CHAPITRE XXIX.

« C’était un bon vivant, et les neiges de l’âge

« Blanchissaient ses cheveux, sans glacer son courage,

« À l’instant où ses jours approchaient de leur fin,

« Il savait encore être un joyeux boute-en-train ;

« Et sa gaîté, trouvant des nuances nouvelles,

« Pouvait se comparer aux glaces éternelles

« Qui de mille couleurs éblouissent les yeux,

« Au sommet des glaciers, quand, faisant ses adieux,

« Le soleil va finir sa course journalière. »

Ancienne comédie.

Laissant le comte d’Oxford suivre l’opiniâtre duc de Bourgogne dans une expédition que celui-ci représentait comme une courte excursion ressemblant plutôt à une partie de chasse qu’à une campagne, et que le premier considérait sous un point de vue plus grave et plus dangereux, nous retournerons près d’Arthur de Vère, ou du jeune Philipson comme on continuait à l’appeler, qui s’avançait vers la Provence, et que son guide conduisait avec autant de succès que de fidélité, mais certainement aussi avec beaucoup de lenteur.

La Bourgogne étant comme la Lorraine couverte par l’armée de Charles, était infestée en même temps par différentes bandes éparses qui tenaient la campagne ou occupaient les châteaux forts, au nom, comme elles le prétendaient, du comte René de Vaudemont. Cet état du pays exposait un voyageur à tant de dangers qu’il était souvent nécessaire de quitter la grande route et de prendre des chemins détournés pour éviter des rencontres peu amicales.

Arthur avait appris par l’expérience à se méfier des guides étrangers ; cependant, durant ce voyage périlleux, il se trouva disposé à accorder beaucoup de confiance à son nouveau conducteur. Thiébault, Provençal de naissance, connaissait parfaitement la route, et autant qu’Arthur pouvait en juger il s’acquittait de ses devoirs avec fidélité. L’habitude de prudence qu’il avait contractée en voyageant, et le rôle de marchand qu’il continuait à jouer, l’engagèrent à mettre de côté cette morgue ou cet air de supériorité hautaine qu’un noble et un chevalier pouvaient alors se permettre à l’égard d’un individu de condition fort inférieure. D’ailleurs il présuma avec raison qu’une sorte de familiarité avec cet homme qui semblait rempli d’intelligence, le mettrait probablement plus à portée d’apprécier ses opinions et ses dispositions à son égard. En retour de sa condescendance, il obtint de lui divers renseignemens sur la province dont ils s’approchaient.

Lorsqu’ils furent sur les frontières de la Provence, la conversation de Thiébault devint encore plus intéressante. Non-seulement il pouvait dire le nom et l’histoire de tous les châteaux qu’ils rencontraient sur la route souvent détournée qu’ils suivaient, mais il avait gravé dans sa mémoire la chronique chevaleresque des nobles chevaliers et barons qui en étaient alors propriétaires, ou à qui ils avaient autrefois appartenu ; il racontait à Arthur les exploits par lesquels ils s’étaient illustrés en repoussant les attaques des Sarrasins contre la chrétienté, ou les efforts qu’ils avaient faits pour arracher le saint Sépulcre aux païens. Tout en faisant de pareils récits, Thiébault trouva l’occasion de parler des troubadours, race de poètes d’origine provençale, tout différens des ménestrels de Normandie et des provinces adjacentes ; et Arthur, comme la plupart des jeunes nobles de son pays, connaissait parfaitement les romans de chevalerie, des versions nombreuses en ayant été faites en français-normand et en anglais. Thiébault tirait vanité de ce que son grand-père, d’humble naissance à la vérité mais doué de talens distingués, avait fait partie de cette race inspirée par les Muses, dont les ouvrages produisirent tant d’effet sur le caractère et les mœurs de leur siècle et de leur pays. Il était cependant à regretter qu’en inculquant comme le premier devoir de la vie un esprit fantasque de galanterie qui dépassait quelquefois les règles platoniques prescrites, les poésies des troubadours servissent trop souvent à amollir, à séduire et à corrompre le cœur.

Arthur eut occasion de faire cette remarque lorsque Thiébault lui eut chanté, ce qu’il pouvait faire très agréablement, l’histoire d’un troubadour nommé Guillaume Cabestaing qui aimait par amour une noble et belle dame, Marguerite, épouse du baron Raymond de Roussillon. Le mari jaloux eut la preuve de son déshonneur, et ayant tué Cabestaing il lui arracha le cœur, le fit apprêter comme celui d’un animal, et le fit servir à sa femme. Lorsqu’elle eut mangé de cet horrible mets, il lui apprit de quoi il était composé. Elle lui répondit que puisqu’elle avait pris une nourriture si précieuse, ses lèvres ne toucheraient jamais d’autres alimens. Elle persista dans sa résolution, et se laissa mourir de faim. Le troubadour qui avait célébré cette histoire tragique avait déployé dans son ouvrage beaucoup d’art et de talent pour mettre la faute des amans sur le compte de la destinée ; il avait appuyé sur leur sort déplorable avec encore plus de pathétique, et avait fini par déclamer contre la fureur aveugle du mari avec toute la ferveur d’une indignation poétique, ajoutant avec un plaisir vindicatif, que tous les braves chevaliers, tous les vrais amans du midi de la France s’étaient réunis pour attaquer le château du baron, l’avaient pris d’assaut, n’y avaient pas laissé pierre sur pierre, et avaient fait subir au tyran une mort ignominieuse. Arthur prit quelque intérêt à cette histoire tragique, qui lui arracha même quelques larmes ; mais quand il porta plus loin ses pensées, ses yeux se séchèrent, et il dit avec quelque sévérité :

– Thiébault, ne me chantez plus de pareils lais ; j’ai entendu mon père dire que rien n’est plus propre à corrompre le cœur d’un chrétien que d’accorder au vice la pitié et les éloges qu’on ne doit qu’à la vertu. Votre baron de Roussillon est un monstre de cruauté, mais vos infortunés amans n’en étaient pas moins coupables. C’est en donnant de beaux noms à de mauvaises actions, que ceux que le vice mis à nu effraierait d’abord apprennent à en pratiquer les leçons sous le masque de la vertu.

– Je vous prie de faire attention, Signor, répondit Thiébault, que ce lai de Cabestaing et de la belle Marguerite de Roussillon est regardé comme un chef-d’œuvre de la gaie science. Fi donc ! Signor, vous êtes trop jeune pour être un censeur si rigide des mœurs. Que ferez-vous quand votre tête sera grise, si vous êtes si scrupuleux pendant qu’elle est couverte de cheveux bruns ?

– Une tête qui écoute des folies pendant sa jeunesse, répondit Arthur, sera difficilement respectable à un âge plus avancé.

Thiébault n’avait pas envie de continuer cette discussion.

– Je n’ai pas dessein d’entrer en contestation avec vous, Signor, dit-il à Arthur ; je pense seulement, comme tout véritable enfant de la chevalerie et des Muses, qu’un chevalier sans maîtresse est comme un firmament sans étoile.

– Ne le sais-je pas ? répondit Arthur ; mais il vaut mieux rester dans les ténèbres que de suivre une lumière trompeuse qui conduit dans les abîmes du vice.

– Il peut se faire que vous ayez raison, dit le guide ; il est certain que même ici, en Provence, nous ne savons plus si bien juger les affaires d’amour, ses difficultés, ses embarras, ses erreurs, depuis qu’on ne regarde plus les troubadours comme on le faisait autrefois, et que la haute et noble cour d’amour a cessé de tenir ses séances. Mais depuis quelque temps les princes souverains, les ducs, les rois, au lieu d’être les premiers et les plus fidèles vassaux de la cour de Cupidon, sont devenus eux-mêmes les esclaves de l’égoïsme et de la cupidité. Au lieu de gagner des cœurs en rompant des lances dans la lice, ils désespèrent leurs vassaux appauvris, en commettant les plus cruelles exactions. Au lieu de chercher à mériter les sourires et les faveurs des dames, ils ne pensent qu’à voler à leurs voisins leurs châteaux, leurs villes et leurs provinces. Longue vie au bon et vénérable roi René ! tant qu’il lui restera un arpent de terre, sa résidence sera le rendez-vous des vaillans chevaliers qui n’ont en vue que la gloire des armes, des vrais amans que la fortune persécute, et des poètes et des musiciens qui savent célébrer l’amour et la valeur.

Arthur, qui désirait savoir sur ce prince quelque chose de plus que ce que le bruit commun lui en avait appris, engagea aisément le Provençal communicatif à lui parler de son vieux souverain, que Thiébault lui peignit comme étant juste, joyeux et débonnaire, ami des nobles exercices de la chasse et de la joute, et encore plus de la joyeuse science de la poésie et de la musique ; dépensant plus qu’il n’avait de revenu pour faire des largesses aux chevaliers errans et aux musiciens ambulans dont sa cour était toujours remplie, comme étant du petit nombre de celles où l’on retrouvait encore l’ancienne hospitalité.

Tel fut le portrait que Thiébault traça du dernier roi ménestrel ; et quoique l’éloge fût exagéré, les faits ne l’étaient peut-être pas.

Né de sang royal, René à aucune époque de sa vie n’avait pu rendre sa fortune égale à ses droits. Des royaumes sur lesquels il avait des prétentions il ne lui restait que le comté de Provence, belle et paisible principauté, mais considérablement diminuée, d’une part parce que la France avait acquis des droits sur diverses portions de ce territoire en avançant à René les sommes dont il avait eu besoin pour ses dépenses personnelles ; et d’une autre parce qu’ayant été fait prisonnier par le duc de Bourgogne, il lui en avait engagé d’autres portions pour sa rançon. Dans sa jeunesse il avait entrepris plus d’une expédition militaire, dans l’espoir de regagner quelque partie des domaines dont on l’appelait encore le souverain. On ne fit aucun reproche à son courage, mais la fortune ne sourit jamais à ses tentatives, et il parut reconnaître enfin qu’admirer et célébrer les qualités guerrières n’était pas les posséder. Dans le fait, René était un prince de talens très médiocres, doué d’un amour enthousiaste pour les beaux-arts, et d’une humeur calme et enjouée qui ne lui permettait jamais de se dépiter contre la mauvaise fortune et qui le rendait heureux, quand un prince ayant des sensations plus vives serait mort de désespoir. Ce caractère doux, léger, gai, inconsidéré et insouciant, mit René à l’abri de toutes les passions qui remplissent la vie d’amertume et qui souvent en abrègent le cours, et le conduisit à une vieillesse accompagnée de santé et de joie. Les chagrins domestiques qui affectent souvent ceux mêmes qui sont à l’épreuve des simples revers de fortune, ne firent pas une impression bien profonde sur le cœur de ce vieux monarque. Plusieurs de ses enfans moururent jeunes ; René supporta cette perte avec une résignation parfaite. Le mariage de sa fille Marguerite avec le puissant Henry roi d’Angleterre fut regardé comme une alliance beaucoup au-dessus de ce que pouvait espérer le roi des troubadours. Mais au résultat, bien loin que cette union fit rejaillir quelque splendeur sur René, il se trouva enveloppé dans les infortunes de sa fille, et fut souvent obligé de s’appauvrir pour lui fournir une rançon. Peut-être le vieux roi au fond du cœur ne trouva-t-il pas ces pertes aussi mortifiantes que la nécessité où il fut ensuite de recevoir Marguerite à sa cour et dans sa famille. Enflammée de fureur quand elle songeait aux pertes qu’elle avait faites, pleurant les amis que la mort lui avait enlevés et les royaumes qu’elle avait perdus, la plus fière et la plus impétueuse des princesses n’était pas faite pour demeurer avec le plus gai et le plus insouciant des souverains dont elle méprisait les goûts, et à qui elle ne pouvait pardonner la légèreté d’esprit qui trouvait de la consolation dans des occupations frivoles, indignes d’un monarque. La gêne qu’inspirait sa présence, les souvenirs vindicatifs auxquels elle se livrait, embarrassaient le vieux souverain, mais ne pouvaient lui faire perdre sa bonne humeur et son égalité d’âme.

Une autre infortune pesait sur lui encore davantage. Yolande, fille qu’il avait eue de sa première femme Isabelle, avait transmis ses droits sur le duché de la Lorraine à son fils René comte de Vaudemont, jeune homme plein d’ardeur et de courage, occupé alors de faire valoir ses prétentions contre celles du duc de Bourgogne qui, avec moins de droits mais beaucoup plus de pouvoir, s’emparait de ce riche Duché, le couvrait de ses troupes, et le réclamait comme un fief devant rester dans la ligne masculine. Enfin tandis que ce vieux roi voyait d’un côté sa fille détrônée plongée dans un désespoir qui ne connaissait pas de remède, et de l’autre son petit-fils privé de son héritage, faisant tous deux de vains efforts pour recouvrer une partie de leurs droits, il avait encore le malheur de savoir que son neveu Louis, roi de France, et son cousin Charles, duc de Bourgogne, se disputaient secrètement à qui succéderait à la portion de la Provence qui était encore en sa possession, et que ce n’était que la jalousie qu’ils nourrissaient l’un contre l’autre qui empêchait qu’il ne fût dépouillé de ce dernier reste de ses domaines. Cependant au milieu d’une telle détresse René donnait des festins, réunissait des convives, dansait, chantait, composait des vers, maniait le crayon et le pinceau avec une adresse peu commune, dressait des plans de fêtes et de processions, les faisait exécuter, et cherchait à entretenir autant qu’il le pouvait la gaîté et la bonne humeur de ses sujets, s’il ne pouvait assurer matériellement leur prospérité permanente ; aussi ne l’appelaient-ils jamais autrement que « le bon roi René, » titre qui lui est encore accordé aujourd’hui, et auquel les qualités de son cœur, sinon celles de sa tête, lui donnent un droit incontestable.

Tandis qu’Arthur recevait de son guide un compte détaillé du caractère particulier du roi René, ils entraient sur le territoire de ce joyeux monarque. L’automne était avancée, et l’on était à l’époque où les contrées du sud-est de la France se montrent avec le moins d’avantage. L’olivier est l’arbre qui domine en Provence ; et comme la couleur cendrée de ses feuilles ressemble à celle du sol brûlé par le soleil, surtout dans cette saison où elles commencent à se flétrir, elles donnent à tout le paysage une teinte pâle et aride. Cependant, dans les régions montagneuses et agrestes on trouvait des paysages plus frais, grâce à une foule d’arbres verts. En général tout le pays avait une apparence qui lui était particulière.

À chaque pas les voyageurs trouvaient quelques marques du caractère singulier du roi. La Provence étant la première partie des Gaules qui reçut des Romains le bienfait de la civilisation, et ayant été encore plus long-temps la résidence de la colonie grecque qui fonda Marseille, est plus remplie de restes splendides d’ancienne architecture qu’aucune autre partie de l’Europe, à l’exception de l’Italie et de la Grèce. Le bon goût du roi René lui avait inspiré quelques efforts pour conserver ces souvenirs de l’antiquité et leur rendre une partie de leur ancien éclat. S’il existait un arc de triomphe ou un ancien temple, on faisait disparaître de son voisinage les huttes et les chaumières, et l’on prenait des mesures pour retarder du moins l’approche de leur ruine. – La fontaine de marbre que la superstition avait consacrée à quelque Naïade solitaire était entourée d’oliviers, d’amandiers et d’orangers ; le bassin en était réparé, et il pouvait encore retenir dans son sein ses trésors de cristal. – Les vastes amphithéâtres, les colonnes gigantesques étaient l’objet des mêmes soins, et attestaient l’amour du roi René pour les beaux-arts, même dans le cours de cette période qu’on appelle les siècles d’ignorance et de barbarie.

On pouvait aussi remarquer un changement dans les manières générales du peuple en sortant de la Bourgogne, où la société se ressentait encore de la rudesse allemande, pour entrer dans les contrées pastorales de la Provence, où l’influence d’un beau climat et d’un langage mélodieux jointe aux goûts un peu romanesques du vieux monarque, et à un amour universel pour la musique et la poésie, avaient introduit une civilisation de mœurs qui approchait de l’affectation. Le berger conduisait le matin ses moulons au pâturage en leur chantant quelque sonnet amoureux composé par un troubadour bien épris, et quelquefois plus sensible que dans les climats du Nord ; et son troupeau semblait éprouver l’influence de la musique. Arthur remarqua aussi que les moutons provençaux, au lieu d’être chassés devant le berger, le suivaient régulièrement, et ne se dispersaient pour commencer à paître que lorsque s’arrêtant et se tournant vers eux il exécutait quelques variations sur l’air qu’il jouait, comme pour leur en donner le signal. Tandis qu’il marchait, son gros chien, d’une espèce dressée à combattre le loup, et que les moutons respectent comme leur protecteur sans le craindre comme leur tyran, suivait son maître, les oreilles dressées, comme premier critique et principal juge d’une musique dont il manquait rarement de désapprouver en jappant certains sons, tandis que le troupeau, comme la majorité d’un auditoire, donnait par son silence la seule espèce d’applaudissement unanime qu’il pouvait accorder. Vers midi les auditeurs du berger devenaient quelquefois plus nombreux, grâce à l’arrivée d’une matrone ou d’une jeune fille aux joues fleuries avec qui il avait rendez-vous sur les bords de quelque fontaine du genre de celles dont nous avons parlé, et qui écoutait les sons du chalumeau de son mari ou de son amant, ou chantait avec lui quelques-uns de ces duos dont les poésies des troubadours nous ont laissé tant d’exemples. Pendant la fraîcheur du soir, la danse des villageois sur le gazon, le concert rustique devant la porte de la cabane, et le petit repas composé de fruits, de laitage et de pain que le voyageur était invité à partager, prêtaient de nouveaux charmes à l’illusion, et semblaient véritablement indiquer la Provence comme l’Arcadie de la France.

Mais la plus grande singularité qu’offrit aux yeux d’Arthur ce pays pacifique, c’était l’absence complète de soldats et d’hommes armés. En Angleterre personne ne sortait de chez soi sans son arbalète, son épée et son bouclier ; en France le laboureur portait une armure même en conduisant sa charrue ; en Allemagne on ne pouvait pas faire un mille sur la grand’route sans que l’œil rencontrât des nuages de poussière au milieu desquels on voyait de temps en temps des panaches ondoyer et des armes étinceler ; même en Suisse, le paysan, s’il avait seulement deux milles à faire, ne se souciait pas de se mettre en chemin sans sa hallebarde et son épée à deux mains. Mais en Provence tout paraissait tranquille et paisible, comme si le génie de la musique y avait apaisé toutes les passions violentes. De temps en temps nos voyageurs pouvaient rencontrer un cavalier ; mais la harpe suspendue à l’arçon de la selle ou portée par un homme qui le suivait indiquait la profession de troubadour, qui était exercée par des hommes de tous les rangs ; et un petit couteau de chasse, fixé contre sa cuisse gauche plutôt comme un ornement que pour s’en servir, ne semblait être qu’un inutile accessoire de son équipement.

– La paix, dit Arthur en regardant autour de lui, est un joyau inestimable, mais dont il sera bien facile de priver ceux dont le cœur et le bras ne sont pas prêts à le défendre.

La vue de l’ancienne et intéressante ville d’Aix où le roi René tenait sa cour dissipa ses réflexions vagues, et fixa les idées du jeune Anglais sur la mission particulière dont il était chargé.

Il demanda à Thiébault si ses instructions étaient de le quitter, maintenant qu’il était arrivé au but de son voyage.

– J’ai ordre de rester à Aix, répondit le Provençal, tant que vous y demeurerez, pour vous y rendre tous les services qui pourront être en mon pouvoir, comme votre guide et votre serviteur, et de tenir ces trois hommes à vos ordres pour vous servir de messagers ou d’escorte. Si vous le trouvez bon, je vais leur procurer un logement convenable, et je viendrai recevoir de vous mes instructions ultérieures en tel endroit qu’il vous plaira de m’indiquer. Je vous propose cette séparation parce que je sais que vous désirez être seul.

– Il faut que j’aille à la cour sans aucun délai. Attendez-moi, dans une demi-heure, dans cette rue, près de cette fontaine d’où jaillit un jet d’eau si magnifique, entouré d’une vapeur qu’on jurerait produite par l’eau bouillante et qui semble lui servir de voile.

– Ce jet est ainsi entouré parce que l’eau qui le forme est fournie par une source d’eau chaude qui sort des entrailles de la terre ; et la gelée blanche de cette matinée d’automne rend la vapeur plus distincte qu’elle ne l’est ordinairement. Mais si c’est le bon roi René que vous cherchez, vous le trouverez en ce moment se promenant dans sa cheminée. Ne craignez pas de vous en approcher ; jamais monarque n’a eu l’accès si facile, et surtout pour des étrangers de bonne mine comme vous, signor.

– Mais les chambellans m’admettront-ils dans son salon ?

– Son salon ! Quel salon ?

– Le salon du Roi René, je suppose. S’il se promène dans une cheminée, ce doit être dans celle de son salon, et il faut que ce soit une cheminée d’une belle taille pour qu’il puisse y prendre un tel exercice.

– Vous ne m’avez pas bien compris, dit le guide en souriant ; ce que nous appelons la cheminée du roi René est l’étroit parapet que vous voyez. Il s’étend entre ces deux tours, et par son exposition au midi est abrité des trois autres côtés. Le plaisir du roi est de s’y promener, et de jouir des premiers rayons du soleil dans les matinées fraîches comme celle-ci. Il nourrit, dit-il, sa veine poétique. Si vous vous approchez de sa promenade, il vous parlera volontiers, à moins qu’il ne soit dans le feu de la composition.

Arthur ne put s’empêcher de sourire à l’idée d’un roi âgé de quatre-vingts ans, accablé d’infortunes, menacé de mille dangers, et s’amusant pourtant à se promener sur un parapet en plein air, et à composer des vers en présence de tous ceux de ses fidèles sujets à qui il plaisait de le regarder.

– Si vous faites quelques pas de ce côté, dit Thiébault, vous pourrez voir le bon roi, et juger si vous devez ou non l’aborder en ce moment. Je vais pourvoir au logement de nos gens, et j’irai attendre vos ordres près de la fontaine, sur le Cours.

Arthur ne trouva aucune objection à faire à la proposition de son guide, et il ne fut pas fâché d’avoir l’occasion d’examiner un peu le bon roi René avant de se présenter devant lui.

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