CHAPITRE VII.

« Celui qui ne veut pas la paix qu’on lui présente,

« Mérite tous les maux qu’alors la guerre enfante ;

« Et puisqu’à l’amitié ton âme est sans accès,

« Tu t’annonces toi-même ennemi de la paix. »

Le Tasse.

La confiance qui régnait entre le Landamman et le marchand anglais parut s’accroître pendant le peu de jours qui s’écoulèrent jusqu’à leur départ pour se rendre à la cour de Charles, duc de Bourgogne. Il a déjà été fait allusion à l’état de l’Europe et à celui de la Confédération Helvétique ; mais pour faire bien comprendre notre histoire, il est peut-être à propos d’en tracer ici un court aperçu.

Pendant une semaine que les voyageurs passèrent à Geierstein, on tint plusieurs diètes, tant des cantons des villes que de ceux des forêts, dans toute la Confédération. Les premiers, mécontens des taxes imposées sur leur commerce par le duc de Bourgogne, et qui devenaient encore plus insupportables par suite des actes de violence que se permettaient les agens qu’il employait pour cette oppression, désiraient ardemment la guerre, dans laquelle ils avaient constamment trouvé jusqu’alors victoire et richesses. Plusieurs d’entre eux y étaient aussi excités sous main par les largesses de Louis XI, qui n’épargnait ni l’or ni les intrigues pour amener une rupture entre ces intrépides confédérés et son ennemi formidable, Charles le Téméraire.

D’une autre part, il paraissait impolitique de la part de la Suisse, pour plusieurs raisons, de s’engager dans une guerre contre un des princes les plus riches, les plus puissans et les plus opiniâtres de l’Europe, car tel était sans contredit Charles, duc de Bourgogne, sans quelque motif bien fort qui intéressât son honneur et son indépendance. Chaque jour on entendait se confirmer la nouvelle qu’Édouard IV, roi d’Angleterre, avait conclu une alliance étroite et intime, offensive et défensive avec le duc de Bourgogne, et que le projet du roi anglais, renommé par ses victoires nombreuses sur la maison de Lancastre, rivale de la sienne, victoires qui après différens revers lui avaient obtenu la possession paisible du trône, était de faire valoir ses droits sur les provinces de France si long-temps le domaine de ses ancêtres. Il semblait que cela seul manquât à sa gloire, et qu’ayant vaincu ses ennemis dans l’intérieur de son pays, il songeât alors à reconquérir ces possessions précieuses que l’Angleterre avait perdues sous le règne du faible Henri VI et pendant les guerres civiles qui déchirèrent si cruellement ce royaume lors des dissensions de la Rose Blanche et de la Rose Rouge. On savait partout que toute l’Angleterre regardait la perte des provinces françaises comme une tache faite à l’honneur national, et que non-seulement la noblesse qui avait été privée des fiefs considérables qu’elle possédait en Normandie, en Gascogne, dans le Maine et dans l’Anjou, mais tout ce qui tenait à la profession des armes, habitué à acquérir des richesses et de la renommée aux dépens de la France, et même les simples archers dont les arcs avaient si souvent décidé la victoire, étaient aussi empressés de se mettre en campagne que leurs ancêtres l’avaient été à Crécy, à Poitiers et à Azincourt de suivre leur souverain sur les champs de bataille auxquels leurs exploits avaient donné un renom immortel.

Les nouvelles les plus récentes et les plus authentiques annonçaient que le roi d’Angleterre était sur le point de passer en France en personne, invasion facile, puisqu’il était en possession de Calais, avec une armée plus nombreuse et mieux disciplinée que ne le fut aucune de celles qu’un monarque anglais eût jamais conduites dans ce royaume ; que tous les préparatifs d’hostilité étaient terminés, qu’on pouvait attendre à chaque instant l’arrivée d’Édouard, et que la coopération puissante du duc de Bourgogne, et l’aide d’un grand nombre de seigneurs français mécontens, dans les provinces qui avaient été si long-temps soumises à la domination anglaise, faisaient croire que l’issue de cette guerre serait fatale à Louis XI, quelque prudent, quelque sage et quelque puissant que fût ce prince.

Dans le moment où Charles, duc de Bourgogne, formait ainsi une alliance contre son formidable voisin, contre son ennemi héréditaire et personnel, une sage politique aurait dû le porter à éviter toute cause de querelle avec la Confédération Helvétique, peuple pauvre, mais belliqueux, à qui des succès réitérés avaient déjà appris que son infanterie intrépide pouvait quand il le fallait combattre avec égalité et même avec avantage la fleur de cette chevalerie qui avait été considérée jusqu’alors comme formant la principale force des armées européennes. Mais toutes les mesures de Charles, que la fortune opposait au monarque le plus astucieux et le plus politique de son temps, lui étaient dictées par ses passions et par son premier mouvement, plutôt que par la considération judicieuse des circonstances dans lesquelles il se trouvait. Hautain, fier et absolu dans ses volontés, quoiqu’il ne manquât ni de générosité ni d’honneur, il méprisait et haïssait ces viles associations de bergers et de vachers unis à quelques villes qui devaient principalement leur existence au commerce, et au lieu de courtiser les Cantons suisses, comme le faisait son ennemi plus adroit, ou du moins de ne leur donner aucun prétexte spécieux de querelle, il ne laissait échapper aucune occasion de témoigner le mépris qu’il avait conçu pour leur importance toute récente, il laissait percer son désir secret de venger tout le sang noble qu’ils avaient répandu, et d’obtenir une compensation pour les succès nombreux qu’ils avaient remportés sur les seigneurs féodaux, dont il s’imaginait qu’il était destiné à devenir le vengeur.

Les possessions du duc de Bourgogne en Alsace lui offraient de grands moyens pour faire sentir son déplaisir à la Confédération suisse. La petite ville et le château de la Férette, à dix ou onze milles de Bâle, servaient de passage à tout le commerce de Berne et de Soleure, les deux principales villes de la ligue. Le duc y établit un gouverneur ou sénéchal qui était en même temps administrateur des revenus publics, et qui semblait né pour être la peste et le fléau des républicains ses voisins.

Archibald Von Hagenbach était un noble allemand dont les domaines étaient en Souabe, et on le regardait généralement comme un des hommes doués du caractère le plus féroce et le plus arbitraire parmi ces nobles des frontières, connus sous les noms de Chevaliers-Brigands et de Comtes-Brigands. Ces dignitaires, parce que leurs fiefs relevaient du Saint-Empire romain, prétendaient à une entière souveraineté dans leur territoire d’un mille carré, aussi bien qu’aucun prince régnant d’Allemagne dans ses États plus étendus. Ils levaient des droits et des taxes sur les étrangers, et jetaient en prison, mettaient en jugement et faisaient exécuter ceux qui, comme ils l’alléguaient, avaient commis quelque crime dans leurs petits domaines. En outre, et pour mieux exercer leurs priviléges seigneuriaux, ils guerroyaient les uns contre les autres, aussi bien que contre les villes libres de l’Empire, attaquaient et pillaient sans merci les caravanes, c’est-à-dire ces longues files de charriots par le moyen desquels se faisait tout le commerce intérieur de l’Allemagne.

Une suite d’injustices faites et souffertes par Archibald Von Hagenbach, qui avait été un de ceux qui avaient usé avec le plus d’étendue de ce privilége de Faustrecht , ou comme on pourrait le dire, de droit du plus fort, avait fini par l’obliger, quoique à un âge déjà un peu avancé, de quitter un pays où sa vie était à peine assurée, et il était entré au service du duc de Bourgogne. Ce prince l’employa d’autant plus volontiers que c’était un homme de haute naissance et d’une valeur éprouvée, et peut-être encore plus parce qu’il était sûr de trouver dans un homme du caractère hautain, féroce et rapace d’Hagenbach un ministre qui exécuterait sans scrupule tous les actes de sévérité que le bon plaisir de son maître pourrait lui enjoindre.

Les négocians de Berne et de Soleure firent à haute voix les plus vives plaintes des exactions d’Hagenbach. Les droits levés sur les marchandises qui traversaient le district de la Férette, n’importe où on les transportait, furent arbitrairement augmentés, et les marchands et commerçans qui hésitaient à payer sur-le-champ ce qu’on exigeait d’eux étaient exposés à l’emprisonnement, et même à un châtiment corporel. Les villes commerçantes d’Allemagne se plaignirent au duc de la conduite inique du gouverneur de la Férette, et le prièrent de destituer Von Hagenbach ; mais le duc traita leurs plaintes avec mépris. La Confédération helvétique prit un ton plus haut, et demanda qu’on fît justice du gouverneur de la Férette comme ayant violé la loi des nations ; mais sa demande n’obtint pas plus d’attention.

Enfin la diète de la Confédération résolut d’envoyer au duc la députation solennelle dont il a déjà été parlé. Un ou deux de ces envoyés adoptèrent les vues calmes et prudentes d’Arnold Biederman, dans l’espoir qu’une démarche si solennelle pourrait ouvrir les yeux de Charles sur l’injustice criminelle de son représentant ; d’autres qui n’avaient pas des intentions si pacifiques avaient résolu d’ouvrir la porte à la guerre par cette remontrance vigoureuse.

Arnold Biederman était l’avocat déclaré de la paix, tant qu’elle était compatible avec l’indépendance de son pays et l’honneur de la Confédération : mais le jeune Philipson découvrit bientôt que le Landamman était le seul individu de toute sa famille qui nourrît ces sentimens de modération. L’opinion de ses enfans avait été séduite et dirigée par l’éloquence irrésistible de Rodolphe Donnerhugel, qui par quelques traits particuliers de bravoure personnelle, et par suite de la considération due aux services de ses ancêtres, avait acquis dans les conseils de son canton et auprès de toute la jeunesse de la Confédération un crédit que ces sages républicains n’étaient pas dans l’habitude d’accorder à un homme de son âge. Arthur, que tous ces jeunes gens accueillaient alors avec plaisir comme compagnon de leurs parties de chasse et de leurs autres amusemens, ne les entendait parler que de l’espoir de la guerre, qu’embellissait l’espoir du butin, et auquel se joignait la perspective de la nouvelle renommée que les Suisses allaient acquérir. Les exploits de leurs ancêtres contre les Allemands avaient réalisé les victoires fabuleuses des romans, et puisque la nouvelle génération n’était ni moins robuste ni moins valeureuse, ils s’attendaient aux mêmes succès. Quand ils parlaient du gouverneur de la Férette, ils le désignaient sous le nom du chien d’attache du duc de Bourgogne, ou du mâtin d’Alsace ; et ils disaient ouvertement que si son maître ne réprimait pas ses actions sur-le-champ, et s’il ne s’éloignait pas lui-même des frontières de la Suisse, Archibald Von Hagenbach verrait que sa forteresse ne pourrait le protéger contre l’indignation des habitans de Soleure, et surtout des habitans de Berne.

Arthur fit part à son père du désir de la guerre, manifesté par les jeunes Suisses, et celui-ci fut un moment incertain s’il ne ferait pas mieux de braver les inconvéniens et les dangers qu’il pouvait éprouver en voyageant seul avec son fils, que de courir le risque d’être impliqué dans quelque querelle par la conduite désordonnée de ces jeunes et fiers montagnards quand ils auraient passé leurs frontières. Un tel événement aurait été contraire à tous les motifs de son voyage ; mais Arnold Biederman étant respecté par sa famille et par tous ses compatriotes, le marchand anglais en conclut, au total, que son influence suffirait pour réprimer l’ardeur de ses compagnons, jusqu’à ce que la grande question de la paix et de la guerre fût décidée, mais surtout jusqu’à ce qu’ils eussent obtenu une audience du duc de Bourgogne, et qu’ils se fussent acquittés de leur mission. Après cela il serait séparé de leur compagnie et il ne pourrait être regardé comme responsable de leurs mesures ultérieures.

Après environ dix jours de délai la députation chargée de faire des remontrances au duc sur les actes d’agression et d’exaction d’Archibald Von Hagenbach se rassembla enfin à Geierstein, d’où les membres qui la composaient devaient partir ensemble. Ils étaient au nombre de trois, sans compter le jeune Bernois et le Landamman d’Underwald. L’un d’eux était, comme Arnold, un propriétaire des Cantons des Forêts, portant un costume qui n’était guère que celui d’un simple berger, mais remarquable par la taille et la beauté de sa longue barbe argentée ; il se nommait Nicolas Bonstetten. Melchior Sturmthal, porte-bannière de Berne, homme de moyen âge et guerrier distingué par sa bravoure, avec Adam Zimmerman, bourgeois de Soleure, qui était beaucoup plus âgé, complétaient le nombre des envoyés.

Chacun d’eux s’était costumé de son mieux ; mais quoique le regard austère d’Arnold Biederman trouvât à redire à deux boucles de ceinturon en argent et à une chaîne de même métal qui décorait l’embonpoint des bourgeois de Soleure, il semblait qu’un peuple puissant et victorieux, car les Suisses devaient alors être envisagés sous ce point de vue, n’avait jamais été représenté par une ambassade d’un caractère si patriarcal. Les députés voyageaient à pied, le bâton ferré à la main, comme des pèlerins allant visiter quelque lieu de dévotion. Deux mulets chargés de leur petit bagage étaient conduits par des jeunes gens, fils ou cousins des membres de l’ambassade, qui avaient obtenu de cette manière la permission de voir ce qu’ils pourraient de la partie du monde qui se trouvait au-delà de leurs montagnes.

Mais quelque peu nombreux que fût leur cortége, soit pour donner de l’apparat à leur mission, soit pour pourvoir à leurs besoins personnels, ni les circonstances dangereuses du temps, ni les troubles qui régnaient au-delà de leur territoire ne permettaient à des hommes chargés d’affaires si importantes de voyager sans escorte. Le danger même des loups, qui aux approches de l’hiver descendent souvent des montagnes et entrent en troupe dans les villages qui ne sont pas défendus par des murailles, comme ceux dans lesquels les envoyés pourraient avoir à faire halte, rendait cette précaution nécessaire ; et le nombre des déserteurs des troupes de différentes puissances, organisés en bandes de brigands sur les frontières de l’Alsace et de l’Allemagne, achevait de la rendre indispensable.

En conséquence une vingtaine de jeunes gens choisis dans les divers cantons de la Suisse, et parmi lesquels se trouvaient Rudiger, Ernest et Sigismond, les trois fils aînés d’Arnold, servirent d’escorte à la députation. Cependant ils ne marchèrent pas en ordre militaire, ni à la suite ou en avant du corps patriarcal. Au contraire, ils se divisaient en troupes de chasseurs de cinq à six qui reconnaissaient les bois, les montagnes et les défilés par où la députation devait passer. La marche lente des envoyés donnait aux jeunes gens agiles, qui étaient accompagnés de gros chiens, tout le temps de tuer des loups et des ours, et quelquefois de chasser un chamois sur les rochers ; tandis que les chasseurs, même en poursuivant leur gibier, avaient soin d’examiner tous les endroits qui auraient pu cacher une embuscade, et ils veillaient ainsi à la sûreté de ceux qu’ils escortaient plus efficacement que s’ils les avaient suivis pas à pas. Un son particulier de la corne du bœuf des montagnes dont nous avons déjà parlé était le signal convenu pour se réunir si quelque danger se présentait. Rodolphe Donnerhugel, bien plus jeune que ses collègues dans cette mission importante, prit le commandement de cette garde, qu’il accompagnait ordinairement dans ses parties de chasse. Ils étaient bien armés, car ils avaient des épées à deux mains, de longues pertuisanes, des javelines, des arcs, des arbalètes, des coutelas et des couteaux de chasse. Mais les plus lourdes de ces armes, qui auraient gêné leur marche, étaient portées avec les bagages pour être reprises à la première alarme.

Arthur Philipson, comme son ancien antagoniste, préférait naturellement la compagnie et les amusemens des jeunes gens à la conversation grave et au pas lent des pères conscrits de la République helvétienne. Il avait pourtant une propension à jouer le rôle de traîneur avec les bagages ; en effet quelque chose aurait pu porter le jeune Anglais à oublier les parties de chasse des jeunes Suisses et à endurer la conversation grave et le pas lent des vieillards : – Anne de Geierstein, accompagnée d’une jeune Suissesse à son service, voyageait à la suite de la députation.

Elles étaient montées sur des ânes dont la marche lente pouvait à peine suivre les mulets chargés des bagages ; et l’on peut présumer avec raison qu’Arthur Philipson, pour s’acquitter des services importans que cette belle et intéressante jeune personne lui avait rendus, ne se serait pas cru trop à plaindre de lui offrir son aide de temps en temps dans le cours du voyage, et de jouir de l’avantage de son entretien pour alléger l’ennui de la route ; mais il n’osa pas avoir pour elle des attentions que les usages du pays ne semblaient pas permettre, puisqu’il ne lui voyait rendre aucuns soins ni par ses cousins, ni même par Rodolphe Donnerhugel, qui certainement avait paru jusqu’alors ne négliger aucune occasion de se faire valoir aux yeux de sa belle cousine. D’ailleurs Arthur était assez réfléchi pour être convaincu qu’en cédant aux sentimens qui le portaient à cultiver la connaissance de cette aimable personne, il encourrait le déplaisir certainement sérieux de son père, et probablement aussi celui du Landamman, dont ils avaient reçu l’hospitalité, et dans la compagnie duquel ils voyageaient maintenant à l’abri de tout danger.

Le jeune Anglais prit donc part aux amusemens qui occupaient les autres jeunes gens ; faisant seulement en sorte, aussi fréquemment que les haltes le permettaient, d’accorder à cette jeune fille des marques de politesse qui ne pouvaient donner lieu ni à une remarque, ni à la censure. Sa réputation comme chasseur étant alors bien établie, il se permettait quelquefois, même pendant que les autres poursuivaient le gibier, de rester en arrière sur le bord du sentier, d’où il pouvait du moins apercevoir le voile gris d’Anne de Geierstein agité par le vent, et les contours des formes élégantes qu’il couvrait. Ses compagnons ne semblaient pas interpréter défavorablement cette indolence, qu’ils attribuaient à l’indifférence pour un genre de chasse n’offrant aucun danger ; quand il s’agissait de poursuivre un loup, un ours, ou quelque autre animal de proie, nul individu de la compagnie, pas même Rodolphe Donnerhugel, n’était plus prompt qu’Arthur à saisir sa javeline, son arc ou son coutelas.

Pendant ce temps les réflexions du vieux marchand étaient d’une nature plus sérieuse. Comme on a déjà dû le remarquer, c’était un homme qui avait une grande connaissance du monde où il avait joué un rôle tout différent de celui dont il s’acquittait en ce moment. D’anciennes idées se réveillèrent en lui en voyant des divertissemens semblables à ceux de ses jeunes années. Les aboiemens des chiens retentissant sur les montagnes et dans les forêts épaisses qu’ils traversaient ; la vue de ces jeunes chasseurs poursuivant leur gibier sur des rochers escarpés qui semblaient inaccessibles au pied de l’homme, et sur le bord de précipices profonds ; le son des cornets suisses qui se répétait de montagne en montagne ; tout cela l’avait tenté plus d’une fois de prendre part à un amusement noble, quoique hasardeux, qui après la guerre était alors dans la plupart des contrées de l’Europe la plus sérieuse occupation de la vie. Mais ce désir ne se faisait sentir à lui que momentanément, et il prenait un intérêt plus profond à étudier les mœurs et les opinions de ses compagnons de voyage.

Tous avaient la simplicité droite et franche qui caractérisait Arnold Biederman ; mais aucun d’eux n’offrait une égale dignité dans ses pensées, ni une sagacité si profonde. En parlant de la situation politique de leur pays il n’affectait aucun mystère ; et quoique, à l’exception de Rodolphe, les jeunes gens ne fussent point admis dans leurs conseils, cette exclusion ne semblait avoir lieu que pour maintenir la jeunesse dans un esprit de subordination, et non parce qu’on jugeait nécessaire d’avoir des secrets pour elle. Ils s’entretenaient librement en présence du vieux marchand des prétentions du duc de Bourgogne, des moyens qu’avait leur pays de soutenir son indépendance, et de la ferme résolution où était la ligue helvétique de braver toutes les forces que le monde entier pourrait lui opposer plutôt que de souffrir la plus légère insulte. Sous d’autres rapports leurs vues paraissaient sages et modérées, quoique le porteur de bannière de Berne et l’important bourgeois de Soleure parussent regarder les conséquences d’une guerre sous un jour moins sérieux que le prudent Landamman d’Underwald et son vénérable compagnon Nicolas Bonstetten qui adoptait toutes les opinions d’Arnold.

Il arrivait fréquemment qu’oubliant ce sujet de conversation ils faisaient rouler l’entretien sur des objets qui avaient moins d’attrait pour leur compagnon de voyage. Les pronostics du temps, la comparaison des dernières moissons, la manière la plus avantageuse de cultiver leurs vergers, les moyens à employer pour obtenir de bonnes récoltes, tout cela, quoique fort intéressant pour les montagnards, ne l’était guère pour Philipson. Le digne meinherr Zimmerman de Soleure aurait volontiers conversé avec lui de commerce et de marchandises ; mais l’Anglais qui ne trafiquait qu’en objets de grande valeur et de peu de volume, et qui faisait pour son négoce de longs voyages par terre et par mer, ne pouvait trouver que peu de sujets à discuter avec le Suisse, dont le commerce ne s’étendait pas au-delà des cantons voisins de la Bourgogne et de l’Allemagne, et dont les marchandises ne consistaient qu’en gros draps de laine, en futaine, en pelleterie et autres objets du même genre.

Mais tandis que les Suisses discutaient de petits intérêts de commerce, décrivaient quelque procédé grossier d’agriculture, et parlaient de la nielle des grains ou de la clavelée des moutons avec l’exactitude minutieuse de petits marchands ou de petits fermiers qui se rencontrent à une foire, souvent quelque endroit bien connu rappelait le nom et l’histoire d’une bataille dans laquelle au moins l’un d’entre eux avait combattu, car il n’y en avait pas un parmi eux qui n’eût porté les armes plusieurs fois. Les détails militaires, qui dans les autres pays n’étaient à la portée que des chevaliers et des écuyers qui y avaient joué leur rôle ou des savans clercs qui travaillaient à en perpétuer le souvenir, étaient dans cette étrange contrée un sujet familier et favori de discussions entre des gens que leurs occupations paisibles semblaient placer à une distance immense de la profession de soldat. Cette circonstance rappela à l’esprit de l’Anglais les anciens habitans de Rome qui abandonnaient si souvent la charrue pour l’épée, et la culture des terres pour l’administration des affaires publiques. Il parla de cette ressemblance entre les deux peuples au Landamman. Celui-ci fut naturellement flatté du compliment fait à son pays, mais il y répondit : – Puisse le ciel conserver parmi nous les vertus simples des Romains, et nous préserver de leur soif de conquêtes et de leur passion pour les objets d’un luxe étranger !

La marche lente des voyageurs et diverses causes de délai qu’il est inutile de détailler firent qu’ils passèrent deux nuits en route avant d’arriver à Bâle. Les petites villes et les villages où ils logèrent les reçurent avec autant de respect et d’hospitalité qu’ils le pouvaient, et leur arrivée était le signal d’une petite fête que leur offraient les principaux habitans.

En ces occasions, tandis que les vieillards du pays recevaient les députés de la Confédération, la jeunesse en faisait les honneurs aux jeunes gens de l’escorte ; on leur procurait le plaisir de la chasse, on les y accompagnait, et on leur faisait connaître les endroits où il y avait du gibier.

Ces fêtes ne conduisaient jamais à aucun excès, et les mets les plus recherchés étaient du chevreau, de l’agneau, et du gibier tué sur les montagnes. Cependant Arthur et son père remarquèrent que le porte-bannière de Berne et le bourgeois de Soleure prisaient les avantages de la bonne chère plus que le Landamman leur hôte, et le député de Schwitz. On ne commettait aucun excès, comme nous l’avons déjà dit, mais les deux députés que nous venons de nommer les premiers avaient évidemment appris l’art de choisir les meilleurs morceaux, et étaient connaisseurs en vins étrangers, dont ils avaient soin de ne pas se laisser manquer. Arnold était trop prudent pour critiquer ce qu’il n’avait pas l’espoir de corriger, et il se contentait de donner l’exemple de la sobriété en ne mangeant presque que des légumes, et en ne buvant guère que de l’eau ; en quoi il était soigneusement imité par le vieux Nicolas Bonstetten, qui semblait se faire un point d’honneur de suivre en tout l’exemple du Landamman.

Ce fut, comme nous l’avons déjà dit, dans le cours de la troisième journée qui suivit leur départ que les députés suisses arrivèrent près de Bâle, alors une des plus grandes villes du sud-ouest de l’Allemagne, où ils se proposaient de passer la nuit, ne doutant pas qu’ils n’y fussent reçus en amis. À la vérité cette ville ne faisait pas encore partie de la Confédération suisse, dans laquelle elle n’entra qu’environ trente ans après, en 1501 ; mais c’était une ville libre impériale, liée avec Berne, Soleure, Lucerne et d’autres villes de la Suisse, par des intérêts mutuels et des relations constantes. Le but de la députation était de négocier s’il était possible une paix qui devait être aussi utile à la ville de Bâle qu’à la Suisse même, vu l’interruption de commerce qui résulterait nécessairement d’une rupture entre le duc de Bourgogne et les Cantons, et dans ce cas cette ville étant située entre les deux puissances belligérantes devait trouver un grand avantage à conserver sa neutralité.

Les envoyés s’attendaient donc à recevoir des autorités de la ville de Bâle un accueil aussi amical que celui qui leur avait été fait partout dans le territoire de la Confédération, puisqu’elle était intéressée à voir réussir leur mission. Le chapitre suivant apprendra comment leur attente se réalisa.

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