SCÈNE XVI

UN MOINE, LES PRÉCÉDENTS.

GRIMM.

Ha ! voici déjà un chien de la justice qui s’avance.

SCHWEIZER.

Tuez-le tout de suite, et qu’il ne parle pas.

MOOR.

Paix ! Je veux l’entendre.

LE MOINE.

Avec votre permission, Messieurs. Humble serviteur de l’Église, je suis chargé de toute la puissance de la justice, et là, aux environs, huit cents soldats veillent sur tous les cheveux de ma tête.

SCHWEIZER.

Parfait ! une clause touchante pour se conserver chez nous l’estomac chaud.

MOOR.

Tais-toi, camarade. En deux mots, père, dites-moi : Qu’y a-t-il pour vous servir ?

LE MOINE.

Je suis l’envoyé du magistrat qui prononce sur la vie et sur la mort. Un mot à toi,… deux à la bande.

MOOR, appuyé sur son épée.

Par exemple…

LE MOINE.

Homme abominable ! le noble sang du comte de l’Empire, assassiné, n’est-il pas encore collé à tes doigts maudits ? N’as-tu pas porté sur le sanctuaire du Seigneur des mains sacrilèges, et enlevé, brigand, nos vases sacrés ? N’as-tu pas jeté des tisons enflammés dans notre ville pieuse, et fait crouler le magasin à poudre sur la tête des bons chrétiens ? (Les mains jointes.) Abominables, abominables horreurs, dont l’odeur impure s’élève jusqu’au ciel, hâtez le dernier jugement qui s’avance pour te payer de tes forfaits, toi, depuis longtemps déjà mûr pour sa justice éternelle.

MOOR.

C’est un chef-d’œuvre d’éloquence jusqu’ici ; mais au fait, qu’avez-vous à m’apprendre de la part du respectable magistrat ?

LE MOINE.

Une grâce, que tu ne seras jamais digne de recevoir… Regarde, incendiaire, aussi loin que ton œil peut s’étendre, tu te verras cerné par nos cavaliers… Il n’y a point de fuite à espérer, vous vous sauverez sains et saufs quand ces chênes et ces sapins porteront des cerises et des pêches.

MOOR.

L’entendez-vous, Schweizer et Roller ?… Mais continuez.

LE MOINE.

Écoute donc avec quelle bonté, avec quelle patience les juges te traitent, scélérat. Si tu te soumets sans retard, si tu implores ta grâce, alors la sévérité même se changera en miséricorde, la justice ne sera plus qu’une mère aimante, elle fermera les yeux sur la moitié de tes crimes, et s’en tiendra, penses-y bien, au supplice de la roue.

SCHWEIZER.

L’as-tu entendu, capitaine ? Faut-il aller couper la gorge à ce chien-là, et que son sang jaillisse de tous ses membres déchirés  ?

ROLLER.

Capitaine !… ouragan !… tempête et enfer !… Capitaine !… comme il mord sa lèvre inférieure ! faut-il que je dresse ce drôle, la tête en bas, comme une quille ?

SCHWEIZER.

À moi ! laisse-moi le broyer comme de la bouillie.

MOOR.

Ne l’approchez pas ; que personne n’ose le toucher… (Au moine). Voyez, mon père, voici soixante-dix-neuf hommes dont je suis le capitaine ; pas un d’eux ne sait obéir à un signal ni à un commandement, ni danser à la musique du canon ; et là, pour nous combattre, il y en a huit cents qui ont blanchi sous les armes… Mais, écoutez à présent,… voilà comment parle Moor, le capitaine des Incendiaires. Il est vrai, j’ai assassiné le comte de l’Empire, j’ai incendié et pillé l’église des Dominicains, j’ai jeté des brandons de feu dans votre ville bigote, et j’ai renversé le magasin à poudre sur la tête de vos bons chrétiens ; mais ce n’est pas tout, j’ai fait plus encore (il étend sa main droite) : regardez ces quatre bagues précieuses que je porte à cette main… Ce rubis ; je l’ai tiré du doigt d’un ministre que j’ai terrassé à la chasse aux pieds de son prince. Par ses viles flatteries, il s’était élancé des bas-fonds de la populace jusqu’au rang de premier favori ; il s’était élevé sur les ruines de son voisin, et des torrents de larmes, de larmes d’orphelins, l’avaient mené jusqu’au pied du trône. Ce diamant, je l’ai ôté à un financier de la cour, qui vendait au plus offrant des charges importantes, des honneurs dus à de longs services, et qui repoussait du seuil de sa porte le patriote attristé. Je porte cette agate en l’honneur d’un moine de ton espèce, que j’ai étranglé de ma propre main, après l’avoir entendu pleurer en chaire la décadence de l’Inquisition… Je pourrais te faire encore plus au long l’histoire de mes bagues, si je ne m’étais déjà repenti d’avoir parlé à qui n’est pas digne de m’entendre.

LE MOINE.

Se peut-il qu’un scélérat soit encore si fier !

MOOR.

Ce n’est pas tout encore… C’est maintenant que je puis te parler avec orgueil. Va-t’en ! dis à ce respectable tribunal, qui jette les dés sur la vie et la mort des hommes, que je ne suis point un voleur qui conspire avec le soleil et la nuit, et qui sait le grand art d’escalader les murs à la faveur des ténèbres… Ce que j’ai fait sera gravé au livre sur lequel sont écrites toutes les actions humaines ; mais avec ces misérables ministres qui se croient le droit de se substituer à la justice céleste, je ne veux plus perdre mes paroles. Dis-leur que mon métier est d’appliquer la loi du talion, que la vengeance est mon métier ! (Il lui tourne le dos avec mépris.)

LE MOINE.

Tu ne veux donc pas qu’on t’épargne, qu’on te pardonne ?… C’est bien ! j’en ai donc fini avec toi. (Se tournant vers la troupe.) Écoutez, vous autres, ce que la justice me charge de vous annoncer… Si vous livrez sur-le-champ ce malfaiteur condamné, on vous remet jusqu’au souvenir de vos crimes… La sainte Église vous recevra dans son sein maternel comme la brebis égarée, et on vous ouvre à tous la carrière pour obtenir des places honorables. Lisez vous-mêmes, voici votre grâce ! la voilà signée ! (Avec un sourire de triomphe, il donne l’arrêt du pardon à Schweizer.) Eh bien ! eh bien ! Comment Votre Majesté trouve-t-elle cela ?… Courage donc, lisez-le, et soyez libres.

MOOR.

L’entendez-vous aussi ? l’entendez-vous ? pourquoi vous étonner ? pourquoi rester là embarrassés ? La justice vous offre la liberté, et déjà vous êtes réellement ses prisonniers… Elle vous fait grâce de la vie, et ce n’est point une fanfaronnade, car, sur ma foi, vous êtes jugés… Elle promet honneurs et charges, et quel peut être votre partage, quand vous seriez vainqueurs, sinon malédiction, ignominie et persécutions. Elle vous réconcilie avec le ciel, et vous êtes vraiment damnés. Vous tous, vous n’avez pas un cheveu qui ne soit destiné aux enfers. Réfléchissez-vous, raillez-vous encore ? choisissez-vous encore ? Est-il si pénible de choisir entre le ciel et l’enfer ? Aidez-moi donc, mon père. C’est moi seul qu’ils veulent avoir ; mes compagnons ne comptent pas, ils ont été entraînés ; leurs fautes, folies de jeunesse ! Donc ils sont innocents. N’est-ce pas bien cela ?

LE MOINE.

Comment s’appelle ce démon qui parle par sa bouche ? Oui, sans doute c’est la vérité. Cet homme m’a tout bouleversé.

MOOR.

Comment ! Point de réponse encore ? Croyez-vous que vos armes pourront vous rendre libres ? Regardez donc autour de vous, regardez donc. Vous ne le pensez pas, certes, ou ce serait une espérance d’enfant… Vous flatteriez-vous peut-être de tomber en héros, parce que vous m’avez vu me réjouir du fracas horrible de la bataille que nous allions livrer ?… Oh ! ne le croyez pas ! Vous n’êtes pas Moor… Vous êtes de malheureux bandits, misérables instruments de mes grands desseins, méprisables comme la corde entre les mains du bourreau… Des voleurs ne peuvent pas tomber comme tombent les héros… Les voleurs ont droit de trembler quand la mort s’approche. Entendez-vous les trompettes qui retentissent dans ces forêts ? Voyez les éclairs sinistres de leurs sabres menaçants ! Eh quoi ! encore irrésolus ? Avez-vous perdu toute raison ? êtes-vous en délire ?… Je ne vous remercie point pour ma vie, et j’ai honte de votre sacrifice. (On entend au loin le son des instruments guerriers.)

LE MOINE, étonné.

J’en perdrais la raison et je m’enfuis. A-t-on jamais rien entendu de semblable ?

MOOR.

Vous craignez peut-être que je ne me tue de mes mains, et que ne m’ayant pas livré vivant, votre pacte de trahison soit annulé ? Non, mes enfants, cette crainte est inutile. Je jette à vos pieds mon poignard, mes pistolets et ce poison, ce poison libérateur que je n’ai jamais quitté… Et vous êtes encore indécis ? Vous croyez peut-être que je me défendrai quand vous viendrez pour me garrotter ? Voyez !… j’attache ma main à cette branche de chêne, je suis sans défense, un enfant peut me renverser… Quel est le premier qui abandonne son capitaine dans le danger ?

ROLLER, avec un geste féroce.

Et quand l’enfer nous aurait entourés neuf fois (il brandit son sabre autour de sa tête), quiconque n’est pas un chien enragé sauve son capitaine !

SCHWEIZER, déchirant le pardon, et jetant les morceaux au nez du moine.

La grâce est dans nos balles ! Décampe, canaille. Dis au magistrat qui t’envoie que, dans la bande de Moor, tu n’as pas trouvé un traître… Va-t’en… Sauvez le capitaine ! sauvez le capitaine !

TOUS, avec de grands cris.

Sauvez, sauvez, sauvez le capitaine !

MOOR, détachant sa main avec force et avec des transports de joie.

Oh ! à présent, nous sommes libres ! Camarades… je sens une armée dans ce poing-là… Mort ou liberté !… Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils n’en auront pas un seul vivant. (On sonne l’attaque, un grand tumulte ; ils sortent en frappant la terre, et le sabre à la main.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE

Share on Twitter Share on Facebook