– « J’ai maintenant une arme
« Pour frapper sous sa tente un général vainqueur,
« Un prince sur un trône entouré de splendeur,
« Un prélat révéré, fût-il à l’autel même. »
Ancienne pièce.
À compter de ce moment l’activité régna à la cour du duc de Bourgogne et dans son camp. Il se procura de l’argent, leva des soldats, et il n’attendait que des nouvelles certaines des mouvemens des Confédérés pour se mettre en campagne. Mais quoique Charles parût à l’extérieur aussi actif que jamais, ceux qui approchaient le plus près de sa personne étaient d’avis qu’il n’avait plus le jugement aussi sain ni la même énergie qui avaient été un sujet d’admiration générale avant ses revers. Il était encore sujet à des accès de sombre mélancolie semblables à ceux qui s’emparaient de Saül, et il était violent et furieux quand il en sortait. Le comte d’Oxford lui-même semblait avoir perdu l’influence qu’il avait d’abord exercée sur le prince. Dans le fait, quoique Charles eût encore pour lui de l’affection et de la reconnaissance, ce seigneur anglais l’avait vu dans son état d’impuissance morale, et ce souvenir l’humiliait. Il craignait même tellement qu’on ne crût qu’il agissait d’après les conseils du comte d’Oxford, qu’il rejetait souvent ses avis uniquement, à ce qu’il paraissait, pour prouver son indépendance d’esprit.
Campo-Basso entretenait le Duc dans cette humeur pétulante et fantasque. Ce traître astucieux voyait alors que la puissance de son maître chancelait, et il avait résolu de servir de levier pour la faire écrouler, afin d’avoir droit à une part de ses dépouilles. Il regardait Oxford comme un des amis et des conseillers les plus habiles de ce prince ; il croyait voir dans ses yeux qu’il avait pénétré ses projets perfides, et par conséquent il le haïssait autant qu’il le craignait. D’ailleurs, peut-être pour colorer même à ses propres yeux son abominable perfidie, il affectait d’être courroucé du châtiment que le duc avait fait subir récemment à quelques maraudeurs de ses bandes italiennes. Il croyait que ce châtiment leur avait été infligé par l’avis d’Oxford, et il soupçonnait que cette mesure avait été prise dans l’espoir de découvrir que ces Italiens avaient pillé non-seulement pour leur propre compte, mais pour le profit de leur commandant. Croyant Oxford son ennemi, Campo-Basso aurait bientôt trouvé le moyen de s’en débarrasser, si le comte lui-même n’eût jugé à propos de prendre quelques précautions, et si les seigneurs flamands et bourguignons qui l’aimaient pour les raisons qui portaient l’Italien à le détester n’eussent veillé à sa sûreté avec un soin dont le comte ne se doutait nullement, mais qui contribua certainement à lui sauver la vie.
Il n’était pas à supposer que René de Lorraine eût été si long-temps sans chercher à profiter de sa victoire, mais les Confédérés suisses qui formaient la principale partie de ses forces insistèrent pour que les premières opérations de la guerre eussent lieu en Savoie et dans le pays de Vaud, où les Bourguignons étaient maîtres de plusieurs places qu’on ne pouvait réduire ni promptement ni facilement, quoiqu’elles ne reçussent aucun secours. D’ailleurs les Suisses, comme la plupart des soldats de chaque nation à cette époque, étaient une espèce de milice ; la plupart retournaient chez eux, soit pour faire leur moisson, soit pour y déposer leur butin. Le duc René, quoique brûlant de l’ardeur d’un jeune chevalier pour poursuivre les avantages qu’il avait obtenus, ne put faire aucun mouvement jusqu’au mois de décembre 1476. Pendant cet intervalle les forces du duc de Bourgogne, pour être moins à charge au pays, furent cantonnées en différens endroits, et l’on n’y négligea rien pour discipliner les nouvelles levées. Le Duc, s’il eût été abandonné à lui-même, aurait accéléré la lutte en réunissant ses forces et en entrant de nouveau sur le territoire helvétique ; mais quoique sa fureur s’allumât au souvenir de Granson et de Murten, ces désastres étaient trop récens pour permettre un pareil plan de campagne.
Cependant les semaines s’écoulèrent, et le mois de décembre était déjà avancé quand un matin, tandis que le Duc tenait son conseil, Campo-Basso entra tout à coup avec un air de joyeux transport tout différent de l’expression uniformément froide de sa physionomie, et avec ce sourire malicieux qui indiquait ses plus grands accès de gaîté : – Guantes , dit-il, guantes, s’il plaît à Votre Altesse, pour la bonne nouvelle que je viens lui annoncer.
– Et quel bonheur la fortune nous apporte-t-elle donc ? demanda le Duc. Je croyais qu’elle avait oublié le chemin qui autrefois nous l’amenait.
– Elle est revenue, monseigneur ; elle est revenue, tenant en main sa corne d’abondance remplie de ses dons les plus choisis, prête à répandre ses fleurs, ses fruits et ses trésors sur la tête du souverain de l’Europe qui en est le plus digne.
– Que signifie tout cela ? dit Charles. Ce n’est qu’aux enfans qu’on propose des énigmes.
– Cet écervelé, ce jeune fou, ce René qui se donne le titre de duc de Lorraine, est descendu des montagnes à la tête d’une armée mal en ordre, composée de vauriens comme lui ; et le croiriez-vous ? ha, ha, ha ! il est entré en Lorraine et a pris Nanci ! ha, ha, ha !
– Sur ma foi, sire comte, dit Contay étonné de la gaîté avec laquelle l’Italien parlait d’une affaire si sérieuse, j’ai rarement entendu un fou rire de meilleur cœur d’une mauvaise plaisanterie, que vous ne le faites de la perte de la principale ville de la province pour laquelle nous combattons.
– Je ris au milieu des lances, répondit Campo-Basso, comme mon cheval de bataille hennit au son des trompettes. Je ris en songeant à la destruction des ennemis, au partage de leurs dépouilles, comme l’aigle pousse des cris de joie en fondant sur sa proie. Je ris…
– Vous riez tout seul, s’écria Contay impatienté, comme vous avez ri après nos pertes à Granson et à Murten.
– Silence ! monsieur, dit le Duc. Le comte de Campo-Basso a envisagé cette affaire sous le même jour que je la vois. Ce jeune chevalier errant se hasarde à quitter la protection de ses montagnes, et que le ciel me punisse si je ne tiens pas le serment que je fais que le premier champ de bataille sur lequel nous nous rencontrerons verra sa mort ou la mienne. Nous sommes dans la dernière semaine de l’année, et avant le jour des Rois nous verrons qui de lui ou de moi trouvera la fève dans le gâteau. Aux armes, messieurs ! que le camp soit levé sur-le-champ, et que nos troupes se dirigent sur la Lorraine. Qu’on fasse marcher en avant la cavalerie légère italienne et albanaise, et les Stradiotes pour balayer le pays. Oxford, ne porteras-tu pas les armes dans cette expédition ?
– Certainement, monseigneur, répondit le comte. Je mange le pain de Votre Altesse ; et quand un ennemi vous attaque, il est de mon honneur de combattre pour vous comme si j’étais né votre sujet. Avec votre permission, je chargerai un poursuivant d’une lettre pour mon ancien et bon hôte le Landamman d’Underwald, pour l’informer de ma résolution.
Le Duc y ayant consenti, un poursuivant fut chargé de ce message, et revint au bout de quelques heures, tant les deux armées étaient à peu de distance l’une de l’autre. Il rapportait au comte une réponse du Landamman, qui lui exprimait dans les termes les plus polis et les plus affectueux le regret qu’il éprouvait d’être dans la nécessité de porter les armes contre un ancien hôte pour qui il conservait la plus sincère estime. Il était aussi chargé de présenter à Arthur les amitiés de tous les fils d’Arnold Biederman, et de lui remettre une lettre qui contenait ce qui suit :
« Rodolphe Donnerhugel désire fournir au jeune marchand Arthur Philipson l’occasion de conclure le marché qui n’a pu se terminer dans la cour du château de Geierstein. Il le désire d’autant plus qu’il sait que ledit Arthur lui a nui en s’emparant de l’affection d’une jeune personne de qualité pour qui ledit Philipson n’est et ne peut être qu’une connaissance ordinaire. Rodolphe Donnerhugel fera savoir à Arthur Philipson quand ils pourront se rencontrer à armes égales sur un terrain neutre. En attendant il sera toujours, autant qu’il le pourra, au premier rang dans toutes les escarmouches. »
Le cœur d’Arthur battit vivement en lisant ce défi ; le ton piqué qui y régnait, en lui révélant quels étaient les sentimens de Rodolphe, prouvait suffisamment que ce jeune Suisse avait perdu tout espoir de réussir dans ses projets sur Anne de Geierstein, et qu’il la soupçonnait d’avoir donné son affection au jeune étranger. Arthur fit remettre à Donnerhugel une réponse à son cartel, et il l’assura du plaisir avec lequel il se trouverait en face de lui, soit au premier rang de la ligne, soit en tout autre lieu que Rodolphe désirerait.
Cependant les deux armées s’approchèrent, et les troupes légères avaient même quelquefois des affaires d’avant-postes. Les Stradiotes, espèce de cavalerie venue du territoire de Venise et ressemblant à celle des Turcs, rendaient en ces occasions à l’armée du duc de Bourgogne un genre de services pour lequel ils étaient admirablement propres, si l’on avait pu compter sur leur fidélité. Le comte d’Oxford remarqua que ces hommes, qui étaient sous les ordres de Campo-Basso, rapportaient toujours la nouvelle que les ennemis étaient en mauvais ordre et en pleine retraite. Ce fut aussi par leur moyen qu’on apprit que certains individus contre lesquels le duc de Bourgogne avait conçu une haine personnelle, et qu’il désirait particulièrement avoir entre les mains, s’étaient réfugiés dans les murs de Nanci. Cette circonstance stimula encore davantage l’envie qu’avait Charles de reprendre cette place, et il lui fut impossible d’y résister quand il apprit que le duc René et les Suisses ses alliés avaient pris position, à la nouvelle de son arrivée, dans un endroit nommé Saint-Nicolas. La plupart de ses conseillers bourguignons auxquels se joignit le comte d’Oxford cherchèrent à le détourner du projet d’attaquer une place forte tandis que des ennemis pleins d’activité se trouvaient à peu de distance pour la secourir. Ils lui représentèrent qu’ayant forcé l’ennemi à faire un mouvement rétrograde, il devait suspendre toute opération décisive jusqu’au printemps. Charles essaya d’abord de discuter et d’opposer des argumens aux argumens ; mais quand ses conseillers lui remontrèrent qu’il allait placer sa personne et son armée dans la même position qu’à Granson et à Murten, ce souvenir le rendit furieux ; il écuma de rage, et répondit, en jurant et en vomissant des imprécations, qu’il serait maître de Nanci avant le jour des Rois.
En conséquence l’armée bourguignonne se présenta devant Nanci, et y prit une forte position protégée par le lit d’une rivière et couverte par trente pièces de canon qui étaient sous la direction de Colvin.
Ayant satisfait son obstination en arrangeant ainsi son plan de campagne, le duc de Bourgogne montra un peu plus de déférence aux prières que lui firent ses conseillers de veiller davantage à la sûreté de sa personne, et il permit au comte d’Oxford, à son fils, et à deux ou trois officiers de sa maison, d’une fidélité à toute épreuve, de coucher dans son pavillon, indépendamment de sa garde ordinaire.
Trois jours avant Noël, le Duc étant toujours devant Nanci, il arriva pendant la nuit un tumulte qui parut vérifier les alarmes qu’on avait conçues pour sa sûreté personnelle. À minuit, tandis que tout reposait dans le pavillon du Duc, le cri trahison ! se fit entendre. Le comte d’Oxford tira son épée, et prenant une lumière qui brûlait sur une table, il se précipita dans l’appartement du Duc ; il le trouva déshabillé, debout, l’épée à la main, et s’escrimant avec tant de fureur que ce fut avec peine qu’Oxford put en éviter les coups. Ses autres officiers arrivèrent presque en même temps l’épée nue et le bras gauche enveloppé de leur manteau. Quand le Duc se vit entouré de ses amis, il se calma un peu, et il les informa d’un ton fort agité qu’en dépit de toutes les précautions qu’on avait prises, les émissaires du tribunal secret avaient trouvé le moyen de s’introduire dans sa chambre, et l’avaient sommé sous peine de mort de comparaître devant le Saint Vehmé la nuit de Noël.
Les amis du Duc entendirent ce récit avec une grande surprise, et quelques-uns même ne savaient trop s’ils devaient le considérer comme une réalité ou comme un rêve de l’imagination irritable de Charles. Mais la sommation se trouva sur la toilette du Duc, et elle était suivant l’usage écrite sur parchemin, signée de trois croix et clouée sur la table avec un poignard. Un morceau de bois avait aussi été coupé de la table. Oxford lut cette pièce avec attention. Elle désignait, comme c’était la coutume, le lieu où le duc était sommé de se rendre, sans armes et sans suite, et d’où l’on disait qu’il serait conduit devant la cour.
Charles, après avoir regardé quelque temps cet écrit, exprima enfin les idées qui l’occupaient.
– Je sais de quel carquois part cette flèche, dit-il. Elle m’a été lancée par ce noble dégénéré, ce prêtre apostat, ce complice de sorciers, Albert de Geierstein. Nous avons appris qu’il fait partie de la horde de meurtriers et de proscrits rassemblés par le petit-fils du vieux joueur de viole de Provence. Mais par saint George de Bourgogne ! ni le capuchon d’un moine, ni le casque d’un soldat, ni le bonnet d’un sorcier, ne sauveront sa tête après une insulte semblable. Je le dégraderai de l’ordre de la chevalerie et je le ferai pendre au plus haut clocher de Nanci. Sa fille n’aura d’autre alternative que d’épouser le plus vil goujat de mon armée ou d’entrer dans le couvent des Filles-Repenties.
– Quels que soient vos projets, monseigneur, dit Contay, il serait certainement plus prudent de garder le silence, car d’après cette espèce d’apparition, il serait possible que vous fussiez entendu par plus de témoins que vous ne pensez.
Cet avis parut faire quelque impression sur l’esprit du Duc. Il garda le silence, ou du moins il se borna à jurer et à menacer entre ses dents. On fit les perquisitions les plus exactes pour découvrir celui qui avait ainsi troublé son repos, mais ce fut inutilement.
Charles continua ses recherches, courroucé d’un trait d’audace qui surpassait tout ce qu’avaient osé se permettre jusqu’alors ces sociétés secrètes ; car malgré la terreur qu’elles inspiraient, elles n’avaient pas encore été jusqu’à s’attaquer aux souverains. Un détachement de fidèles Bourguignons fut chargé la nuit de Noël de surveiller le lieu indiqué, qui était un endroit où quatre routes se croisaient, et de s’emparer de tous ceux qui s’y montreraient ; mais personne n’y parut, ni dans les environs. Le Duc n’en continua pas moins à attribuer à Albert de Geierstein l’affront qu’il avait reçu. Il mit sa tête à prix ; et Campo-Basso, toujours disposé à flatter l’humeur de son maître, lui promit que quelques-uns de ses Italiens qui ne manquaient pas d’expérience en fait de pareils exploits lui amèneraient bientôt, mort ou vif, le baron qui était l’objet de sa haine et de son ressentiment. Colvin, Contay et plusieurs autres sourirent secrètement des promesses de l’Italien présomptueux.
– Quelle que soit sa dextérité, dit Colvin, il fera descendre sur son poing le vautour sauvage avant de mettre la main sur Albert de Geierstein.
Arthur, à qui les discours du Duc n’avaient pas donné peu d’inquiétude pour Anne de Geierstein et pour son père, pour l’amour d’elle, respira plus librement en entendant parler ainsi de ses menaces.
Le surlendemain de cette alarme Oxford désira de connaître lui-même le camp de René de Lorraine, ayant quelque doute qu’on eût fait au Duc des rapports exacts sur sa force et sa position. Le Duc lui en accorda la permission, et il lui fit présent en même temps, ainsi qu’à son fils, de deux nobles coursiers d’une légèreté sans égale et dont il faisait un cas particulier.
Dès que la volonté du Duc eût été signifiée au comte italien, il témoigna la plus grande joie d’avoir pour faire une reconnaissance l’aide d’un homme ayant l’âge et l’expérience du comte d’Oxford, et choisit pour ce service un détachement de cent Stradiotes d’élite qu’il avait plusieurs fois, dit-il, envoyé faire des escarmouches à la barbe même de l’armée suisse. Le comte d’Oxford se montra fort satisfait de l’intelligence et de l’activité que mirent ces soldats à s’acquitter de leur devoir ; ils chassèrent même devant eux et dispersèrent quelques détachemens de la cavalerie de René. À l’entrée d’un défilé Campo-Basso dit à Oxford qu’en avançant à l’autre extrémité ils auraient une vue complète de la position de l’ennemi. Quelques Stradiotes furent chargés de reconnaître les lieux, et à leur retour ils rendirent compte de leur mission à leur maître en leur propre langue. Celui-ci déclara qu’on pouvait passer en sûreté, et invita le comte à l’accompagner. Ils avancèrent sans voir un seul ennemi ; mais en arrivant dans la plaine à laquelle aboutissait le défilé au point indiqué par Campo-Basso, Arthur qui était à l’avant-garde des Stradiotes, et par conséquent séparé de son père, vit non-seulement le camp du duc René qui était à un demi-mille de distance, mais un corps nombreux de cavalerie qui venait d’en sortir et qui courait à toute bride vers l’entrée du défilé qu’il avait quitté quelques instans auparavant. Il était sur le point de retourner sur ses pas pour y rentrer ; mais comptant sur la vitesse de son cheval, il crut pouvoir attendre un moment pour mieux examiner le camp ennemi. Les Stradiotes qui l’accompagnaient n’attendirent pas ses ordres pour se retirer, mais ils partirent sur-le-champ, comme dans le fait c’était leur devoir, étant attaqués par une force supérieure.
Cependant Arthur remarqua que le chevalier qui semblait à la tête de l’escadron qui s’avançait, monté sur un vigoureux cheval dont les pieds faisaient trembler la terre, portait sur son écu l’Ours de Berne, et avait la tournure robuste de Rodolphe Donnerhugel. Il fut convaincu que c’était lui quand il le vit faire faire halte à son détachement et s’avancer vers lui, seul, la lance en arrêt et au pas, comme pour lui donner le temps de se préparer à le recevoir. Accepter ce défi, dans un pareil moment était dangereux, mais le refuser eût été déshonorant ; et tandis que le sang d’Arthur fermentait à l’idée de châtier un rival insolent, il n’était pas très fâché que leur rencontre eût lieu à cheval, l’expérience qu’il avait acquise dans les tournois devant lui donner un avantage sur le Suisse, qu’il devait croire encore novice dans cette science.
Ils se rencontrèrent, suivant l’expression du temps, en hommes sous le bouclier. La lance du Suisse glissa sur le casque de l’Anglais, qui avait été son point de mire ; mais celle d’Arthur, dirigée contre la poitrine de son adversaire, fut poussée avec une telle force et si bien secondée par le galop rapide de son coursier, qu’elle perça non-seulement le bouclier suspendu au cou du malheureux guerrier, mais sa cuirasse et une cotte de mailles qu’il portait ; et lui traversant le corps, la pointe n’en fut arrêtée que par la plaque de fer qui lui couvrait le dos. L’infortuné cavalier fut renversé, roula deux ou trois fois sur le terrain, en déchirant la terre avec ses mains, et expira à l’instant même.
Un cri de rage et de désespoir s’éleva parmi les hommes d’armes dont Rodolphe venait de quitter les rangs, et plusieurs d’entre eux couchaient déjà leur lance pour le venger. Mais René de Lorraine, qui était lui-même avec eux, leur ordonna de se borner à faire prisonnier le champion vainqueur, et leur défendit de lui faire aucun mal. Cet ordre fut facile à exécuter ; car la retraite était coupée à Arthur, et la résistance eût été une folie.
Lorsqu’il fut amené devant René, il leva la visière de son casque et il lui dit : – Est-il juste, monseigneur, de faire captif un chevalier qui n’a fait que s’acquitter de son devoir en acceptant le défi d’un ennemi personnel ?
– Arthur d’Oxford, répondit le duc René, ne vous plaignez pas d’une injustice avant de l’avoir éprouvée. Vous êtes libre, sire chevalier. Votre père et vous, vous avez été fidèles à la reine Marguerite ma tante ; et quoiqu’elle fût mon ennemie, je rends justice à votre fidélité pour elle. C’est par respect pour la mémoire d’une femme dépouillée de ses droits comme moi, et pour plaire à mon aïeul qui, je crois, avait quelque estime pour vous, que je vous rends la liberté. Mais je dois aussi veiller à ce que vous puissiez regagner en sûreté le camp du duc de Bourgogne. De ce côté de la montagne nous sommes francs et loyaux ; mais de l’autre il se trouve des traîtres et des meurtriers. Comte, je crois que vous vous chargerez volontiers d’escorter notre prisonnier jusqu’à ce qu’il soit hors de tout danger.
Le chevalier à qui René parlait ainsi était un homme de grande taille et d’une tournure imposante, et il s’approcha sur-le-champ pour accompagner Arthur, pendant que celui-ci exprimait au jeune duc de Lorraine combien il était sensible à sa courtoisie chevaleresque. – Adieu, sir Arthur de Vère, dit René : vous avez donné la mort à un noble champion, à un ami qui m’était fidèle et utile ; mais vous l’avez fait noblement, à armes égales, en face de nos lignes, et la faute en est à celui qui a cherché la querelle. Arthur le salua profondément. René lui rendit son salut, et ils se séparèrent.
Arthur n’avait encore fait que quelques pas avec son nouveau compagnon, quand celui-ci lui adressa la parole.
– Nous avons déjà été compagnons de voyage, jeune homme, et cependant vous ne vous souvenez pas de moi.
Arthur leva les yeux sur le cavalier qui lui parlait ainsi, et remarquant que le cimier de son casque était en forme de vautour, il commença à concevoir d’étranges soupçons qui se trouvèrent confirmés quand le chevalier, levant la visière de son casque, lui montra les traits sombres et sévères du prêtre de Saint-Paul.
– Le comte Albert de Geierstein ! s’écria Arthur.
– Lui-même, répondit le comte, quoique vous l’ayez vu sous un costume bien différent. Mais la tyrannie force tous les hommes à s’armer ; j’ai repris, avec la permission de mes supérieurs, et même par leur ordre, la profession que j’avais quittée. Une guerre contre la cruauté et l’oppression est aussi sainte qu’une croisade en Palestine, où les prêtres portent les armes.
– Comte Albert, dit Arthur avec vivacité, je ne puis vous supplier trop tôt d’aller rejoindre le détachement de René de Lorraine. Vous êtes ici en danger, et ni le courage ni la force ne pourraient vous en préserver. Le Duc a mis votre tête à prix, et d’ici à Nanci tout le pays est couvert de Stradiotes et de détachemens de cavalerie légère italienne.
– Je ne les crains pas, répondit le comte. Je n’ai pas vécu si long-temps au milieu des orages du monde et des intrigues de la guerre et de la politique, pour tomber sous les coups de si vils ennemis. D’ailleurs vous êtes avec moi, et je viens de voir ce que vous êtes en état de faire.
– Pour votre défense, comte Albert dit Arthur, qui ne pensait en ce moment à son compagnon que comme père d’Anne de Geierstein, je ferais certainement de mon mieux.
– Quoi, jeune homme ! répliqua le comte avec un sourire ironique qui était particulier à sa physionomie, aideriez-vous l’ennemi du maître sous la bannière duquel vous servez contre les soldats qu’il soudoie ?
Arthur fut un instant étourdi par la tournure inattendue donnée à son offre d’assistance, dont il espérait du moins un remerciement. Mais il reprit sur-le-champ sa présence d’esprit, et répondit : – Vous avez bien voulu vous mettre en danger pour me protéger contre les gens de votre parti ; c’est également un devoir pour moi de vous défendre contre les soldats du mien.
– La réponse est heureusement trouvée, dit le comte ; mais je crois qu’il existe un petit partisan aveugle dont parlent les troubadours et les ménestrels, à l’influence duquel je pourrais en cas de besoin être redevable du grand zèle de mon protecteur.
Arthur était un peu embarrassé, mais le comte ne lui donna pas le temps de répondre. – Écoutez-moi, jeune homme, continua-t-il ; votre lance a rendu aujourd’hui un mauvais service à la Suisse, à Berne et au duc René, en les privant de leur plus brave champion. Mais pour moi, la mort de Rodolphe Donnerhugel est un événement heureux. Apprends que présumant de ses services, il avait par ses importunités obtenu du duc René qu’il favoriserait ses prétentions à la main de ma fille. Oui, le Duc, fils d’une princesse, n’a pas rougi de me solliciter d’accorder le seul reste de ma maison, car la famille de mon frère est une race dégénérée, à un jeune présomptueux dont l’oncle remplissait des fonctions de domesticité dans la maison du père de ma femme, quoiqu’il prétendit à quelque parenté dont l’origine était, je crois, illégitime, mais dont Rodolphe cherchait à se prévaloir parce qu’elle favorisait ses prétentions.
– Certainement, dit Arthur, un mariage si disproportionné du côté de la naissance, et qui l’était encore davantage sous tous les autres rapports, était une chose trop monstrueuse pour qu’on y pût songer.
– Jamais cette union n’aurait eu lieu tant que j’aurais vécu, reprit le comte Albert, si mon poignard enfoncé dans le sein de ma fille et dans celui de son amant présomptueux avait pu prévenir cette souillure à l’honneur de ma maison. Mais quand je n’existerai plus, moi dont les jours, dont les mouvemens sont comptés, qui aurait pu empêcher un jeune homme ardent et déterminé, favorisé par le duc René, appuyé par l’approbation unanime de son pays, et soutenu peut-être par la malheureuse prédilection de mon frère Arnold, d’arriver à son but malgré la résistance et les scrupules d’une jeune fille isolée ?
– Rodolphe est mort, dit Arthur, et puisse le ciel lui pardonner ses fautes ! mais s’il vivait et qu’il osât prétendre à la main d’Anne de Geierstein, il aurait d’abord à soutenir un combat…
– Qui a déjà été décidé, ajouta le comte Albert. Maintenant écoutez-moi bien, Arthur de Vère. Ma fille m’a appris tout ce qui s’est passé entre vous. Vos sentimens et votre conduite sont dignes de la noble maison dont vous descendez, car je sais qu’on doit la compter parmi les plus illustres de l’Europe. Vous avez été dépouillé de vos biens ; mais il en est de même de ma fille, à qui il ne reste que ce que son oncle pourra lui donner de ce qui était autrefois le domaine de son père. Si vous voulez partager avec elle ces faibles débris, jusqu’à ce qu’il arrive des jours plus heureux, en supposant que votre noble père consente à cette union, car ma fille n’entrera jamais dans une famille contre la volonté de celui qui en est le chef, elle sait déjà qu’elle a mon consentement et ma bénédiction. Mon frère connaîtra aussi mes intentions et il les approuvera ; car quoique toute idée d’honneur et de chevalerie soit éteinte en lui, il tient aux relations sociales ; il aime sa nièce et il a de l’amitié pour vous et pour votre père. Qu’en dites-vous, jeune homme ? voulez-vous prendre une comtesse indigente pour la compagne du pèlerinage de vos jours ? Je crois, je prédis même, car je suis si près du tombeau qu’il me semble que ma vue peut s’étendre au-delà, que lorsque j’aurai terminé une vie agitée et orageuse, un jour viendra où un nouveau lustre brillera sur les noms de de Vère et de Geierstein.
Arthur descendit précipitamment de son cheval, saisit la main du comte Albert, et il allait s’épuiser en remerciemens quand le comte lui imposa silence.
– Nous sommes sur le point de nous séparer, lui dit-il ; le temps que nous avons à passer ensemble est court, et le lieu de notre entrevue est dangereux. J’ose vous l’avouer, vous êtes pour moi moins que rien. Si j’avais réussi dans un seul des projets d’ambition qui ont occupé toute ma vie, le fils d’un comte exilé n’aurait pas été le gendre que j’aurais choisi. Remontez à cheval, les remerciemens ne sont pas agréables quand ils ne sont pas mérités.
Arthur se releva, remonta à cheval, et chercha à donner à ses transports une forme qui les fit accueillir. Il eût voulu exprimer combien son amour pour Anne et ses efforts pour la rendre heureuse prouveraient sa reconnaissance pour le père de celle qui avait toute son affection ; s’apercevant que le comte écoutait avec une sorte de plaisir le tableau qu’il traçait de leur vie future, il ne put s’empêcher de s’écrier : – Et vous, comte Albert, vous qui aurez été l’auteur de tout ce bonheur, ne voudrez-vous pas en être le témoin et le partager ? Croyez-moi, nous ferons tous nos efforts pour adoucir le souvenir des coups que vous a portés la fortune trop cruelle ; et si des jours plus heureux viennent à luire sur nous, nous en jouirons doublement en vous en voyant jouir avec nous.
– Ne vous livrez pas à de pareilles chimères, dit le comte. Je sais que la dernière scène de ma vie approche ; écoutez et tremblez ! Le duc de Bourgogne est condamné à mort, et les juges invisibles qui jugent et condamnent en secret comme la Divinité, ont remis entre mes mains la corde et le poignard.
– Jetez loin de vous ces infâmes emblèmes, s’écria Arthur avec enthousiasme ; qu’ils cherchent des bouchers et des assassins pour exécuter de pareils ordres, et ne déshonorez pas le noble nom de Geierstein.
– Silence, jeune insensé ! répondit le comte. Le serment que j’ai prêté est monté plus haut que ces nuages qui nous cachent le ciel, et il est plus profondément enraciné que les montagnes que nous voyons dans le lointain. Ne croyez pas que ce que je me propose soit l’acte d’un assassin, quoique je pusse alléguer l’exemple du Duc lui-même pour me justifier. Non, je n’envoie pas des brigands soudoyés comme ces vils Stradiotes, pour lui arracher la vie sans mettre la leur en danger. Je ne donne pas à sa fille, innocente de ses crimes, l’alternative d’un mariage déshonorant ou d’une retraite honteuse. Non, Arthur de Vère, je poursuis Charles avec l’esprit déterminé d’un homme qui, pour ôter la vie à son adversaire, s’expose lui-même à une mort certaine.
– Je vous conjure de ne plus me parler ainsi, s’écria Arthur d’une voix agitée ; faites attention que je sers en ce moment le prince que vous menacez, et…
– Et que votre devoir est de l’informer de ce que je vous dis, ajouta le comte : c’est précisément ce que je désire. Quoique le Duc ait déjà négligé d’obéir à une sommation du tribunal, je suis charmé d’avoir cette occasion de lui envoyer un défi personnel. Dites donc à Charles de Bourgogne qu’il a été injuste à l’égard d’Albert de Geierstein. Celui dont l’honneur a été outragé ne tient plus à la vie, et quiconque la méprise est maître de celle de son ennemi. Qu’il se tienne donc sur ses gardes ; car s’il voit le soleil se lever deux fois pendant l’année qui va commencer, Albert de Geierstein aura manqué à son serment. Maintenant je vous quitte, car je vois s’approcher un détachement suivant une bannière bourguignonne. Sa présence devient pour vous une sauvegarde ; mais elle pourrait nuire à ma sûreté si je restais plus long-temps.
À ces mots le comte Albert quitta Arthur et s’éloigna au galop.