CHAPITRE XXXII.

« C’en est fait, j’ai donné mon plein consentement.

« En moi la majesté n’est plus qu’abaissement :

« Ma gloire est éclipsée et se change en bassesse,

« Mon pouvoir en néant et ma force en faiblesse.

« Le monarque n’est plus qu’un sujet, un manant. »

Shakspeare.

Le jour suivant fut témoin d’une scène plus grave. Le roi René n’avait pas oublié de dresser un plan des plaisirs de la journée ; mais à sa grande surprise et à son regret encore plus grand, Marguerite lui demanda un entretien pour affaires sérieuses. S’il y avait au monde une proposition que René détestât au fond du cœur, c’était celle de s’occuper d’affaires.

– Que désirait sa chère enfant ? lui demanda-t-il. Était-ce de l’argent ? il lui donnerait tout ce qu’il en avait, quoique son trésor fût presque vide ; cependant il venait de recevoir une portion de son revenu : dix mille couronnes. Combien en voulait-elle ? la moitié ? les trois quarts ? le tout était à sa disposition.

– Hélas ! mon père, répondit Marguerite, ce n’est pas de mes affaires que je désire vous parler ; c’est des vôtres.

– Des miennes ! répéta René ; en ce cas je suis sûrement le maître de les remettre à un autre jour, à quelque jour de pluie qui ne peut être bon à rien de mieux. Vois, ma chère enfant, les fauconniers sont déjà à cheval ; nos coursiers hennissent et trépignent ; nos jeunes gens des deux sexes ont le faucon sur le poing ; les épagneuls sont accouplés en laisse. Ce serait un péché, avec le temps et le vent qu’il fait, de perdre une si belle journée.

– Laissez-les partir et s’amuser, mon père ; car dans l’affaire dont j’ai à vous parler, il s’agit de l’honneur et de la vie.

– Mais j’ai à juger un défi entre Calezon et Jean d’Aigues-Mortes, nos deux plus célèbres troubadours, et il faut que je les entende.

– Remettez cette affaire à demain, et consacrez aujourd’hui une heure ou deux à celles qui sont plus importantes.

– Si vous l’exigez absolument, ma chère enfant, vous savez que je ne puis vous dire non.

Et le roi René, fort à contre-cœur, donna ordre qu’on partît sans lui pour la chasse.

Semblable à un lévrier que retient le chasseur, le vieux roi se laissa alors conduire dans un appartement particulier. Pour s’assurer de ne pas être interrompue, la reine plaça dans l’antichambre son secrétaire Mordaunt et Arthur, en leur donnant la consigne de ne laisser entrer personne.

– Quant à ce qui me concerne, Marguerite, dit le bon vieillard, je consens à être tenu au secret ; mais pourquoi empêcher le vieux Mordaunt de faire une promenade par une si belle matinée, et le jeune Arthur de s’amuser comme les autres ? Quoiqu’on l’appelle philosophe, je vous réponds qu’en dansant hier soir avec la jeune comtesse de Boisgelin, il a prouvé qu’il a le pied aussi léger qu’aucun galant de la Provence.

– Ils sont nés dans un pays, répondit Marguerite, où les hommes apprennent dès l’enfance à préférer leurs devoirs à leurs plaisirs.

Le pauvre roi conduit dans ce que nous pouvons appeler le cabinet du conseil, vit en frémissant intérieurement la fatale cassette à cercles d’argent, qui ne s’était jamais ouverte en sa présence que pour l’accabler d’ennui, et il calcula douloureusement combien de bâillemens il aurait à étouffer avant d’avoir pris en considération tout ce qui s’y trouvait. Cependant quand le contenu fut mis sous ses yeux, il reconnut qu’il était d’un genre à lui inspirer à lui-même de l’intérêt, quoique d’une nature pénible.

Sa fille lui présenta un aperçu clair et précis des dettes assurées sur diverses parties de ses domaines qui en étaient le gage, et un état exact des sommes considérables dont le paiement était exigible à l’instant même, et pour l’acquit desquelles il n’existait aucuns fonds disponibles. Le roi se défendit comme le font les débiteurs qui se trouvent dans la même situation. À chaque demande de six, sept ou huit mille ducats, il répondait qu’il avait dix mille écus dans son trésor, et il montra la plus grande répugnance à se laisser convaincre que cette somme ne pouvait suffire pour en acquitter trente fois autant.

– En ce cas, dit le roi avec quelque impatience, pourquoi ne pas payer ceux qui sont le plus pressans et faire attendre les autres jusqu’à ce que nous ayons fait quelque autre recette ?

– C’est à quoi l’on a eu trop souvent recours, répondit la reine ; on ne peut agir honorablement sans payer des créanciers qui ont avancé tout ce qu’ils possèdent pour le service de Votre Majesté.

– Mais ne suis-je pas roi des Deux-Siciles, de Naples, d’Aragon et de Jérusalem ? Le monarque de si beaux royaumes doit-il être poussé à la muraille, comme un banqueroutier, pour quelques misérables sacs d’écus ?

– Vous êtes sans doute monarque de ces royaumes ; mais est-il nécessaire de rappeler à Votre Majesté que vous ne l’êtes que comme je suis reine d’Angleterre, sans posséder un seul arpent de territoire, et sans tirer un sou de revenu ? Vous n’avez d’autres domaines que ceux qui sont énoncés sur cet autre papier, avec la liste exacte du revenu qu’ils rapportent… Vous voyez qu’il est bien loin de pouvoir suffire pour maintenir votre dignité, et pour payer les sommes considérables que vous devez à divers créanciers.

– Il est cruel de me presser ainsi, Marguerite. Que puis-je faire ? Si je suis pauvre, ce n’est pas ma faute. Bien certainement je paierais avec grand plaisir les dettes dont vous parlez, si j’en avais le moyen.

– Je vais vous l’indiquer, mon père. – Renoncez à votre dignité inutile, et qui avec les prétentions dont elle est accompagnée ne sert qu’à jeter du ridicule sur vos infortunes. Abdiquez vos droits comme souverain, et le revenu qui est insuffisant pour fournir aux vaines dépenses d’une ombre de cour vous mettra en état, comme simple baron, de jouir dans le sein de l’opulence de tous les plaisirs que vous aimez.

– Vous parlez follement, Marguerite, répondit René avec un peu d’humeur. Les nœuds qui attachent un roi et son peuple ne peuvent être rompus sans crime. Mes sujets sont mon troupeau ; le ciel les a confiés à mes soins, et je n’ose renoncer au devoir de les protéger.

– Si vous étiez en état de le faire, Marguerite vous conseillerait de combattre jusqu’à la mort. Mais endossez votre armure, que vous n’avez pas portée depuis si long-temps ; – montez sur votre cheval de bataille, poussez le cri de guerre : – René et la Provence ! et vous verrez si cent hommes se rassembleront autour de votre étendard. Vos forteresses sont entre les mains d’étrangers ; vous n’avez pas d’armée ; vos vassaux peuvent avoir de la bonne volonté, mais il leur manque la science militaire et la discipline, qui font les soldats. Votre monarchie n’est qu’un squelette que la France ou la Bourgogne peut renverser à l’instant où il plaira à l’une de ces puissances d’étendre le bras contre elle.

Les larmes coulèrent en abondance le long des joues du vieux roi quand ce fâcheux tableau lui fut mis sous les yeux ; et il ne put s’empêcher de convenir qu’il n’avait le moyen ni de se défendre lui-même ni de protéger ses domaines, et d’avouer même qu’il avait souvent songé à la nécessité de traiter de ses possessions avec l’un de ses puissans voisins.

– C’est votre intérêt, dure et cruelle Marguerite, ajouta-t-il, qui m’a empêché jusqu’à présent de prendre des mesures pénibles à ma sensibilité, mais peut-être plus convenables à mon avantage particulier. J’avais espéré que l’état actuel des choses pourrait durer autant que moi et que vous, ma fille ; avec les talens que le ciel vous a donnés, vous auriez trouvé quelque moyen pour remédier à des malheurs auxquels je ne puis échapper qu’en évitant d’y songer.

– Si c’est tout de bon que vous parlez de mon intérêt, sachez qu’en abdiquant la souveraineté de la Provence vous satisferez le désir le plus ardent, presque le seul désir que mon cœur puisse former ; mais je prends le ciel à témoin, mon père, que c’est pour vous autant que pour moi que je vous y engage.

– Ne m’en dites pas davantage, ma chère enfant ; donnez-moi l’acte d’abdication et je le signerai ; car je vois que vous l’avez déjà préparé. Signons-le et nous irons rejoindre la chasse. Il faut savoir supporter le malheur : à quoi sert de s’en laisser accabler et de pleurer ?

– Ne me demandez-vous pas, dit Marguerite surprise de son apathie, à qui vous cédez vos domaines ?

– Que m’importe, puisqu’ils ne doivent plus m’appartenir ? Ce doit être ou à Charles de Bourgogne, ou à mon neveu Louis, deux princes puissans et politiques. Dieu veuille que mes pauvres sujets n’aient pas lieu de regretter leur vieux roi, dont le seul plaisir était de les voir heureux et joyeux.

– C’est au duc de Bourgogne que vous cédez la Provence ?

– C’est celui que j’aurais préféré. Il est fier, mais il n’est pas méchant. Un mot de plus : les droits et priviléges de mes sujets sont-ils bien assurés ?

– Pleinement ; et il a été pourvu honorablement à tous vos besoins. Je n’ai pas voulu laisser en blanc les stipulations à cet égard, quoique j’eusse peut-être pu me fier à la générosité de Charles de Bourgogne quand il n’est question que d’argent.

– Je ne demande rien pour moi. Avec sa viole et son crayon, René le troubadour sera aussi heureux que l’a jamais été le roi René.

En achevant ces mots il siffla très philosophiquement le refrain du dernier air qu’il avait composé, et signa l’abandon des possessions royales qui lui restaient, sans ôter son gant et sans même lire l’acte d’abdication.

– Et qu’est ceci ? demanda-t-il en regardant un morceau de parchemin de moindre dimension. Faut-il que notre parent Charles ait les Deux-Siciles, la Catalogne, Naples et Jérusalem, aussi bien que les pauvres restes de notre Provence ? Il me semble que par décence on aurait dû choisir une plus grande feuille de parchemin pour une cession si considérable.

– Cet acte, répondit Marguerite, désavoue seulement les efforts téméraires de René de Vaudemont en Lorraine, abandonne sa cause et renonce à toute querelle à ce sujet avec Charles de Bourgogne.

Pour cette fois seulement Marguerite avait trop compté sur le caractère facile de son père. René tressaillit, ses joues devinrent pourpres ; il l’interrompit et s’écria en bégayant de colère :

– Quoi ! désavoue seulement, – abandonne seulement, – renonce seulement ! Et il s’agit de la cause de mon petit-fils, du fils de ma chère Yolande, de ses droits légitimes sur l’héritage de sa mère ! Marguerite, j’en rougis pour toi. Ton orgueil est une excuse pour ton mauvais caractère ; mais qu’est-ce que l’orgueil qui peut s’abaisser jusqu’à commettre un acte déshonorant ? Abandonner, désavouer ma chair et mon sang, parce que ce jeune homme lève le bouclier en brave chevalier, et est disposé à défendre ses droits par les armes. – Je mériterais que les sons de cette harpe ne fissent retentir que ma honte, si j’étais capable de t’écouter.

Marguerite fut presque étourdie par l’opposition inattendue du vieillard. Elle chercha pourtant à lui prouver que le point d’honneur n’exigeait pas que René épousât la cause d’un jeune aventurier dont les droits, fussent-ils meilleurs qu’ils ne l’étaient, ne se trouvaient soutenus que par quelques misérables secours d’argent qu’il recevait sous main de la France, et par les armes de quelques-unes de ces troupes de bandits qui infestent les frontières de tous les pays. Mais avant que le roi René eût pu lui répondre, on entendit parler à haute voix dans l’antichambre, la porte s’entr’ouvrit avec violence, et l’on vit entrer un chevalier armé, couvert de poussière, et dont l’extérieur annonçait qu’il venait de faire un long voyage.

– Me voici, père de ma mère, dit-il : voyez votre petit-fils René de Vaudemont, le fils de votre Yolande, s’agenouiller à vos pieds pour vous demander votre bénédiction.

– Je te la donne, répondit le roi René, et puisse-t-elle te porter bonheur, brave jeune homme, image de ta sainte mère ! Mes bénédictions, mes prières et mes espérances sont pour toi !

– Et vous, belle tante d’Angleterre, dit le jeune chevalier en se tournant vers Marguerite, vous qui avez vous-même été dépouillée par des traîtres, n’avouerez-vous pas la cause d’un parent qui fait les derniers efforts pour défendre son héritage ?

– Je vous souhaite tout le bonheur possible, beau neveu, répondit la reine d’Angleterre, quoique vos traits me soient étrangers. Mais conseiller à ce vieillard d’embrasser votre cause quand elle est désespérée aux yeux de tous les hommes sages, ce serait une folie, une impiété.

– Ma cause est-elle donc si désespérée ? dit le jeune René. Pardonnez-moi si je l’ignorais. Est-ce ma tante Marguerite qui parle ainsi ? elle dont le courage a soutenu si long-temps la cause de la maison de Lancastre, quand les défaites avaient abattu ses guerriers ? Quoi ! pardon encore une fois, mais je dois plaider ma cause. – Qu’auriez-vous dit si ma mère Yolande avait été capable de conseiller à son père de désavouer votre époux Édouard, si le ciel lui avait permis d’arriver en Provence en sûreté ?

– Édouard, répondit Marguerite en pleurant, était incapable d’engager ses amis à embrasser une cause qui n’était plus soutenable. Mais c’en était une pour laquelle des pairs et des princes puissans avaient levé la lance.

– Cependant le ciel ne l’a pas bénie, dit Vaudemont.

– La vôtre, continua Marguerite, n’est appuyée que par les barons brigands d’Allemagne, les bourgeois parvenus des cités du Rhin, et les misérables paysans confédérés des Cantons.

– Mais le ciel l’a bénie, répliqua Vaudemont. Apprenez, femme orgueilleuse, que je viens ici pour mettre fin à vos intrigues perfides, et que je n’y arrive pas en aventurier inconnu, faisant la guerre et subsistant plutôt par subterfuge que par la force, mais en vainqueur quittant un champ de bataille sanglant sur lequel le ciel a humilié l’orgueil du tyran de la Bourgogne.

– Cela est faux ! s’écria la reine en tressaillant ; je ne le crois pas.

– Cela est vrai, dit le jeune René, aussi vrai qu’il l’est que le ciel nous couvre. – Il n’y a que quatre jours que j’ai quitté le champ de bataille de Granson couvert des cadavres des soldats mercenaires de Charles. – Ses richesses, ses joyaux, son argenterie, ses brillantes décorations, sont devenus la proie des Suisses, qui peuvent à peine en apprécier la valeur. – Connaissez-vous ceci, reine Marguerite ? ajouta-t-il en lui montrant le joyau bien connu qui décorait le cordon de l’ordre de la Toison-d’Or que portait le Duc ; croyez-vous que le lion n’était pas chassé de bien près quand il a laissé de telles dépouilles à ceux qui le poursuivaient ?

Marguerite fixa des yeux hagards sur une preuve qui confirmait la défaite du Duc, et qui lui annonçait la perte de ses dernières espérances. Son père, au contraire, fut frappé de l’héroïsme du jeune guerrier, qualité qu’il croyait éteinte dans sa famille, à l’exception de ce qui en restait dans le sein de sa fille Marguerite. Admirant au fond du cœur ce jeune homme qui s’exposait à tant de dangers pour acquérir de la gloire, presque autant que les poètes qui rendent immortelle la renommée des guerriers, il serra son petit-fils contre son cœur, lui dit de ceindre son épée avec confiance, et l’assura que si l’argent pouvait être utile à ses affaires, il avait dans son trésor dix mille écus qui étaient en partie ou en totalité à sa disposition, prouvant ainsi la vérité de ce qu’on a dit de lui, que sa tête était incapable de contenir deux idées à la fois.

Nous retournerons maintenant près d’Arthur qui, ainsi que Mordaunt le secrétaire de la reine d’Angleterre, n’avait pas été peu surpris de voir le comte de Vaudemont, se qualifiant duc de Lorraine, entrer dans l’antichambre où ils étaient en quelque sorte en faction, suivi d’un grand et vigoureux Suisse portant une énorme hallebarde appuyée sur son épaule. Le prince s’étant nommé, Arthur ne jugea pas convenable de s’opposer à ce qu’il se présentât devant son aïeul et sa tante, d’autant plus qu’il aurait fallu avoir recours à la force pour l’arrêter. Dans le robuste hallebardier qui eut assez de bon sens pour s’arrêter dans l’antichambre, Arthur, à son grand étonnement, reconnut Sigismond Biederman, qui après avoir regardé un instant Arthur en ouvrant de grands yeux, comme un chien qui reconnaît tout à coup un de ses favoris, courut à lui en poussant un cri de joie, et lui dit précipitamment combien il était charmé de l’avoir rencontré, attendu qu’il avait des choses importantes à lui raconter. Jamais il n’était facile à Sigismond de mettre de l’ordre dans ses idées, et il y régnait en ce moment tant de confusion, par suite de la joie que lui inspirait la victoire que ses concitoyens venaient de remporter sur le duc de Bourgogne, que ce fut avec une nouvelle surprise qu’Arthur entendit son récit un peu obscur, quoique fidèle.

– Voyez-vous, roi Arthur, dit Sigismond, le Duc était arrivé avec une armée immense jusqu’à Granson, qui est situé près des bords du grand lac de Neufchâtel : il y avait cinq à six cents Confédérés dans cette place, et ils tinrent bon tant qu’ils eurent des vivres, après quoi vous sentez qu’ils furent obligés de se rendre. Mais quoique la faim soit difficile à supporter, ils auraient mieux fait de la souffrir un jour ou deux de plus, car Charles, ce boucher, les fit pendre tous aux arbres qui sont tout autour de la ville ; et après une pareille opération vous jugez bien qu’ils n’avaient plus d’appétit. Pendant ce temps chacun se mettait en mouvement sur nos montagnes, et quiconque avait une épée ou une pique s’en armait. Nous nous réunîmes à Neufchâtel, et quelques Allemands se joignirent à nous avec le noble duc de Lorraine. Ah ! roi Arthur, voilà un chef ! Nous le regardons tous comme ne le cédant qu’à Rodolphe Donnerhugel. Vous venez de le voir ; c’est lui qui vient d’entrer dans cette chambre. Mais vous l’aviez vu auparavant ; c’est lui qui était le chevalier bleu de Bâle. Nous le nommions alors Laurenz, parce que Rodolphe disait qu’il ne fallait pas que mon père sût qu’il était avec nous ; et quant à moi, je ne savais réellement pas qui il était. Eh bien ! quand nous arrivâmes à Neufchâtel nous étions en assez bon nombre, environ quinze mille robustes Confédérés, et je vous garantis qu’il pouvait y avoir en outre cinq mille Allemands ou Lorrains. Là nous apprîmes que le Duc avait soixante mille hommes en campagne ; mais on nous dit aussi que Charles avait fait pendre nos frères comme des chiens ; et il n’y avait point parmi nous, j’entends parmi les Confédérés, un seul homme qui voulût s’amuser à compter combien nous étions quand il s’agissait de les venger. Je voudrais que vous eussiez entendu les cris terribles de quinze mille Suisses demandant à marcher contre le boucher de leurs frères ! Mon père lui-même, qui comme vous le savez est ordinairement si ami de la paix, fut le premier à donner sa voix pour qu’on livrât bataille. Ainsi donc, au point du jour nous descendîmes le long du lac du côté de Granson, les larmes aux yeux, les armes à la main et ne respirant que mort ou vengeance. Nous arrivâmes à une sorte de défilé entre Vieux-Moreux et le lac ; il y avait de la cavalerie sur la petite plaine entre la montagne et le lac, et un corps nombreux d’infanterie occupait la montagne. Nous la gravîmes pour l’en chasser, tandis que le duc de Lorraine et ses troupes attaquaient la cavalerie. Notre attaque fut l’affaire d’un moment. Chacun de nous était comme chez lui sur les rochers, et les soldats du Duc y étaient aussi embarrassés que vous l’avez été, Arthur, le jour de votre arrivée à Geierstein ; mais ils ne trouvèrent pas de jolies filles pour leur donner la main et les aider à descendre. Non, non, il n’y avait que des piques, des pertuisanes, des hallebardes, et en bon nombre, pour les pousser et les précipiter de ces lieux où ils auraient à peine pu tenir pied s’il n’y avait eu personne pour les en déloger. Les cavaliers pressés par les Lorrains, et nous voyant sur leurs flancs, s’enfuirent aussi vite que leurs chevaux purent les porter. Alors nous nous réunîmes de nouveau sur la plaine en buon campagna, comme disent les Italiens, dans un endroit où les montagnes s’éloignent du lac. Mais à peine avions-nous formé nos rangs que nous entendîmes un carillon d’instrumens, un bruit de chevaux, des cris assourdissans, comme si toute la cavalerie, tous les soldats et tous les ménestrels de France et d’Allemagne se fussent disputés à qui ferait plus de tapage. Nous vîmes s’approcher un épais nuage de poussière ; et nous commençâmes à penser qu’il fallait vaincre ou mourir, car Charles avançait avec toute son armée pour soutenir son avant-garde. Un coup de vent venant des montagnes dissipa la poussière, car ils avaient fait halte pour se ranger en bataille. Ô Arthur ! vous auriez donné dix ans de votre vie pour voir ce spectacle ! Il y avait des milliers de chevaux dont les harnais superbes brillaient au soleil ; des chevaliers par centaines, ayant sur leurs casques des couronnes d’or ou d’argent ; des masses de lanciers, à pied et des canons comme on les appelle. Je ne savais ce qu’étaient ces machines que des bœufs traînaient lourdement et qu’ils placèrent en avant de leur armée, mais j’appris à les connaître mieux avant la fin de la matinée. Eh bien ! on nous ordonna de nous former en bataillon carré comme si nous avions fait l’exercice ; et avant de marcher en avant, on nous commanda, suivant notre pieux et bon usage, de nous mettre à genoux pour invoquer l’aide de Dieu, de Notre-Dame et des saints. Nous apprîmes ensuite que Charles, dans son arrogance, s’imagina que c’était pour implorer sa merci. Ha ! ha ! ha ! excellente plaisanterie ! Si mon père s’est agenouillé devant lui, c’était pour épargner le sang chrétien et obtenir la paix ; mais sur le champ de bataille Arnold Biederman ne fléchirait pas un genou devant lui et toute sa chevalerie, quand il ne serait entouré que de son fils. – Eh bien ! Charles supposant que nous lui demandions grâce, voulut nous prouver que c’était inutilement, car il s’écria : Tirez le canon sur ces lâches paysans ; c’est toute la merci qu’ils ont à attendre de moi ! Et à l’instant même, bom ! – bom ! – bom ! les machines dont je viens de parler vomirent la foudre et les éclairs et nous firent quelque mal, mais moins qu’elles ne nous en auraient fait si nous n’eussions pas été à genoux ; les saints dont nous implorions la merci, et non celle de créatures mortelles, donnèrent sans doute un coup de main aux boulets pour les faire passer par-dessus nos têtes. Après cette décharge on nous fit le signal de nous relever et de marcher en avant, et je vous promets que personne ne fut paresseux. Chacun de nous se sentait la force de dix hommes. Ma hallebarde n’est pas un jouet d’enfant, la voilà, si vous l’avez oubliée, et cependant elle tremblait dans ma main comme si c’eût été une baguette de saule pour chasser les vaches. Au bruit du canon il en succéda un autre qui fit trembler la terre pendant que nous avancions : c’étaient les hommes d’armes qui accouraient au galop pour nous charger. Mais nos chefs connaissaient leur métier, et ce n’était pas la première fois qu’ils se trouvaient à pareille fête. Nous les entendîmes crier : Halte ! À genoux, le premier rang ! Le second, le corps penché en avant ! épaule contre épaule comme des frères ! toutes les piques en avant ! offrez-leur un mur de fer ! Ils arrivèrent et ils brisèrent assez de lances pour que les fragmens en eussent pu fournir aux vieilles femmes de tout l’Underwald assez de bois pour allumer leur feu pendant une année. Mais nos piques firent leur besogne ; les chevaux percés furent renversés ; on vit tomber les hommes d’armes, les chevaliers, les bannières, les bottes à longue pointe et les casques à couronne ; et de tous ceux qui tombèrent ainsi pas un ne se releva vivant. Les autres se retirèrent en désordre ; et avant qu’ils eussent eu le temps de se rallier pour revenir à la charge, le duc René les chargea à son tour avec sa cavalerie, et nous marchâmes pour le soutenir. L’infanterie du Duc, voyant les cavaliers si maltraités, lâcha le pied et nous donna à peine le temps d’arriver. Alors, si vous aviez vu les nuages de poussière et entendu le bruit des coups ! cent mille batteurs en grange faisant voler la paille autour d’eux vous en donneraient à peine une idée. Sur ma parole, j’étais presque honteux de frapper de ma hallebarde des gens qui ne songeaient plus à résister. Nous tuâmes des centaines de fuyards, et toute l’armée fut en déroute complète.

– Et mon père, mon père ! s’écria Arthur, que peut-il être devenu dans un tel désastre ?

– Il est en sûreté ; il s’est enfui avec Charles.

– Il a dû être versé bien du sang avant qu’il prît la fuite.

– Il n’a pris aucune part au combat ; il était resté seulement près de Charles, et des prisonniers nous dirent que cela n’était pas malheureux pour nous, parce que c’est un homme de bon conseil et d’une grande intrépidité dans une bataille. Quant à prendre la fuite, il faut bien en pareille occasion qu’un homme recule quand il ne peut avancer, et il n’y a aucune honte à cela, surtout quand on ne combat point personnellement.

Leur conversation fut interrompue en ce moment par Mordaunt, qui s’écria, quoique à voix basse : Chut ! silence ! – Le roi et la reine !

– Que dois-je faire ? demanda Sigismond avec quelque alarme : je m’inquiète peu du duc de Lorraine ; mais que faut-il que je fasse quand des rois et des reines arrivent ?

– Vous lever, ôter votre toque, et garder le silence, répondit Arthur ; rien de plus.

Sigismond suivit ponctuellement cet avis.

Le roi René traversa l’antichambre, appuyé sur le bras de son petit-fils, Marguerite les suivait, le chagrin et le dépit gravés sur son front. En passant, elle fit signe à Arthur de s’approcher, et lui dit : – Assure-toi de la vérité d’une nouvelle si inattendue, et apporte-m’en les détails : Mordaunt te fera entrer.

Elle jeta un coup d’œil sur le jeune Suisse, et répondit avec courtoisie au salut qu’il lui fit d’un air gauche. Le roi et la reine eurent bientôt quitté l’antichambre ; René déterminé à conduire son petit-fils à la partie de chasse qu’il n’avait pu suivre, et Marguerite empressée de regagner la solitude de son appartement, pour y attendre la confirmation de ce qu’elle regardait comme une mauvaise nouvelle.

Dès qu’ils furent sortis, Sigismond s’écria : – Ainsi donc, voilà ce que c’est qu’un roi et une reine ! Peste ! le roi ressemble au vieux Jacomo, joueur de viole, qui avait coutume de nous en racler quand ses rondes l’amenaient à Geierstein. Mais la reine est une créature imposante : la première vache du troupeau, celle qui porte les bouquets et les guirlandes et qui reconduit les autres au chalet, n’a point le pas plus majestueux. – Et comme vous vous êtes approché d’elle ! comme vous lui avez parlé ! Je n’aurais jamais pu le faire avec autant de grâce. Mais il est probable que vous avez fait votre apprentissage dans le métier de la cour.

– Laissons cela quant à présent, mon bon Sigismond, et parlez-moi encore de cette bataille.

– Par Sainte Marie ! il me faut d’abord de quoi boire et manger, si votre crédit va jusque là dans cette belle maison.

– N’en doutez pas, Sigismond, répondit Arthur ; et par l’intervention de Mordaunt, il se procura aisément dans une chambre plus retirée, des rafraîchissemens auxquels le jeune Biederman fit grand honneur, rendant toute justice au bon vin qu’on lui avait servi ; car en dépit des préceptes ascétiques de son père, son palais commençait à s’y habituer, et il devenait connaisseur. Quand il eut satisfait son appétit et qu’il se trouva seul avec Arthur, ayant devant lui un flacon de Côte Rôtie et une assiette de biscuits d’Aix, il ne se fit pas presser pour continuer son récit.

– Où en étais-je ? oh !… à la déroute de leur infanterie. Eh bien ! elle ne se rallia jamais, et la confusion augmenta parmi les fuyards à chaque pas. Nous aurions pu en massacrer la moitié, si nous ne nous étions arrêtés pour examiner le camp de Charles. Ah ! roi Arthur, quel spectacle ! Chaque pavillon était rempli de riches vêtemens, d’armures brillantes, de larges plats et de flacons que bien des gens prétendaient être d’argent ; mais je savais que dans le monde entier il ne pouvait exister tant d’argent ; et j’étais sur que ce ne pouvait être que de l’étain bien luisant. Il s’y trouvait des armées de serviteurs en habits galonnés, de palefreniers, de pages ; en un mot, il y avait autant de domestiques que de soldats dans l’armée, et des jeunes et jolies filles par milliers, je crois. Elles étaient de même que les autres à la disposition des vainqueurs, mais je vous promets que mon père a été très sévère à l’égard de ceux qui voulaient abuser des droits de la guerre. Quelques-uns de nos jeunes gens ne l’écoutaient pas trop, mais il leur inculqua l’esprit d’obéissance avec le bois de sa hallebarde. Eh bien ! Arthur, il y eut un joli pillage ; car les Allemands et les Lorrains qui étaient avec nous pillaient tout ce qu’ils trouvaient, et quelques-uns de nos gens suivirent cet exemple, car il est contagieux. Si bien donc que j’entrai moi-même dans le pavillon de Charles ; Rodolphe et quelques-uns de ses amis y étaient déjà, et cherchaient à en écarter tous les autres afin de piller plus à leur aise, ce que je pense. Mais ni lui ni aucun de ses Bernois n’osa seulement lever un doigt sur moi, de sorte que j’entrai sur-le-champ, et je les vis occupés à entasser dans des caisses et des malles des piles d’assiettes reluisantes. J’avançai dans l’appartement intérieur du pavillon où était le lit de Charles ; et il faut que je lui rende justice, il n’y en avait pas un plus dur dans tout le camp. J’y vis sur une table de petits cailloux brillans, de toutes couleurs, jetés au hasard au milieu des gantelets, des bottes, des peignes, etc. Cela me fit penser à votre père et à vous ; et tandis que je regardais ces petites pierres pour en choisir quelqu’une, que croyez-vous que j’aperçus ? rien de moins que mon ancien ami que voici. Et à ces mots, Sigismond tira de son sein le collier de la reine Marguerite. – Ho ! ho ! mon camarade, m’écriai-je, vous ne serez pas bourguignon plus long-temps, et vous irez revoir mes braves amis anglais. – Je le reconnus sur-le-champ, parce que vous savez que je l’avais déjà tiré des mains du Scherfrichter de la Férette ; et par conséquent…

– Il est d’une valeur immense, dit Arthur, mais il n’appartient ni à mon père ni à moi ; il est à la reine que vous venez de voir.

– Elle est digne de le porter, reprit Sigismond ; si elle avait vingt à trente ans de moins, ce serait une excellente femme pour un fermier suisse. Je réponds qu’elle tiendrait sa maison en bon ordre.

– Elle vous récompensera libéralement de lui avoir rendu ce joyau, dit Arthur pouvant à peine retenir un sourire à l’idée de la fière Marguerite devenant la femme d’un berger de la Suisse.

– Comment, elle me récompensera ! s’écria le jeune Helvétien ; oubliez-vous que je suis Sigismond Biederman, fils du Landamman d’Underwald ? Je ne suis pas un vil Lansquenet à qui l’on paie une politesse avec des piastres. Qu’elle m’adresse quelques mots obligeans de remerciemens, ou qu’elle me donne quelque chose comme un baiser, à la bonne heure !

– Peut-être vous permettra-t-elle de lui baiser la main, dit Arthur souriant encore de la simplicité de son ami.

– La main ! dit Sigismond. Eh bien ! cela peut suffire pour une reine qui a passé la cinquantaine ; mais ce serait un pauvre hommage à rendre à une reine du premier mai.

Arthur fit de nouveau retomber la conversation sur le sujet de la bataille, et il apprit que le massacre des troupes du Duc pendant la déroute n’avait pas été proportionné à l’importance de l’action.

– Un grand nombre avaient des chevaux pour s’enfuir, dit Sigismond, et nos reiters allemands s’occupaient du butin au lieu de poursuivre les fugards. D’ailleurs, pour dire la vérité, le camp de Charles nous arrêta nous-mêmes dans la poursuite ; mais si nous avions été à un demi-mille plus loin, et que nous eussions vu nos amis encore pendus aux arbres, pas un Confédéré ne se serait arrêté tant qu’il aurait eu des jambes pour le porter.

– E t qu’est devenu le Duc ?

– Charles s’est retiré en Bourgogne, comme un sanglier qui a senti la pointe de l’épieu, et qui est plus enragé que blessé ; mais on dit qu’il est sombre et mélancolique. D’autres prétendent qu’il a rallié son armée éparse, qu’il y a réuni de nouvelles forces, et qu’il a extorqué de l’argent de ses sujets ; de sorte que nous pouvons nous attendre à avoir encore à en découdre. Mais après une telle victoire toute la Suisse se joindra à nous.

– Et mon père est avec Charles ?

– Sans contredit ; et il a fait franchement tout ce qui était en lui pour conclure un traité de paix avec mon père ; mais il aura peine à réussir. Charles est aussi obstiné que jamais ; nos gens sont fiers de leur victoire, et ce n’est pas sans raison. Cependant mon père est toujours à prêcher que de telles victoires et de tels monceaux de richesses changeront nos anciennes manières, et que le laboureur quittera sa charrue pour se faire soldat. Il dit bien des choses à ce sujet. Mais pourquoi de beaux habits, de l’argent, de bonne nourriture, et du vin de choix nous feraient-ils tant de mal ? c’est ce que ma pauvre tête ne peut comprendre, et il y en a de meilleures que la mienne qui ne sont pas moins embarrassées. À votre santé, l’ami Arthur. Ce vin est excellent !

– Et pourquoi êtes-vous venu ici si promptement, vous et votre général le prince René ?

– Sur ma foi, c’est vous qui en êtes cause.

– Moi ! comment cela se peut-il ?

– On dit que vous et la reine Marguerite, vous pressez ce vieux roi des violes de céder ses domaines à Charles, et de désavouer les prétentions du duc René sur la Lorraine. Et le duc de Lorraine a envoyé un homme que vous connaissez bien ; c’est-à-dire vous ne le connaissez pas, lui, mais vous connaissez quelques personnes de sa famille, et il vous connaît mieux que vous ne vous en doutez, pour enrayer vos roues, et empêcher que vous n’obteniez pour Charles le comté de Provence, et que le duc René ne soit troublé et contrarié dans ses droits naturels sur la Lorraine.

– Sur ma parole, Sigismond, je ne vous comprends pas.

– Il faut que j’aie du malheur ! Tout le monde dit à la maison que je ne comprends rien, et l’on dira bientôt que je ne puis me faire comprendre de personne. Eh bien ! en un mot comme en cent, je veux parler de mon oncle, le comte Albert de Geierstein, comme il se nomme, le frère de mon père.

– Le père d’Anne de Geierstein ! s’écria Arthur.

– Oui, lui-même. Je pensais bien que je trouverais un moyen de vous le faire reconnaître.

– Mais je ne l’ai jamais vu.

– Pardonnez-moi. C’est un habile homme, et qui connaît mieux les affaires de chacun que chacun ne les connaît soi-même. Oh ! ce n’est pas pour rien qu’il a épousé la fille d’une salamandre !

– Allons donc, Sigismond ! comment pouvez-vous croire à de telles sottises ?

– Rodolphe m’a dit que vous n’étiez guère moins embarrassé que moi une certaine nuit à Graff’s-Lust.

– En ce cas, je n’en étais que plus âne.

– Eh bien ! cet oncle dont je vous parle a quelques-uns des vieux livres de conjuration de la bibliothèque d’Arnheim. On dit qu’il peut se transporter d’un lieu dans un autre avec la célérité d’un esprit, et qu’il est aidé dans ses desseins par des conseillers qui ont plus que la puissance de l’homme. Cependant malgré tous ses talens et tous les secours qu’il reçoit, n’importe qu’ils lui viennent du bon ou du mauvais côté, il n’en est guère plus avancé ; car il est toujours plongé dans les embarras et les dangers.

– Je ne connais que peu de détails de sa vie, dit Arthur, déguisant aussi bien qu’il le pouvait le désir qu’il avait d’en apprendre davantage ; j’ai seulement entendu dire qu’il avait quitté la Suisse pour se rendre près de l’empereur.

– C’est la vérité : et ce fut alors qu’il épousa la jeune baronne d’Arnheim. Mais ensuite il encourut la disgrâce de l’empereur Ferdinand et celle du duc d’Autriche. On dit que vous ne pouvez vivre à Rome si vous êtes en querelle avec le pape ; de sorte que mon oncle jugea à propos de passer le Rhin, et de se réfugier à la cour de Charles qui faisait toujours bon accueil aux étrangers de tous les pays, pourvu qu’ils fussent annoncés sous quelque nom bien ronflant, comme comte, marquis ou baron. Mon oncle en fut donc parfaitement reçu ; mais depuis un an ou deux : cette amitié s’est évanouie. Mon oncle Albert avait obtenu un grand ascendant dans quelques sociétés mystérieuses qui n’avaient pas à beaucoup près l’approbation du duc Charles ; et celui-ci devint si courroucé contre mon pauvre oncle, qu’il fut obligé de prendre les ordres et de se faire tondre de crainte qu’on ne lui coupât le cou. Mais quoiqu’il ait perdu ses cheveux, il n’a pas perdu son caractère remuant ; et quoique le duc lui eût laissé la liberté, il lui suscita tant de tracasseries et d’embarras, que tout le monde croyait que Charles n’attendait qu’un prétexte pour le faire arrêter et le faire mettre à mort. Mais mon oncle persiste à dire qu’il ne craint pas Charles, et que tout duc qu’il est c’est Charles qui doit le redouter. Et vous avez vu avec quelle hardiesse il a joué son rôle à la Férette.

– Par saint George de Windsor ! s’écria Arthur, c’est le prêtre de Saint-Paul.

– Oh ! oh ! vous me comprenez à présent. Eh bien ! il prit sur lui de dire que Charles n’oserait le punir de la part qu’il avait prise à la mort du gouverneur ; et ce fut ce qui arriva, quoique mon oncle Albert eût siégé et voté dans les états de Bourgogne, et qu’il les eût excités de tout son pouvoir à refuser au Duc l’argent qu’il leur demandait. Mais quand la guerre contre la Suisse commença, mon oncle Albert apprit que sa tonsure ne le protégerait plus, et que Charles avait dessein de l’accuser d’avoir des correspondances avec son frère et ses compatriotes ; et tout à coup il parut dans le camp de René de Vaudemont à Neufchâtel, d’où, pour le braver, il lui envoya dire qu’il renonçait à son allégeance.

– Cette histoire est singulière, dit le jeune Anglais, et elle annonce un homme dont le corps est aussi actif que son esprit est versatile.

– Vous chercheriez en vain dans le monde entier un homme comme mon oncle Albert. Ensuite, comme il n’ignore rien, il a dit au duc René ce que vous faisiez ici, et il lui a offert de s’y rendre pour y obtenir des informations plus certaines. Oui, quoiqu’il n’ait quitté notre camp que cinq à six jours avant la bataille, et qu’il y ait quatre cent milles bien comptés entre Aix et Neufchâtel, nous l’avons rencontré qui en revenait, quand le duc René et moi qui l’accompagnais pour lui montrer le chemin, nous venions ici après avoir quitté le champ de bataille.

– Rencontré ! répéta Arthur ; rencontré qui ? le prêtre de Saint-Paul ?

– Oui, c’est lui que je veux dire ; mais il était déguisé en carme.

– En carme ! s’écria Arthur frappé comme d’un trait de lumière ; et j’ai été assez aveugle pour recommander ses services à la reine ! Je me souviens fort bien qu’il se tenait le visage caché sous son capuchon. Et moi qui suis tombé si grossièrement dans le piège ! Au surplus, ce n’est peut-être pas un grand malheur que l’affaire projetée ait été interrompue ; car quand même elle eût été terminée comme nous la désirions, il est à craindre que cette inconcevable défaite n’eût dérangé tous nos plans.

La conversation en était là quand Mordaunt vint annoncer à Arthur que la reine désirait le voir. Un sombre appartement dont les fenêtres donnaient sur les ruines de l’édifice construit par les Romains, et d’où l’on ne pouvait voir que des débris de murailles et des fragmens de colonnes, était la retraite que Marguerite avait choisie dans ce brillant palais. Elle reçut Arthur avec une bonté d’autant plus touchante qu’elle partait d’un cœur fier et impérieux, assailli par mille infortunes, et qui les sentait vivement.

– Hélas ! pauvre Arthur ! lui dit-elle, ta vie commence comme celle de ton père menace de finir, par des travaux inutiles pour sauver un navire qui coule à fond. La voie d’eau y laisse entrer l’onde amère plus vite que toutes les pompes ne peuvent l’en faire sortir. Toute entreprise échoue, pour peu qu’elle se rattache à notre cause. La force se change en faiblesse, la sagesse en folie, le courage en lâcheté. Le duc de Bourgogne, victorieux jusqu’ici dans toutes ses entreprises les plus audacieuses, n’a qu’à concevoir un instant la pensée de donner quelque secours à la maison de Lancastre pour voir son glaive brisé par le fléau d’un paysan ; son armée bien disciplinée, regardée comme la première du monde, se dissiper comme la paille emportée par le vent, et ses dépouilles se partager entre de vils soldats mercenaires allemands et des bergers, des barbares des Alpes ! Qu’as-tu appris de nouveau de cette étrange histoire ?

– Presque rien de plus que ce que vous savez déjà, madame. Le plus fâcheux, c’est que la bataille n’a été disputée qu’avec une lâcheté honteuse de la part des Bourguignons, et qu’elle a été perdue quand on avait tous les avantages possibles pour la gagner. Le plus heureux, c’est que l’armée du Duc a été dispersée plutôt que détruite, et que le Duc lui-même a échappé, et rallie maintenant ses forces dans la haute Bourgogne.

– Pour éprouver une nouvelle défaite ou s’engager dans une lutte douteuse et prolongée, non moins fatale à sa réputation. Et où est ton père ?

– On m’a assuré qu’il est avec le Duc, madame.

– Va le rejoindre, et dis-lui de ma part qu’il songe à sa sûreté et qu’il ne s’occupe plus de mes intérêts. Ce dernier coup m’anéantie. Je suis sans un allié, sans un ami, sans argent…

– Pardonnez-moi, madame ; un heureux hasard remet entre les mains de Votre Majesté ce reste inestimable de votre prospérité, dit Arthur ; et lui présentant le précieux collier, il lui raconta comment il avait été retrouvé.

– Je suis charmée du hasard qui nous a rendu ces brillans ; grâce à eux, du moins, je mourrai sans faire banqueroute du côté de la reconnaissance. Portez-les à votre père ; dites-lui que je renonce à tous mes projets, et que les ressorts de mon cœur, ces ressorts dont l’espérance seule soutenait l’action, viennent d’être brisés : dites-lui que ces bijoux lui appartiennent, et que je veux qu’il les emploie à son usage. Ce ne sera qu’une pauvre indemnité du riche comté d’Oxford, qu’il a perdu pour la cause de celle qui les lui envoie.

– Soyez bien sûre, madame, que mon père aimerait mieux gagner sa vie en servant comme schwartz-reiter que de vous devenir à charge dans vos infortunes.

– Il n’a jamais désobéi à aucun de mes ordres, et celui-ci est le dernier que je lui donnerai. S’il est trop riche ou trop fier pour vouloir profiter d’un don que lui fait sa reine, il ne trouvera que trop de malheureux Lancastriens qui seront plus pauvres ou moins scrupuleux.

– Il me reste une circonstance à communiquer à Votre Majesté, dit Arthur.

Il lui raconta l’histoire d’Albert de Geierstein, et lui apprit son déguisement en carme.

– Êtes-vous assez fou, lui demanda la reine, pour supposer que cet homme soit aidé par quelques puissances surnaturelles dans les projets de son ambition et dans la célérité de ses voyages ?

– Non, madame ; mais on dit tout bas que ce comte Albert de Geierstein ou ce prêtre de Saint-Paul est un des chefs des associations secrètes d’Allemagne, aussi redoutées que détestées même par les princes ; car l’homme qui peut disposer de cent poignards doit être craint même par ceux qui ont à leurs ordres des milliers d’épées.

– Mais cet homme étant maintenant dans les ordres, peut-il conserver de l’autorité parmi ceux qui prononcent sur la vie et la mort ? Cela est contraire aux canons.

– On devrait le croire, madame ; mais tout ce qui se passe dans ces institutions obscures est différent de ce qui se fait à la lumière du jour. Des prélats sont souvent à la tête d’une cour de Vehmé, et l’archevêque de Cologne est chef général de ces terribles tribunaux secrets comme duc de Westphalie, pays où ces sociétés sont surtout florissantes. Les membres les plus importans de ces sociétés ténébreuses ont des priviléges qui leur donnent secrètement une telle influence, qu’elle peut paraître surnaturelle aux hommes qui ne connaissent pas les circonstances dont personne n’ose parler tout haut.

– Que ce soit un sorcier ou un assassin, dit la reine, je le remercie d’avoir contribué à déranger le plan que j’avais formé de déterminer mon vieux père à consommer la cession de la Provence ; ce qui, d’après les événemens qui viennent d’arriver, aurait dépouillé René de ses domaines sans favoriser notre projet d’invasion en Angleterre. Je vous le dis encore une fois, partez demain au point du jour, et allez rejoindre votre père. Ordonnez-lui de ma part de songer à lui et de ne plus penser à moi. La Bretagne, où réside l’héritier de la maison de Lancastre, sera l’asile le plus sûr pour ceux qui en ont été les plus braves défenseurs. Le tribunal invisible, à ce qu’il paraît, est tout-puissant sur les deux rives du Rhin, et l’innocence n’est pas un titre pour être à l’abri de tout danger. Même ici, le traité projeté avec la Bourgogne peut devenir connu, et les Provençaux portent des poignards aussi bien que des chalumeaux et des houlettes. Mais j’entends les chevaux des chasseurs qui rentrent, et mon vieux père insouciant, ne songeant plus aux événemens importans de cette journée, qui siffle en montant les degrés du péristyle. Nous nous séparerons bientôt, et je crois que cette séparation sera un soulagement pour lui. Allez vous préparer pour le banquet et pour le bal, pour le bruit et pour la folie ; mais surtout soyez prêt à partir au point du jour :

Après avoir quitté la reine, le premier soin d’Arthur fut d’avertir Thiébault de tout préparer pour son départ, et ensuite il se disposa à jouir des plaisirs de la soirée. Le chagrin d’avoir vu échouer sa négociation n’était peut-être pas assez vif pour le rendre incapable de trouver quelque consolation dans une pareille scène, car la vérité était que son cœur se révoltait secrètement contre l’idée de voir le bon vieux roi se dépouiller de ses domaines pour favoriser une invasion en Angleterre, qui, quelque intérêt qu’il pût prendre aux droits de sa fille, n’offrait qu’une bien faible chance de succès.

Si de tels sentimens étaient blâmables, ils reçurent leur punition. Quoique bien peu de gens sussent jusqu’à quel point l’arrivée du duc de Lorraine et les nouvelles qu’il avait apportées avaient déconcerté les plans de la reine Marguerite, on savait parfaitement qu’il n’avait jamais régné beaucoup d’amitié entre Yolande et Marguerite d’Anjou. Le jeune prince se trouva donc, à la cour de son aïeul, à la tête d’un parti nombreux auquel les manières hautaines de sa tante déplaisaient, et qui était fatigué de son air de mélancolie éternelle, de sa conversation grave et sérieuse, et de son mépris avoué pour toutes les frivolités dont elle était entourée. René d’ailleurs était jeune, bien fait ; il arrivait d’une bataille où il avait combattu glorieusement, et qui avait été gagnée contre toutes les probabilités. Qu’il réunît sur lui tous les regards, en ravissant à Arthur tous ceux que l’influence de la reine lui avaient procurés la soirée précédente, c’était une conséquence naturelle de leur situation respective. Mais ce qui piqua surtout l’amour-propre d’Arthur fut de voir la gloire du duc de Lorraine rayonner jusque sur son ami Sigismond-le-Simple, comme ses frères l’appelaient ; car René de Vaudemont présenta le jeune et brave Suisse à toutes les dames, sous le titre de comte Sigismond de Geierstein, et il avait eu soin de lui procurer des vêtemens plus convenables à une cour si splendide que le costume de montagnard d’Underwald sous lequel était arrivé le comte, autrement dit Sigismond Biederman.

Tout ce qui est nouveau est sûr de plaire pendant un certain temps, quand même la nouveauté en serait le seul mérite. Les Suisses n’étaient guère personnellement connus au-delà de leurs montagnes, mais on en parlait beaucoup, et c’était une recommandation d’être de ce pays. Les manières de Sigismond avaient quelque chose de brusque ; elles offraient un mélange de gaucherie et de rudesse qu’on appela franchise pendant le moment de faveur dont il jouit. Il parlait mal le français, et l’italien encore plus mal, mais son jargon, disait-on, donnait un caractère de naïveté à tout ce qu’il disait. Ses membres étaient trop massifs et trop robustes pour avoir de la grâce ; sa danse, car le comte Sigismond ne manqua pas de danser, ressemblait aux bonds d’un jeune éléphant. Cependant tout cela parut préférable aux belles proportions et aux mouvemens gracieux du jeune Anglais, même à la belle comtesse aux yeux noirs, dans les bonnes grâces de laquelle Arthur avait fait quelques progrès la soirée précédente. Arthur, jeté ainsi dans l’ombre, se trouva dans la situation où fut par la suite M. Pepys quand il déchira son manteau de camelot ; le dommage n’était pas grand, mais cela suffit pour troubler son égalité d’âme.

Cependant la soirée ne se passa pas sans lui procurer une petite vengeance. Les arts produisent quelques ouvrages dont on n’aperçoit les défauts que lorsqu’on a assez peu de jugement pour les exposer au grand jour : ce fut ce qui arriva à Sigismond-le-Simple. Les Provençaux, dont l’esprit est vif quoique capricieux, eurent bientôt découvert son peu d’intelligence et sa bonhomie ; ils s’amusèrent donc à ses dépens par des complimens ironiques, et par des railleries détournées. Il est même probable qu’ils y auraient mis moins de délicatesse et de retenue, si le Suisse n’eût apporté jusque dans la salle de bal sa compagne inséparable, sa hallebarde, dont la taille, le poids et la grosseur ne promettaient rien de bon à quiconque laisserait apercevoir à son maître qu’il voulait rire à ses dépens. Cependant la seule gaucherie bien prononcée que fit Sigismond cette soirée, fut qu’en exécutant un superbe entrechat, il retomba de tout son poids sur le pied de sa jolie danseuse qu’il mit presque en capilotade.

Jusqu’alors Arthur avait évité pendant toute la soirée de jeter les yeux sur la reine Marguerite, de peur de détourner ses pensées du cours qu’elles avaient probablement pris, en ayant l’air de réclamer sa protection. Mais il y avait quelque chose de si plaisant dans la gaucherie avec laquelle le Suisse maladroit exprimait son regret, et dans la physionomie courroucée de la jeune beauté privée pour quelque temps de l’usage d’un pied, qu’il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil vers l’endroit où était placé le fauteuil d’apparat de Marguerite, pour voir si elle avait remarqué cet incident. Ce qu’il vit était de nature à fixer son attention. La tête de Marguerite était penchée sur sa poitrine ; ses yeux étaient à demi fermés, ses traits décomposés, ses mains contractées avec effort. La dame d’honneur qui était debout derrière elle, vieille Anglaise qui était sourde et qui avait la vue courte, n’avait aperçu dans la position de sa maîtresse que l’attitude d’indifférence et de distraction avec laquelle Marguerite assistait habituellement aux fêtes de la cour de Provence. Mais lorsque Arthur alarmé vint derrière le fauteuil l’inviter à faire attention à l’état dans lequel se trouvait la reine, elle s’écria après l’avoir bien examinée : – Mère du Ciel ! la reine est morte ! Le fait était vrai ; il semblait que la dernière étincelle de la vie, dans cette âme fière et ambitieuse, se fût éteinte en même temps que la dernière lueur de ses espérances politiques, comme elle l’avait prédit elle-même.

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