« Séduire, grâce aux moyens que mon incomparable amie m’en a donnés, les bas officiers de la garnison, m’entendre avec un prisonnier aussi friand que moi de sa liberté, donner un grand coup de poing à un surveillant, un grand coup de pied à un autre, un grand coup d’épée à un troisième, faire un saut prodigieux au bas du rempart, en précipitant devant moi mon ami qui ne se décidait pas assez vite, et qui se démit le pied en tombant, le ramasser, le prendre sur mes épaules, courir ainsi pendant un quart d’heure, traverser la Néiss dans l’eau jusqu’à la ceinture, par un brouillard à ne pas voir le bout de son nez, courir encore sur l’autre rive, marcher toute la nuit, une épouvantable nuit !... s’égarer, tourner dans la neige, autour d’une mon-tagne sans savoir où l’on est, et entendre sonner quatre heures du malin à l’horloge de Glatz ! c’est-à-dire avoir perdu son temps et sa peine pour arriver à se retrouver sous les murs de la ville au point du jour... reprendre courage, entrer chez un paysan, lui enlever deux chevaux, le pistolet sur la gorge, et fuir à toute bride et à tout hasard ; conquérir sa liberté avec mille ruses, mille terreurs, mille souffrances, mille fatigues ; et se trouver enfin sans argent, sans habits, presque sans pain, par un froid rigoureux en pays étranger ; mais se sentir libre après avoir été condamné à une captivité épouvantable, éternelle ; penser à une adorable amie, se dire que cette nouvelle la comblera de joie, faire mille projets audacieux et ravissants pour se rapprocher d’elle, c’est être plus heureux que Frédéric de Prusse, c’est être le plus heureux des hommes, c’est être l’élu de la Providence. »
Telle était en somme la lettre du jeune Frédéric de Trenck à la princesse Amélie ; et la facilité avec laquelle madame de Kleist lui en fit la lecture, prouva à la Porporina, surprise et attendrie, que cette correspondance par cahiers leur était très familière. Il y avait un post-scriptum ainsi conçu : La personne qui vous remettra cette lettre est aussi sûre que les autres l’étaient peu. Vous pouvez enfin vous confier à elle sans réserve et lui remettre toutes vos dépêches pour moi. Le comte de Saint-germain lui fournira les moyens de me les faire parvenir ; mais il est nécessaire que ledit comte, auquel je ne saurais me fier sous tous les rapports, n’entende jamais parler de vous, et me croie épris de la signora Porporina, quoiqu’il n’en soit rien, et que je n’aie jamais eu pour elle qu’une paisible et pure amitié. Qu’aucun nuage n’obscurcisse donc le beau front de la divinité que j’adore. C’est pour elle seule que je respire, et j’aimerais mieux mourir que de la tromper. »
Pendant que madame de Kleist déchiffrait ce post-scriptum à haute voix, et en pesant sur chaque mot, la princesse Amélie examinait attentivement les traits de la Porporina, pour essayer d’y surprendre une expression de douleur, d’humiliation ou de dépit. La sérénité angélique de cette digne créature la rassura entièrement, et elle recommença à l’accabler de caresses en s’écriant : « Et moi qui te soupçonnais, pauvre enfant ! Tu ne sais pas combien j’ai été jalouse de toi, combien je t’ai haïe et maudite ! Je voulais te trouver laide et méchante actrice, justement parce que je craignais de te trouver trop belle et trop bonne. C’est que mon frère redoutant de me voir nouer des relations avec toi, tout en feignant de vouloir t’amener à mes concerts, avait eu soin de me faire entendre que tu avais été à Vienne la maîtresse, l’idole de Trenck. Il savait bien que c’était le moyen de m’éloigner à jamais de toi. Et je le croyais, tandis que tu te dévoues aux plus grands dangers, pour m’apporter celte bienheureuse nouvelle ! Tu n’aimes donc pas le roi ? Ah ! tu fais bien, c’est le plus pervers et le plus cruel des hommes !
– Oh ! madame, madame ! dit madame de Kleist, effrayée de l’abandon et de la volubilité délirante avec lesquels la princesse parlait devant la Porporina, à quels dangers vous vous exposeriez vous-même en ce moment, si mademoiselle n’était pas un ange de courage et de dévouement !
– C’est vrai... je suis dans un état !... Je crois bien que je n’ai pas ma tête. Ferme bien les portes, de Kleist, et regarde auparavant si personne dans les antichambres n’a pu m’écouter. Quant à elle, ajouta la princesse en montrant la Porporina, regarde-la, et dis-moi s’il est possible de douter d’une figure comme la sienne. Non, non ! je ne suis pas si imprudente que j’en ai l’air, chère Porporina, ne croyez pas que je vous parle à cœur ouvert par distraction, ni que je vienne à m’en repentir quand je serai calme. J’ai un instinct infaillible, voyez-vous, mon enfant. J’ai un coup d’œil qui ne m’a jamais trompée. C’est dans la famille, cela, et mon frère le roi qui s’en pique ne me vaut pas sous ce rapport-là. Non, vous ne me tromperez pas, je le vois, je le sais !... vous ne voudriez pas tromper une femme qui est dévorée d’un amour malheureux, et qui a souffert des maux dont personne n’aura jamais l’idée !
– Oh ! madame, jamais ! dit la Porporina en s’agenouillant près d’elle, comme pour prendre Dieu à témoin de son serment : ni vous, ni M. de Trenck qui m’a sauvé la vie, ni personne au monde, d’ailleurs !
– il t’a sauvé la vie ? Ah ! je suis sûr qu’il l’a sauvé à bien d’autres ! il est si brave, si bon, si beau ! Il est bien beau, n’est-ce pas ? mais tu ne dois pas trop l’avoir regardé ; autrement tu en serais devenue amoureuse, et tu ne l’es pas, n’est-il pas vrai ? Tu me raconteras comment tu l’as connu, et comment il t’a sauvé la vie ; mais pas maintenant. Je ne pourrais pas t’écouter. Il faut que je parle, mon cœur déborde. Il y a si longtemps qu’il se dessèche dans ma poitrine ! Je veux parler, parler encore ; laisse-moi tranquille, de Kleist. Il faut que ma joie s’exhale, ou que j’éclate. Seulement, ferme les portes, fais le guet, garde-moi, aie soin de moi. Ayez pitié de moi, mes pauvres amies, car je suis bien heureuse ! » El là princesse fondit en larmes.
« Tu sauras, reprit-elle au bout de quelques instants et d’une voix entrecoupée par des larmes, mais avec une agitation que rien ne pouvait calmer, qu’il m’a plu dès le premier jour où je l’ai vu. Il avait dix-huit ans, il était beau comme un ange, et si instruit, si franc, si brave ! On voulait me marier au roi de Suède. Ah bien oui ! et ma sœur Ulrique qui pleurait de dépit de me voir devenir reine et de rester fille ! « Ma bonne sœur, lui dis-je, il y a moyen de nous arranger. Les grands qui gouvernent la Suède veulent une reine catholique ; moi je ne veux pas abjurer. Ils veulent une bonne petite reine, bien indolente, bien tranquille, bien étrangère à toute action politique ; moi, si j’étais reine, je voudrais régner. Je vais me prononcer nettement sur ces points-là devant les ambassadeurs, et tu verras que demain ils écriront à leur prince que c’est toi qui conviens à la Suède, et non pas moi. » Je l’ai fait comme je t’ai dit, et ma sœur, est reine de Suède. Et j’ai joué la comédie, depuis ce jour-là, tous les jours de ma vie Ah ! Porporina, vous croyez que vous êtes actrice ? Non, vous ne savez pas ce que c’est que de jouer un rôle toute sa vie, le matin, le jour, le soir, et souvent la nuit. Car tout ce qui respire autour de nous n’est occupé qu’à nous épier, à nous deviner et à nous trahir. J’ai été forcée de faire semblant d’avoir bien du regret et du dépit, quand, par mes soins, ma sœur m’a escamoté le trône de Suède. J’ai été forcée de faire semblant de détester Trenck, de le trouver ridicule, de me moquer de lui, que sais-je ! Et cela dans le temps où je l’adorais, où j’étais sa maîtresse, où j’étouffais d’ivresse et de bonheur comme aujourd’hui !... ah ! plus qu’aujourd’hui, hélas ! Mais Trenck n’avait pas ma force et ma prudence. Il n’était pas né prince, il ne savait pas feindre et mentir comme moi. Le roi a tout découvert, et, suivant la coutume des rois, il a menti, il a feint de ne rien voir, mais il a persécuté Trenck, et ce beau page, son favori, est devenu l’objet de sa haine et de sa fureur. Il l’a accablé d’humiliations et de duretés. Il le mettait aux arrêts sept jours sur huit. Mais le huitième, Trenck était dans mes bras ; car rien ne l’effraye, rien ne le rebute. Comment ne pas adorer tant de courage ? Eh bien, le roi a imaginé de lui confier une mission à l’étranger. Et quand il l’a eue remplie avec autant d’habileté que de promptitude, mon frère a eu l’infamie de l’accuser d’avoir livré à son cousin Trenck le Pandoure, qui est au service de Marie-Thérèse, les plans de nos forteresses et les secrets de la guerre. C’était le moyen, non-seulement de l’éloigner de moi par une captivité éternelle, mais de le déshonorer, et de le faire périr de chagrin, de désespoir et de rage dans les horreurs du cachot. Vois si je puis estimer et bénir mon frère. Mon frère est un grand homme, à ce qu’on dit. Moi, je vous dis que c’est un monstre ! Ah ! garde-toi de l’aimer, jeune fille ; car il te brisera comme une branche ! Mais il faut faire semblant, vois-tu ! toujours semblant ! dans l’air où nous vivons, il faut respirer en cachette. Moi, je fais semblant d’adorer mon frère. Je suis sa sœur bien-aimée, tout le monde le sait, ou croit le savoir... Il est aux petits soins pour moi. Il cueille lui-même des cerises sur les espaliers de Sans-Souci, et il s’en prive, lui qui n’aime que cela sur la terre, pour me les envoyer ; et avant de les remettre au page qui m’apporte la corbeille, il les compte pour que le page n’en mange pas en route. Quelle attention délicate ! quelle naïveté digne de Henri IV et du roi René ! Mais il fait périr mon amant dans un cachot sous terre, et il essaye de le déshonorer à mes yeux pour me punir de l avoir aimé ! Quel grand cœur et quel bon frère ! aussi comme nous nous aimons !...
Tout en parlant, la princesse pâlit, sa voix s’affaiblit peu à peu et s’éteignit ; ses yeux devinrent fixes et comme sortis de leurs orbites ; elle resta immobile, muette et livide. Elle avait perdu connaissance. La Porporina, effrayée, aida madame de Kleist à la délacer et à la porter dans son lit, où elle reprit un peu de sentiment, et continua à murmurer des paroles inintelligibles. « L’accès va se passer, grâce au ciel, dit madame de Kleist à la cantatrice. Quand elle aura repris l’empire de la volonté, j’appellerai ses femmes. Quant à vous, ma chère enfant, il faut absolument que vous passiez dans le salon de musique et que vous chantiez pour les murailles ou plutôt pour les oreilles de l’antichambre. Car le roi saura infailliblement que vous êtes venue ici, et il ne faut pas que vous paraissiez vous être occupée avec la princesse d’autre chose que de la musique. La princesse va être malade, cela servira à cacher sa joie. Il ne faut pas qu’elle paraisse se douter de l’évasion de Trenck, ni vous non plus. Le roi la sait à l’heure qu’il est, cela est certain. Il aura de l’humeur, des soupçons affreux, et sur tout le monde. Prenez bien garde à vous. Vous êtes perdue tout aussi bien que moi, s’il découvre que vous avez remis cette lettre à la princesse ; et les femmes vont à la forteresse aussi bien que les hommes dans ce pays-ci. On les y oublie à dessein, tout comme les hommes ; elles y meurent tout comme les hommes. Vous voilà avertie, adieu. Chantez, et partez sans bruit comme sans mystère. Nous serons au moins huit jours sans vous revoir, pour détourner tout soupçon. Comptez sur la reconnaissance de la princesse. Elle est magnifique, et sait récompenser le dévouement...
« Hélas ! madame, dit tristement la Porporina, vous croyez donc qu’il faut des menaces et des promesses avec moi ? Je vous plains d’avoir cette pensée ! »
Brisée de fatigue après les émotions violentes qu’elle venait de partager, et malade encore de sa propre émotion de la veille, la Porporina se mit pourtant au clavecin, et commençait à chanter, lorsqu’une porte s’ouvrit derrière elle si doucement, qu’elle ne s’en aperçut pas ; et tout à coup, elle vit dans la glace à laquelle touchait l’instrument la figure du roi se dessiner à côté d’elle. Elle tressaillit et voulut se lever ; mais le roi, appuyant le bout de ses doigts secs sur son épaule, la contraignit de rester assise et de continuer. Elle obéit avec beaucoup de répugnance et de malaise. Jamais elle ne s’était sentie moins disposée à chanter, jamais la présence de Frédéric ne lui avait semblé plus glaciale et plus contraire à l’inspiration musicale.
« C’est chanté dans la perfection, dit le roi lorsqu’elle eut fini son morceau, pendant lequel elle avait remarqué avec terreur qu’il était allé sur la pointe du pied écouter derrière la porte entr’ouverte de la chambre à coucher de sa sœur. Mais je remarque avec chagrin, ajouta-t-il, que cette belle voix est un peu altérée ce matin. Vous eussiez dû vous reposer, au lieu de céder à l’étrange caprice de la princesse Amélie, qui vous fait venir pour ne pas vous écouter.
– Son Altesse Royale s’est trouvée subitement indisposée, répondit la jeune fille effrayée de l’air sombre et soucieux du roi, et on m’a ordonné de continuer à chanter pour la distraire.
– Je vous assure que c’est peine perdue, et qu’elle ne vous écoule pas du tout, reprit le roi sèchement. Elle est là dedans qui chuchote avec madame de Kleist, comme si de rien n’était ; et puisque c’est ainsi, nous pouvons bien chuchoter ensemble ici, sans nous soucier d’elles. La maladie ne me paraît pas grave. Je crois que votre sexe va très vite en ce genre d’un excès à l’autre. On vous croyait morte hier au soir ; qui se serait douté que vous fussiez ici ce matin à soigner et à divertir ma sœur ? Auriez-vous la bonté de me dire par quel hasard vous vous êtes fait présenter ici de but en blanc ? »
La Porporina, étourdie de cette question, demanda au ciel de l’inspirer.
« Sire, répondit-elle en s’efforçant de prendre de l’assurance, je n’en sais trop rien moi-même. On m’a fait demander ce matin la partition que voici. J’ai pensé qu’il était de mon devoir de l’apporter moi-même. Je croyais déposer mes livres dans l’anti-chambre et m’en retourner bien vite. Madame de Kleist m’a aperçue. Elle m’a nommée à Son Altesse, qui a eu apparemment la curiosité de me voir de près. On m’a forcée d’entrer. Son Altesse a daigné m’interroger sur le style de divers morceaux de musique ; puis se sentant malade, elle m’a ordonné de lui faire entendre celui-ci pendant qu’elle se mettrait au lit. Et maintenant, je pense qu’on daignera me permettre d’aller à la repétition...
– Ce n’est pas encore l’heure, dit le roi : je ne sais pas pourquoi les pieds vous grillent de vous sauver quand je veux causer avec vous.
– C’est que je crains toujours d’être déplacée devant Votre Majesté.
– Vous n’avez pas le sens commun, ma chère.
– Raison de plus, sire !
– Vous resterez, » reprit-il en la forçant de se rasseoir devant le piano, et en se plaçant debout vis-à-vis d’elle ; et il ajouta en l’examinant d’un air moitié père, moitié inquisiteur : « Est-ce vrai, tout ce que vous venez de me conter là ! »
La Porporina surmonta l’horreur qu’elle avait pour le mensonge. Elle s’était dit souvent qu’elle serait sincère sur son propre compte avec cet homme terrible, mais qu’elle saurait mentir s’il s’agissait jamais du salut de ses victimes. Elle se voyait arrivée inopinément à cet instant de crise où la bienveillance du maître pouvait se changer en fureur. Elle en eut fait volontiers le sacrifice plutôt que de descendre à la dissimulation ; mais le sort de Trenck et celui de la princesse reposaient sur sa présence d’esprit et sur son intelligence. Elle appela l’art de la comédienne à son secours, et soutint avec un sourire malin le regard d’aigle du roi : c’était plutôt celui du vautour dans ce moment-là.
« Eh bien, dit le roi, pourquoi ne répondez-vous pas ?
– Pourquoi Votre Majesté veut-elle m’effrayer en feignant de douter de ce que je viens de dire ?
– Vous n’avez pas l’air effrayé du tout. Je vous trouve, au contraire, le regard bien hardi ce malin.
– Sire, on n’a peur que de ce qu’on hait. Pourquoi voulez-vous que je vous craigne ? » Frédéric hérissa son armure de crocodile pour ne pas être ému de cette réponse, la plus coquette qu’il eût encore obtenue de la Porporina. Il changea aussitôt de propos, suivant sa coutume, ce qui est un grand art, plus difficile qu’on ne pense.
« Pourquoi vous êtes-vous évanouie, hier soir, sur le théâtre ?
– Sire, c’est le moindre souci de Votre Majesté, et c’est mon secret à moi.
– Qu’avez-vous donc mangé à votre déjeûner pour être si dégagée dans votre langage avec moi ce matin ?
– J’ai respiré un certain flacon qui m’a remplie de confiance dans la bonté et dans la justice de celui qui me l’avait apporté.
– Ah ! vous avez pris cela pour une déclaration dit Frédéric d’un ton glacial et avec un mépris cynique.
– Dieu merci, non ! répondit la jeune fille avec un mouvement d’effroi très sincère.
– Pourquoi dites-vous Dieu merci ?
– Parce que je sais que Votre Majesté ne fait que des déclarations de guerre, même aux dames.
– Vous n’êtes ni la Czarine, ni Marie-Thérèse ; quelle guerre puis-je avoir avec vous ?
– Celle que le lion peut avoir avec le moucheron.
– Et quelle mouche vous pique, vous, de citer une pareille fable ? Le moucheron fit périr le lion à force de le harceler.
– C’était sans doute un pauvre lion, colère et par conséquent faible. Je n’ai donc pu penser à cet apologue.
– Mais le moucheron était âpre et piquant. Peut-être que l’apologue vous sied bien !
– Votre Majesté le pense ?
– Oui.
– Sire, vous mentez !
Frédéric prit le poignet de la jeune fille, et le serra convulsivement jusqu’à le meurtrir, Il y avait de la colère et de l’amour dans ce mouvement bizarre. La Porporina ne changea pas de visage, et le roi ajouta en regardant sa main rouge et gonflée : « Vous avez du courage !
– Non, sire, mais je ne fais pas semblant d’en manquer comme tous ceux qui vous entourent.
– Que voulez-vous dire !
– Qu’on fait souvent le mort pour n’être pas tué. A votre place, je n’aimerais pas qu’on me crut si terrible.
– De qui êtes-vous amoureuse ? dit le roi changeant encore une fois de propos..
– De personne, sire.
– Et en ce cas, pourquoi avez-vous des attaques de nerfs ?
– Cela n’intéresse point le sort de la Prusse, et par conséquent le roi ne se soucie pas de le savoir.
– Croyez-vous donc que ce soit le roi qui vous parle ?
– Je ne saurais l’oublier.
– Il faut pourtant vous y décider. Jamais le roi ne vous parlera ; ce n’est pas au roi que vous avez sauvé la vie, mademoiselle.
– Mais je n’ai pas retrouvé ici le baron de Kreutz.
– Est-ce un reproche ? Il serait injuste. Le roi n’eut pas été hier s’informer de votre santé. Le capitaine Kreutz y a été.
– La distinction est trop subtile pour moi, monsieur le capitaine.
– Eh bien tâchez de l’apprendre. Tenez, quand je mettrai mon chapeau sur ma tête, comme cela, un peu à gauche, je serai le capitaine ; et quand je le mettrai comme ceci, à droite, je serai le roi : et selon ce que je serai, vous serez Consuelo, ou mademoiselle Porporina.
– J’entends, sire, Eh bien, cela me sera impossible. Votre Majesté est libre d’être deux, d’être trois, d’être cent ; moi je ne sais être qu’une.
– Vous mentez ! vous ne me parleriez pas sur le théâtre devant vos camarades comme vous me parlez ici.
– Sire, ne vous y fiez pas !
– Ah çà, vous avez donc le diable au corps aujourd’hui ?
– C’est que le chapeau de Votre Majesté n’est ni à droite ni à gauche, et que je ne sais pas à qui je parle. »
Le roi, vaincu par l’attrait qu’il éprouvait, dans ce moment surtout, auprès de la Porporina, porta la main à son chapeau d’un air de bonhomie enjouée, et le mit sur l’oreille gauche avec tant d’exagération, que sa terrible figure en devint comique. Il voulait faire le simple mortel et le roi en vacances autant que possible ; mais tout d’un coup, se rappelant qu’il était venu là, non pour se distraire de ses soucis, mais pour pénétrer les secrets de l’abbesse de Quedlimburg, il ôta son chapeau tout-à-fait, d’un mouvement brusque et chagrin ; le sourire expira sur ses lèvres, son front se rembrunit, et il se leva en disant à la jeune fille : « Restez ici, je viendrai vous y reprendre ; » et il passa dans la chambre de la princesse, qui l’attendait en tremblant. Madame de Kleist, l’ayant vu causer avec la Porporina, n’avait osé bouger d’auprès du lit de sa maîtresse. Elle avait fait de vains efforts pour entendre cet entretien ; et, n’en pouvant saisir un mot à cause de la grandeur des appartements, elle était plus morte que vive.
De son côté, la Porporina frémit de ce qui allait se passer. Ordinairement grave et respectueusement sincère avec le roi, elle venait de se faire violence pour le distraire, par des coquetteries de franchise un peu affectées, de l’interrogatoire dangereux qu’il commençait à lui faire subir. Elle avait espéré le détourner tout-à-fait de tourmenter sa malheureuse sœur. Mais Frédéric n’était pas homme à s’en départir, et les efforts de la pauvrette échouaient devant l’obstination du despote. Elle recommanda la princesse Amélie à Dieu ; car elle comprit fort bien que le roi la forçait à rester là, afin de confronter ses explications avec celles qu’on préparait dans la pièce voisine. Elle n’en douta plus en voyant le soin avec lequel, en y passant, il ferma la porte derrière lui. Elle resta donc un quart d’heure dans une pénible attente, agitée d’un peu de fièvre, effrayée de l’intrigue où elle se voyait enveloppée, mécontente du rôle qu’elle était forcée de jouer, se retraçant avec épouvante ces insinuations qui commençaient à lui venir de tous côtés de la possibilité de l’amour du roi pour elle et l’espèce d’agitation que le roi lui-même venait de trahir à cet égard dans ses étranges manières.