SCÈNE III

La chambre à coucher du comte.

LE COMTE MOOR, endormi, AMÉLIE.

AMÉLIE.

Doucement ! doucement ! il sommeille. (Elle s’arrête devant le vieillard.) Comme il est bon, respectable !… Voilà comme on peint les saints ! Non ! je ne puis me fâcher contre toi, vieillard ! je ne puis m’irriter contre ces augustes cheveux blancs ! (Effeuillant sur le vieillard un bouquet de rose). Sommeille dans le parfum des roses !… Que dans le parfum des roses Charles t’apparaisse dans tes songes… Éveille-toi dans le parfum des roses… Je veux aller m’endormir sous le romarin. (Elle s’éloigne.)

LE COMTE, en songe.

Mon Charles ! mon Charles ! mon Charles !

AMÉLIE, s’arrêtant et revenant lentement.

Paix ! son ange a exaucé ma prière. (S’approchant tout près de lui.) L’air où son nom se mêle est doux à respirer ! Je veux rester ici.

LE COMTE, toujours en songe.

Es-tu là ?… réellement… (Il crie.) Ah ! ah !… ne me regarde pas avec cet œil désespéré… Je suis assez malheureux. (Il s’agite.)

AMÉLIE, s’élançant, l’éveillant en sursaut.

Réveillez-vous, mon oncle ! ce n’était qu’un songe.

LE COMTE, à demi éveillé.

Il n’était pas là ? Je ne pressais pas sa main ? Je ne respire pas le doux parfum de ses roses ?… Méchant François, veux-tu aussi l’arracher à mes songes ?

AMÉLIE.

L’as-tu bien entendu, Amélie ?

LE COMTE, réveillé.

Où suis-je donc ? Tu es là, toi, ma nièce ?

AMÉLIE.

Vous dormiez d’un sommeil digne d’envie.

LE COMTE.

Je revois mon Charles. Pourquoi mon rêve a-t-il été interrompu ? J’aurais peut-être obtenu mon pardon de sa bouche ?

AMÉLIE, l’œil enflammé.

Des anges ne conservent pas de haine… Il vous pardonne. (Pressant doucement sa main.) Père de Charles, je vous pardonne.

LE COMTE.

Non, ma fille ; cette pâleur mortelle sur tes joues m’accuse encore malgré ton cœur. Pauvre fille ! j’ai flétri la joie de ta jeunesse ; ne pardonne point… Seulement, ne me maudis pas.

AMÉLIE.

L’amour ne connaît qu’une seule malédiction. (Baisant la main du vieillard avec tendresse.) La voici.

LE COMTE, qui s’est levé.

Que trouvé-je donc là ? Des roses, ma fille ? Tu sèmes des roses sur l’assassin de ton Charles ?

AMÉLIE.

Des roses au père de mon amant (se jetant à son cou), à qui je n’en puis plus jeter.

LE COMTE.

Et à qui tu les aurais jetées avec bien plus de joie… Cependant, mon Amélie, sans le savoir, tu l’as fait… (Tirant un rideau à la ruelle de son lit.) Connais-tu ce portrait ?

AMÉLIE, se précipitant vers le portrait.

Charles !

LE COMTE.

Voilà comme il était à sa seizième année… Oh ! à présent, il est changé ! Mes entrailles paternelles frémissent. Cette douceur, c’est de l’indignation ; ce sourire, c’est du désespoir. N’est-ce pas, Amélie ? C’était à la fête de sa naissance que tu l’as peint dans le berceau de jasmin…

AMÉLIE.

Oh ! ce jour ne sortira jamais de ma mémoire !… ce jour ne reviendra plus pour Amélie ! Comme il était assis devant moi, les rayons dorés du soleil couchant rehaussaient la fraîcheur de son teint mâle et radieux, ses beaux cheveux noirs flottaient amoureusement. À tous les coups de pinceau, la jeune fille anéantissait le peintre ; le pinceau tombait, et mes lèvres tremblantes savouraient ses traits avec ivresse. Dans mon cœur vivait l’original, et sur la toile insensible il ne tombait plus que des traits affaiblis et sans couleur, comme le vague souvenir d’une harmonieuse musique.

LE COMTE.

Continue, continue. Tes images me rajeunissent. Ô ma fille ! votre amour me rendait si heureux !

AMÉLIE, les yeux encore attachés sur le tableau.

Non, non, ce n’est pas lui ! ce n’est pas Charles ! (Montrant son front et son cœur.) C’est là, c’est là… si ressemblant… et si différent. Le pinceau ne peut rien retracer de son âme céleste, qui se peignait dans ses regards… Loin de moi cette image, ces traits vulgaires ! je n’étais qu’une écolière.

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