Consuelo se souvint que madame de Kleist, pour mieux dissimuler ses fréquentes visites secrètes à la princesse Amélie, venait souvent à pied le soir au château, la tête enveloppée d’une épaisse coiffe noire, la taille d’une mante de couleur sombre, et le bras appuyé sur celui de son domestique. De cette façon, elle n’était point remarquée des gens du château, et pouvait passer pour une de ces personnes dans la détresse qui se cachent de mendier, et qui reçoivent ainsi quelques secours de la libéralité des princes. Mais malgré toutes les précautions de la confidente et de sa maîtresse, leur secret était un peu celui de la comédie ; et si le roi n’en prenait pas d’ombrage, c’est qu’il est de petits scandales qu’il vaut mieux tolérer qu’ébruiter en les combattant. Il savait bien que ces deux dames s’occupaient ensemble de Trenck plus que de magie ; et bien qu’il condamnât presque également ces deux sujets d’entretien, il fermait les yeux et savait gré intérieurement à sa sœur d’y porter une affectation de mystère qui mettait sa responsabilité à couvert aux yeux de certaines gens. Il voulait bien feindre d’être trompé ; il ne voulait pas avoir l’air d’approuver l’amour et les folies de sa sœur. C’était donc sur le malheureux Trenck que sa sévérité s’était appesantie, et encore avait-il fallu l’accuser de crimes imaginaires pour que le public ne pressentît pas les véritables motifs de sa disgrâce.
La Porporina, pensant que le serviteur de madame de Kleist devait aider à son incognito, en lui donnant le bras de même qu’à sa maîtresse, n’hésita point à accepter ses services, et à s’appuyer sur lui pour marcher sur le pavé enduit de glace. Mais elle n’eut pas fait trois pas ainsi, que cet homme lui dit d’un ton dégagé : « Eh bien, ma belle comtesse, dans quelle humeur avez-vous laissé votre fantasque Amélie ? »
Malgré le froid et la bise, Consuelo sentit le sang lui monter aux joues. Selon toute apparence, ce valet la prenait pour sa maîtresse, et trahissait ainsi une intimité révoltante avec elle. La Porporina, saisie de dégoût, retira son bras de celui de cet homme, en lui disant sèchement : « Vous vous trompez. »
– Je n’ai pas l’habitude de me tromper, reprit l’homme au manteau avec la même aisance. Le public peut ignorer que la divine Porporina est comtesse de Rudolstadt ; mais le comte de Saint-germain est mieux instruit.
– Qui êtes-vous donc ? dit Consuelo bouleversée de surprise ; n’appartenez-vous pas à la maison de madame la comtesse de Kleist ?
– Je n’appartiens qu’à moi-même, et ne suis serviteur que de la vérité, reprit l’inconnu. Je viens de dire mon nom ; mais je vois qu’il est ignoré de madame de Rudolstadt.
– Seriez-vous donc le comte de Saint-Germain en personne ?
– Et quel autre pourrait vous donner un nom que le public ignore ? Tenez, madame la comtesse, voici deux fois que vous avez failli tomber en deux pas que vous avez faits sans mon aide. Daignez reprendre mon bras. Je sais fort bien le chemin de votre demeure, et je me fais un devoir et un honneur de vous y reconduire saine et sauve.
– Je vous remercie de votre bonté, monsieur le comte, répondit Consuelo, dont la curiosité était trop excitée pour refuser l’offre de cet homme intéressant et bizarre : aurez-vous celle de me dire pourquoi vous m’appelez ainsi ?
– Parce que je désire obtenir votre confiance d’emblée en vous montrant que j’en suis digne. Il y a longtemps que je sais votre mariage avec Albert, et je vous ai gardé à tous deux un secret inviolable, comme je le garderai tant que ce sera votre volonté.
– Je vois que ma volonté à cet égard est fort peu respectée [par M. Supperville, dit Consuelo qui se pressait d’attribuer à ce dernier les notions de M. de Saint-germain sur sa position.
– N’accusez pas ce pauvre Supperville, reprit le comte. Il n’a rien dit, si ce n’est à la princesse Amélie, pour lui faire sa cour. Ce n’est pas de lui que je tiens le fait.
– Et de qui donc, en ce cas, monsieur ?
– Je le liens du comte Albert de Rudolstadt lui-même. Je sais bien que vous allez me dire qu’il est mort pendant qu’on achevait la cérémonie religieuse de votre hyménée ; mais je vous répondrai qu’il n’y a pas de mort, que personne, que rien ne meurt, et que l’on peut s’entretenir encore avec ce que le vulgaire appelle les trépassés, quand on connaît leur langage et les secrets de leur vie.
– Puisque vous savez tant de choses, monsieur ; vous n’ignorez peut-être pas que de semblables assertions ne me peuvent aisément convaincre, et qu’elles me font beaucoup de mal, en me présentant sans cesse l’idée d’un malheur que je sais être sans remède, en dépit des promesses menteuses de la magie.
– Vous avez raison d’être en garde contre les magiciens et les imposteurs. Je sais que Cagliostro vous a effrayée d’une apparition au moins intempestive. Il a cédé à la gloriole de vous montrer son pouvoir, sans s’inquiéter de la disposition de votre âme et de la sublimité de sa mission. Gagliostro n’est cependant pas un imposteur, tant s’en faut ! Mais c’est un vaniteux, et c’est par là qu’il a mérité souvent le reproche de charlatanisme.
– Monsieur le comte, on vous fait le même reproche ; et comme cependant on ajoute que vous êtes un homme supérieur, je me sens le courage de vous dire franchement les préventions qui combattent mon estime pour vous.
– C’est parler avec la noblesse qui convient à Consuelo, répondit M. de Saint Germain avec calme, et je vous sais gré de faire cet appel à ma loyauté. J’en serai digne, et je vous parlerai sans mystère. Mais nous voici à votre porte, et le froid, ainsi que l’heure avancée, me défendent de vous retenir ici plus longtemps. Si vous voulez apprendre des choses de la dernière importance, et d’où votre avenir dépend, permettez-moi de vous entretenir en liberté.
– Si votre Seigneurie veut venir me voir dans la journée, je l’attendrai chez moi à l’heure qu’elle m’indiquera.
– Il faut que je vous parle demain ; et demain vous recevrez la visite de Frédéric, que je ne veux pas rencontrer, parce que je ne fais aucun cas de lui.
– De quel Frédéric voulez-vous parler, monsieur le comte ?
– Oh ! ce n’est pas de notre ami Frédéric de Trenck que nous avons réussi à tirer de ses mains. C’est de ce méchant petit roi de Prusse qui vous fait la cour. Tenez, il y aura demain grande redoute à l’Opéra ; soyez-y. Quelque déguisement que vous preniez, je vous reconnaîtrai et me ferai reconnaître de vous. Dans cette cohue, nous trouverons l’isolement et la sécurité. Autrement, mes relations avec vous amasseraient de grands malheurs sur des têtes sacrées. A demain donc, madame la comtesse’. »
En parlant ainsi, le comte de Saint-Germain salua profondément Consuelo et disparut, la laissant pétrifiée de surprise au seuil de sa demeure.
« Il y a décidément, dans ce royaume de la raison, une conspiration permanente contre la raison, se disait la cantatrice en s’endormant. A peine ai-je échappé à un des périls qui menacent la mienne, qu’un autre se présente. La princesse Amélie m’avait donné l’explication des dernières énigmes, et je me croyais bien tranquille ; mais, au même instant, nous rencontrons, ou du moins nous entendons la balayeuse fantastique, qui se promène dans ce château du doute, dans cette forteresse de l’incrédulité, aussi tranquillement qu’elle l’eût fait il y a deux cents ans. Je me débarrasse de la frayeur que me causait Cagliostro, et voici un autre magicien qui paraît encore mieux instruit de mes affaires. Que ces devins tiennent registre de tout ce qui concerne la vie des rois et des personnages puissants ou illustres, je le conçois ; mais que moi, pauvre fille humble et discrète, je ne puisse dérober aucun fait de ma vie à leurs investigations, voilà qui me confond et m’inquiète malgré moi. Allons ! suivons le conseil de la princesse. Comptons que l’avenir expliquera encore ce prodige, et, en attendant, abstenons-nous de juger. Ce qu’il y aurait de plus extraordinaire peut-être dans celui-ci, c’est que la visite du roi, prédite par M. de Saint-Germain, eût lieu effectivement demain. Ce sera la troisième fois seulement que le roi sera venu chez moi. Ce M. de Saint-Germain serait-il son confident ? On dit qu’il faut se méfier surtout de ceux qui parlent mal du maître. Je tâcherai de ne pas l’oublier. »
Le lendemain, à une heure précise, une voiture sans livrée et sans armoiries entra dans la cour de la maison qu’habitait la cantatrice, et le roi, qui l’avait fait prévenir, deux heures auparavant, d’être seule et de l’attendre, pénétra dans ses appartements le chapeau sur l’oreille gauche, le sourire sur les lèvres, et un petit panier à la main.
« Le capitaine Kreutz vous apporte des fruits de son jardin, dit-il. Des gens mal intentionnés prétendent que cela vient des jardins de Sans-Souci, et que c’était destiné au dessert du roi. Mais le roi ne pense point à nous, Dieu merci, et le petit baron vient passer une heure ou deux avec sa petite amie. «
Cet agréable début, au lieu de mettre Consuelo à son aise, la troubla étrangement. Depuis qu’elle conspirait contre sa volonté en recevant les confidences de la princesse Amélie, elle ne pouvait plus braver avec une impassible franchise le royal inquisiteur. Il eût fallu désormais le ménager, le flatter peut-être, détourner ses soupçons par d’adroites agaceries. Consuelo sentait que ce rôle ne lui convenait pas, qu’elle le jouerait mal, surtout s’il était vrai que Frédéric eût du goût pour elle, comme on disait à la cour, où l’on eût cru rabaisser la majesté royale en se servant du mot d’amour à propos d’une comédienne. Inquiète et troublée, Consuelo remercia gauchement le roi de l’excès de ses bontés, et tout aussitôt la physionomie du roi changea, et devint aussi morose qu’elle s’était annoncée radieuse.
« Qu’est-ce ? dit-il brusquement en fronçant le sourcil. Avez-vous de l’humeur ? êtes-vous malade ? pourquoi m’appelez-vous sire ? Ma visite vous dérange de quelque amourette ?
– Non, sire, répondit la jeune fille en reprenant la sérénité de la franchise. Je n’ai ni amourette ni amour.
– A la bonne heure ! Quand cela serait, après tout, que m’importe ? mais j’exigerais que vous m’en fissiez l’aveu.
– L’aveu ? M. le capitaine veut dire la confidence sans doute ?
– Expliquez la distinction.
– Monsieur le capitaine la comprend de reste.
– Comme vous voudrez ; mais distinguer n’est pas répondre. Si vous étiez amoureuse, je voudrais le savoir.
– Je ne comprends pas pourquoi.
– Vous ne le comprenez pas du tout ? regardez-moi donc en face. Tous avez le regard bien vague aujourd’hui !
– Monsieur le capitaine, il me semble que vous voulez singer le roi. On dit que quand il interroge un accusé, il lui lit dans le blanc des yeux. Croyez-moi, ces façons-là ne vont qu’à lui ; et encore, s’il venait chez moi pour me les faire subir, je le prierais de retourner à ses affaires.
– C’est cela ; vous lui diriez : « Va te promener, sire. »
– Pourquoi non ? La place du roi est sur son cheval ou sur son trône, et s’il avait le caprice de venir chez moi, je serais en droit de ne pas le souffrir maussade.
– Vous auriez raison ; mais dans tout cela vous ne me répondez pas. Vous ne voulez pas me prendre pour le confident de vos prochaines amours ?
– Il n’y a point de prochaines amours pour moi, je vous l’ai dit souvent, baron.
– Oui, en riant, parce que je vous interrogeais de même ; mais si je parle sérieusement à cette heure ?
– Je réponds de même.
– Savez-vous que vous êtes une singulière personne ?
– Pourquoi cela ?
– Parce que vous êtes la seule femme de théâtre qui ne soit pas occupée de belles passions ou de galanterie.
– Vous avez une mauvaise idée des femmes de théâtre, monsieur le capitaine ?
– Non ! j’en ai connu de sages ; mais elles visaient à de riches mariages, et vous, on ne sait à quoi vous songez.
– Je songe à chanter ce soir.
– Ainsi vous vivez au jour le jour ?
– Désormais, je ne vis pas autrement.
– Il n’en a donc pas été toujours ainsi ?
– Non monsieur,
– Vous avez aimé ?
– Oui, monsieur.
– Sérieusement ?
– Oui, monsieur.
– Et longtemps ?
– Oui, monsieur.
– Et qu’est devenu votre amant ?
– Mort !
– Mais vous en êtes consolée ?
– Non.
– Oh ! vous vous en consolerez bien ?
– Je crains que non.
– Cela est étrange. Ainsi, vous ne voulez pas vous marier ?
– Jamais.
– Et vous n’aurez pas d’amour ?
– Jamais.
– Pas même un ami ?
– Pas même un ami comme l’entendent les belles dames.
– Bast ! si vous alliez à Paris, et que le roi Louis XV, ce galant chevalier...
– Je n’aime pas les rois, monsieur le capitaine, et je déteste les rois galants.
– Ah ! je comprends ; vous aimez mieux les pages. Un joli cavalier, comme Trenck, par exemple !
– Je n’ai jamais songé à sa figure.
– Et cependant vous avez conservé des relations avec lui !
– Si cela était, elles seraient de pure et honnête amitié.
– Vous convenez donc que ces relations subsistent ?
– Je n’ai pas dit cela, répondit Consuelo, qui craignit de compromettre la princesse par ce seul indice.
– Alors vous le niez ?
– Je n’aurais pas de raisons pour le nier, si cela était ; mais d’où vient que le capitaine Kreutz m’interroge de la sorte ? Quel intérêt peut-il prendre à tout cela ?
– Le roi en prend apparemment, repartit Frédéric en ôtant son chapeau et en le posant brutalement sur la tête d’une Polymnie en marbre blanc dont le buste antique ornait la console.
– Si le roi me faisait l’honneur de venir chez moi, dit Consuelo, en surmontant la terreur qui s’emparait d’elle, je penserais qu’il désire entendre de la musique, et je me mettrais à mon clavecin pour lui chanter l’air d’Ariane abandonnée...
– Le roi n’aime pas les prévenances. Quand il interroge, il veut qu’on lui réponde clair et net. Qu’est-ce que vous avez été faire cette nuit dans le palais du roi ? Vous voyez bien que le roi a le droit de venir faire le maître chez vous, puisque vous allez chez lui à des heures indues sans sa permission ? »
Consuelo trembla de la tête aux pieds ; mais elle avait heureusement dans toutes sortes de dangers une présence d’esprit qui l’avait toujours sauvée comme par miracle. Elle se rappela que Frédéric plaidait souvent le faux pour savoir le vrai, et qu’il passait pour arracher les aveux par la surprise plus que par tout autre moyen. Elle se tint sur ses gardes, et, souriant à travers sa pâleur, elle répondit : « Voilà une singulière accusation, et je ne sais ce qu’on peut répondre à des demandes fantastiques.
– Vous n’êtes plus laconique comme tout-à-l’heure, reprit le roi ; comme on voit bien que vous mentez ! Vous n’avez pas été cette nuit au palais ? répondez oui ou non ?
– Eh bien, non ! dit Consuelo avec courage préférant la honte d’être convaincue de mensonge, à la lâcheté de livrer le secret d’autrui pour se disculper.
– Vous n’en êtes pas sortie à trois heures du matin, toute seule ?
– Non, répondit Consuelo, qui retrouvait ses forces en voyant une imperceptible irrésolution dans la physionomie du roi, et qui jouait déjà la surprise avec supériorité.
– Vous avez osé dire trois lois non ! s’écria le roi d’un air courroucé et avec des regards foudroyants.
– J’oserai le dire une quatrième fois, si Votre Majesté l’exige, répondit Consuelo, résolue de faire face à l’orage jusqu’au bout.
– Oh ! je sais bien qu’une femme soutiendrait le mensonge dans les tortures, comme les premiers chrétiens y soutenaient ce qu’ils croyaient être la vérité. Qui pourra se flatter d’arracher une réponse sincère à un être féminin ? Écoutez, mademoiselle, j’ai eu jusqu’ici de l’estime pour vous, parce que je pensais que vous faisiez seule exception aux vices de votre sexe. Je ne vous croyais ni intrigante, ni perfide, ni effrontée. J’avais dans votre caractère une confiance qui allait jusqu’à l’amitié...
– Et maintenant, sire...
– Ne m’interrompez pas. Maintenant, j’ai mon opinion, et vous en sentirez les effets. Mais écoutez-moi bien. Si vous aviez le malheur de vous immiscer dans de petites intrigues de palais, d’accepter certaines confidences déplacées, de rendre certains services dangereux, vous vous flatteriez vainement de me tromper longtemps, et je vous chasserais d’ici aussi honteusement que je vous y ai reçue avec distinction et bonté.
– Sire, répondit Consuelo avec audace, comme le plus cher et le plus constant de mes vœux est de quitter la Prusse, quels que soient le prétexte de mon renvoi et la dureté de votre langage, je reçois avec reconnaissance l’ordre de mon départ.
– Ah ! vous le prenez ainsi, s’écria Frédéric transporté de colère, et vous osez me parler de la sorte ! « En même temps il leva sa canne comme s’il eût voulu frapper Consuelo ; mais l’air de mépris tranquille avec lequel elle attendit cet outrage le fit rentrer en lui-même, et il jeta sa canne loin de lui, en disant d’une voix émue : Tenez, oubliez les droits que vous avez à la reconnaissance du capitaine Kreutz, et parlez au roi avec le respect convenable ; car si vous me poussez à bout, je suis capable de vous corriger comme un enfant mutin.
– Sire, je sais qu’on bat les enfants dans votre auguste famille, et j’ai ouï dire que Votre Majesté, pour se soustraire à de tels traitements, avait autrefois essayé de prendre la fuite. Ce moyen sera plus facile à une zingara comme moi qu’il ne l’a été au prince royal Frédéric. Si Votre Majesté ne me fait pas sortir de ses États dans les vingt-quatre heures, j’aviserai moi-même à la rassurer sur mes intrigues, en quittant la Prusse sans passe-port, fallût-il fuir à pied et en sautant les fossés, comme font les déserteurs et les contrebandiers.
– Vous êtes une folle ! dit le roi en haussant les épaules et en marchant à travers la chambre pour cacher son dépit et son repentir. Vous partirez, je ne demande pas mieux, mais sans scandale et sans précipitation. Je ne veux pas que vous me quittiez ainsi, mécontente de moi et de vous-même. Où diable avez-vous pris l’insolence dont vous êtes douée ? et quel diable me pousse à la débonnaireté dont j’use avec vous ?
– Vous la prenez sans doute dans un scrupule de générosité dont Votre Majesté peut se dispenser. Elle croit m’être redevable d’un service que j’aurais rendu au dernier de ses sujets avec le même zèle. Qu’elle se regarde donc comme quitte envers moi, mille fois, et qu’elle me laisse partir au plus vite : ma liberté sera une récompense suffisante, et je n’en demande pas d’autre.
– Encore ? dit le roi confondu de l’obstination hardie de cette jeune fille. Toujours le même langage ? Vous n’en changerez pas avec moi ? Ah ! ce n’est pas du courage, cela ! c’est de la haine !
– Et si cela était, reprit Gonsuelo, est-ce que Votre Majesté s’en soucierait le moins du monde ?
– Juste ciel ! que dites-vous là, pauvre petite fille ! dit le roi avec un accent de douleur naïve. Vous ne comprenez pas ce que vous dites, malheureuse enfant ! il n’y a qu’une âme perverse qui puisse être insensible à la haine de son semblable.
– Frédéric le Grand regarde-t-il la Porporina comme un être de la même nature que lui ?
– Il n’y a que l’intelligence et la vertu qui élèvent certains hommes au-dessus des autres. Vous avez du génie dans votre art. Votre conscience doit vous dire si vous avez de la loyauté... Mais elle vous dit le contraire dans ce moment-ci, car vous avez l’âme remplie de fiel et de ressentiment.
– Et si cela était, la conscience du grand Frédéric n’aurait-elle rien à se reprocher pour avoir allumé ces mauvaises passions dans une âme habituellement paisible et généreuse ?
– Allons ! vous êtes en colère ? » dit Frédéric en faisant un mouvement pour prendre la main de la jeune fille ; mais il s’arrêta, retenu par cette gaucherie qu’un fond de mépris et d’aversion pour les femmes lui avait fait contracter. Consuelo, qui avait exagéré son dépit pour refouler dans le cœur du roi un sentiment de tendresse prêt à faire explosion au milieu de la colère, remarqua combien il était timide, et perdit toutes ses craintes en voyant qu’il attendait ses avances. C’était une singulière destinée, que la seule femme capable d’exercer sur Frédéric une sorte de prestige ressemblant à l’amour, fût peut-être la seule dans tout son royaume qui n’eût voulu à aucun prix encourager cette disposition. Il est vrai que la répugnance et la fierté de Consuelo étaient peut-être son principal attrait aux yeux du roi. Cette âme rebelle tentait le despote comme la conquête d’une province ; et sans qu’il s’en rendît compte, sans qu’il voulût mettre sa gloire à ce genre d’exploits frivoles, il sentait une admiration et une sympathie d’instinct pour un caractère fortement trempé qui lui semblait avoir, à quelque égard, une sorte de parenté avec le sien. « Voyons ! dit-il, en fourrant brusquement dans la poche de son gilet la main qu’il avait avancée vers Consuelo, ne me dites plus que je ne me soucie pas d’être haï ; car vous me feriez croire que je le suis, et cette pensée me serait odieuse !
– Et cependant vous voulez qu’on vous craigne.
– Non, je veux qu’on me respecte.
– Et c’est à coups de canne que vos caporaux inspirent à vos soldats le respect de votre nom.
– Qu’en savez-vous ? De quoi parlez-vous là ? De quoi vous mêlez-vous ?
– Je réponds clair et net à l’interrogatoire de Votre Majesté.
– Vous voulez que je vous demande pardon d’un moment d’emportement provoqué par votre folie ?
– Au contraire ; si vous pouviez briser sur ma tête la canne-sceptre qui gouverne la Prusse, je prierais Votre Majesté de ramasser ce jonc.
– Bah ! quand je vous aurais un peu caressé les épaules avec, comme c’est une canne que Voltaire m’a donnée, vous n’en auriez peut-être que plus d’esprit et de malice. Tenez, j’y tiens beaucoup, à cette canne-là ; mais il vous faut une réparation, je le vois bien. » En parlant ainsi le roi ramassa sa canne, et se mit en devoir de la briser. Mais il eut beau s’aider du genou, le jonc plia et ne voulut point rompre. « Voyez, dit le roi, en la jetant dans le feu, ma canne n’est pas, comme vous le prétendez, l’image de mon sceptre. C’est celle de la Prusse fidèle, qui plie sous ma volonté, et qui ne sera point brisée par elle. Faites de même, Porporina, et vous vous en trouverez bien.
– Et quelle est donc la volonté de Votre Majesté à mon égard ? Voilà un beau sujet pour exercer l’autorité et pour troubler la sérénité d’un grand caractère !
– Ma volonté est que vous renonciez à quitter Berlin, la trouvez-vous offensante ?
Le regard vif et presque passionné de Frédéric expliquait assez cette espèce de réparation. Consuelo sentit renaître ses terreurs, et, feignant de ne pas comprendre : « Pour cela, répondit-elle, je ne m’y résignerai jamais. Je vois trop qu’il faudrait payer cher l’honneur d’amuser quelquefois Votre Majesté par mes roulades. Le soupçon pèse ici sur tout le monde. Les êtres les plus infimes et les plus obscurs ne sont point à l’abri d’une accusation, et je ne saurais vivre ainsi.
– Vous êtes mécontente de votre traitement, reprit le roi. Allons ! il sera augmenté.
– Non, sire. Je suis satisfaite de mon traitement, je ne suis pas cupide. Votre Majesté le sait.
– C’est vrai. Vous n’aimez pas l’argent, c’est une justice à vous rendre. On ne sait ce que vous aimez, d’ailleurs !
– La liberté, sire.
– Et qui gêne votre liberté ? Vous me cherchez querelle, et vous n’avez aucun motif à faire valoir. Vous voulez partir, voilà ce qu’il y a de clair.
– Oui, sire.
– Oui ? c’est bien décidé ?
– Oui, sire.
– En ce cas, allez au diable ! » Le roi prit son chapeau, sa canne qui, en roulant sur les chenets, n’avait pas brûlé, et, tournant le dos, s’avança vers la porte. Mais, au moment de l’ouvrir, il se retourna vers Consuelo, et lui montra un visage si ingénument triste, si paternellement affligé, si différent, en un mot, de son terrible front royal, ou de son amer sourire de philosophe sceptique, que la pauvre enfant se sentit émue et repentante. L’habitude qu’elle avait prise avec le Porpora de ces orages domestiques lui fit oublier qu’il y avait pour elle dans le cœur de Frédéric quelque chose de personnel et de farouche, qui n’était jamais entré dans l’âme chastement et généreusement ardente de son père adoptif. Elle se détourna pour cacher une larme furtive, qui s’échappait de sa paupière ; mais le regard du lynx n’est pas plus rapide que ne le lût celui du roi. Il revint sur ses pas, et, levant de nouveau sa canne sur Consuelo, mais cette fois avec l’air de tendresse dont il eût joué avec l’enfant de ses entrailles : « Détestable créature ! lui dit-il, d’une voix émue et caressante ; vous n’avez pas la moindre amitié pour moi !
– Vous vous trompez beaucoup, monsieur le baron, répondit la bonne Consuelo, fascinée par cette demi-comédie, qui réparait si adroitement le véritable accès de colère brutale de Frédéric. J’ai autant d’amitié pour le capitaine Kreutz que j’ai d’éloignement pour le roi de Prusse.
– C’est que vous ne comprenez pas, c’est que vous ne pouvez pas comprendre le roi de Prusse, reprit Frédéric. Ne parlons donc pas de lui. Un jour viendra, quand vous aurez habité ce pays assez longtemps pour en connaître l’esprit et les besoins, où vous rendrez plus de justice à l’homme qui s’efforce de le gouverner comme il convient. En attendant, soyez un peu plus aimable avec ce pauvre baron, qui s’ennuie si profondément de la cour et des courtisans, et qui venait chercher ici un peu de calme et de bonheur, auprès d’une âme pure et d’un esprit candide. Je n’avais qu’une heure pour en profiter, et vous n’avez fait que me quereller. Je reviendrai une autre fois, à condition que vous me recevrez un peu mieux. J’amènerai Mopsule pour vous divertir, et, si vous êtes bien sage, je vous ferai cadeau d’un beau petit lévrier blanc qu’elle nourrit dans ce moment. Il faudra en avoir grand soin ! Ah ! j’oubliais ! Je vous ai apporté des vers de ma façon, des strophes sur la musique ; vous pourrez y adapter un air, et ma sœur Amélie s’amusera à le chanter. »
Le roi s’en alla tout doucement, après être revenu plusieurs fois sut ses pas en causant avec une familiarité gracieuse, et en prodiguant à l’objet de sa bienveillance de frivoles cajoleries. Il savait dire des riens quand il le voulait, quoique en général sa parole fût concise, énergique et pleine de sens. Nul homme n’avait plus de ce qu’on appelait du fond dans la conversation, et rien n’était plus rare à cette époque que ce ton sérieux et ferme dans les entretiens familiers. Mais avec Consuelo, il eût voulu être bon enfant, et il réussissait assez à s’en donner l’air, pour qu’elle en fût parfois naïvement émerveillée. Quand il fut parti, elle se repentit, comme à l’ordinaire, de ne pas avoir réussi à le dégoûter d’elle et de la fantaisie de ces dangereuses visites. De son côté, le roi s’en alla à demi mécontent de lui-même. Il aimait Consuelo à sa manière, et il eut voulu lui inspirer en réalité l’attachement et l’admiration que ses faux amis les beaux esprits jouaient auprès de lui. Il eut donné peut-être beaucoup, lui qui n’aimait guère à donner, pour connaître une fois dans sa vie le plaisir d’être aimé de bonne foi et sans arrière-pensée. Mais il sentait bien que cela n’était pas facile à concilier avec l’autorité dont il ne voulait pas se départir ; et, comme un chat rassasié qui joue avec la souris prête à fuir, il ne savait trop s’il voulait l’apprivoiser ou l’étrangler. « Elle va trop loin, et cela finira mal, se disait-il en remontant dans sa voiture ; si elle continue à faire la mauvaise tête, je serai forcé de lui faire commettre quelque faute, et de l’envoyer dans une forteresse pendant quelque temps, afin que le régime émousse ce fier courage. Pourtant j’aimerais mieux l’éblouir et la gouverner par le prestige que j’exerce sur tant d’autres. Il est impossible que je n’en vienne pas à bout avec un peu de patience. C’est un petit travail qui m’irrite et qui m’amuse en même temps. Nous verrons bien ! Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne faut pas qu’elle parte maintenant, pour aller se vanter de m’avoir dit mes vérités impunément. Non, non ! elle ne me quittera que soumise ou brisée... » Et puis le roi qui avait bien d’autres choses dans l’esprit, comme on peut croire, ouvrit un livre pour ne pas perdre cinq minutes à d’inutiles rêveries, et descendit de sa voiture sans trop se rappeler dans quelles idées il y était monté.
La Porporina, inquiète et tremblante, se préoccupa un peu plus longtemps des dangers de sa situation. Elle se reprocha beaucoup de n’avoir pas insisté jusqu’au bout sur son départ, et de s’être laissée engager tacitement à y renoncer. Mais elle fut tirée de ses méditations par un envoi d’argent et de lettres que madame de Kleist lui faisait passer pour M. de Saint-Germain. Tout cela était destiné à Trenck, et Consuelo devait en accepter la responsabilité ; elle devait au besoin accepter aussi le rôle d’amante du fugitif, pour couvrir le secret de la princesse Amélie. Elle se voyait donc embarquée dans une situation désagréable et dangereuse, d’autant plus qu’elle ne se sentait pas très-rassurée sur la loyauté de ces agents mystérieux avec lesquels on la mettait en relation, et qui semblaient vouloir s’immiscer par contre-coup dans ses propres secrets. Elle s’occupa de son déguisement pour le bal de l’Opéra, où elle avait accepté le rendez-vous avec Saint-Germain, tout en se disant avec une terreur résignée qu’elle était sur le bord d’un abîme.
FIN DU TOME PREMIE
IMPRIMERIE HYDRAULIQUE DE GIROUX ET VIALAT,
à Saint-Denis-du-Port pris Lagny,