Scène II

FRANÇOIS, HERMANN.

FRANÇOIS, d’un air décidé.

Allons. (Hermann entre.) Ah ! Deus ex machina ! Hermann !

HERMANN.

Pour vous servir, mon gentilhomme.

FRANÇOIS, lui donnant la main.

Tu n’obliges point un ingrat.

HERMANN.

J’en ai des preuves.

FRANÇOIS.

Tu en auras d’autres sous peu… sous peu… Hermann !… J’ai quelque chose à te dire.

HERMANN.

J’écoute avec mille oreilles.

FRANÇOIS.

Je te connais… un homme décidé !… un cœur de soldat… Mon père t’a bien offensé, Hermann.

HERMANN.

Que le diable m’emporte si je l’oublie !

FRANÇOIS.

C’est là parler en homme. La vengeance convient à un cœur mâle. Tu me plais, Hermann. Prends cette bourse, elle serait plus pesante si aujourd’hui j’étais le maître.

HERMANN.

C’est toujours mon plus ardent désir, mon gentilhomme ; je vous remercie.

FRANÇOIS.

Vraiment, Hermann ? Désires-tu vraiment que je sois le maître ?… Mais mon père a dans les os la moelle d’un lion, et je suis son fils cadet.

HERMANN.

Je voudrais bien que vous fussiez l’aîné, et que votre père eût le sang appauvri d’un pulmonique.

FRANÇOIS.

Ha ! comme le fils aîné alors te récompenserait ! comme il te ferait sortir de cette ignoble poussière, qui convient si peu à ton âme, à ta noblesse ! Alors, tout entier comme te voilà, tu serais couvert d’or, et quatre chevaux superbes te feraient rouler comme la foudre. Oh ! cela serait, va !… Mais j’oublie ce que j’avais à te dire… As-tu déjà oublié mademoiselle d’Edelreich ?

HERMANN.

Mille tonnerres ! pourquoi faut-il que vous m’en fassiez souvenir ?

FRANÇOIS.

Mon frère te l’a soufflée.

HERMANN.

Il le payera.

FRANÇOIS.

Elle t’a brutalement refusé. Et lui, je crois même qu’il t’a jeté en bas de l’escalier.

HERMANN.

Pour m’en venger, je le jetterai dans l’enfer.

FRANÇOIS.

Il a dit que l’on se chuchotait à l’oreille que jamais ton père n’avait pu te regarder sans se frapper la poitrine, et soupirer : « Grand Dieu, disait-il, prends pitié de moi, pauvre pécheur. »

HERMANN, furieux.

Par les éclairs, l’orage et le tonnerre ; arrêtez !

FRANÇOIS.

Il te conseillait de vendre tes lettres de noblesse pour faire repriser tes bas.

HERMANN.

Je lui arracherai les yeux avec ces ongles-là, par tous les diables !

FRANÇOIS.

Comment ! Tu te fâches ? Comment peux-tu te fâcher contre lui ? Quel mal lui feras-tu ? Que peut un rat contre un lion ? Ta colère ne fait que rendre son triomphe plus doux. Il ne te reste qu’à grincer les dents et mordre dans ta fureur un morceau de pain sec.

HERMANN, frappant du pied.

Je veux l’écraser… je l’écraserai sous mes pieds.

FRANÇOIS, lui frappant sur l’épaule.

Fi, Hermann ! Tu es gentilhomme, tu ne dois pas renoncer à la demoiselle ; non, pour tout au monde, non, tu ne le dois pas, Hermann… Grêle et tempête ! Il n’y a rien que je ne voulusse entreprendre si j’étais à ta place.

HERMANN.

Je ne resterai pas tranquille tant que je ne l’aurai pas foulé sous mes pieds.

FRANÇOIS.

Pas si orageux, Hermann : approche ! Tu auras Amélie.

HERMANN.

Je l’aurai, en dépit de Lucifer, il faut que je l’aie !

FRANÇOIS.

Tu l’auras, te dis-je, et de ma main,… Approche… Tu ne sais pas peut-être que Charles est pour ainsi dire déshérité ?

HERMANN, s’approchant.

C’est inconcevable !… En voilà la première nouvelle.

FRANÇOIS.

Sois calme, écoute… tu en sauras davantage une autre fois. Oui, te dis-je… depuis onze mois, il est comme exilé. Mais le vieillard se repent déjà du pas trop précipité, que cependant (il sourit), je l’espère au moins, il n’a pas fait de lui-même. Aussi la Edelreich le poursuit-elle sans relâche par ses reproches et par ses pleurs. Tôt ou tard, il le fera chercher aux quatre coins du globe, et si on le trouve, adieu Hermann, bonsoir. Humblement, tu pourras alors lui ouvrir la portière de son carrosse, lorsqu’il ira au temple pour célébrer son mariage.

HERMANN.

Je l’étranglerai à l’autel.

FRANÇOIS.

Le père bientôt lui cédera sa seigneurie, et vivra en paix dans la solitude de son château… Alors cette tête superbe et fougueuse se rira des haïsseurs, des envieux… et moi, qui voulais faire de toi un homme important et riche, moi-même, Hermann, je serai humblement prosterné devant l’orgueilleux.

HERMANN, avec chaleur.

Non, aussi vrai que je m’appelle Hermann, cela ne sera pas. S’il reste encore une étincelle d’esprit sous ce cerveau, cela ne sera pas.

FRANÇOIS.

Peux-tu l’empêcher ? À toi aussi, mon cher Hermann, il te fera sentir la tyrannie, il te crachera au visage lorsqu’il te rencontrera par les rues, et malheur à toi si tu haussais les épaules, si quelque geste d’indignation… Vois-tu, voilà où tu en es avec tes droits sur Amélie, avec tes espérances, avec tes grands desseins.

HERMANN, décidé.

Parlez donc, que faut-il que je fasse ?

FRANÇOIS.

Écoute-moi donc, Hermann, et tu vas voir si je prends ton sort à cœur comme un brave ami… Va… change tes habits, rends-toi tout à fait méconnaissable, fais-toi annoncer chez le vieillard, sous prétexte que tu reviens tout droit de la guerre ; dis que tu as assisté, avec mon frère, à la dernière bataille… que tu l’as vu expirer dans tes bras.

HERMANN.

Me croira-t-on ?

FRANÇOIS.

Ho ! ho ! c’est mon affaire. Prends ces paquets, tu y trouveras ta commission détaillée et des titres qui feraient croire le Doute lui-même… Hâte-toi seulement de sortir sans être vu… glisse-toi dans la cour, et, de là, tu sauteras par-dessus le mur du jardin… Quant au dénoûment de cette tragi-comédie, je m’en charge.

HERMANN.

Et l’on dira alors : « Vive le nouveau maître François de Moor ! »

FRANÇOIS, lui caressant la joue.

Tu es fin !… Car, vois-tu, comme cela, nous réussirons dans tous nos projets et promptement. Amélie renonce à toute espérance. Le bon vieillard s’attribue la mort de son fils, et tombe malade… Un édifice qui chancelle n’a pas besoin pour s’écrouler d’un tremblement de terre… Il ne survivra pas à ta nouvelle… Alors je suis fils unique… Amélie, sans protecteurs, est le jouet de mes volontés, alors tu peux facilement imaginer… Tout va au gré de nos vœux ;… mais il ne faut pas reprendre ta parole.

HERMANN.

Que dites-vous ? (Avec joie.) La bombe rentrerait plutôt dans son mortier. Comptez sur moi. Laissez-moi faire. Adieu.

FRANÇOIS, le rappelant.

Songe bien que tu travailles pour toi… (Il le suit des yeux, et revient en riant d’un rire de démon.) Tout zèle, toute volonté ! Avec quel empressement le sot trompé saute hors des sentiers de l’honnête homme pour attraper un bien que jamais… Pour découvrir l’impossibilité de l’obtenir, il faut tout simplement n’être pas un imbécile. (Avec humeur.) Ah ! c’est impardonnable !… C’est un coquin, cependant, et il se fie à mes promesses ! Sans la moindre inquiétude, il s’en va tromper un honnête homme, et jamais il ne se pardonnera de l’avoir trompé… Est-ce là ce vice-roi si vanté de la création ? Pardonne-moi donc, nature, si je t’ai juré ma haine pour les traits que tu m’as refusés, je veux que tu me dépouilles encore de ce peu qui me reste d’humanité… Homme, tu as perdu toute mon estime, et je ne veux plus croire désormais qu’à la possibilité de te nuire : à mes yeux ce n’est pas là un crime. (Il sort.)

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