes italiennes couvre de robes de soie et de chiffons brillants. Lélia est insensible à sa beauté, à sa parure, comme la vierge de marbre à sa couronne d’or ciselé et à son voile de gaze d’argent. Elle est indifférente aux regards fixés sur elle. Elle méprise trop tous ces hommes pour s’enorgueillir de leurs louanges »

Une autre fois, elle apparaît au milieu d’un bal, et sa grande figure mélancolique domine tous les groupes de masques bizarres, de femmes vives et jeunes aux parures étincelantes. Appuyée contre un cippe de bronze antique sur les degrés de l’amphithéâtre, Lélia contemple la foule :

« Elle avait revêtu un costume caractéristique, mais elle l’avait choisi noble et sombre comme elle ; elle avait le vêtement austère et pourtant recherché, la pâleur, la gravité, le regard profond d’un jeune poëte d’autrefois, alors que les temps étaient poétiques et que la poésie n’était pas coudoyée dans la foule. Les cheveux de Lélia, rejetés en arrière, laissaient à découvert ce front où le doigt de Dieu semblait avoir imprimé le sceau d’une mystérieuse infortune. Le manteau de Lélia était moins noir, moins velouté que ses grands yeux couronnés d’un sourcil mobile. La blancheur mate de son visage et de son cou se perdait dans celle de sa vaste fraise, et la froide respiration de son sein impénétrable ne soulevait pas même le satin noir de son pourpoint et les triples rangs de sa chaîne d’or.

« Regardez Lélia, dit Sténio avec un sentiment d’admiration exalté, regardez cette grande taille grecque, sous ces habits de l’Italie dévote et passionnée, cette beauté antique dont la statuaire a perdu le moule, avec l’expression de rêverie profonde des siècles philosophiques ; ces formes et ces traits si riches ; ce luxe d’organisation extérieure dont un soleil homérique a seul pu créer les types maintenant oubliés ; regardez cette beauté physique qui suffirait pour constater une grande puissance, et que Dieu s’est plu à revêtir de toute la puissance intellectuelle de notre époque !.... Peut-on imaginer quelque chose de plus complet que Lélia vêtue, posée et rêvant ainsi ?... Lélia, dont le front lumineux et pur, dont la vaste et souple poitrine renferment toutes les grandes pensées, tous les généreux sentiments : religion, enthousiasme, stoïcisme, pitié, persévérance, douleur, charité, pardon, candeur, audace, mépris de la vie, intelligence, activité, espoir, patience, tout ! jusqu’aux faiblesses innocentes, jusqu’aux sublimes légèretés de la femme, jusqu’à sa mobile insouciance qui est peut-être son plus doux privilège et sa plus puissante séduction. Tout, hormis l’amour ! ajouta Sténio d’un air sombre après un moment de silence. »

Car l’âme de Lélia est un mystère pour Sténio, et pourtant Lélia aime le jeune poëte. Mais elle comprend l’amour autrement que Sténio.

« L’amour, Sténio, n’est pas ce que vous croyez ; ce n’est pas cette violente aspiration de toutes les facultés vers un être créé ; c’est l’aspiration sainte de la partie la plus éthérée de notre âme vers l’inconnu. Êtres bornés, nous cherchons sans cesse à donner le change à ces insatiables désirs qui nous consument ; nous leur cherchons un but autour de nous, et, pauvres prodigues que nous sommes, nous parons nos périssables idoles de toutes les beautés immatérielles aperçues dans nos rêves. Les émotions des sens ne nous suffisent pas. La nature n’a rien d’assez recherché dans le trésor de ses joies naïves pour apaiser la soif de bonheur qui est en nous : il nous faut le Ciel, et nous ne l’avons pas.

C’est pourquoi nous cherchons le Ciel dans une créature semblable à nous, et nous dépensons pour elle toute cette haute énergie qui nous avait été donnée pour un plus noble usage. Nous refusons à Dieu le sentiment de l’adoration, sentiment qui fut mis en nous pour retourner à Dieu seul. Nous le reportons sur un être incomplet et faible, qui devient le Dieu de notre culte idolâtre... Aujourd’hui, pour les âmes poétiques, le sentiment de l’adoration entre jusque dans l’amour physique. Étrange erreur d’une génération avide et impuissante ! Aussi quand tombe le voile divin, et que la créature se montre, chétive et imparfaite, derrière ces nuages d’encens, derrière cette auréole d’amour, nous sommes effrayés de notre illusion, nous en rougissons, nous renversons l’idole et nous la foulons aux pieds. »

Ainsi dédaigneuse des conditions réelles de la vie, enlevée sans cesse par son aspiration idéale, et cependant toujours sollicitée par l’attrait impérissable de la nature, Lélia aboutit à l’impuissance et au désespoir. Alors elle maudit la terre, et lance ses imprécations jusqu’à Dieu.

« Oh ! oui ! oui, hélas ! le désespoir règne, et la souffrance et la plainte émanent de tous les pores de la création. Cette vague se tord sur la grève en gémissant ; ce vent pleure lamentablement dans la forêt. Tous ces arbres qui se plient et qui se relèvent pour retomber encore sous le fouet de la tempête, subissent une torture effroyable. Il y a un être malheureux, maudit, un être immense, terrible, et tel que ce monde où nous vivons ne peut le contenir. Cet être invisible est dans tout, et sa voix remplit l’espace d’un éternel sanglot. Prisonnier dans l’immensité, il s’agite, il se débat, il frappe sa tête et ses épaules aux confins du ciel et de la terre. Il ne peut les franchir ; tout le serre, tout l’écrase, tout le maudit, tout le brise, tout le hait. Quel est-il et d’où vient-il ? Est-ce l’ange rebelle qui fut chassé de l’empyrée, et ce monde est-il l’enfer qui lui sert de cachot ? Est-ce toi, force que nous sentons et que nous voyons ? Est-ce vous, colère et désespoir qui vous révélez à nos sens, et que nos sens reçoivent de vous ? Est-ce toi, rage éternelle qui bruis sur nos têtes et roules dans nos deux ? Est-ce toi, esprit inconnu, mais sensible, qui es le maître ou le ministre, ou l’esclave ou le tyran, ou le geôlier ou le martyr ! Combien de fois j’ai senti ton vol ardent sur ma tête ! combien de fois ta voix est venue arracher mes larmes sympathiques du fond de mes entrailles et les faire couler comme le torrent des montagnes ou la pluie du ciel ! Quand tu es en moi, j’entends ta voix qui me crie : Tu souffres, tu souffres !... Et moi je voudrais t’embrasser et pleurer sur ton sein puissant ; il me semble que ma douleur est infinie comme la tienne, et qu’il te faut ma souffrance pour compléter ta plainte éloquente. Et moi aussi je m’écrie : Tu souffres, tu souffres !... Mais tu passes, tu fuis ; tu t’apaises ou tu t’endors. Un rayon de la lune dissipe tes nuages, la moindre étoile qui brille derrière ton linceul semble rire de ta misère et te réduire au silence. Il me semble parfois voir ton spectre tomber dans une rafale, comme un aigle immense dont les ailes couvriraient toute la mer et dont le dernier cri s’éteindrait au sein des flots, et je vois que tu es vaincu : vaincu comme moi, faible comme moi, terrassé comme moi. Le ciel s’éclaire et s’illumine des feux de la joie, et une sorte de terreur stupide s’empare de moi aussi. Prométhée, Prométhée, est-ce toi, toi qui voulais affranchir l’homme des lois de la fatalité ? Est-ce toi qui, brisé par un Dieu jaloux et dévoré par ta bile incurable, retombes épuisé sur ton rocher, sans avoir pu délivrer ni l’homme, ni toi son seul ami, son père, son vrai Dieu peut-être ? Les hommes t’ont donné mille noms symboliques : audace, désespoir, délire, rébellion, malédiction. Ceux-ci t’ont appelé Satan, ceux-là crime : moi je te nomme désir.

Lèlia, Lèlia ! le cercueil le reclame ; n’as-tu pas assez souffert, pauvre philosophe ? Couche-toi donc dans ton linceul, dors donc enfin dans ton silence, âme fatiguée que Dieu ne condamne plus au travail et à la douleur. »

Mme Geefs pinx.
H. Robinson sc.
La Savinienne
(LE COMPAGNON DU TOUR DE FRANCE)
(GEORGE SAND)
à Paris chez Aubert et Cie
Imp. de Lemarchand.

LA SAVINIENNE.

CE qu’on admirait le plus dans le tableau des Pêcheurs, de Léopold Robert, qui eut tant de succès à Paris, c’était cette grande jeune femme debout appuyée contre la muraille, et tenant un enfant entre ses bras. Avec ses grandes paupières baissées et son chaste corsage, elle ressemblait à une madone du quinzième siècle. Et pourtant, sous cette apparence de calme et de naïveté, s’agitent de fortes et nobles passions. L’homme qu’elle aime, parmi ces robustes pêcheurs de l’Adriatique qui se disposent à partir pour un voyage de long cours, peut-être ne reviendra-t-il point ; peut-être le nouveau-né qu’elle serre contre sa poitrine grandira-t-il sans recevoir les baisers paternels. Il y a un mélange sublime d’inquiétudes et de résignation sur cette figure mélancolique. La jeune femme des Pêcheurs est de cette race héroïque qui joint à des affections profondes un courage surnaturel contre la fatalité.

La Savinienne de George Sand est une création analogue à la femme de Léopold Robert. Ce qui constitue le génie de Léopold Robert, c’est d’avoir su mettre dans le peuple, c’est-à-dire dans la nature humaine, en dehors de toutes les conditions sociales, ce divin caractère de grandeur inaliénable que Dieu a imprimé au front de son image. George Sand s’est élevé à ce sublime mérite dans son roman du Compagnon du Tour de France, et particulièrement dans la figure de la Savinienne. Quoiqu’elle réapparaisse qu’au second plan dans le drame de George Sand, elle laisse une profonde impression. Il n’y a pas dans toute notre galerie de portraits une figure plus nette, plus pure, plus fermement dessinée, et en même temps plus idéale que celle de la Savinienne ; et pourtant George Sand ne l’a peinte qu’en deux occasions. Mais ces deux tableaux si colorés sont deux chefs-d’œuvre, comparables aux compositions des plus grands peintres ; car George Sand est peintre surtout. Nous l’avons déjà montré peintre de paysage dans Valentine et dans Geneviève, peintre d’intérieur dans l’admirable première scène d’Indiana. Dites-nous quel artiste a fait une plus chaste madone, fût-ce Raphaël, ou une plus touchante fuite en Égypte, fût-ce Rubens, que ces deux tableaux du Compagnon du Tour de France :

« Une porte s’ouvrit, et la veuve de Savinien, celle qu’on appelait la mère, parut en deuil et en cornette de veuve, C’était une femme d’environ vingt-huit ans, belle comme une vierge de Raphaël, avec la même régularité de traits et la même expression de douceur calme et noble. Les traces d’une douleur récente et profonde étaient pourtant sur son visage, et ne le rendaient que plus touchant ; car il y avait aussi dans son regard le sentiment d’une force évangélique. Elle portait son second enfant dans ses bras, à demi déshabillé et déjà endormi, un gros garçon blond comme l’ombre, frais comme le matin.

Mademoiselle de Villepreux vit venir une femme, d’une assez grande taille, qui marchait avec beaucoup d’aisance et de noblesse dans son vêtement rustique. Elle avait une jupe de cotonnade brune, et un manteau de laine bleue qui lui enveloppait la tête, à peu près comme les peintres florentins drapaient leurs figures de vierges. La beauté régulière et l’expression grave et pure de cette femme lui donnaient une ressemblance frappante avec ces divines têtes de l’école de Raphaël. Elle conduisait un âne, sur lequel était assis un bel enfant aux cheveux d’or, enveloppé comme elle d’une draperie de bure, et les jambes pendantes dans un panier. Yseult fut frappée de ce groupe qui lui rappelait la Fuite en Égypte, et elle s’arrêta pour contempler ce tableau vivant auquel il ne manquait qu’une auréole. »

C’est ainsi que George Sand a su poétiser la mère des compagnons dans sa grossière hôtellerie, la femme du peuple errant avec son modeste équipage le long des chemins.

Comme Marthe dans l’Évangile, la Savinienne se livrait donc aux soins du ménage, hébergeant ses fils les compagnons voyageurs, toujours calme et chaste, au milieu de cette vie bruyante et rude.

Un jour, Pierre Villepreux l’ami du trait, et Amaury le Corinthien, vinrent loger chez la mère des compagnons. Ils avaient déjà passé, autrefois, une année à Blois, et le Corinthien conservait toujours pour la Savinienne une naïve passion que l’absence n’avait pas affaiblie.

Depuis ce temps-là, la Savinienne était devenue veuve, et elle portait encore les habits de deuil. Mais la mort de Savinien était trop récente pour que la pudique jeune femme songeât à contracter une nouvelle alliance.

Cependant elle ne pouvait se défendre d’une grande tendresse pour le Corinthien. Un jour que Pierre et Amaury s’éloignaient dans le jardin, causant avec chaleur, la Savinienne inquiète les suivit ; c’est ainsi qu’elle surprit enfin le secret qu’elle avait deviné depuis longtemps. Mais elle garda le sien, et ce fut plus tard seulement qu’elle avoua son amour pour Amaury.

« Il est bien vrai, dit-elle, que j’ai eu pour le Corinthien une amitié plus forte que je ne le devais et que je ne le voulais. Je n’ai rien à lui reprocher et je n’ai rien de volontaire à me reprocher non plus dans ma conscience. Mais, depuis la mort de Savinien, je suis plus effrayée de cette amitié que je ne l’étais durant sa vie. Il me semble que c’est une grande faute que de penser à un autre qu’à lui, quand la terre qui le couvre est encore fraîche. Les larmes de mes enfants m’accusent, et je ne cesse de demander pardon à Dieu de ma folie. »

De son côté, le Corinthien résolut de ne pas troubler plus longtemps le deuil et les regrets de la Savinienne :

« Je ne puis rester ici, dit-il : je ne sais où je prendrais la force de ne jamais dire ce que je pense ; et ce que je pense, une femme en deuil ne doit pas l’entendre. Je manquerais à moi-même, à la mémoire de Savinien, je perdrais l’estime de la Savinienne, et tout cela malgré moi. »

Pierre et Amaury partent donc de Blois pour aller travailler dans le village de Villepreux :

« Adieu, ma brave Savinienne, dit Pierre en la quittant. Pleurez votre bon Savinien sans remords et sans amertume ; ne le pleurez pas jusqu’à vous rendre malade : vous vous devez à vos enfants, et l’avenir vous récompensera du courage que vous allez avoir. »

Hélas ! l’avenir devait être bien triste pour la pauvre Savinienne.

Quelques mois après, la mère des compagnons fut forcée de renoncer à tenir son auberge et de vendre sa maison. Elle songea à ses deux fils de Villepreux. Encouragée par la bonne amitié de Pierre, elle vint s’établir dans son village. Mais le Corinthien était bien changé : un nouvel amour lui avait fait oublier la chaste Savinienne, et l’ambition d’être artiste, de quitter la menuiserie pour la sculpture, avait bouleversé l’esprit de l’ouvrier. Dans sa vertueuse naïveté, la Savinienne ne comprenait rien à cette coupable inconstance. Cependant, soutenue par la sympathie de Mlle de Villepreux et par le dévouement de Pierre, elle reprit courage et se décida à rester. Elle se mit à travailler pour ses enfants avec une pieuse résignation, retrempant, dans L’amitié et le sentiment religieux, son cœur vide et désolé.

ΜΑΤΤÉA.

ATTÉA n’a que quatorze ans, et c’est déjà une des plus belles filles de Venise. Sa beauté est rehaussée par un certain air de noblesse et de fierté qui la distingue de toutes les personnes de sa classe. Une foule d’adorateurs encombre tous les jours la boutique de son père, M. Spada, riche marchand de soieries ; d’autres s’arrêtent sur le seuil, sans qu’elle daigne y faire attention, car elle est dépourvue de coquetterie.

Charpentier pinxt.
Robinson sculpt
Matteal
GEORGE SAND
MATTEA

« C’est une fille qui n’a jamais perdu son temps à s’attifer de colifichets, chose qui ne convient qu’aux dames de qualité, Toujours propre et bien peignée dès le matin, et si tranquille, si raisonnable, qu’il n’y a pas un cheveu de dérangé à son chignon, de toute une journée ; économe, laborieuse, et douce comme une colombe, un vrai trésor ! » s’écrie M. Spada.

Mais, tout à coup, Mattéa maigrit, devient triste, indolente, distraite. Son père s’en inquiète, et veut la marier à son cousin Chéco. Il croit que cette bonne nouvelle va rendre sa fille heureuse, et il s’empresse de lui annoncer l’arrivée de Chéco. Mattéa, habituée à une obéissance passive, se révolte pour la première fois et déclare qu’elle n’épousera pas son cousin. Ce refus, si nettement formulé, cause un grand étonnement au père et une furieuse colère à dame Loredana. Mattéa était, depuis son enfance, victime de l’injustice et de la brutalité de sa mère ; et sans s’effrayer des menaces dont cette mégère l’accable, non plus que des prières de son père, elle persiste bravement dans sa résolution. Cependant, il fallait en expliquer le motif, et Mattéa avoue qu’elle aime le Turc Obul. Ce Turc est un fabricant d’étoffes de soie de Perse brochées d’or et d’argent. Il est jeune et riche, mais c’est un mécréant, un idolâtre. La fureur de dame Loredana n’a plus de bornes, en entendant un pareil aveu ; elle s’élance sur sa fille et la frappe rudement, après quoi elle l’enferme et se retire chez elle pour ne pas la tuer. Ces affreuses scènes étaient fréquentes dans la famille de M. Spada, et le pauvre homme n’avait pas la force d’y soustraire sa fille, bien qu’il l’aimât tendrement ; car il redoutait pour lui-même la colère de dame Loredana, et dans ces circonstances graves, il ne se permettait pas la moindre observation. Mattéa savait donc bien qu’elle n’avait aucune protection à espérer, et, ne comptant que sur elle-même, elle se fortifiait dans sa haine pour sa mère et dans la détermination héroïque qu’elle avait prise de repousser le mari qui lui était destiné.

« Enfermée dans sa chambre, seule et pensive, la belle Mattéa se promenait en silence, les bras croisés sur sa poitrine, dans une attitude de mutine résolution, et la paupière humide d’une larme que la fierté ne voulait point laisser tomber ; elle n’était pourtant vue de personne ; mais sans doute elle sentait, comme il arrive souvent aux enfants et aux femmes, que son courage tenait à un fil, et que la première larme qui s’ouvrirait un passage à travers ses longs cils noirs entraînerait un déluge difficile à réprimer : elle se contenait donc, et se donnait, en passant et repassant devant sa glace, des airs dégagés, affectant une démarche altière et s’éventant d’un large éventail de la Chine, à la mode de ce temps-là.

« Mattéa était douée d’une imagination vive, facile à exalter, d’un cœur fier et généreux et d’une grande force de caractère. Si ces facultés avaient été bien dirigées dans leur essor, Mattéa eût été la plus heureuse enfant du monde et M. Spada le plus heureux des pères ; mais madame Loredana, avec son caractère violent, son humeur âcre et querelleuse, son opiniâtreté, qui allait jusqu’à la tyrannie, avait, sinon gâté, du moins irrité cette belle âme au point de la rendre orgueilleuse, obstinée, et même un peu farouche. »

Mattéa, jugeant le monde parce qu’elle en connaissait, croyait tous les hommes aussi faibles que son père, toutes les femmes aussi méchantes que sa mère, et le genre humain en général aussi sot que les quelques amis de sa famille ; alors elle devenait misanthrope, et, dans son dégoût de la vie et des hommes, elle voulait fuir au désert pour échapper à toutes les tortures que lui causait son entourage.

Son antipathie pour son cousin Chéco était si grande, qu’elle eût préféré mourir plutôt que de devenir sa femme ; mais elle n’avait pas d’amour pour Obul : elle l’avait à peine regardé, quand il venait chez son père, et elle l’avait nommé au hasard. Elle ignorait pourquoi ce nom lui était venu à la pensée plutôt qu’un autre ; seulement elle avait inventé cet amour pour se persuader à elle-même qu’elle avait une volonté de résistance bien arrêtée. Puis, tout naturellement, elle se mit à penser à Obul ; elle se souvint qu’il avait de beaux yeux, une belle barbe noire, qu’il était renommé, entre tous les négociants turcs, pour sa noblesse et sa probité, et elle se demanda pourquoi elle ne l’aimerait pas. Puis elle se dit qu’elle l’aimait déjà sans le savoir ; autrement, aurait-elle eu le courage de le nommer à sa mère ? Elle se dit aussi que cet homme, étranger aux lois et préjugés de son pays, pourrait la soustraire à l’oppression maternelle, et, dans son exaltation, tout lui fut possible pour arriver à intéresser Obul en sa faveur. Elle ne recula devant aucuns projets, quelque insensés qu’ils fussent, et toutes les idées folles qui peuvent arriver au cerveau d’une fille de quatorze ans, romanesque et malheureuse, envahirent la tête bouleversée de la pauvre Mattéa. Dans ce moment, elle aperçut au-dessous de sa fenêtre le Grec Timothée, qui se promenait dans la galerie devant la boutique de M. Spada. Ce Timothée était un petit homme, d’une figure agréable et fine ; il avait environ vingt-huit ans ; il était intrigant, entreprenant et fort ambitieux. Mattéa le connaissait depuis longtemps ; il était le commis, le truchement d’Obul ; il l’accompagnait toujours lorsque celui-ci avait quelque affaire à terminer avec M. Spada. Mattéa écrivit à Obul pour réclamer son appui, et le prier de l’emmener avec lui la première fois qu’il quitterait Venise ; elle fit signe à Timothée et lui lança la lettre par la fenêtre. Le Grec prit la lettre, et après l’avoir lue, il se garda bien d’en faire part à son maître Obul. Il vit dans cette étrange aventure un moyen de fortune ; et, tout en essayant de combattre l’amour qui commençait à naître dans le cœur de Mattéa pour Obul, il lui conseilla cependant de se confier à sa protection. Un jour que Mattéa avait été maltraitée par sa mère, qui, dans un accès de rage, lui avait fait une blessure à la tête, elle s’enfuit de la maison paternelle et va chez Obul, qui, n’étant au courant de rien, ne s’explique pas la visite de cette jeune fille : il ne comprenait pas ce qu’elle lui disait ; mais Timothée, l’interprète, arrive, il déclare à Obul que Mattéa est sa propre femme, qu’elle vient lui demander la permission de partir avec eux, ce que Obul accorde de la meilleure grâce du monde ; puis, il dit à Mattéa que son maître consent à la soustraire aux persécutions de son injuste famille, et la folle Mattéa s’embarque sur le vaisseau d’Obul, qui ne fit pas la moindre attention à elle.

Trois ans après, « un jeune homme, beau comme le jour ou comme un prince des contes de fées, et vêtu d’un riche costume grec », vint se jeter dans les bras de M. Spada et lui demander l’absolution du passé et la bénédiction du présent. Ce beau jeune homme était Mattéa, qui avait sacrifié un amour inutile, dont elle n’était pas bien sûre, à une amitié sage et vraie : touchée des soins et de la conduite délicate de Timothée, elle l’avait épousé. Madame Lorédana était morte, et M. Spada, doublement heureux d’avoir perdu sa femme et de retrouver sa fille, accepta sans conteste le gendre que celle-ci lui avait donné : Timothée était devenu riche, on lui pardonna d’être Grec.

Schaepkens pinxt.
Robinson sculpt.
Métella
GEORGE SAND
MÉTELLA.

MÉTELLA.

CETTE fois, ce n’est plus une femme opprimée par les lois du monde et luttant contre les préjugés reçus ; c’est au contraire une nature énergique qui a su s’affranchir, et qui vit librement et noblement selon son cœur ; mais c’est, une victime encore ; c’est une victime qui inspire un vif intérêt. Elle est aux prises avec un ennemi redoutable, invincible : cet ennemi est la vieillesse, qui arrive au visage avant d’arriver au cœur. C’est l’amour qui survit à la jeunesse, ce talisman que Dieu a donné libéralement à tous, mais qu’il laisse si peu de temps à chacun. On pourrait dire que Métella est une victime de la fatalité. Deux fois sa destinée se trouve liée à celle de deux hommes plus jeunes qu’elle, et toujours malgré elle et sans qu’elle puisse se soustraire aux chances douloureuses d’une union disproportionnée.

D’abord, c’est Buondelmonte qu’elle rencontre à Florence, alors qu’elle venait de quitter l’Angleterre pour échapper à la pruderie collet-monté de ses compatriotes, et chercher la liberté et les mœurs élégantes en Italie. Jeune encore et n’ayant jamais aimé, elle croyait qu’elle n’aimerait jamais, car elle avait déjà repoussé bien des prétentions, et désespéré bien des cœurs épris d’elle jusqu’à la folie. Buondelmonte, amoureux aussi, jeune et hardi, lui écrivit sans façon pour lui demander un rendez-vous. Elle l’accorda assez légèrement, quoique bien résolue à punir le téméraire de sa fatuité : « Mais le Florentin était si beau, si aimable, si spirituel, que lady Mowbray chancela dans sa résolution. Elle l’écouta parler, hésita, et l’écouta encore. Elle s’attendait à voir un impertinent qu’il faudrait châtier ; elle trouva un jeune homme sincère, ardent et romanesque... Elle se sentit émue et essaya pourtant de lui faire peur en lui parlant de prétendus dangers qui l’environnaient. Le Florentin était brave, il se mit à rire, Elle tenta alors de l’effrayer en le menaçant de sa froideur, de sa coquetterie ; il se mit à pleurer, et elle l’aima. » Ce succès donna à Buondelmonte du relief, et il devint le plus recherché et le plus envié des élégants de Florence. Il y avait dix ans que Buondelmonte était proclamé le plus heureux des hommes, et ce bonheur persévérant commençait à le lasser.

« Métella Mowbray était fille d’une Italienne et d’un Anglais : elle avait les yeux noirs d’une Romaine et la blancheur rosée d’une Anglaise. Ce que les lignes de sa beauté avaient d’antique et de sévère était adouci par une expression sereine et tendre qui est particulière aux visages britanniques. C’était l’assemblage des deux plus beaux types. Sa figure avait été reproduite par tous les peintres et sculpteurs de l’Italie ; mais, malgré cette perfection, malgré ces triomphes, malgré la parure exquise qui faisait ressortir tous ces avantages, Métella n’était plus jeune... Et le comte, qui avait tiré une grande gloire de la préférence de lady Mowbray, commençait à jouer dans le monde un rôle moitié honorable, moitié ridicule, qui fit beaucoup souffrir sa vanité. » Bien que lady Mowbray fût encore belle, elle n’excitait plus l’admiration lorsqu’elle se montrait en public, appuyé au bras de Buondelmonte, qui déjà ne cachait plus l’ennui qu’il éprouvait, et qui cherchait ailleurs des distractions que Métella ne pouvait pas ignorer. Alors la douleur de la pauvre négligée devint si grande qu’en peu de temps Métella fut méconnaissable. Elle ne pouvait plus se faire illusion, elle n’inspirait plus d’amour, et sa fierté lui conseilla de rompre des liens qui s’alourdissaient chaque jour. Le comte, d’ailleurs, devenait capricieux et cruel : c’étaient sans cesse des querelles et des reproches ; aujourd’hui, parce qu’elle avait pleuré et qu’elle s’enlaidissait à plaisir ; demain, parce qu’elle ne savait plus s’habiller. Une fois, pourtant, après avoir tout critiqué dans une toilette qu’elle se disposait à faire, il fut obligé de convenir, en la voyant prête à partir pour le bal, qu’elle était mise à merveille. En effet, sa robe de velours violet, ornée de nœuds et de torsades d’argent, était d’un goût exquis, et ses longues tresses noires encadraient admirablement son visage. Mais, jusque dans l’approbation du comte, il y avait de la souffrance pour Métella. Ainsi, lorsqu’il lui dit que sa toilette était très-riche et très-noble, et qu’elle aurait certainement la mise la plus élégante, il ajouta : « Il n’y a pas une femme de vingt ans qui puisse se vanter d’avoir une taille aussi belle. » Puis, il lui conseilla de mettre du rouge pour dissimuler son excessive pâleur. Et Métella comprit enfin que tout était fini, et que, pour sauver sa dignité, il fallait provoquer une rupture qui pour elle serait la mort. Mais la lutte fut encore longue, car Buondelmonte, qui avait de la vanité à défaut d’amour, et qui n’aimait Métella que parce que tout le monde l’admirait, se rattachait à sa maîtresse toutes les fois qu’il craignait de la perdre au profit d’un autre. Il eut plusieurs accès de jalousie qui ressemblaient encore à des velléités d’amour, et la pauvre femme acceptait alors ses emportements avec reconnaissance, se croyant encore aimée par celui qu’elle aimait toujours. Pourtant, elle quitta Florence et se retira à Milan, afin de rendre à Buondelmonte sa liberté, qu’il réclamait tous les jours avec dureté et sans aucun ménagement. Bien qu’elle n’eût dit à personne le lieu de sa retraite, elle vit bientôt accourir derrière elle un jeune Génevois qui lui avait été présenté par le comte, et qui, s’étant trouvé dans leur intimité pendant les derniers temps de leur liaison, avait été témoin et presque confident des souffrances de Métella. Olivier était amoureux de Métella depuis longtemps ; mais quand il la revit à Milan, il la trouva bien pâle et bien près de la vieillesse. Cependant il ne put se défendre d’un grand intérêt pour cette femme si malheureuse, et bien qu’il l’appelât ma mère, en embrassant ses belles mains, à genoux devant elle, l’amour se réveilla dans ce cœur candide et bon. Métella se défendit d’aimer cet enfant autrement qu’elle aurait aimé son fils, et durant six mois elle n’éprouva qu’une tendre sollicitude et de la reconnaissance pour les soins assidus et persévérants qu’il lui rendait. Ils allèrent ensemble à Genève et s’établirent près l’un de l’autre ; « Mais au bout de six mois, Métella, apaisée par sa résignation et rétablie par l’air vif des montagnes, retrouva la fraîcheur et la santé qu’elle avait perdues. Elle redevint si belle qu’elle espéra avec raison jouir encore de quelques années de bonheur et de gloire. Le monde ne lui donna pas de démenti, et l’heureux Olivier moins que personne. »

Ils vivaient depuis cinq ans dans une intimité de tous les moments, heureux d’une association qui leur rendait la vie si facile et si bonne, car Métella était aimable et parfaitement gracieuse, d’un caractère toujours égal, et Olivier était aimant, dévoué et loyal. Comme ils vivaient toujours seuls, ils étaient parvenus à oublier tous deux l’énorme différence d’âge que le monde, dont ils s’étaient prudemment écartés, n’aurait pas manqué de leur rappeler.

Un soir, Métella fut obligée d’aller chercher à Paris sa seule parente, sa nièce, qu’elle avait fait élever au couvent, et qui était tombée gravement malade. Elle revint précipitamment, car elle avait promis à Olivier un prompt retour, ramenant avec elle la jeune Sarah, qu’elle ne connaissait pas et qu’elle croyait encore enfant . Toute joyeuse de revenir où Olivier l’attendait, elle se mit à penser qu’il serait bien heureux d’avoir dans leur intérieur cette aimable enfant. Alors elle écarta la pelisse de la jeune fille, qui dormait à côté d’elle, et, pour la première fois, elle remarqua que déjà la femme se révélait dans sa beauté ; car Sarah avait quinze ans. Métella fit aussitôt un cruel retour sur elle-même, et se demanda s’il n’était pas imprudent de provoquer ainsi une comparaison qui était si fort à son désavantage. Cette jeune fille ne deviendrait-elle pas une rivale ? Métella eut un moment le désir de la reconduire à Paris, et de ne point la montrer à Olivier ; mais, honteuse de ce sentiment égoïste, elle se rassura bientôt, embrassa tendrement sa nièce, en se promettant de lui servir de mère et de se défendre à l’avenir contre ces mouvements envieux et jaloux dont elle rougissait.

Olivier, qui avait souffert de l’absence de Métella, vint à sa rencontre avec toutes les démonstrations d’une grande joie. Il ne fit aucune attention à Sarah, dont l’arrivée, du reste, le contrariait beaucoup ; car il pressentait qu’un tiers apporterait du trouble dans leur vie, si délicieusement calme. Mais la jeune fille, pour qui tout était un événement, regarda avec curiosité ce beau jeune homme, qui appelait sa tante maman, selon une vieille habitude. Elle le trouva élégant et beau, et s’imagina qu’on la destinait sans doute à l’épouser. Ce qui rétonna, au bout de quelque temps, c’est qu’Olivier ne s’occupait pas d’elle ; alors elle se disait que probablement on ne lui parlerait du mariage que lorsque l’époque en serait fixée. Métella était donc tout à fait rassurée ; car Olivier évitait Sarah sans affectation. Parfois, pourtant, elle pensait qu’Olivier et Sarah, si jeunes et si beaux, étaient faits l’un pour l’autre ; et lorsqu’elle les voyait monter ensemble à cheval dans le parc, elle se demandait pourquoi sa propre liaison était un obstacle invincible à l’union de ces deux êtres, qui avaient devant eux un long et heureux avenir. Alors elle devenait triste, et pour calmer son âme souffrante, il fallait toute la tendresse d’Olivier.

Sarah, qui s’était mise à aimer Olivier comme son futur mari, s’affligeait de le trouver toujours froid et réservé. Métella, sans soupçonner le secret de sa nièce, la questionna sur les causes de sa taciturnité. Elle ne put obtenir aucune réponse satisfaisante ; mais un jour elle surprit une lettre que Sarah écrivait à une amie de pension, et dans laquelle la jeune fille exprimait son amour pour Olivier avec tant de naïveté et tant de force, que Métella fut foudroyée en reconnaissant que le mal était sans remède et qu’elle seule en était cause. Il y eut entre la tante et la nièce une douloureuse scène. Ces deux femmes, avec un même amour au cœur, l’une l’avouant candidement, l’autre le cachant comme une honte, étaient toutes deux sublimes de désespoir.

Sarah, convaincue de l’indifférence d’Olivier, communiqua sans peine cette conviction au cœur déchiré de sa tante. Métella, ne comprimant plus sa tendresse maternelle, serra dans ses bras sa nièce, la consola, lui conseilla le courage et la résignation. Presque heureuse encore, elle aurait donné sa vie pour que la pauvre enfant pût se guérir d’un amour fatal, et fût heureuse aussi par un autre amour, et loin d’elle.

Olivier chérissait toujours sa mère adoptive ; seulement, l’amitié avait remplacé l’amour Il avait deviné depuis longtemps que Sarah l’aimait ; il l’aimait aussi malgré lui ; et, pour échapper à cette position impossible, à ces souffrances de tous les instants, il prit la résolution de s’éloigner. Il partit en laissant ce billet pour Métella : « Je pars ; vous ne me reverrez plus, à moins que dans plusieurs années et lorsque miss Mowbray sera mariée !... »

En lisant ce billet, Métella espéra mourir. Elle eut un instant de haine contre sa nièce, qui lui enlevait son dernier bonheur. Mais leur malheur était commun, et la femme forte et éprouvée retrouva du courage pour en donner à l’enfant que son frère lui avait confiée en mourant. Quand Sarah, inquiète et désolée, demanda où était Olivier, Métella lui répondit avec un sourire mélancolique : « Il voyage pour sa santé ; mais il reviendra ; ayons courage. Restons ensemble. Aimons-nous bien. » Olivier ne revint pas. Sarah ne sut jamais pourquoi.

Pauvre Métella ! pauvre femme deux fois brisée ! la première fois par un homme vaniteux et égoïste, qui l’abandonne quand le monde ne la recherche plus ; la seconde fois par un homme plein de cœur et de simplicité, mais qui n’a pu résister à l’entraînement de la jeunesse, bien que Métella fût toujours la plus adorable des femmes.

Cette nouvelle est ravissante. La belle figure de Métella est enveloppée d’une mélancolie profonde. On se demande, à la fin, si cette femme pourra vivre sans amour, quand l’amour a été toute sa vie. Un philosophe nous a assuré qu’on devait se consoler de tout, après s’être consolé de n’avoir plus vingt-cinq ans. Mais une femme a vingt-cinq ans tant qu’elle est aimée : le jour où elle ne l’est, plus, elle en a cent.

Lepoitevin pinx.
H. Robinson sc.
Giovana
(LUSCOQUE)
GEORGE SAND.
à Paris chez Aubert et Cie
Impie de Lemarchand

GIOVANNA.

L n’était bruit dans Venise que du mariage de la belle Giovanna, nièce du célèbre général Francesco Morosini avec le jeune comte Ezzelin, lorsque tout à coup le comte quitta Venise. On le disait retiré aux environs de Padoue. Cependant Giovanna aimait Ezzelin, et quoique leur fortune ne fût pas égale, la riche Giovanna, adorée de son oncle, avait obtenu sans peine son consentement à une union qui, sous tous les autres rapports, était honorable. Ezzelin était jeune, beau, brave et noble. Quoique le fiancé se fût éloigné, les préparatifs du mariage se poursuivaient avec activité. Il y avait là un mystère que personne ne comprenait et qui alimentait la curiosité de tout le monde. On se perdait en conjectures, lorsqu’un soir on vit dans une gondole « le noble Morosini assis auprès de sa nièce. Orio Soranzo était à demi couché aux pieds de Giovanna, et dans la douce préoccupation avec laquelle Giovanna caressait le beau lévrier blanc d’Orio, il y avait tout un monde de délices, d’espérances et d’amour. » Tout fut expliqué, excepté la résignation d’Ezzelin, car on le savait fort amoureux de Giovanna. Orio Soranzo, descendant de la race ducale de ce nom, avait dissipé à Venise une immense fortune dans le jeu et la débauche ; puis, une fois ruiné, il se mit au service de la République, et en peu de temps il devint si célèbre par son courage, qu’on lui confia un poste important qui le rapprocha du général Morosini, à l’époque même du mariage de Giovanna avec Ezzelin. Orio Soranzo, doué d’une grande beauté, d’une hardiesse téméraire, avait, de plus, l’habitude de la vie et de la galanterie. Son ascendant sur les femmes était irrésistible. La première fois qu’il vit Giovanna, il comprit tout l’avantage qu’il pourrait tirer d’une union avec la nièce du général Morosini, et, sans s’inquiéter du mariage projeté, il se jura de devenir l’époux de Giovanna.

Un jour, la belle et chaste Giovanna, assise entre son oncle et son prétendu, était occupée à quelque ouvrage de broderie, lorsqu’on annonça Orio Soranzo. Ce nom la fit tressaillir, car elle savait d’étranges choses sur le compte de cet homme, et, sans chercher à échapper à la fascination de son regard, elle laissa tomber son ouvrage et demeura clouée sur son fauteuil, sans pouvoir ni se lever, ni détourner la tête.

L’effet qu’il produisit n’échappa pas à Orio, qui n’était pas homme à manquer une si belle occasion de refaire sa fortune en épousant la plus charmante femme de Venise. A quelque temps de là, Orio Soranzo et Giovanna Morosini sortaient tous deux, se tenant par la main, de l’église Saint-Marc ; ils étaient mariés. « Giovanna était véritablement une perle de beauté, une perle d’Orient, comme on disait en ce temps-là ; et les roses blanches de sa couronne étaient moins pures et moins fraîches que le front qu’elles ceignaient de leur diadème virginal. Le plus beau de tous les pages portait les longs plis de sa robe de drap d’argent, et son corsage était serré dans un réseau de diamants. » Le cortége était splendide ; mais ce qui étonna le plus, ce fut la présence d’Ezzelin à cette cérémonie. Bien qu’il y fût venu à la prière de Giovanna, lorsqu’elle l’aperçut, « Orio sentit défaillir sa jeune épouse. » Ezzelin, s’étant approché d’elle, lui baisa respectueusement la main en lui disant tout bas : « Madame, êtes-vous contente de moi ? — Vous êtes à jamais mon ami et mon frère, lui dit Giovanna. » Le noble Ezzelin cachait sous l’apparence du calme les souffrances d’un amour sincère, dédaigné ; « et il n’y eut pas lieu cette fois à gloser sur les infortunes d’un amant rebuté, non plus que sur le triomphe d’un amant préféré. On remarqua seulement que les deux rivaux étaient fort pâles, et que, placés à deux pas l’un de l’autre, s’effleurant à chaque instant et entrecroisant leurs paroles avec les mêmes interlocuteurs, ils mettaient une admirable persévérance à ne pas voir le visage, à ne pas entendre la voix l’un de l’autre. » Après s’être montré au mariage de Giovanna, Ezzelin se retira en la laissant oublieuse de lui et tout entière à son nouvel amour, « C’était certainement beaucoup pour un homme presque ruiné la veille, d’être devenu l’époux d’une des plus riches héritières de la République et le neveu du généralissime ; c’était de quoi satisfaire une ambition ordinaire, mais rien ne suffisait à Orio, parce qu’il abusait de tout. Il ne lui aurait rien fallu de moins que la fortune d’un roi pour subvenir à ses dépenses de fou. C’était un homme à la fois insatiable et cupide, à qui tous les moyens étaient bons pour acquérir de l’argent, et tous les plaisirs bons pour le dépenser. » Il eut bientôt compromis sa nouvelle fortune, et las peut-être de l’amour de sa femme, autant que pour réparer de grandes pertes faites au jeu, il reprit l’emploi que la République lui avait confié, et se signala de nouveau par sa bravoure et ses conquêtes. Giovanna, qui aimait son mari, ne pouvait supporter l’absence, malgré les lettres qu’elle recevait de lui et qui étaient pleines d’affection. Enfin, quand elle le sut fixé à Cargolari, elle lui demanda la permission de l’aller rejoindre ; il le lui défendit sous prétexte que ce séjour était trop triste, et qu’elle aurait à y subir des privations de tout genre. Ce motif ne pouvait retenir Giovanna ; elle partit donc. Le temps était mauvais, la traversée fut longue et pénible. Giovanna courut mille dangers, et lorsqu’elle arriva, Orio était allé faire une expédition dont les suites furent désastreuses ; il y aurait perdu la vie sans le dévouement d’une jeune esclave qu’il ramena avec lui sous un déguisement d’homme. Giovanna, qui tous les jours allait sur les rochers à l’endroit où l’on pouvait débarquer, vit enfin sortir d’une barque un soldat turc accompagné d’un jeune garçon vêtu comme lui ; elle reconnut sans peine Orio. Alors elle descendit en courant pour se jeter dans ses bras ; mais Orio attacha sur elle un regard qui fit refluer tout son sang vers le cœur, et le froid de la mort s’étendit sur tous ses membres. Elle crut voir alors sur le visage d’Orio la menace, l’ironie et le mépris. Elle perdit connaissance ; mais quand elle revint à elle, Orio la soignait tendrement. Elle oublia cette première impression en pensant qu’elle avait fait un pénible rêve, et elle s’abandonna sans contrainte à la joie de revoir Orio après si longtemps. Le séjour qu’Orio avait choisi « était un lieu de plaisance bâti récemment à la manière orientale, et dans lequel on avait semblé vouloir chercher un refuge contre l’aspect fatigant des flots et l’âpreté des brises marines. Sur une assez large plate-forme quadrangulaire, on avait rapporté des terres végétales, et les plus belles fleurs de la Grèce y croissaient à l’abri des orages. — Ce jardin artificiel était rempli d’une indicible poésie. — Les plantes qu’on y avait acclimatées de force avaient une langueur et des parfums étranges, comme si elles eussent compris les voluptés et la souffrance d une captivité volontaire. Un soin délicat et assidu semblait présider à leur entretien. Un jet d’eau de roche murmurait au milieu, dans un bassin de marbre de Paros. Autour de ce parterre régnait une galerie de bois de cèdre decoupée dans le goût moresque, avec une légèreté et une simplicité élégantes. Cette galerie laissait entrevoir, au-dessous et au-dessus de ses arcades, les portes cintrées et les fenêtres en rosaces des appartements particuliers du gouverneur ; des portières de tapisseries d’Orient et des tentures de soie écarlate en dérobaient la vue intérieure aux regards. »

Cependant Orio n’était plus le même qu’à Venise, et Giovanna comprit bientôt qu’elle avait cessé d’être aimée. Alors, loin de sa famille, sans amis, sans secours, délaissée de son mari, la pauvre femme menait une triste vie. Et quand le hasard conduisit Ezzelin auprès d’elle, ce n’était plus que l’ombre de la femme qu’il avait aimée. « Giovanna était couchée sur des coussins de drap d’or brodés en soie de diverses couleurs ; sa guitare était dans ses mains, et le grand lévrier blanc d’Orio, couché à ses pieds, semblait partager son attente et sa mélancolie. Elle était toujours belle, quoi que bien différente de ce qu’elle avait été naguère ; le brillant coloris de la santé n’animait plus ses traits, et l’embonpoint de sa jeunesse avait été dévoré par le souci ; sa robe de soie blanche était presque du même ton que son visage, et ses grands bracelets d’or flottaient sur ses bras amaigris : il semblait qu’elle eût déjà perdu cette coquetterie, ce soin de sa parure qui, chez les femmes, est la marque d’un amour partagé. Les bandeaux de perles de sa coiffure s’étaient détachés et tombaient avec ses cheveux dénoués sur ses épaules d’albâtre, sans qu’elle permît à ses esclaves de les rajuster ; elle n’avait plus l’orgueil de la beauté. Un mélange de faiblesse languissante et de vivacité inquiéte se trahissait dans son attitude et dans ses gestes. Lorsque Ezzelin entra, elle semblait brisée de fatigue, et ses paupières veinées d’azur ne sentaient pas l’éventail de plumes qu’une esclave moresque agitait sur son front ; mais au bruit que fit le comte en s’approchant, elle se souleva brusquement sur ses coussins, et fixa sur lui un regard où brillait la fièvre ; elle lui tendit ses deux mains à la fois pour serrer la sienne avec force.... Ezzelin comprit que le désespoir était en elle. » Elle essaya d’abord de tromper Ezzelin. Elle lui parla avec esprit et enjouement ; mais bientôt, ne pouvant plus se contenir et cédant à l’entraînement de l’amitié, elle lui avoue sa souffrance, l’abandon d’Orio, son indifférence ; elle oublie même qu’elle s’adresse à un rival ; elle lui peint son amour dédaigné, ses longs jours solitaires, ses nuits sans sommeil. Le noble Ezzelin accepte le nom de frère qu’elle lui donne ; il jure de la protéger, de la secourir comme si elle était sa sœur. Et Giovanna lui dit avec amertume : « Que pouvez-vous pour moi ? D’ailleurs j’aurais tort de me plaindre, car j’ai trouvé ce que je cherchais : j’ai dédaigné le calme, et j’ai trouvé l’orage.... O mon ami, plaignez-moi, car j’ai été insensée en choisissant pour appui cet être superbe qui ne sait point aimer ! Orio n’est point comme vous un homme de tendresse et de dévouement ; c’est un homme d’action et de volonté. La faiblesse d’une femme ne l’intéresse pas ; elle l’embarrasse. Sa bonté se borne à la tolérance, elle ne s’étend pas jusqu’à la protection. Aucun homme ne devrait moins inspirer l’amour, car aucun homme ne le comprend et ne l’éprouve moins ; et cependant cet homme inspire des passions immenses, des dévouements infatigables.... Plaignez-moi donc, car je l’aime jusqu’au délire, et son empire sur moi est sans bornes. Vous voyez que mon malheur est sans ressources. » Pauvre femme, qui croyait connaître le malheur, et qui pouvait encore estimer et admirer l’homme qu’elle aimait ! Elle ne tarda pas à regretter le temps où elle croyait n’avoir d’autres reproches à faire à Orio que sa froideur et son inconstance. Guidée par ses pressentiments et par des indices vagues, elle arrive une nuit jusqu’à la porte d’Orio ; elle veut lui ouvrir son cœur, lui avouer ses soupçons, car le doute la tue. Orio, endormi, s’agite convulsivement dans la fièvre. Il parle avec exaltation, avec fureur. Dans le délire, il révèle d’affreux mystères, et Giovanna s’en fuit épouvantée. Le lendemain, Orio, qui craint sa femme parce qu’il la sait toute-puissante auprès de son oncle Morosini, et qui la hait tout en admirant sa douceur et sa beauté, vient la trouver ; il veut qu’elle lui soit favorable auprès du généralissime. Alors il se fait plus empressé que de coutume, mais Giovanna repousse ses hypocrites avances et s’éloigne de lui froidement. Cette fois, elle n’est ni craintive ni suppliante, elle est calme ; elle parle de révélations qui lui auraient été faites, et Orio lui intime l’ordre de s’expliquer. Alors elle lui dit que le spectre du comte Ezzelin lui est apparu, qu’il lui a montré une large blessure en lui disant : Madame, votre époux est un assassin et un traître. Quand Orio se vit dévoilé, il prononça dans son cœur l’arrêt de Giovanna. C’est que Giovanna savait maintenant que l’homme qu’elle avait tant aimé, dont elle portait le nom, n’était autre que le pirate « l’Uscoque, infâme égorgeur, traître à sa patrie, insatiable larron et meurtrier féroce. » C’est lui qui a fait assassiner Ezzelin ; mais sa tâche n’est pas terminée s’il veut rester impuni, et Giovanna doit être une de ses premières victimes. Elle meurt assassinée de la main de son mari.

Il y a un grand rapport entre Giovanna et Juliette. La position est la même, quoique sur une autre échelle sociale. Giovanna préfère au noble Ezzelin le pirate Orio, de même que Juliette s’enfuit avec Léone en abandonnant l’honnête Henriet. L’amour de ces deux femmes commence par la vanité ; mais Juliette aime encore Léone après qu’elle sait ses infamies, et Giovanna cesse d’aimer Orio lorsqu’elle le connaît.

Giovanna a plus de fierté que Juliette, ou peut-être moins d’amour.

Lepaule pinx.
H. Robinson sc.
Naam
(LUSCOQUE)
GEORGE SAND.
à Paris chez Aubert et Cie
Impie de L emarchand.

ΝAΑΜ.

UI a pu habiter Venise sans sentir son imagination s’éveiller, et sans éprouver le besoin de donner les formes vivantes de la poésie ou du roman aux émotions que cause la reine déchue de l’Adriatique ? Tous ces superbes palais, sortant des eaux comme par enchantement, provoquent les rêveries de l’esprit, qui, dans le présent, ne trouve rien qui explique leur construction ou qui console de leur ruine. Dans ces marbres somptueux qui portent l’empreinte de toutes les époques de l’art, dans ces Peintures qui attestent toute la fougue du génie, dans ce vague souvenir de gloire qui rivalise avec les plus grandes renommées de l’antiquité, dans cette population muette, triste, courbée, qu’on voit paraître et disparaître comme des ombres sur les ponts des canaux, il y a tout un monde à deviner, à refaire, à relever de sa chute, à suivre à travers les vicissitudes de sa destinée, à conduire jusqu’au bord de la tombe magnifique où l’on se trouve vivant parmi tant de débris. Mais ces instincts, dont les esprits les plus ordinaires sont agités, qui peut s’y abandonner sans craindre de tomber dans les phrases banales, et de voir dégénérer en ennuis des sensations qui étaient si vives et si pures tandis qu’elles demeuraient cachées au fond du cœur ? George Sand est peut-être, après Byron, le seul écrivain de notre âge à qui il ait été permis de parler de Venise sans risquer de jamais déplaire. Chaque fois qu’elle y est revenue, elle y a trouvé de nouvelles couleurs pour séduire, de nouvelles passions pour toucher, de nouvelles catastrophes pour émouvoir. L’Uscoque est un des tableaux les plus rapides et les plus brillants que les lagunes lui aient inspirés.

Si vous voulez savoir ce que sont les Uscoques, « il vous suffira de savoir que les empereurs et les princes d’Autriche se servirent souvent de ces brigands pour défendre les villes maritimes contre les entreprises des Turcs. Pour se dispenser de payer cette terrible garnison, qui ne se fût pas contentée de peu, l’Autriche fermait les yeux sur leurs pirateries, et les Uscoques faisaient main-basse sur tout ce qu’ils rencontraient dans l’Adriatique, ruinaient le commerce de la République, et désolaient les provinces d’Istrie et de Dalmatie. Ils furent longtemps établis à Ségna, au fond du golfe de Carnie, et, retranchés là derrière de hautes montagnes et d’épaisses forêts, ils bravèrent les efforts réitérés qu’on fit pour les détruire. Vers 1615, un traité conclu avec l’Autriche les livra enfin, sans appui, à la vengeance des Vénitiens, et le littoral de l’Italie en fut purgé. Les Uscoques cessèrent donc de faire un corps, et, forcés de se disperser, ils se répandirent dans toutes les mers, et grossirent le nombre des flibustiers qui, de tout temps et en tous lieux, ont fait la guerre au commerce des nations. »

On le voit, l’Uscoque est un corsaire, et rien que par la profession de son héros principal, le roman qui porte ce nom a déjà de singuliers rapports avec tous les poëmes où Byron s’est plu à parer de couleurs éclatantes ses sombres rêves d’indépendance et sa haine amère contre la société. La ressemblance est complète ; et l’auteur avoue, dès le début, l’intention de lutter, par sa prose, contre les vers de L’illustre poëte. Nous aimons ces défis ; ils enrichissent les langues ; rien n’est plus fait pour former le goût du public et pour déployer les ressources de l’esprit, que de s’arrêter ainsi à une donnée déjà traitée, et, en la creusant, de faire jaillir des richesses inattendues d’un fonds que tout le monde possède et croit avoir mesuré.

Naam est un personnage qu’on retrouve aussi sous d’autres noms dans les poésies de lord Byron. Tout le monde se souvient de cette esclave turque qui sauve la vie du Corsaire, pris par le pacha de Patras, et que le corsaire entraîne dans sa destinée maudite ; de cette femme mystérieuse qui reparaît ailleurs sous le costume d’un page, suivant Lara à travers ses chagrins et ses crimes. Cette esclave, ce page, c’est Naam. « A minuit, Orio donna le signal convenu à sa troupe, qui se mit en marche pour le venir joindre à la porte de Patras. Alors il égorgea les sentinelles, traversa silencieusement la ville, surprit le palais, et commença à le piller. Mais, attaqué par une troupe vingt fois plus nombreuse que la sienne, il fut refoulé dans une cour et cerné de toutes parts, Il se défendit comme un lion, et ne rendit son épée que long- temps après avoir vu tomber le dernier de ses compagnons. Le pacha, épouvanté, malgré sa victoire, de l’audace de son ennemi, le fit enfermer et enchaîner dans le plus profond cachot de son palais, pour avoir le plaisir de voir souffrir et trembler, peut-être, celui qui l’avait, fait trembler. Mais l’esclave favorite du pacha, nommée Naam, qui avait vu de ses fenêtres le combat de la nuit, séduite par la beauté et le courage du prisonnier, vint le trouver en secret, et lui offrit la liberté, s’il consentait à partager l’amour qu’elle ressentait pour lui. L’esclave était belle, Orio facile en amour et bien désireux en outre de la vie et de la liberté. Le marché fut conclu, bientôt aussi exécuté. La troisième nuit, Naam assassina son maître, et, à la faveur du désordre qui suivit ce meurtre, s’enfuit avec son amant. Tous deux montèrent dans une barque que l’esclave avait fait préparer, et se rendirent aux îles Curzolari. »

Au moment où Orio Soranzo a attaqué le pacha de Patras et est sorti de ses chaînes, il n’est point encore devenu pirate. Époux de Giovanna Morosini, fille du généralissime de la république de Venise, il est au contraire chargé de réprimer la piraterie. Mais en revenant prendre possession du château de Curzolari, d’où il doit veiller à la sûreté des parages de la mer d’Ionie, sa destinée change. Il a emmené avec lui Naam, qu’il a déguisée sous des habits de jeune homme et sous le nom de Naama ; et il trouve au château sa femme Giovanna, qu’il pensait être encore à Venise, où il l’avait laissée après avoir demandé sa main pour rétablir ses affaires. Placé entre ces deux femmes naturellement violentes, son âme s’assombrit ; la nécessité de réparer les désastres qu’il avait éprouvés à Patras se joignant au délire que ses passions aux prises excitaient en lui, sans renoncer au commandement qui lui avait été confié, il se mit lui-même à la tête d’une bande d’écumeurs. Naama l’accompagnait seul dans toutes ses expéditions, et seul savait que, sous les habits de l’Uscoque, c’était l’officier de la République qui dévastait les rivages placés sous sa protection. Mais ce page ne paraissait pas moins singulier que son maître.

« Quoiqu’il eût été élevé en Turquie, il était facile de voir qu’il appartenait à une race plus fièrement trempée. Le type arabe se révélait dans la forme de ses longs yeux noirs, dans son profil droit et inflexible, dans la petitesse de sa taille, dans la beauté de ses mains effilées, dans la couleur bronzée de sa peau lisse, sans aucune nuance. Le son de sa voix le faisait reconnaître pour un Arabe qui parlait le turc avec facilité, mais non sans un accent guttural dont l’harmonie, étrange d’abord, s’insinue peu à peu dans l’âme et finit par la remplir d’une suavité inconnue. » Si cet être extraordinaire éprouvait quelque émotion vive, « souriant avec une expression de malignité féroce, et montrant deux rangées de dents blanches, minces et serrées, il changeait tellement de visage, qu’il ressemblait à une panthère. »

Cependant ce caractère mêle une singulière douceur à son énergie native. Naam est la rivale de Giovanna ; elle la prend pourtant en pitié ; elle lui donne ses soins comme à une amie, et lorsqu’elle la voit poignardée par Orio, qui, prêt à retourner à Venise, veut se débarrasser de tous les témoins de son administration équivoque, elle pleure sur elle : O ma sœur, s’écrie-t-elle, qu’as-tu donc fait qui ait mérité la mort ? Tu as été faible, ô femme ! je me souviendrai de toi, et ce qui t’arrive me servira d’enseignement. » Que plus tard Orio, revenu à Venise, épuisé par les plaisirs qu’il y trouve, cherche à se refaire une vie nouvelle et à se rendre la faculté de sentir en épousant la jeune Argiria, Naam supporte, sans mot dire, cette rivalité nouvelle. Mais que son maître soit menacé, qu’un témoin se lève comme de la tombe pour le convaincre et pour le faire punir, Naam n’hésite pas ; sans même en être priée, elle quitte Orio accablé par la terreur de ses propres souvenirs, elle va droit à l’homme qui l’a menacé, elle le frappe.

Non, Naam n’a point blessé Ezzelin, le fiancé de Giovanna et le frère d’Argiria ; par méprise, elle n’a tué que le serviteur de ce témoin redoutable. La police des Dix est bien vite sur les traces du crime. Orio a perdu au milieu des voluptés de Venise la force qui l’avait soutenue au milieu des pirateries de la mer de Corfou. Il renie Naam ; il l’accuse. Naam accepte son arrêt sans charger son maître ; seulement, tandis que les juges délibèrent, elle l’accable de son mépris, tout en essayant encore vainement de le sauver par son silence.

Ce caractère, qui est tout à fait en dehors de nos mœurs, plaît, malgré ses souillures, par une certaine grandeur sauvage. Lord Byron l’a paré avec une sombre prédilection des plus brillantes perles de sa poésie ; George Sand l’a peint avec plus de nudité, et a laissé ses actions s’expliquer d’elles-mêmes. Dans l’œuvre du poëte comme dans celle du romancier, il marquera cette triste inquiétude qui a fait que notre siècle a cherché la grandeur dans le crime, et aussi cet instinct encore mystérieux qui pousse l’Occident vieilli à respirer, sur la tombe de l’Orient, le dangereux parfum des fleurs enivrantes et des brises enflammées.

Charpentier pinx.
H. Robinson sc
Lavinia
(NOUVELLES)
GEORGE SAND.
à Paris chez Aubert et Cie
Impie de Lemarchand

LAVIΝIA.

AVINIA, jeune, spiri tuelle et jolie fille d’un banquier portugais, aima sir Lionel avec toute la passion d’un cœur ardent et vierge. Sir Lionel était un charmant garçon, homme à bonnes fortunes, mais pas du tout un héros de roman. Lavinia l’aimait trop : il la quitta. Grande fut la douleur de la pauvre jeune fille ; grands furent les reproches adressés de toutes parts à Lionel sur sa félonie envers une si charmante femme, car cette rupture fit éclat, et Lavinia fut gravement compromise.

Dix. ans après, Lavinia et Lionel, qui ne se sont pas revus, se rencontrent aux eaux ; sir Lionel est sur le point de faire un mariage confortable ; Lavinia a été mariée, et elle est veuve. En apprenant le prochain mariage de sir Lionel, Lavinia lui fait redemander ses lettres et son portrait ; sir Lionel les lui rapporte lui-même. Au moment où il se présente chez Lavinia, elle est au bal ; pendant qu’on va l’y chercher, comme elle en a donné l’ordre à sa vieille nourrice, Lionel attend Lavinia dans la petite chambre qu’elle occupait à Saint-Sauveur. Cette chambre, toute simple, toute blanche, toute imprégnée des parfums préférés par Lavinia, éveilla dans l’âme de sir Lionel « tout un monde de souvenirs, toute une vie d’amour ; c’était une émanation de la première femme que Lionel avait aimée. Sa vue se troubla, ses artères battirent violemment ; il lui sembla qu’un nuage flottait devant lui, et dans ce nuage une fille de seize ans, brune, mince, vive et douce à la fois : la jeune Lavinia, son premier amour. Il la voyait passer rapide comme un daim, effleurant les bruyères, foulant les plaines giboyeuses de son parc, lançant sa haquenée noire à travers les marais, rieuse, ardente et fantasque... »

Mais bientôt Lionel revint à la vie réelle, et reprit tout le calme d’un digne Anglais. Cependant, lorsqu’il vit entrer Lavinia, il ne put retenir un cri de surprise. « C’est qu’il ne s’attendait pas à la revoir si belle ... il l’avait laissée bien souffrante et bien altérée Dans ce temps-là, les larmes avaient flétri ses joues, le chagrin avait amaigri sa taille ; elle avait l’œil éteint, la main sèche, une parure négligée ; elles s’enlaidissait imprudemment alors, la pauvre Lavinia, sans songer que la douleur n’embellit que le cœur de la femme ; maintenant Lavinia était dans tout l’éclat de cette seconde beauté qui revient aux femmes : c’était toujours une mince et pâle Portugaise, d’un reflet un peu bronzé, d’un profil un peu sévère ; mais son regard et ses manières avaient pris toute l’aménité, toute la grâce caressante des Françaises ; sa peau brune était veloutée par l’effet d’une santé calme et raffermie ; son frêle corsage avait retrouvé la souplesse et la vivacité florissante de la jeunesse ; ses cheveux, qu’elle avait coupés jadis pour en faire un sacrifice à l’amour, se déployaient maintenant dans tout leur luxe, en épaisses torsades, sur son front lisse et uni ; sa toilette se composait d’une robe de mousseline de l’Inde et d’une touffe de bruyère blanche cueillie dans le ravin et mêlée à ses cheveux. Un goût exquis avait présidé à cette coiffure et à cette simple toilette, où l’ingénieuse coquetterie de la femme se révélait, à force de se cacher. » En revoyant Lavinia si séduisante, Lionel eut la pensée de se prosterner devant elle et de lui demander pardon ; mais Lavinia l’accueillit avec une froide simplicité. Elle lui parla du passé sans aigreur, et dans son langage tristement philosophique, elle prononça l’arrêt de mort sur toutes ses illusions à jamais détruites ; puis elle se montra pleine de miséricorde pour les torts que Lionel avait eus autrefois. Lionel ne s’attendait pas à la retrouver si forte, si différente de ce qu’elle était lorsqu’il l’abandonna brisée de douleur, et qu’elle protestait encore d’une fidélité éternelle à l’auteur de son désespoir. Stupéfait d’une telle métamorphose, il se demanda : « Cette femme s’est-elle changée en diamant ou en glace ? » Puis, il se retrouva amoureux de Lavinia comme il ne l’avait jamais été, alors qu’elle avait seize ans et qu’il en avait vingt. Il oublia ses projets de mariage et d’ambition, et offrit à Lavinia une réparation un peu tardive, mais qui n’en était que plus flatteuse pour l’amour-propre de cette femme, qu’il avait jadis délaissée avec tant de dédain. Il la suivait partout, au bal, aux promenades, et son amour s’augmentait encore de l’assiduité du comte de Morangy, jeune, riche et grand seigneur, qui était aussi fort amoureux de Lavinia, et qui voulait l’épouser. Lavinia ne désespérait aucun de ses adorateurs, et tous deux, jaloux et plus épris chaque jour, la pressaient de décider de leur sort.

Un soir, après une longue promenade à cheval, en nombreuse compagnie, l’orage les surprit au milieu des montagnes. Lavinia, séparée du reste de la troupe, s’était assise sur un rocher pour jouir de cet imposant spectacle. Elle était recueillie dans sa contemplation, lorsqu’elle vit, à la lueur d’un éclair, sir Lionel assis à côté d’elle. Elle ne put cacher un tressaillement que sir Lionel attribua à la peur de l’orage. Il lui prit la main pour la rassurer ; mais « un autre éclair lui montra Lavinia, un coude appuyé sur un genou et le menton enfoncé dans sa main, regardant d’un air d’enthousiasme la grande scène des éléments bouleversés. — Oh ! mon Dieu ! que cela est beau ! lui dit-elle ; que cette clarté bleue est vive et douce à la fois ! Avez-vous vu ces déchiquetures du rocher rayonner comme des saphirs, et ce lointain livide où les cimes des glaciers se levaient comme de grands spectres dans leurs linceuls ? Avez-vous remarqué aussi que, dans le brusque passage des ténèbres à la lumière et de la lumière aux ténèbres, tout semblait se mouvoir, s’agiter, comme si ces monts s’ébranlaient pour s’écrouler ? — Je ne vois rien que vous, Lavinia, lui dit-il avec force ; je n’entends de voix que la vôtre, je ne respire d’air que votre souffle, je n’ai d’émotion qu’à vous sentir auprès de moi. Savez-vous bien que je vous aime éperdument ? Oui, vous le savez, et peut-être vous l’avez voulu. Eh bien ! triomphez, s’il en est ainsi ; je suis à vos pieds ; je vous demande le pardon et l’oubli du passé le front dans la poussière ; je vous demande l’avenir. Oh ! je vous le demande avec passion, et il faudra bien me l’accorder, Lavinia, car je veux fortement, et j’ai des droits sur vous — Des droits ? répondit-elle en retirant sa main. — N’est-ce donc pas un droit, un affreux droit que le mal que je t’ai fait, Lavinia ? Et si tu me l’as laissé prendre pour briser ta vie, peux-tu me l’ôter, aujourd’hui que je veux la relever et réparer mes crimes ? » Lavinia ne répondit rien, mais son cœur battait violemment et sa main tremblait dans celle de sir Lionel.

Lorsque celui-ci la pressa pour qu’elle prît enfin une détermination, lorsqu’il lui demanda si elle consentait à devenir sa femme, ou si elle lui préférait le comte de Morangy, elle le pria d’attendre sa réponse jusqu’au lendemain, et le lendemain Lionel reçut une lettre de Lavinia qui commençait ainsi : Ni l’un, ni l’autre. Puis elle s’éloigna, sans que personne sût à Saint-Sauveur le chemin qu’elle avait suivi.

Après avoir été trompée une fois, Lavinia avait perdu tout à coup et pour toujours, par cette première déception, la puissance de croire à l’amour et la volonté d’aimer. Elle s’était constamment refusée à tenter d’autres essais, qui eussent été sans doute aussi douloureux ; et acceptant une vie sans passion, elle avait conquis le calme extérieur, sinon une résignation parfaite. Conclusion rare chez les personnages de George Sand, qui commencent par une inquiétude ardente et qui finissent par la lutte et le désespoir.

QUINTILIA.

A princesse Quintilia de Cavalcanti était une personne étrange et d’un aspect qu’on n’oubliait jamais : « Elle était grande, élancée ; ses épaules étaient larges ; son cou blanc et dégagé avait des attitudes à la fois cavalières et majestueuses. Elle paraissait bien avoir trente ans, mais elle n’en avait peut-être que vingt-cinq ; c’était une femme un peu fatiguée, mais sa pâleur, ses joues minces et le demi-cercle bleuâtre creusé sous ses grands yeux noirs, donnaient une expression de volonté pensive, d’intelligence saisissante et de fermeté mélancolique, à toute cette tête dont la beauté linéaire pouvait d’ailleurs supporter la comparaison avec les camées antiques les plus parfaits.

Biard pinx
H .Robinson Sculp.
La Princesse
LE SECRETAIRE INTIME
GEORGE SAND
à Paris chez Aubert et Cie

Elle était admirablement belle surtout à la clarté des bougies ; le ton de sa peau, un peu bilieux dans le jour, devenait, le soir, d’une blancheur qui était admirable. Sa chevelure magnifique était d’un noir de corbeau, lisse, égale, si luisante sur les tempes qu’on en eût pris le double bandeau pour un satin brillant, si longue et si épaisse qu’elle tombait jusqu’à terre et couvrait toute sa taille comme un manteau. Un peigne doré se jouait en éclairs dans ce fleuve d’ébène, tantôt faisant voltiger de légères tresses sur les épaules de la princesse, tantôt posant sur sa poitrine de grandes masses semblables à des écharpes de jais ; et puis, rassemblant tout ce trésor sous son peigne immense, elle le faisait ruisseler aux lumières comme un flot d’encre. Avec sa tunique de damas jaune, brodée tout autour de laine rouge, sa jupe et son pantalon de mousseline blanche, sa ceinture en torsade de soie, liée autour des reins et tombant jusqu’aux genoux, avec ses babouches brodées, ses larges manches ouvertes, la riche Quintilia ressemblait à une princesse grecque. Jonthé, Haïdée, n’eussent pas été des noms trop poétiques pour cette beauté orientale du type le plus pur. »

Madame de Cavalcanti était venue au monde souveraine d’un petit État d’Italie qu’elle administrait avec un caractère tout à fait viril. Ses opinions révélaient une âme forte, une volonté implacable, une logique âpre et serrée, une pensée vaste et brillante ; mais rien n’était plus bizarre que sa conduite. C’était un contraste de voluptés sans pareilles, de folies inexplicables, de fêtes somptueuses, et d’une vie austère consacrée à des études fortes, à des projets bienfaisants, à des affaires sérieuses. Quelquefois elle s’enfermait pendant plusieurs mois dans son palais, et suspendait les réceptions de sa cour. Alors les rues de la capitale devenaient silencieuses, et les façades ne s’illuminaient plus de l’éclat des flambeaux.

« Vêtue d’une longue robe de velours noir, et relevant ses beaux cheveux sous un voile, elle semblait oublier la parure, le bruit et le faste dont elle était ordinairement avide. Plongée dans de sérieuses études et dans d’utiles réflexions, elle ne se permettait pas d’autre délassement que de fumer, le soir, sur une terrasse, avec ses intimes confidents. Quelquefois, elle se promenait avec eux en gondole, sur la petite rivière appelée Célina, qui traversait la principauté ; mais la gaieté folâtre était bannie de leurs entretiens. »

Puis, un jour, elle jetait au vent sa plume et ses idées sérieuses, et se transformait en une autre femme toute nouvelle. « Elle avait les cheveux parfumés, le front couvert de diamants de sept couleurs, une folle et magnifique parure. Son corps avait changé d’attitude et sa figure d’expression. Personne ne pouvait plus l’aborder, si on ne venait pas l’entretenir de chiffons, de lustres et de musiciens. C’étaient des fêtes interminables et des dépenses effrénées. Dans l’intervalle de ces divertissements, Quintilia s’abandonnait à une mollesse voluptueuse ; elle s’étendait sur de riches tapis et fumait du latakié dans une longue chibouque couverte de pierreries. D’autres fois, elle se couchait dans un hamac de soie des Indes, habillée d’une robe ample et légère, ses cheveux dénoués tombant sur ses épaules nues. »

Il va sans dire que tous les hommes qui approchaient la princesse étaient fous de sa beauté. Elle, vivant librement au milieu de son entourage, traitant les hommes sans embarras, s’abandonnant à tous ses caprices, parfois s’entourant de mystères singuliers, avait soulevé bien des haines et des calomnies. Les plus perspicaces ne savaient si Quintilia était une courtisane effrontée, ou une irréprochable matrone. Son secrétaire intime, le jeune comte de Saint-Julien, auquel elle accordait une protection affectueuse, s’était laissé gagner comme tout le monde par ces soupçons outrageants. Un jour, elle le fit appeler, et lui révéla ainsi son caractère : « Vous aussi, dit-elle, « avec dignité, vous avez été injuste envers moi. Vous avez voulu me traiter comme une autre femme, et vous vous êtes trompé. Je suis depuis longtemps dans une position exceptionnelle ; mon caractère, mon esprit et jusqu’à mes manières ont dû porter un cachet particulier : peut-être l’empreinte en est-elle mauvaise. Je sais qu’elle a choqué bien des gens ; je sais que je suis souvent méconnue. Je ne dirai pas que cela m’est indifférent, je n’ai ni cet orgueil, ni cette philosophie ; mais ma vie est arrangée d’une certaine façon qui rend inévitables et même nécessaires toutes les choses que je fais, tous les goûts que j’ai et par conséquent tous les soupçons que je laisse naître. Mon rôle se borne à conserver assez de force pour ne pas dévier d’une ligne dans la route que je me suis tracée, et tous les efforts de ma raison tendent à voir clair dans ma vie et dans mon cœur. Jusqu’ici j’ai repoussé avec succès toutes les influences extérieures. Je suis restée ce que Dieu m’a faite, et, comme un métal brut, je ne me suis façonnée à la guise de personne.

On ne s’isole pas impunément, et j’ai dû m’attendre à inspirer la méfiance et la haine ; elles ne m’ont pas fait céder un pouce de terrain.

Absolument insensible aux petites ambitions qui eussent pu enivrer une autre, résolue à vivre en moi-même, et ne trouvant la vie possible qu’avec un sentiment et une idée étrangers à tout ce qui m’environnait socialement, je me suis arrangée pour rendre au moins supportable l’existence que j’avais embrassée. Je me suis livrée à tous mes goûts, j’ai cherché toutes les distractions, toutes les amitiés qui me tentaient. J’ai aimé la chasse, la fatigue, la science, l’étude, et j’ai rêvé l’amitié, ayant enseveli l’amour à part. L’amitié m’a souvent trompée, et cependant j’y crois encore. Mon âme s’est habituée à l’espérer. Si cette espérance devient irréalisable, je saurai encore bien vivre sans elle. Il y a quelque chose dans cette âme qui peut se passer de vous tous ; mais ma vie peut être plus belle, mon cœur plus stoïque, ma conduite plus ferme, ma conscience plus heureuse, si l’amitié me sourit.

Si l’on rencontrait une amitié parfaite dans toute sa vie, on pourrait presque se passer d’amour. J’ai cherché des amis, et pour les trouver, j’ai joué plus que ma vie : j’ai exposé ma réputation ; et Dieu sait si elle a dû être salie et insultée par ceux qui ne m’ont pas comprise, et qui m’ont, choisie pour le but de leurs viles ambitions.

Je sais ou je prévois tous les dangers de mes hardiesses, mais j’ose toujours ; je puise mon courage à une source inépuisable, ma loyauté. Le monde ne m’en tient pas compte, mais je marche toujours, et j’arriverai peut être à le con vaincre.

Je ne suis pas enthousiaste, mais je me connais ; je me sens et quand je porte mes regards sur le passé, je vois ma vie faite d’une seule pièce.

Ne me prenez pas pour une femme vertueuse ; je ne sais pas ce que c’est que la vertu. J’y crois comme on croit à la Providence, sans la définir, sans la comprendre. Je ne sais pas ce que c’est que de combattre avec soi-même, je n’en ai jamais eu l’occasion ; je ne me suis jamais imposé de principes, je n’en ai jamais senti le besoin ; je n’ai jamais été entraînée où je ne voulais pas aller ; je me suis livrée à toutes mes fantaisies, sans jamais être en danger. Une femme qui n’aime point la vie ne peut pas la craindre ; elle peut traverser cette fange sans faire une seule tache à sa robe ; elle peut toucher aux souillures de l’âme d’autrui, comme la sœur de charité touche à lu lèpre des hôpitaux ; elle a le droit de tolérance et de pardon, et si elle n’en use pas, c’est qu’elle est méchante. Être méchante et chaste, c’est être froide. Être chaste et bonne, c’est être honnête. »

Mais, cependant, quel est donc le mystère qui a imposé cette vie d’exception à la noble Quintilia ? Le voici ; on croirait lire un conte des Mille et Une Nuits. A l’âge de douze ans, Quintilia fut fiancée par procuration avec un vieux prince de ses voisins ; elle devint veuve sans avoir jamais vu la figure de son mari, et se trouva, presque enfant encore, souveraine libre et absolue. Le gentilhomme qui l’avait épousée par procuration était jeune et beau, elle l’aima, et il fut fiancé à elle pour son propre compte. Mais une altercation survenue entre eux les sépara. Quintilia avait alors seize ans ; Max, son fiancé, en avait quinze. Il disparut après que Quintilia lui eut déclaré, dans un moment de colère, qu’elle ne serait jamais à lui. Elle l’attendit longtemps, espérant toujours qu’il reviendrait ; il ne revint pas, et la triste Quintilia dévora ses regrets en silence. Un an après, elle fit prendre secrètement des informations dans toutes les cours de l’Europe, sans pouvoir découvrir la trace de Max. Alors, convaincue qu’il s’était donné la mort et qu’elle en était cause, elle se reprocha d’avoir blessé un cœur noble et sincère ; sa passion s’aviva de regrets, et elle se jura de rester fidèle au bien-aimé de son cœur.

La disparition de Max, inexpliquée pour tout le monde, fut un thème fertile pour la calomnie ; on parla de crime et d’assassinat. Mais comme ce mariage disproportionné avait soulevé toutes les ambitions, on en parla bas, heureux qu’on était de voir la place libre à quelque prix que ce fût.

Max n’était pas mort. Au bout de quatre ans, il revint mystérieusement sous un autre nom. Quintilia le revit avec délire, et cette fois ils s’épousèrent en secret, Max ne voulant pas consentir à un mariage officiel. Pendant son exil, il avait contracté des goûts d’étude et de sauvagerie qui l’éloignaient de la cour. « Et puis je veux, lui disait-il, pouvoir me livrer à mes transports, à ma reconnaissance, sans être soupçonné d’un vil motif d’intérêt. Je veux être aux pieds de ma maîtresse et de ma femme, sans avoir l’air de ramper devant ma souveraine ou de solliciter ma bienfaitrice. »

Le mariage resta donc secret, et tous les hivers, Quintilia allait passer un certain temps à Paris ; et tous les étés, Max venait, soigneusement caché, vivre plusieurs mois auprès de sa femme. Ces moments de rapprochement étaient enivrants, et, quoique mariés, Quintilia et Max restèrent amants. Mais cette vie de bonheur et de mystère fut calomniée, et elle justifiait la calomnie par son étrangeté. Et puis, pour Quintilia, tous les hommes de sa cour, quelque jeunes et beaux qu’ils fussent, étaient sans danger pour elle, en sorte qu’elle les traitait avec une facilité qui donnait cause gagnée à ses ennemis. Pour une femme qui aime, les hommes n’existent pas, il n’y en a qu’un seul. Mais forte et sûre d’elle, sûre aussi de celui qu’elle aimait, que lui importaient ces bruits calomnieux ? Et lorsqu’elle avait eu à en souffrir, elle écrivait à son mari ; « C’est dans ton cœur, Max, que je me suis retirée, et que je vis au milieu des vivants sans avoir rien de commun avec eux.

Je suis décidée à laisser dire. Je ne me baisserai pas pour regarder si on a mis de la boue sur le chemin où je dois passer. Je passerai, et j’essuierai mes pieds au seuil de ta maison, et tu me recevras dans tes bras, car toi, tu sais bien que je suis pure. »

LA MARQUISE

LE charmant pastel que la marquise ! c’est rose, c’est frisé, poudré, maniéré ; dirait un portrait de Latour, une nouvelle de Crébillon fils. Oh ! la ravissante femme, capricieuse, facile, naïve à la façon de la grand’mère de Béranger, mais pleine de distinction et grande dame avant tout ! Et pourtant la marquise manquait d’esprit ; elle le dit ellemême le plus spirituellement du monde.

Charpentier pinxt.
Robinson sculpt.
La Marquise
GEORGE SAND
LA MARQUISE

La marquise manquait de cœur, tout le monde le disait sans lui en faire de reproches. De son temps, le cœur était un bagage incommode ; les passions étaient inconnues ou moquées ; c’était le règne du plaisir, c’était l’époque de la folie.

La marquise avait une nature sage et le caractère prude ; mais la marquise était du dix-huitième siècle, et pour être de son époque, elle prit un amant. C’est qu’alors il n’y avait pas à hésiter : dès qu’on était belle et dans une certaine position, il fallait être dévote ou galante. La marquise avait essayé de se faire dévote. Hélas ! elle manquait de ferveur ; son âme tiède ne s’échauffait pas aux pieuses conférences, et elle trouvait la religion sans poésie, faute de la comprendre. Il est vrai que l’amour ne la tentait guère non plus ; ce qu’elle en savait lui inspirait du dégoût. Mariée à seize ans avec un homme de cinquante, corrompu et blasé comme devait l’être un grand seigneur de bonne maison, l’amour, pour la marquise, se traduisait en caresses froides et insultantes ; elle jugeait tous les hommes aussi fourbes, aussi égoïstes que son vieux mari ; et quand elle devint veuve, après six mois d’un mariage odieux, elle se refusa à contracter une nouvelle union.

Cependant, que vouliez-vous que fît la marquise au milieu de cette folle et joyeuse société du dix-huitième siècle qui niait la vertu, qui divinisait le plaisir, qui raillait la sagesse, tout en arrivant à la philosophie sans en avoir conscience ? Se parer, se montrer, s’ennuyer, c’était une position intenable pour une femme, pour une marquise jeune, libre et belle, mais belle comme on savait l’être alors. Peut-être que vous avez vu son portrait dans quelque galerie de famille : « Elle y est représentée en nymphe chasseresse, avec un corsage de satin imprimé imitant la peau du tigre, des manches de dentelle, un arc de bois de santal et un croissant de perles qui se jouait sur ses cheveux crêpés. C’est, malgré tout, une admirable peinture, et surtout une admirable femme : grande, svelte, brune, avec des yeux noirs, des traits sévères et nobles, une bouche vermeille qui ne souriait point, et des mains qui, dit-on, avaient fait le désespoir de la princesse de Lamballe. Sans la dentelle, le satin et la poudre, c’eût été vraiment là une de ces nymphes frères et agiles que les mortels apercevaient au fond des forêts ou sur le flanc des montagnes pour en devenir fous d’amour ou de regret. »

Afin de satisfaire aux exigences de la mode, autant que par désœuvrement, la marquise se décida à faire un choix dans la personne du vicomte de Lorrieux. Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ?Elle n’en savait rien. Tous les hommes lui étaient indifférents. Le vicomte de Lorrieux était beau, il avait de la fortune et de la naissance, choses importantes alors à la considération d’une femme bien placée dans le monde ; de plus, il était ferrailleur, jaloux, et fort épris de la marquise à cause de sa beauté. Au bout de trois jours, la pauvre marquise avait le vicomte en horreur, mais elle n’eut jamais l’énergie de se débarrasser de lui, et pendant soixante ans, le vicomte eut pour la marquise « l’amour le plus patient, le plus courageux, le plus soutenu et le plus ennuyeux qu’un homme ait jamais eu pour une femme. »

Aussi, lorsque la marquise apprit la mort du vicomte de Lorrieux, elle dit, pour toute oraison funèbre : « Il est effrayant de voir comme l’on meurt ! Ce n’est pas étonnant, après tout, il était si vieux ! Il avait quatre-vingt-quatre ans. » A cette époque, la marquise en avait quatre-vingts.

Maintenant, vous croyez peut-être que vous connaissez la marquise ? Vous ne la connaissez pas du tout ; c’est-à-dire que vous savez d’elle ce que ses contemporains et ses amis les plus intimes en ont su, rien de plus. Mais derrière la femme qui se montre, cette femme fût-elle une marquise de la Régence ou de Louis XV, il y en a toujours une autre qui se cache ; celle-là vaut quelquefois moins, mais presque toujours mieux que celle connue de tout le monde. Dans toute une existence, quelque terne qu’elle soit, quelque dépravée même, en cherchant bien, on trouvera un peu de poésie, un rayon de soleil, le parfum d’une mystérieuse affection, dont le long souvenir a été gardé religieusement jusqu’au bord de la tombe : c’est l’histoire de notre marquise.

Il y avait à la Comédie Française un pauvre acteur qui n’était ni jeune, ni beau, ni applaudi ; il jouait médiocrement les premiers rôles de la tragédie, quoiqu’il eût une certaine chaleur de diction. Le public entier lui contestait le talent, la marquise lui reconnut le génie ; elle l’aima. Elle avait abandonné sa loge, qui était trop en évidence ; et, pour se livrer sans contrainte aux émotions que l’acteur éveillait en elle, elle s’habillait en grisette ou en écolier, et tous les soirs elle se mêlait au peuple pour regarder, pour entendre Lélio, qui était devenu son dieu. Quand l’heure de la comédie sonnait, elle éprouvait un saisissement, une impatience qu’elle ne pouvait dissimuler ; et si par malheur Lorrieux se trouvait là, elle le maltraitait pour se débarrasser de lui quelques heures. A peine seule, elle montait en voiture, se faisait conduire à la petite église des Carmélites près le Luxembourg ; elle la traversait seulement pour sortir sur une autre rue et monter dans la mansarde d’une jeune ouvrière qui lui était dévouée. Là elle dépouillait joyeusement ses longues jupes de satin, ses immenses bouffantes, ses ailerons de dentelles, et les plumes, et les rubans et les perles, « pour endosser l’habit noir carré, l’épée à gaîne de chagrin, la perruque symétrique d’un jeune proviseur de collége aspirant à la prêtrise. » Ainsi déguisée, elle prenait un fiacre pour aller se blottir dans sa petite logette cachée sur le théâtre. C’est alors qu’elle commençait à vivre : « Un recueillement profond s’emparait de toutes mes facultés, dit-elle, et je restais comme absorbée jusqu’au lever du rideau, dans l’attente d’une grande solennité... Puis j’écoutais, les mains contractées sur mon genou, le menton appuyé sur le velours d’Utrecht de la loge, le front baigné de sueur. Je retenais ma respiration, je maudissais la clarté fatigante des lumières, qui lassait mes yeux secs et brûlants attachés à tous ses gestes, à tous ses pas. J’aurais voulu saisir la moindre palpitation de son sein, le moindre pli de son front. Ses émotions feintes, ses malheurs de théâtre, me pénétraient comme des choses réelles. Je ne savais bientôt plus distinguer l’erreur de la vérité. Lélio n’existait plus pour moi : c’était Rodrigues, c’était Xipharès, c’était Hippolyte. Je haïssais ses ennemis, je tremblais pour ses dangers ; ses douleurs me faisaient répandre avec lui des flots de larmes ; sa mort m’arrachait des cris que j’étais forcée d’étouffer en mâchant mon mouchoir. Dans les entr’actes, je tombais épuisée au fond de ma loge ; j’y restais comme morte, jusqu’à ce que l’aigre ritournelle m’eût annoncé le lever du rideau. Alors je ressuscitais, je redevenais forte et ardente, pour admirer, pour sentir et pour pleurer. » La marquise n’avait jamais vu Lélio que sur la scène. Un soir, au moment où elle sortait, un homme sortait aussi ; un machiniste lui ôta son chapeau en lui disant : Bonsoir, M. Lélio. La marquise le suit ; il entre dans un mauvais café en face de la comédie ; mais la marquise crut s’être trompée et avoir suivi un autre homme, car celui qui était devant elle « avait au moins trente-cinq ans ; il était jaune, flétri, usé ; il était mal mis ; il avait l’air commun ; il parlait d’une voix rauque et éteinte, donnait la main à des pleutres, avalait de l’eau-de-vie et jurait horriblement ; sa démarche était lâche, sa tournure sale, ses joues mal essuyées de fard. »

La marquise fut stupéfaite, et lorsqu’elle s’éveilla le lendemain au milieu de son luxe, elle se figura avoir fait un pénible rêve. Après cette déception, elle se crut sérieusement guérie de son amour ; mais, à quelque temps de là, par hasard, elle revit Lélio dans Cinna, et elle se remit à l’aimer avec passion. Cela dura cinq ans. Un jour, la marquise reçut une lettre de Lélio ; il lui disait qu’il avait deviné son amour, qu’il le partageait, mais qu’il s’éloignait pour toujours, car il comprenait qu’ils étaient à jamais séparés. Avant de partir, il lui demandait en grâce une entrevue secrète. La marquise l’accorda. Ce soir-là, Lélio avait joué don Juan ; dans sa précipitation, il avait oublié d ôter son costume. La marquise le trouva plus beau que jamais. Il ressemblait à un portrait de Vélasquez. La marquise lui raconta sa vie pendant les cinq ans qui venaient de s’écouler, et l’obscur comédien dut être bien heureux et bien fier de la passion qu’il avait inspirée. Après des aveux mutuels, après des serments réciproques, ils se séparèrent pour ne plus se revoir. Il faut lire l’histoire de cette passion si vraie, si complète, si pleine de larmes et si chaste, pour comprendre à quel point l’amour peut métamorphoser ceux qui ont le bonheur de le ressentir.

INDIANA.

ETTE première manifestation merveilleux talent de George Sand est devenue un type bien exploité depuis ; mais la délicieuse et poétique créole est restée inimitable. C’est comme un paysage de Claude Lorrain, un portrait de Raphaël, que nous pouvons retrouver dans la nature, mais que l’art essaierait en vain de reproduire. Aussi n’avons-nous d’autre prétention que d’inspirer le désir de la connaître.

L’auteur nous présente Indiana à dix-neuf ans, toute faible, toute brisée déjà, non pas comme la femme incomprise : elle ne s’est pas inquiétée de se révéler à ceux qui l’entourent ; d’ailleurs elle s’ignore elle-même. Elle sent bien en son cœur une grande richesse, mais elle ne sait quel est ce trésor. Elle comprend que l’existence qu’on lui a faite ne suffit plus aux besoins de son imagination ardente ; mais quelle vie mettra-t-elle à la place ? Pourtant elle espère et se dit : « Un jour viendra ; j’attendrai. »

Charpentier pinxt.
Robinson sculpt
Indiana
GEORGE SAND
INDIANA
à Paris chez Aubert & Cie

C’est au château de Lagny, dans la lourde atmosphère de son intérieur triste et monotone, que nous apparaît pour la première fois la mélancolique Indiana. « Si vous l’eussiez vue enfoncée sous le manteau de cette vaste cheminée de marbre blanc incrusté de cuivre doré ; si vous l’eussiez vue, toute fluette, toute pâle, toute triste, le coude appuyé sur son genou, elle toute jeune, au milieu de ce vieux ménage, à côté de ce vieux mari, semblable à une fleur née d’hier qu’on fait éclore dans un vase gothique, vous eussiez plaint la femme du colonel Delmare. » Aucune sympathie ne pouvait exister entre ce vieux soldat et cette jeune femme ; ils le sentaient tous deux : le mari s’en irritait et devenait brutal ; la femme en mourait en silence, et sa profonde tristesse ressemblait parfois à de la résignation, bien que son âme opprimée protestât sans cesse. Le vieux Delmare était despote, grossier, et presque toujours souffrant, ce qui augmentait encore l’irritabilité de son caractère. Lorsqu’il avait un accès de rhumatisme, tout était pour lui un sujet d’humeur et de reproche. Mais ce qui servait surtout de thème favori à ses emportements, c’était la tristesse habituelle de sa femme. Il rougissait devant elle de l’effroi qu’il lui inspirait, et, comme tous les êtres vulgaires, quand il se trouvait en tort, loin de l’avouer noblement, il devenait injuste et cruel. Alors il fallait tout le sang-froid de sir Rodolphe Brown, cousin de madame Delmare, pour la soustraire aux violences de son mari. Rodolphe, élevé aux Colonies avec Indiana, l’avait suivie en France, et à force de loyauté, de simplicité, il était parvenu à rassurer la jalousie du vieux mari, qui ne voyait plus en lui que le frère de sa femme, et qui l’aimait à sa façon, c’est-à-dire autant que peut aimer un égoïste. Sir Ralph, comme l’appelait Indiana, était le bon ange de sa cousine. Beaucoup plus âgé qu’elle, quoiqu’il fût encore jeune, il la protégeait depuis qu’elle était au monde ; mais il était si froid, si impassible, si concentré, qu’Indiana lui savait à peine gré d’un dévouement de toute la vie, de tous les moments, qui ne réclamait rien, pas même qu’on voulût bien s’en apercevoir.

Indiana, comme toutes les femmes impressionnables, était superstitieuse. Un soir elle se trouva agitée, sans motif apparent, de terreurs vagues ; il lui semblait qu’elle touchait à un moment décisif de sa vie. Elle dit à sir Ralph : « Vous direz encore que je suis folle, mais je ne sais quelle catastrophe se prépare autour de nous. Il y a ici un danger qui pèse sur quelqu’un... sur moi, sans doute... Mais... tenez, Ralph, je me sens émue comme à l’approche d’une grande phase de ma destinée... j’ai peur. » Et Ralph, l’homme positif, ne vit dans cette idée que la suite d’une sensation nerveuse. Il essaya de distraire Indiana. Mais bientôt un homme est apporté mourant au château ; il vient d’être blessé par le colonel Delmare, qui, le voyant monter par-dessus le mur de son parc, le prit pour un voleur, et lui tira un coup de fusil. Madame Delmare donne des soins au blessé. A son costume, à son air distingué, à l’or trouvé dans ses poches, on reconnaît que ce ne peut être un voleur. Alors le soupçon arrive au cœur de Delmare. Sa femme est bien empressée auprès de cet homme, qui pénètre chez lui par-dessus les murs ! Il veut savoir le nom de cet inconnu, et c’est à Indiana qu’il s’adresse avec fureur. « Je l’ignore absolument ! lui répond-elle avec une froideur si pleine de fierté, que son terrible époux en fut comme étourdi un instant. »

Raymon de Ramière, rendu à la vie par les soins d’Indiana, donne à M. Delmare des explications suffisantes de sa présence nocturne dans le parc de Lagny ; puis, il quitte le château en emportant un fugitif souvenir de la femme du colonel, qui lui reste en mémoire comme une douce apparition, bientôt oubliée au milieu du bruit et du monde.

Mais, dans la vie retirée d’Indiana, ce fut un grave événement ; et bien souvent la rêveuse créole, assise auprès de la fenêtre du grand salon, occupée en apparence à nuancer les fleurs de sa tapisserie, se ressouvint du beau Raymon de Ramière.

Quelques mois après, à un bal chez l’ambassadeur d’Espagne, Raymon retrouve Indiana environnée de tout le prestige du succès et de la beauté. Elle attirait tous les regards, tous les hommages. Elle était, ce soir-là, merveilleusement belle. « La simplicité de sa mise eût suffi pour la détacher en relief au milieu des diamants, des plumes et des fleurs qui paraient les autres femmes. Des rangs de perles tressées dans ses cheveux noirs composaient tout son écrin. Le blanc mat de son collier, celui de sa robe de crêpe et de ses épaules nues, se confondaient à quelque distance, et la chaleur des appartements avait à peine réussi à élever sur ses joues une nuance délicate comme celle d’une rose de Bengale éclose sur la neige. C’était une créature toute mignonne, toute petite, toute déliée, une beauté de salon que la lueur des bougies rendait féerique, et qu’un rayon du soleil eût ternie. En dansant, elle était si légère, qu’un souffle eût suffi pour l’enlever ; mais elle était légère sans vivacité, sans plaisir. Assise, elle se courbait comme si son corps trop souple n’eût pas eu la force de la soutenir ; et quand elle parlait, elle souriait et avait l’air triste. » Le beau Raymon de Ramière s’approcha d’elle, et, « touché au cœur par l’accent de cette voix créole un peu voilée, et si douce qu’elle semblait faite pour prier ou pour bénir, » il lui rappelle les courts moments qu’il a passés à Lagny, il s’exalte à la chaleur de sa propre éloquence, il se passionne, et Indiana recueille avec avidité chacune de ces paroles enivrantes, qu’elle entend pour la première fois. Quoique depuis longtemps le cœur de la créole eût deviné l’amour, elle n’avait jamais aimé. A la révélation de ce sentiment inconnu, toute sa frêle organisation fut comme électrisée. Sa profonde émotion devint contagieuse, et Raymon, en la quittant, était tout à fait amoureux.

Jusque-là, Indiana n’avait jamais connu le bonheur que donne l’affection d’autrui. Élevée aux Colonies par un père bizarre et violent, mariée à un homme plus violent encore, elle avait continuellement souffert des maux de la servitude et de l’ennui de l’isolement. Mais, dans cette vie de dépendance, elle avait acquis une patience extérieure à toute épreuve, une indulgence et une bonté adorables avec les inférieurs ; mais aussi une volonté de fer, une force de résistance inerte pour tout ce qui tendait à l’opprimer. Résister mentalement à toute espèce de contrainte morale était devenu chez elle une seconde nature, un principe de conduite, une loi de conscience.

Que de fois, à son insu, le cœur silencieux et brisé, elle avait appelé à son aide un cœur jeune et généreux pour la soutenir dans la vie ! Aussi, quand le souffle embrasé de Raymon eut envahi son atmosphère glacée, elle s’abandonna d’abord à toute l’ivresse d’un premier amour ; et si, plus tard, l’effroi succéda, dans son cœur, à ce bonheur fiévreux, ce fut en songeant à la colère de son mari. Elle la redoutait, non pour elle, aguerrie qu’elle était aux menaces et aux dangers, mais pour Raymon, que son mari aurait infailliblement tué. Cette crainte fut tout le secret de sa résistance, le seul motif de sa vertu ; et pourtant elle s’avouait bien que sans Raymon la vie n’était plus possible pour elle. Mais elle voulait inspirer l’amour comme elle l’éprouvait. « Je n’ai pas encore aimé, dit-elle un jour à Raymon ; je ne donnerai pas mon cœur vierge et entier en échange d’un cœur flétri et ruiné, mon amour enthousiaste pour un amour tiède, ma vie tout entière en échange d’un soir rapide. Je n’ai pas besoin d’hommages, mais d’affection. Il faut m’aimer sans partage, sans retour, sans réserve ; il faut être prêt à me sacrifier tout, fortune, réputation, devoir, affaires, principes, famille, tout, Monsieur, parce que je mettrai le même dévouement dans la balance, et que je la veux égale. » Et la pauvre femme a déjà tout donné, sans le savoir, à l’homme égoïste et blasé qui la domine, et qui promet tout sans rien vouloir tenir, sachant bien que les promesses en amour n’engagent point un homme.

Après une lutte de six mois, après les instances réitérées de Raymon, madame Delmare consent enfin à le recevoir chez elle. Mais Ralph, qui a vu la passion naître, grandir, envahir tout le cœur d’Indiana ; Ralph qui a deviné le rendez-vous accordé ; Ralph, qui connaît la nature égoïste de Raymon, tente encore de sauver sa consine ; il s’impose auprès d’elle, il voudrait qu’elle eût confiance en lui ; mais il comprend son incapacité à obtenir un aveu. Enfin, après bien des hésitations : « Te souviens-tu, lui dit-il, il y a un an, nous étions assis sous cette cheminée, comme nous voici maintenant ; tu te sentis plus souffrante qu’à l’ordinaire, et je me rappelle tes paroles comme si elles retentissaient encore à mes oreilles : Il y a un danger qui se prépare autour de nous et qui pèse sur quelqu’un ; sur moi sans doute, ajoutas-tu : je me sens émue comme à l’approche d’une grande phase de ma destinée ; j’ai peur. — Je ne crois plus à ces vaines frayeurs, dit Indiana. — Moi j’y crois, reprit Ralph, car ce soir-là tu fus prophète, Indiana ; un grand danger nous menaçait, une influence funeste enveloppait cette paisible demeure. » Indiana écouta son cousin comme un conseiller indiscret, le congédia froidement, et attendit Raymon avec toute l’impatience d’une femme qui aime. Alors elle croyait à l’avenir, au bonheur, elle croyait à l’amour ! Cette croyance devait être bien éphémère, et Raymon ne tarda pas à la briser.

M. Delmare, ruiné, était obligé de retourner à l’île Bourbon ; il voulait emmener sa femme, qui refusa de l’accompagner avec une résistance inflexible. Forte de son amour, de l’appui de Raymon, un soir elle quitta la maison de son mari pour se réfugier dans celle de M. de Ramière. Elle l’attendit toute une nuit, et quand il rentra du bal et qu’il trouva chez lui cette femme jusque-là si pudique, il comprit enfin qu’il était aimé plus qu’il n’avait voulu l’être ; et craignant les ennuis, les embarras et même les périls qu’entraînerait cette passion folle, ce fut lui alors qui parla de devoirs, de réputation, de convenances. A l’amour enthousiaste d’Indiana, il opposa la sécheresse et l’ironie ; au dévouement sans bornes de la confiante jeune femme, il répondit par un lâche abandon. Indiana n’espérait plus qu’en cet homme : quand elle vit bien que la dernière chance de salut ici-bas lui échappait, quand elle se fut dit que sa vie d’autrefois lui serait plus odieuse encore à présent, qu’elle en avait rêvé une autre, elle pensa à chercher un refuge dans la mort. Ce refuge, elle allait le trouver, quand Ralph parut.

« Elle était au bord de l’eau, qui charriait des glaçons à ses pieds et les brisait avec un bruit sec et froid sur les pierres taillées de ses rives. Cette eau verdâtre et frémissante exerçait une force attractive sur les sens d’Indiana. On s’accoutume aux idées terribles ; à force de les admettre, on s’y plaît.... Elle s’était fait du suicide une sorte de volupté tentatrice. Une seule pensée, une pensée religieuse l’avait empêchée de s’y arrêter définitivement ; mais dans cet instant, aucune pensée complète ne gouvernait plus son cerveau épuisé.... Quand elle sentit le froid cuisant de l’eau qui baignait déjà sa chaussure, elle s’éveilla comme d’un somnambulisme ; et cherchant des yeux où elle était, elle vit Paris derrière elle et la Seine qui fuyait sous ses pieds, emportant dans sa masse huileuse le reflet blanc des maisons et le bleu grisâtre du ciel. Ce mouvement continu de l’eau et l’immobilité du sol se confondirent dans ses perceptions troublées, et il lui sembla que l’eau dormait et que la terre fuyait. Dans ce moment de vertige, elle s’appuya contre un mur, et se pencha, fascinée, vers ce qu’elle prenait pour une masse solide... Mais les aboiements d’un chien qui bondissait autour d’elle vinrent la distraire et apporter quelques instants de retard à l’accomplissement de son dessein. Ralph qui accourait, guidé par la voix du chien, la saisit par le corps, l’entraîna, et la déposa sur les débris d’un bateau abandonné à la rive. »

Après une scène violente, dans laquelle elle eut à essuyer les reproches, les imprécations de son mari, Indiana, exclusivement absorbée par sa douleur et devenue étrangère à toutes choses, se laissa emmener à l’île Bourbon. Au moment où elle venait de s’embarquer à Bordeaux, et comme le vaisseau allait mettre à la voile, « lorsqu’elle se disait que désormais elle était à jamais seule, qu’elle allait vivre et mourir avec ce mari qu’elle haïssait, sans un ami pour la consoler, sans un parent pour la protéger, en se retournant elle vit sur le pont, derrière elle, la paisible et bienveillante figure de Ralph qui lui souriait. — Tu ne m’abandonnes donc pas, toi ? lui dit-elle en se jetant à son cou toute baignée de larmes —Jamais ! répondit Ralph en la serrant contre sa poitrine. »

Arrivée à l’île Bourbon, elle retrouva les premières impressions douloureuses de sa vie, et le souvenir de souffrances plus cruelles et plus récentes. La lutte recommença pour elle ; lutte pleine d’angoisses, de déchirements intérieurs. Elle s’isola de son entourage. Alors tout se rapporta chez elle à une certaine faculté d’illusion, à une ardente aspiration vers un point qui n’était ni le souvenir, ni l’attente, mais le désir dans toute son intensité dévorante. Elle vécut ainsi seule pendant des semaines, pendant des mois, n’aimant, ne connaissant, ne caressant qu’une chimère. Que de larmes a mères elle versa dans ses longues heures de solitude ! Elle écrivit à Raymon et se fit forte. Elle lui exprima un chagrin profond mais calme, pendant qu’elle se livrait à l’impétuosité de son désespoir.

Quelquefois, néanmoins, une lueur d’espoir aveugle et stupide venait briller devant ses yeux troublés. Peut-être ne perdit-elle jamais un reste de confiance en l’amour de Raymon, malgré les cruelles leçons de l’expérience, malgré les torturantes pensées de chaque jour, qui lui rappelaient la froideur dont il l’avait accablée lors de leur dernière entrevue !

Raymon avait perdu sa mère, qui l’aimait follement, les espérances ambitieuses, et avec elles presque tous ses amis. Dans son isolement, il se ressouvint de madame Delmare ; il eut regret à l’amour abnégatif et dévoué qu’il avait repoussé si durement. Il pensa qu’Indiana l’aimait toujours, et qu’elle reviendrait, s’il voulait seulement prendre la peine de la rappeler. Sous l’influence de cette pensée, il écrivit à Indiana. Sa lettre exprimait l’amour, le regret, la douleur. Il lui faisait entendre que le moment était enfin venu d’exercer l’enthousiaste fidélité, le périlleux dévouement dont elle s’était vantée. Il ne lui disait pas de venir, mais il écrivait qu’il était malheureux : c’était lui dire qu’il l’attendait. Il avait bien deviné le noble cœur d’Indiana. Elle se fit un devoir d’oublier le passé, d’écarter la prévision de l’avenir. Heureuse de se dévouer, elle regretta de ne pas estimer assez son mari pour faire à Raymon un véritable sacrifice ; elle eût donné sa vie sans croire que ce fût assez payer un sourire de Raymon.

Sa résolution fut prise aussitôt, malgré les difficultés, les impossibilités d’un départ secret ; mais il n’y a jamais rien d’impossible quand il s’agit, pour une femme, d’aller au secours de l’homme qu’elle aime.

A quelques mois de là, elle arrivait auprès de Raymon. « Tu savais, lui dit-elle, que je ne pouvais pas manquer à ton appel. C’est toi qui m’as appelée, me voilà, me voilà ; je me meurs !... » Ses idées se confondirent dans son cerveau ; elle resta quelque temps silencieuse, haletante, incapable de parler, de penser... et puis elle rouvrit les yeux, reconnut Raymon comme au sortir d’un rêve, fit un cri de joie et de frénésie, et se colla à ses lèvres, folle, ardente et heureuse. Il était pâle, muet, immobile, frappé de la foudre. Reconnais-moi donc, s’écria-t-elle ; c’est moi, c’est ton Indiana, c’est ton esclave que tu as rappelée de l’exil et qui est venue de trois mille lieues pour t’aimer et te servir ; c’est la compagne de ton choix qui a tout quitté, tout risqué, tout bravé pour t’apporter cet instant de joie ! Tu es heureux ? tu es content d’elle, dis ? J’attends ma récompense ; un mot, un baiser, je serai payée au centuple. » Mais Raymon ne répondit rien. Il était « écrasé de surprise, de remords et de terreurs, en voyant cette femme à ses pieds. » Depuis longtemps Raymon avait oublié Indiana et la lettre qu’il lui avait écrite : il était marié.

M. Delmare était mort. Ralph était revenu en France avec l’espoir d’y retrouver sa cousine. Après de longues recherches, il la retrouva, en effet, dans une chambre d’hôtel garni, seule, sans argent et malade. Il la soigna, la consola et l’emmena ; mais voyant qu’elle ne voulait plus vivre, il lui proposa de quitter la vie ensemble. Indiana y consentit, et tous deux s’embarquèrent pour aller se tuer sur les rochers solitaires de Bernica, à l’île Bourbon.

A l’heure suprême, Ralph, dépouillant sa timidité, donna un libre cours à ses pensées lentes et sublimes ; il raconta son amour si soigneusement caché jusque-là, sa lutte, ses longues souffrances, ses tortures depuis dix ans. A cette révélation éloquente et imprévue, Indiana comprit que le moment de se dévouer à un être noble et digne était enfin venu pour elle ; pleine d’enthousiasme pour le beau caractère de Ralph, elle lui offrit de vivre pour lui. Il accepta, en oubliant qu’elle avait voulu se tuer pour un autre.

Pauvre Indiana ! aurez-vous enfin trouvé le bonheur ?

Gros Claudes pinxt.
Robinson, sculpt.
Noun.
GEORGE SAND
INDIANA

ΝΟUΝ.

OUN ne paraît qu’un instant dans le roman d’Indiana ; mais, outre qu’elle y jette la diversion heureuse de son caractère, elle sert merveilleusement à faire ressortir celui de Raymon de Ramières, qui est le chef-d’œuvre de ce beau livre.

« Noun était la sœur de lait de madame Delmare. Ces deux jeunes personnes, élevées ensemble, s’aimaient tendrement. Noun, grande, forte, brillante de santé, vive, alerte, et pleine de sang créole ardent et passionné, effaçait de beaucoup, par sa beauté resplendissante, la beauté pâle et grêle de madame Delmare ; mais la bonté de leur cœur et la force de leur attachement étouffaient entre elles tout sentiment de rivalité féminine. »

C’est Noun qui attire d’abord, dans la maison de madame Delmare, Raymon de Ramières, destiné à y jeter le trouble. Cet élégant jeune homme, qui cache une âme commune sous les plus nobles dehors, fait la cour à la femme de chambre, et c’est par hasard qu’il élève son ambition jusqu’à Indiana elle-même. Une nuit, tandis qu’il court au rendez-vous de Noun, il est blessé par M. Delmare : jeté tout sanglant devant Indiana, il est pansé par elle ; il continue cependant d’abord ses assiduités auprès de Noun, puis il s’en lasse.

« Noun pleura, attendit, et, malheureuse qu’elle était, voyant le temps s’écouler, se hasarda jusqu’à écrire. Pauvre fille ! Ce fut le dernier coup. La lettre d’une femme de chambre ! M. de Ramières se hâta de la jeter au feu, dans la crainte de rougir de lui-même. » C’est alors qu’il revoit Indiana au bal de l’ambassadeur d’Espagne. Il se passionne pour elle, il surprend le secret de ses tristesses, il la voit s’évanouir dans ses bras. Noun accourt, il faut l’écarter. Cependant c’est par elle que Raymon pourra correspondre avec Indiana : il faut la ménager. « Tâchez d’être au Lagny ce soir, dit-il, j’y serai

Noun avait repris un peu d’espoir. — Il m’aime encore, se disait-elle ; il ne veut pas m’abandonner ! il m’avait un peu oubliée, c’est tout simple : à Paris, au milieu des fêtes, aimé de toutes les femmes comme il doit l’être, il s’est laissé entraîner quelques instants loin de la pauvre Indienne. Hélas ! qui suis-je, pour qu’il me sacrifie tant de grandes dames, plus belles et plus riches que moi ? »

A force de penser aux séductions que le luxe devait exercer sur son amant, Noun s’avisa d’un moyen de lui plaire davantage. Elle se para des atours de sa maîtresse, alluma un grand feu dans la chambre que madame Delmare occupait au Lagny, para la cheminée des plus belles fleurs qu’elle put trouver dans la serre chaude, prépara une collation de fruits et de vins fins, apprêta, en un mot, toutes les recherches du boudoir auxquelles elle n’avait jamais songé, et quand elle se regarda dans un grand panneau de glace, elle se rendit justice en se trouvant plus jolie que les fleurs dont elle avait cherché à s’embellir. »

Elle va au-devant de Raymon, enveloppée dans une pelisse ; elle le conduit à petit bruit ; « enfin elle l’entraîne dans une chambre circulaire, élégante et simple, où des orangers en fleurs répandaient leurs suaves émanations. Des bougies diaphanes brûlaient dans les candélabres. Noun avait effeuillé des roses du Bengale sur le parquet ; le divan était semé de violettes ; une douce chaleur pénétrait tous les pores, et les cristaux étincelaient sur la table parmi les fruits, qui présentaient coquettement leurs flancs vermeils mêlés à la mousse verte des corbeilles. »

Raymon est ébloui au premier aspect ; mais, dans tout ce luxe, ce n’est pas Noun qu’il aperçoit : « Après l’avoir examinée dans la glace sans tourner la tête, il reporta ses regards sur tout ce qui pouvait lui rendre un reflet plus pur « d’Indiana, sur les instruments de musique, sur les peintures, sur le lit virginal. Il s’enivra du vague parfum que sa présence avait laissé dans ce sanctuaire ; et Noun, les bras croisés, debout derrière lui, le contemplait avec extase, s’imaginant qu’il était absorbé par le ravissement, à la vue de tous les soins qu’elle s’était donnés pour lui plaire. »

Noun alors fut éloquente en parlant de son amour qu’elle avait cru trahi ; « elle était suffoquée de larmes, elle avait arraché les fleurs de son front, ses longs cheveux tombaient épars sur ses épaules larges et éblouissantes. Si madame Delmare n’eût eu pour l’embellir son esclavage et ses souffrances, Noun l’eût infiniment surpassée en beauté dans cet instant : elle était splendide de douleur et d’amour. »

Cependant le lendemain, Raymon déclarait à Noun qu’il ne fallait plus songer à être aimée, et, plus insensible cette fois à ses larmes, il persistait dans sa résolution. Tout à coup madame Delmare revient au Lagny, elle entre dans son appartement avant que Raymon n’ait pu en sortir. Il se cache derrière le lit, bientôt il y est surpris. Il répond à la colère d’Indiana par des cris de passion dont il semble attendre son pardon ; mais madame Delmare le repousse, le flétrit, et confond avec lui, dans son mépris, Noun, qu’elle soupçonne d’avoir voulu livrer sa maîtresse.

« Le soir, lorsque madame Delmare se retira dans son appartement, Noun ne vint pas comme à l’ordinaire pour la déshabiller ; elle la sonna vainement, et quand elle pensa que c’était une résistance marquée, elle ferma sa porte et se coucha ; mais elle passa une nuit affreuse, et dès que le jour fut levé, elle descendit dans le parc. Elle se laissa tomber sur le gazon, encore blanchi par la gelée du matin, au bord de la petite rivière qui traversait le parc. On était à la fin de mars ; la nature commençait à se réveiller ; la matinée, quoique froide, n’était pas sans charme ; des flocons de brouillard dormaient encore sur l’eau comme une écharpe flottante, et les oiseaux essayaient leurs premiers chants d’amour et de printemps. »

« Indiana se sentit soulagée, et un sentiment religieux s’empara de son âme Cependant, comme elle suivait d’un œil mélancolique le cours plus rapide de l’eau, elle vit flotter, entre les roseaux, comme un monceau d’étoffes que le courant s’efforçait d’entraîner. Elle se leva, se pencha sur l’eau, et vit distinctement les vêtements d’une femme, des vêtements qu’elle connaissait trop bien. L’épouvante la rendait immobile, mais l’eau marchait toujours, tirant lentement un cadavre des joncs où il s’était arrêté, et l’amenant vers madame Delmare Un cri d’horreur attira en ce lieu les ouvriers de la fabrique : madame Delmare était évanouie sur la rive, et le cadavre de Noun flottait sur l’eau devant elle. »

Que pourrait-on ajouter à cette touchante position ?

FERNANDE.

FERNANDE a dix-sept ans ; elle est petite, blanche, un peu grasse, mais élégante et légère cependant. Ses yeux et ses sourcils noirs, au-dessous d’une forêt de cheveux blonds, donnent un caractère particulier à sa beauté. Son front n’est pas très-élevé, mais il est purement dessiné et annonce une intelligence plutôt docile que saisissante, plutôt capable de mémoire que d’observation. En effet, elle arrange et emploie convenablement ce qu’elle sait, et ne découvre rien par elle-même.

En voyant ses longs cheveux blonds se détacher et tomber en désordre sur ses épaules, au moindre mouvement de sa jeune pétulance ; en voyant ses grands yeux noirs, toujours étonnés, toujours questionneurs, et si ingénus quand l’amour en adoucit la vivacité ; en entendant le son un peu brusque de cette voix nette et accentuée, on reconnaissait à des indices indubitables la franchise et l’honnêteté. »

Charpentier pinxt.
Robinson sculpt.
Fernande
GEORGE SAND
JACQUE
à Paris chez Aubert & Cie

Élevée au couvent, elle y avait pris sa part d’une éducation uniforme pour toutes, quelle que soit l’intelligence de chacune. Elle était, depuis peu, revenue habiter la province auprès de sa mère, femme égoïste et sans principes, lorsque chez une amie d’enfance, mariée à un ancien colonel de lanciers, elle rencontra le capitaine Jacques, officier retiré du service, héritier d’un million. Depuis quinze jours qu’on attendait le capitaine Jacques au château de madame Borel, Jacques, le sujet de toutes les conversations, on racontait des choses merveilleuses de sa bravoure, de sa générosité. On le disait d’une beauté parfaite, mais très-original cependant. Fernande avait craint que Jacques fût une seconde édition de M. Borel, c’est-à-dire, qu’il n’eût comme lui un gros ventre, un gros bon sens, de grosses moustaches, et un âge sans date ; elle éprouva une joie secrète à le trouver si différent : « Il me parut, dit-elle, au premier coup d’œil, avoir vingt-cinq ans tout au plus, quoiqu’il en ait au moins trente. Il n’est pas de figure plus belle, plus régulière et plus noble que celle de Jacques. Il est plutôt petit que grand, et semble très-délicat quoiqu’il assure être d’une très-forte santé ; il est constamment pâle, et ses cheveux d’un noir d’ébène, qu’il porte très-longs, le font paraître plus pâle et plus maigre encore. Il me semble qu’il a le sourire triste, le regard mélancolique, le front serein et l’attitude fière. En tout, l’expression d’une âme orgueilleuse et sensible, d’une destinée rude mais vaincue. » Elle se trompait : les destinées comme celle de Jacques ne sont jamais vaincues. Jacques est une de ces natures d’exception qui doivent lutter toujours. Tournées sans cesse vers le bien, vers l’infini, vers l’impossible, elles passent tour à tour, en essayant toutes choses, de l’espoir au découragement, de la foi au scepticisme. Elles vivent vingt vies ordinaires dans une seule année, et meurent dès qu’elles n’ont plus rien à apprendre de la douleur. Ce caractère de Jacques est admirable de force et sublime de dévouement. Jacques est tout le roman de madame Sand. Fernande n’a de valeur qu’à côté de Jacques et par lui ; pour comprendre ce caractère de femme, il faut absolument être initié à son entourage. Fernande n’est qu’une figure de second plan, tandis que Sylvia est de la même race et du même ordre que Jacques.

Jacques épouse Fernande parce qu’il l’aime, mais surtout parce que c’est l’unique moyen de l’arracher des mains d’une méchante mère et de la faire riche et indépendante. Car il ne comprend pas le mariage comme esclavage de la femme. Voici ce qu’il en écrit à Fernande avant d’être son mari. « Je ne vous parlerai pas d’amour ; il me serait impossible de vous prouver que le mien doit vous rendre éternellement heureuse ; je n’en sais rien, et je puis dire seulement qu’il est sincère et profond. C’est du mariage que je veux vous parler, et l’amour est une chose à part, un sentiment qui entre nous sera tout à fait indépendant de la loi et du serment. Ce que je vous ai demandé, ce que vous m’avez promis, c’est de vivre avec moi, c’est de me prendre pour votre appui, pour votre défenseur, pour votre meilleur ami. L’amitié seule est nécessaire à ceux qui associent leurs destinées par une promesse mutuelle. L’amour peut s’éteindre, l’amitié peut devenir pesante et chagrine ; l’intimité peut être le tourment de l’un de nous, de tous les deux peut-être. C’est dans ce cas que votre estime m’est nécessaire. Pour avoir le courage de m’abandonner votre liberté, il faut que vous sachiez que je ne m’en emparerai jamais. Êtes-vous bien sûre de cela, pauvre enfant ? Vous n’y avez peut-être pas songé. Pour répondre aux terreurs qui pourraient naître en nous, pour vous aider à les chasser, j’ai à vous faire un serment ; je vous prie de l’enregistrer et de relire cette lettre toutes les fois que les propos du monde ou les apparences de ma conduite vous feront craindre quelque tyrannie de ma part. La société va vous dicter une formule de serment. Vous allez jurer de m’être fidèle, de m’être soumise, c’est-à-dire de n’aimer jamais que moi et de m’obéir en tout. L’un de ces serments est une absurdité, l’autre une bassesse. Vous ne pouvez pas répondre de votre cœur, même quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes. Vous ne devez pas me promettre de m’obéir, parce que ce serait nous avilir l’un et l’autre. Ainsi, mon enfant, prononcez avec confiance les mots consacrés sans lesquels votre mère et le monde vous défendraient de m’appartenir ; moi aussi je dirai les paroles que le prêtre et le magistrat me dicteront, puisque à ce prix seulement il m’est permis de vous consacrer ma vie. Mais à ce serment de vous protéger que la loi me prescrit, j’en veux joindre un autre que les hommes n’ont pas jugé nécessaire à la sainteté du mariage, et sans lequel tu ne dois pas m’accepter pour époux. Ce serment, c’est de te respecter, et c’est à tes pieds que je veux le faire, en présence de Dieu, le jour où tu m’auras accepté pour amant.

Oui, je le respecterai, parce que tu es faible, parce que tu es pure et sainte, parce que tu as droit au bonheur, ou du moins au repos et à la liberté. »

Du côté de Jacques, tout semble donc disposé pour le bonheur de leur union ; mais il y a entre les deux natures de Jacques et de Fernande une disproportion intellectuelle, une incompatibilité fatale, dont la suite du roman nous montre les funestes résultats. Tandis que, dans la plupart de ses autres ouvrages, excepté peut-être dans Lèlia, George Sand semble attaquer les vices de l’institution sociale, et rapporter aux faux systèmes des hommes tous les malheurs de leurs relations sentimentales, dans Jacques, l’auteur s’attaque bien plus haut : il s’en prend à la nature humaine elle-même, ou plutôt à la différence nécessaire qui existe entre les êtres. Pour que Jacques pût réaliser le mariage, cette sainte et indissoluble union de l’homme et de la femme, il faudrait qu’il rencontrât une créature à la hauteur de ses propres sentiments. C’est une critique profonde et douloureuse de notre imperfection terrestre. Fernande est douce, bonne, affectueuse, facile même et disposée au bonheur ; mais elle ne saurait s’élever dans les régions suprêmes de l’esprit et du cœur. Jacques est donc destiné à n’être jamais suivi par sa compagne dans les élans de son amour, dans les aspirations de sa tendresse. A Fernande il faut une affection plus commune, moins poétique et plus romanesque. Le premier homme jeune qui lui montrera l’amour plus à sa portée, sera le rival de Jacques. C’est ce qui arrive bientôt dans la solitude où les nouveaux époux avaient transporté leur amour. D’abord l’inintelligence de Fernande se manifeste en exigences, en tracasseries, en reproches. Ce sont des larmes sans cause, des inquiétudes sans sujet, des jalousies sans objet. Puis vient alors l’isolement de ces deux êtres, qui n’étaient pas faits l’un pour l’autre ; et quand Octave paraît, Jacques n’est déjà plus aimé de Fernande.

« Autrefois, dit Fernande, j’avais un plaisir extrême à voir Jacques étendu sur un tapis et fumant des parfums. »

Octave est le contraste de Jacques. C’est un grand et beau jeune homme blond, bien rose, bien portant, bien nul. « Il est bon sans être vertueux ; affectueux, mais incapable de passion ; il ressent l’amour assez fortement pour commettre toutes les fautes, mais pas assez pour faire quelque chose de grand. » De même que Fernande se croit malheureuse par Jacques, Octave se croit malheureux par Sylvia. C’est après elle qu’il court lorsqu’il rencontre Fernande. Il la prend tout d’abord pour confidente, et comme la nature de Jacques et celle de Sylvia se ressemblent, Fernande comprend qu’elle souffre les mêmes douleurs qu’Octave. Fernande et Octave s’avouent mutuellement que leur sort est pareil. Ils reconnaissent ensemble que Jacques et Sylvia sont des fous sublimes, avec qui la vie est impossible. Dès que ces deux faiblesses sont en présence, elles se plaignent, se consolent et s’unissent, malgré les remords de Fernande, malgré la protection paternelle de Jacques, malgré l’honneur, que Fernande et Octave comprennent tous deux sans être assez forts pour en suivre les lois. Jacques, qui a deviné l’amour de sa femme pour Octave, essaie à le combattre à force de bonté et de dévouement ; mais dès qu’il a l’affreuse certitude de ne plus être aimé, il s’éloigne pour ne pas devenir odieux à celle qu’il aime avec une abnégation héroïque. Une fois que Jacques est éloigné, Fernande, qui luttait faiblement contre l’amour d’Octave, plutôt par crainte que par vertu, s’y abandonne fatalement, sans songer même à conserver les apparences. Jacques apprend bientôt les désordres de sa femme ; il tente de la protéger encore aux yeux du monde, mais il n’est plus temps. Alors, n’ayant plus rien à faire ici-bas, n’ayant plus rien à espérer de la vie, Jacques la quitte sans regrets. Fernande et Octave seront heureux sans doute, car, par la volonté de Jacques, Fernande ignorera toujours qu’un suicide l’a faite veuve.

MARTHE.

MARTHE est l’héroïne de ce roman plein d’observation, de naturel et d’esprit qu’on appelle Horace. Écrire sur la vie du pays latin quelques pages pleines de boutades, quelquefois heureuses, plus ordinairement faciles, en faire même le sujet d’un récit où la réalité a bien soin de se déguiser de peur d’être triviale, c’est ce qui a été tenté souvent, avec le succès qu’ont toujours les choses de convention. Mais, avec les mœurs vraies de l’étudiant que tout le monde connaît, avec les accidents de notre histoire contemporaine, que nous lisons chaque jour dans les journaux, composer une œuvre où l’imagination a sa grande part sans rien fausser, où le style accepte les termes les plus familiers sans renoncer à sa fermeté et à son élévation, c’est ce que George Sand était seul capable d’entreprendre.

Jacquaud pinxt.
Robinson sculpt.
Marthe.
GEORGE SAND
HORACE.

Au milieu de ces caractères d’étudiants, que l’écrivain a si heureusement groupés, Marthe se détache comme une création toute poétique. Elle se mêle pourtant aux incidents les plus réels de la narration, et nous la voyons, pour la première fois, dans une situation bien humble. Madame Poisson (c’est le nom sous lequel elle est cachée d’abord) dirige le café où les étudiants se rassemblent. Obligée de refouler tous ses sentiments, elle ose à peine se plaindre des ennuis qu’elle endure, et elle n’a d’autre occupation que de passer sa main de neige sur le dos tigré du magnifique angora qui se joue adroitement parmi les porcelaines du comptoir. »

Tout d’un coup, madame Poisson quitte son café, et cherche un refuge parmi le monde facile, mais dévoué, du pays latin ; et alors on apprend qu’elle n’a jamais été la femme de M. Poisson ; qu’un jeune homme, qui l’a aimée depuis l’enfance d’un amour assez malheureux, et qui s’appelle Paul Arsène, l’a suivie à Paris, s’est mis en service auprès d’elle, et l’a décidée à quitter son maître pour venir habiter au milieu de ses amis, avec ses propres sœurs, appelées par lui du fond de leur province.

Bientôt Marthe, libre, devient l’objet des soins d’Horace, l’étudiant élégant du roman, mais aussi l’homme léger, capricieux, et vulgaire par le fond de l’âme, et, pour nous servir d’une comparaison empruntée aux ouvrages de George Sand lui-même, le Raymond de Ramières de cette autre Indiana. Comme Indiana elle-même, Marthe finit par se laisser prendre aux assiduités de ce séducteur, et par croire qu’Arsène n’était qu’un ami dévoué qui avait voulu la tirer d’une situation humiliante.

« Eugénie, qui prévoyait la confusion et le chagrin de Marthe lorsqu’elle apprendrait les services d’argent qu’il lui avait rendus à son insu, le força de reprendre celui qu’elle avait apporté en dernier lieu. Désormais, elle voulut rester chargée exclusivement de son amie, et cette charge était bien légère : Marthe était d’une sobriété excessive ; elle était vêtue avec une simplicité modeste, et elle aidait assidument Eugénie dans son travail. La seule trace des bienfaits d’Arsène que nous n’eussions pas fait disparaître de peur d’affliger trop cet excellent jeune homme, c’était un petit mobilier qu’il avait acquis pour elle, et qui se composait d’une couchette en fer, de deux chaises, d’une table, d’une commode en noyer, et d’une petite toilette qu’il avait choisie lui-même, hélas ! avec tant d’amour ! Nous faisions accroire à Marthe que les meubles étaient à nous, et que nous les lui prêtions Elle agréait nos soins avec tant de candeur et de charme, que nous eussions été heureux de les lui faire agréer toute notre vie ; mais il n’en devait pas être ainsi : un mauvais génie planait sur la destinée de Marthe, c’était Horace. »

L’affection d’Horace est devenue si nécessaire à Marthe, qu’au moindre mot indifférent ou chagrin du jeune homme, elle se trouble. Un jour qu’il est parti après avoir témoigné de l’humeur, elle ne peut souffrir l’idée d’être méconnue par lui ; et, n’écoutant que son cœur, elle court, sans chapeau, sans châle, sans gants, pour le retrouver, pour lui parler ; elle ne l’atteint que chez lui.

Le lendemain, à l’aube naissante, la porte de l’hôtel de Narbonne s’ouvrit doucement et se referma plus doucement encore, après avoir laissé passer une femme qui couvrait sa tête d’un châle rouge. Elle était seule, et fit quelques pas rapidement pour s’éloigner. Mais bientôt elle s’arrêta faible et brisée au coin d’une borne, et s’appuya pour ne pas tomber. Cette femme, c’était Marthe ; un homme la reçut dans ses bras, c’était Arsène. »

Ainsi se poursuit toute la vie de cette femme, entre l’élégant jeune homme, qui la séduit et qui la délaissera, et l’homme plus vulgaire qui se dévoue à elle, et qui ne sera récompensé de son dévouement que lorsque accepter cette récompense sera un dévouement nouveau. Cependant Horace l’a emporté tout à fait ; il isole Marthe du monde où elle a vécu jusqu’alors ; il l’éloigne de Paul Arsène dont il est jaloux ; il lui fait une sorte d’existence poétique, qui ne peut durer bien longtemps, parce que, au milieu des rêves oisifs où il se complaît, il oublie qu’il est accablé de dettes, et qu’il en augmente chaque jour le nombre.

« Il ne permettait pas à Marthe de travailler pour vivre, et il lui cachait sa situation afin qu’elle n’eût pas de remords. Il avait une telle aversion pour tout ce qui eût pu lui rappeler la grisette, que c’était tout au plus s’il lui laissait coudre ses propres ajustements. Il eût mieux aimé, quant à lui, porter son linge en lambeaux, que de voir l’objet de son amour y faire des reprises. Il fallait que la modeste Marthe ne s’occupât que de lecture et de toilette, sous peine de perdre toute poésie aux yeux d’Horace, comme si la beauté perdait de son prix et de son lustre en remplissant les conditions d’une vie naïve et simple. Il fallut que, pendant trois mois, elle jouât le rôle de Marguerite devant ce Faust improvisé, qu’elle arrosât des fleurs sur sa fenêtre, qu’elle tressât plusieurs fois par jour ses longs cheveux d’ébène, vis-à-vis d’un miroir gothique dont il avait fait l’emplette pour elle à un prix beaucoup trop élevé pour sa bourse ; qu’elle apprît à lire et à réciter des vers ; enfin, qu’elle posât du matin au soir dans un tête-à-tête nonchalant.

Le moment vint pourtant où il fallut avouer à Marguerite que Faust n’avait pas de quoi lui donner à dîner, et que Méphistophélès n’interviendrait pas dans les affaires. » La séparation devient nécessaire. Marthe elle-même en hâta l’instant ; elle disparaît, et Horace va bercer ses rêveries aux pieds d’une vicomtesse qui s’ennuie dans ses terres, et qui est bien aise de le voir arriver à son secours. Pendant ce temps le canon de l’émeute grondait dans Paris. C’était le 5 juin 1832, le jour des funérailles du général Lamarque. Un des habitués de notre cercle d’étudiants, Laravianie, a pris part à l’insurrection, et, par ses discours énergiques, par son exaltation, est parvenu à entraîner avec lui Paul Arsène à la barricade de Saint-Méry.

Lorsque la partie est perdue, Arsène s’évade par un toit. « Cette évasion tint du miracle. Caché à plusieurs reprises dans des cheminées, dans des lucarnes de greniers, vingt fois aperçu et poursuivi, vingt fois soustrait aux recherches, Arsène, couvert de blessures, brisé par plusieurs chutes, se sentant à bout de ses forces, tente un dernier effort pour disputer une vie à laquelle une faible espérance le rattachait à peine. Il s’agissait de sauter d’un toit à l’autre, pour entrer dans une mansarde par une fenêtre inclinée qu’il apercevait à quelques pieds de distance. Lassé par toutes ses émotions, il se laissa tomber plutôt qu’il ne s’élança sur le bord opposé. Alors, se traînant sur ses genoux et sur ses coudes, il parvint jusqu’à la fenêtre, l’enfonça en posant ses deux genoux sur le vitrage, et, s’abandonnant avec indifférence à la générosité ou à la lâcheté de ceux qu’il allait surprendre dans cette misérable demeure, il roula évanoui sur le carreau de la mansarde. En recevant ce dernier choc qu’il ne sentit pas, il eut comme une réaction de lucidité qui dura à peine quelques secondes. Ses yeux virent les objets, son cerveau les comprit à peine ; mais son cœur éprouva comme un dilatement de joie qui éclaira son visage au moment où il perdit connaissance.

Qu’avait-il vu dans cette mansarde ? une femme pâle, maigre, et misérablement vêtue, assise sur son grabat, et tenant dans ses bras un enfant nouveau né. » C’était Marthe dans la misère, Marthe mère et abandonnée. Elle s’empresse auprès du malheureux évanoui, elle reconnait Arsène, elle le soigne avec angoisses pendant les heures brûlantes de la fièvre. Mais le danger n’est pas passé.

« Bientôt ils furent réveillés par une sourde rumeur qui se faisait autour d’eux. Marthe entendit des voix inconnues, des pas lourds et pressés qui lui glacèrent le cœur d’épouvante. Des agents de police visitaient les mansardes, cherchant des victimes. On approchait de la sienne. Elle jeta les couvertures sur Arsène, nivela le lit avec ses hardes qu’elle cacha sous les draps, et, plaçant son enfant sur Arsène lui-même, elle alla ouvrir la porte avec la résolution et la force que donnent les périls extrêmes. Les débris du châssis de sa fenêtre avaient été cachés dans un coin de la chambre. Elle avait attaché son tablier en guise de rideau devant cette fenêtre brisée, pour voiler le dégât. Une voisine charitable, chez qui on venait de faire des perquisitions, suivit les sbires jusqu’au logis de Marthe : — Ici, mes bons Messieurs, leur dit-elle, il n’y a qu’une pauvre femme à peine relevée de couches et encore bien malade. Ne lui faites pas peur, mes bons Messieurs : elle en mourrait. — Le sang-froid avec lequel Marthe se présenta devant les agents acheva de leur ôter tout soupçon. Un coup d’œil jeté dans sa chambre, trop petite et trop peu meublée pour receler une cachette, leur persuada l’inutilité d’une recherche plus exacte. Ils s’éloignèrent, sans remarquer des traces de sang mal effacées sur le carreau. »

Depuis lors la destinée des deux amis s’améliora. Marthe étant tout à fait abandonnée, Arsène devint son protecteur, et reçut, le malheur aidant, le prix d’un amour longtemps fidèle. Puis Marthe, à son tour, s’efforça de vaincre la mauvaise fortune. Cherchant les moyens d’exister, elle se sentit du goût pour le théâtre, débuta à Belleville, puis au Gymnase, avec succès. Horace fut encore attiré auprès d’elle par l’éclat qui s’attachait à son talent ; mais cette fois ses tentatives furent vaines, et Paul Arsène, qui avait défendu Marthe contre la misère, partagea son bonheur. Marthe est une femme comme il y en a beaucoup aujourd’hui dans les rangs moyens de la société, aux prises tantôt avec ce que la réalité a de plus poignant et de plus vif, tantôt avec ce que l’imagination des hommes de notre temps a de plus romanesque et de plus fantastique. C’est au lecteur à dire l’intérêt qui résulte du contraste de ces deux situations.

Debiefoe pinxt.
Robinson sculpt.
Consuelo
GEORGE SAND.
CONSUELO.

CONSUELO.

A jeune élève du maestro Porpora, la petite Consuelo, était née en Espagne, « et arrivée de là en Italie, en passant par Saint-Pétersbourg, Constantinople, Mexico, ou Arkangel, ou par toute autre route encore plus directe à l’usage des seuls Bohémiens. Bohémienne, elle ne l’était pourtant que de profession et par manière de dire : car, de race, elle n’était ni Gitana ni Indoue, non plus qu’Israélite, en aucune façon. Elle était de bon sang espagnol, sans doute moresque à l’origine, car elle était passablement brune, et toute sa personne avait une tranquillité qui n’annonçait rien des races vagabondes... Elle était aussi calme que l’eau des lagunes, et en même temps aussi active que les gondoles légères qui en sillonnent incessamment la face. Comme elle grandissait beaucoup, et que sa mère était fort misérable, elle portait toujours ses robes trop courtes d’une année, ce qui donnait à ses longues jambes de quatorze ans, habituées à se montrer en public, une sorte de grâce sauvage et d’allure franche qui faisait plaisir et pitié à voir. Si son pied était petit, on ne le pouvait dire, tant il était mal chaussé. En revanche, sa taille, prise dans des corps devenus trop étroits et craqués à toutes les coutures, était svelte et flexible comme un palmier, mais sans forme, sans rondeur, sans séduction. Son visage tout rond, blême et insignifiant, n’eût frappé personne, si ses cheveux courts, épais et rejetés derrière ses oreilles, en même temps que son air sérieux et indifférent à toutes les choses extérieures, ne lui eussent donné une certaine singularité peu agréable. Les personnes généreuses qui s’intéressaient à elle regrettaient d’abord qu’elle ne fût pas jolie ; et puis, se ravisant, elles disaient, en lui prenant la tête avec cette familiarité qu’on n’a pas pour la beauté : Eh bien ! toi, tu as la mine d’une bonne créature ; et Consuelo était fort contente, bien qu’elle n’ignorât pas que cela voulait dire : Tu n’as rien de plus. »

Telle était, dans son enfance, la jeune femme que George Sand vient de précipiter dans une suite d’aventures que nous aurions de la peine à suivre, et dont nous ne sommes pas encore près de connaître le dénouement. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de marquer les principales transformations de ce caractère, l’un des plus piquants, des plus poétiques, et, assure-t-on, des plus ressemblants que l’auteur ait dessinés.

La jeunesse de Consuelo se passe à Venise, dans l’école de chant du maestro Porpora, ou sur les bords du Lido, avec son jeune camarade Anzoleto, qui n’avait pas une voix moins belle que la sienne. « Elle travaillait toujours en s’amusant toujours ; elle s’obstinait des heures entières à vaincre, soit par le chant libre et capricieux, soit par la lecture musicale, des difficultés qui eussent rebuté Anzoleto livré à lui-même. »

Consuelo était laide, et Anzoleto, qui ne s’en était jamais aperçu, ne put se le dissimuler lorsque le comte Zustiniani, son maître, l’en eut averti. Mais voilà Consuelo qui chante un psaume de Marcello devant le divin Marcello lui-même : « Un feu divin monta à ses joues, et la flamme sacrée jaillit de ses grands yeux noirs lorsqu’elle remplit la voûte de cette voix sans égale et de cet accent victorieux, pur, vraiment grandiose, qui ne peut sortir que d’une grande intelligence jointe à un grand cœur. Au bout de quelques mesures d’audition, un torrent de larmes délicieuses s’échappa des yeux de Marcello. Le comte Zustiniani, ne pouvant maîtriser son émotion, s’écria : — Par tout le sang du Christ, cette femme est belle ! c’est sainte Cécile, sainte Thérèse, sainte Consuelo ! c’est la poésie, c’est la musique, c’est la foi, personnifiées ! Quant à Anzoleto, qui s’était levé et qui ne se soutenait plus sur ses jambes fléchissantes que grâce à ses mains crispées sur la grille de la tribune, il retomba suffoqué sur son siége, prêt à s’évanouir, et comme ivre de joie et d’orgueil. »

Une rivalité s’établit alors entre le noble comte et le pauvre Anzoleto. Le comte offre sa gondole à Consuelo pour la reconduire chez elle. Anzoleto, jaloux, veut le prévenir ; mais, surpris lui-même par l’arrivée du comte, « il eut la pensée de lui enfoncer entre les côtes le couteau mince et effilé qu’un Vénitien, homme du peuple, cache toujours dans quelque pοche invisible de son ajustement. J’espère, Madame, dit le comte à Consuelo, d’un ton ferme, que vous ne me ferez pas l’affront de refuser ma gondole pour vous reconduire, et le chagrin de ne pas vous appuyer sur mon bras pour y entrer. » « Consuelo, toujours confiante, et ne devinant rien de ce qui se passait autour d’elle, accepta, remercia, et abandonna son joli coude arrondi à la main du comte ; elle sauta dans la gondole sans cérémonie. Alors, un dialogue muet, mais énergique, s’établit entre le comte et Anzoleto. Le comte avait un pied sur la rive, un pied sur la barque, et de l’œil toisait Anzoleto, qui, debout sur la dernière marche du perron, le toisait aussi, mais d’un air farouche, la main cachée dans sa poitrine, et serrant le manche de son couteau. Un mouvement de plus vers la barque, et le comte était perdu Ce qu’il y eut de plus vénitien dans cette scène rapide et silencieuse, c’est que les deux rivaux s’observèrent sans hâter de part ni d’autre une catastrophe imminente. Le comte n’avait d’autre intention que de torturer son rival par une irrésolution apparente, et il le fit à loisir, quoiqu’il vît fort bien et comprît encore mieux le geste d’Anzoleto prêt à le poignarder ; de son côté, Anzoleto eut la force d’attendre, sans se trahir officiellement, qu’il plût au comte d’achever sa plaisanterie féroce, ou de renoncer à la vie. »

Cette belle fureur n’eut pas de grand résultat ni pour le comte, ni pour le plébéien. Tous deux s’agitèrent en vain, le premier pour séduire Consuelo, le second pour la fixer. Consuelo contracta un engagement avec le directeur de Venise, et débuta aux applaudissements frénétiques d’un public enivré par le sentiment des bonnes traditions ramenées, et d’un beau génie découvert. Anzoleto devait débuter avec elle ; mais, embarrassé par les obstacles qui entravent toujours l’entrée de la carrière, il voulut les conjurer par l’adresse, et tomba, victime de ses propres ruses, dans les filets d’une grande actrice qui était la rivale de Consuelo. Lorsque Consuelo eut vu l’ami de son enfance souillé, elle se déroba à ses recherches, à celles du comte, à celles du public ; et l’on ouït, dire à Venise qu’elle était partie pour Vienne, où elle allait jouer un opéra nouveau de son maître Porpora.

Nous ne suivrons pas Consuelo dans sa fuite, qui la conduisit vers un vieux château de Bohême. Comment ce personnage, qui s’est dessiné jusqu’à présent d’une manière si vive et si éclatante sous le soleil de Venise, aux clartés de l’art italien, se transforme tout à coup, sans perdre cependant son originalité sous le ciel allemand, au milieu des rêves de la métaphysique, nous ne saurions entreprendre de le dire. Être encore à demi voilé pour le public, Consuelo semble destinée par l’auteur à résoudre un des problèmes les plus difficiles de l’art, celui de savoir jusqu’à quel point l’extrême variété peut s’allier à une unité sévère. Bien souvent on a tenté d’écrire de ces romans où un héros sans caractère passe à travers mille accidents divers, et fait valoir mille physionomies différentes ; George Sand s’était proposé un but plus élevé : il a voulu que la diversité des événements et la multitude des personnages servissent à montrer la grandeur, la force et l’éclat d’un caractère tel que la poésie n’en a pas encore tracé.



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Galerie des femmes de George Sand, par le bibliophile Jacob...

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