Perth pouvant se vanter, comme nous l’avons déjà dit, d’être si bien partagé du côté des beautés de la nature inanimée, à toujours eu ainsi sa part de ces charmes qui sont en même temps plus intéressans, mais moins durables. Être appelée « la Jolie Fille de Perth » aurait été dans tous les temps une grande distinction, et aurait supposé une beauté supérieure, quand il y avait tant de rivales dignes de réclamer un titre si envié. Mais dans les temps féodaux sur lesquels nous appelons maintenant l’attention du lecteur, la beauté d’une femme était une qualité de bien plus haute importance qu’elle ne l’a été depuis que les idées de la chevalerie ont disparu en grande partie. L’amour des anciens chevaliers était une espèce d’idolâtrie tolérée, dont on supposait en théorie que l’amour du ciel pouvait seul approcher, quoique, en pratique, l’ardeur de ce second amour égalât rarement celle du premier. On en appelait familièrement au même instant à Dieu et aux dames, et le dévouement au beau sexe était aussi vivement recommandé à l’aspirant aux honneurs de la chevalerie, que la dévotion envers le ciel. À cette époque de la société, le pouvoir de la beauté était presque sans bornes : il pouvait mettre le rang le plus élevé au niveau de celui qui lui était inférieur, même à une distance incommensurable.
Sous le règne qui avait précédé celui de Robert III, la beauté seule avait fait appeler une femme d’un rang inférieur, et de mœurs presque suspectes, à partager le trône d’Écosse ; et bien des femmes, moins adroites où moins heureuses, s’étaient élevées à la grandeur, d’un état de concubinage dont les mœurs du temps étaient l’excuse. De tels exemples auraient pu éblouir une fille de plus haute naissance que Catherine ou Katie Glover, universellement reconnue pour être la jeune personne la plus belle de la ville et des environs. La renommée de la Jolie Fille de Perth avait attiré sur elle l’attention des jeunes galans de la cour du roi. Cette cour se tenait à Perth ou dans les environs ; au point que maints nobles seigneurs, et des plus distingués par leurs exploits chevaleresques, mettaient plus de soin à donner des preuves de leurs talens dans l’art de l’équitation, quand ils passaient devant la porte du vieux Simon Glover, dans la rue qu’on appelait Curfew-Street, qu’à se distinguer dans les tournois, où les plus illustres dames d’Écosse étaient pourtant les spectatrices de leur adresse.
Mais la fille de Glover, ou du Gantier (car, suivant l’usage assez commun dans ce temps, Simon tirait son surnom du métier qu’il exerçait), ne montrait aucune envie d’écouter les galanteries qui partaient d’un rang trop au-dessus de celui qu’elle occupait elle-même ; et quoique probablement elle ne fût pas aveugle sur ses charmes personnels, elle semblait désirer de borner ses conquêtes à ceux qui se trouvaient dans sa propre sphère. D’un genre de beauté encore plus intellectuel que physique, elle était, malgré la douceur et la bonté naturelle de son caractère, accompagnée de plus de réserve que de gaieté, même dans la compagnie de ses égaux, et le zèle avec lequel elle s’acquittait de tous les devoirs de la religion portait bien des gens à penser que Catherine Glover nourrissait en secret le désir de se retirer du monde et de s’ensevelir dans la retraite d’un cloître. Mais en supposant qu’elle eût le projet d’un tel sacrifice, il n’était pas à présumer que son père, qui passait pour riche et qui n’avait pas d’autre enfant, y consentît jamais volontairement.
La beauté régnante de Perth fut confirmée par les sentimens de son père dans la résolution qu’elle avait prise de fermer l’oreille aux fleurettes des courtisans. – Laisse-les passer, lui disait-il, laisse-les passer, Catherine, ces galans avec leurs chevaux fringans, leurs brillans éperons, leurs toques à plumes et leurs moustaches bien frisées ; ils ne sont pas de notre classe, et nous ne chercherons pas à nous élever jusqu’à eux. C’est demain la Saint-Valentin, le jour où chaque oiseau choisit sa compagne ; mais tu ne verras ni la linotte s’accoupler à l’épervier, ni le rouge-gorge au milan. Mon père était un honnête bourgeois de Perth, et il savait manier l’aiguille aussi bien que moi. Si pourtant la guerre approchait des portes de notre belle ville, il laissait là l’aiguille, le fil, et la peau de chamois ; il tirait du coin obscur où il les avait déposés un bon morion et un bouclier, et il prenait sa longue lance sur la cheminée. Qu’on me dise quel jour lui ou moi nous nous sommes trouvés absens quand le prévôt passait la revue ! C’est ainsi que nous avons vécu, ma fille ; travaillant pour gagner notre pain, et combattant pour le défendre, je ne veux pas avoir un gendre qui s’imagine valoir mieux que moi ; et quant à ces lords et à ces chevaliers, je me flatte que tu te souviendras toujours que tu es d’une condition trop inférieure pour être leur femme, et trop haute pour être leur maîtresse. Et maintenant laisse là ton ouvrage, mon enfant ; car c’est aujourd’hui la veille d’une fête, et il convient que nous allions à l’office du soir. Nous prierons le ciel de t’envoyer demain un bon Valentin .
La Jolie Fille de Perth laissa donc le superbe gant de chasse qu’elle brodait pour lady Drummond, et mettant sa robe des jours de fête, elle se prépara à suivre son père au couvent des Dominicains, qui était à peu de distance de Curfew-Street, où ils demeuraient. Chemin faisant, Simon Glover, ancien bourgeois de Perth, généralement estimé, un peu avancé en âge, mais ayant aussi avancé sa fortune, recevait des jeunes et des vieux les hommages dus à son pourpoint de velours et à sa chaîne d’or, tandis que la beauté de Catherine, quoique cachée sous sa mante, qui ressemblait à celle qu’on porte encore en Flandre, obtenait les révérences et les coups de bonnet de ses concitoyens de tout âge.
Tandis qu’ils marchaient, le père donnant le bras à sa fille, ils étaient suivis par un grand et beau jeune homme portant le costume le plus simple de la classe mitoyenne, mais qui dessinait avec avantage des membres bien proportionnés, et laissait voir des traits nobles et réguliers que faisait encore valoir une tête bien garnie de cheveux bouclés, et une petite toque écarlate qui convenait à ravir à cette coiffure. Il n’avait d’autre arme qu’un bâton qu’il tenait à la main car il était apprenti du vieux Glover, et l’on ne jugeait pas convenable que les personnes de sa classe se montrassent dans les rues portant l’épée où le poignard, privilége que les jackmen, c’est-à-dire les militaires au service particulier des nobles, regardaient comme leur appartenant exclusivement. Il suivait son maître à l’église, d’abord comme étant en quelque sorte son domestique, et ensuite pour prendre sa défense, si quelque circonstance l’exigeait ; mais il n’était pas difficile de voir, aux attentions marquées qu’il avait pour Catherine Glover, que c’était surtout à elle qu’il désirait consacrer tous ses soins. En général son zèle ne trouvait pas d’occasion pour s’exercer, car un sentiment unanime de respect engageait tous les passans à se ranger pour faire place au père et à la fille.
Cependant quand on commença à voir briller parmi la foule les casques d’acier, les barrettes et les panaches des écuyers, des archers et des hommes d’armes, ceux qui portaient ces marques distinctives de la profession militaire montrèrent des manières moins polies que les citoyens paisibles. Plus d’une fois, quand, soit par hasard, soit peut-être par prétention à une importance supérieure, quelqu’un de ces individus prenait sur Simon le côté du mur, le jeune apprenti du gantier fronçait le sourcil avec l’air menaçant d’un homme qui désirait prouver l’ardeur de son zèle pour le service de sa maîtresse. Chaque fois que cela lui arrivait, Conachar, c’était le nom de l’apprenti, recevait une réprimande de son maître, qui lui donnait à entendre qu’il ne voulait pas qu’il intervînt en pareilles affaires, sans en avoir reçu l’ordre.
– Jeune insensé, lui dit-il, n’as-tu pas vécu assez long-temps dans ma boutique pour avoir appris qu’un coup fait naître une querelle, et qu’un poignard coupe la peau aussi vite qu’une aiguille perce le cuir ? Ne sais-tu pas que j’aime la paix, quoique je n’aie jamais craint la guerre ; et que je me soucie fort peu de quel côté de la chaussée ma fille et moi nous marchons, pourvu que nous puissions cheminer paisiblement ? Conachar s’excusa sur le zèle qu’il avait pour l’honneur de son maître ; mais cette réponse ne satisfit pas le vieux bourgeois de Perth. – Qu’avons-nous de commun avec l’honneur ? s’écria Simon Glover ; si tu veux rester à mon service songe à l’honnêteté, et laisse l’honneur à ces fanfarons extravagans qui portent des éperons aux talons et du fer sur leurs épaules. Si tu veux te charger d’une pareille garniture et t’en servir, à la bonne heure ; mais ce ne sera ni chez moi, ni en ma compagnie.
Cette réprimande parut animer la colère de Conachar, au lieu de la calmer. Mais un signe de Catherine, si le léger mouvement qu’elle fit en levant son petit doigt était véritablement un signe, produisit sur le jeune homme plus d’effet que les reproches de son maître courroucé. Il perdit sur-le-champ l’air martial qui lui semblait naturel, et redevint l’humble apprenti d’un bourgeois paisible.
Ils furent bientôt joints par un jeune homme portant un manteau qui lui couvrait une partie du visage ; c’était l’usage adopté souvent par les galans de ce temps quand ils ne voulaient pas être connus, et qu’ils sortaient pour chercher des aventures. Il semblait, en un mot, un homme qui pouvait dire à ceux qui l’entouraient : – Je désire en ce moment ne pas être connu ; je ne veux pas qu’on m’applique mon nom ; mais, comme je ne suis responsable de mes actions qu’à moi-même, je ne garde l’incognito que par forme, et je me soucie fort peu que vous me reconnaissiez ou non. Il s’approcha de Catherine, qui tenait le bras de son père, et ralentit le pas, comme pour les accompagner.
– Bonjour, brave homme.
– J’en dis autant à Votre Honneur, et je vous remercie. Puis-je vous prier de continuer votre chemin ? Nous marchons trop lentement pour Votre Seigneurie, et notre société est trop humble pour le fils de votre père.
– C’est ce dont le fils de mon père doit être le meilleur juge, vieillard ; mais j’ai à vous parler d’affaires, ainsi qu’à la belle sainte Catherine que voici, et qui est la plus aimable et la plus cruelle de toutes les saintes du calendrier.
– Sauf votre respect, milord, je vous ferai observer que c’est aujourd’hui la veille de saint Valentin, et que par conséquent ce n’est pas le moment de parler d’affaires. Votre Honneur peut m’envoyer ses ordres par un valet demain matin, d’aussi bonne heure qu’il lui plaira.
– Il n’y a pas de temps comme le moment présent, répondit le jeune homme, qui semblait être d’un rang à se dispenser de toute cérémonie ; je désire savoir si vous avez, fini le pourpoint de buffle que j’ai commandé il y a quelque temps ; et je vous prie de me dire, belle Catherine, ajouta-t-il en baissant la voix, si vos jolis doigts se sont occupés à le broder, comme vous me l’avez promis. Mais je n’ai pas besoin de vous le demander, car mon pauvre cœur a senti la piqûre de chaque coup d’aiguille que vous avez donné au vêtement qui doit le couvrir. Cruelle, comment pouvez-vous tourmenter un cœur qui vous chérit si tendrement ?
– Permettez-moi de vous en supplier, milord, cessez un pareil langage ; il ne vous convient pas de me l’adresser, et je ne dois pas l’écouter. Nous sommes d’un rang obscur, mais honnête, et la présence d’un père devrait mettre sa fille à l’abri d’entendre de semblables propos, même dans la bouche de Votre Seigneurie.
Catherine parlait si bas, que ni son père ni Conachar ne pouvaient entendre ce qu’elle disait.
– Eh bien, tyran, répondit le galant persévérant, je ne vous persécuterai pas plus long-temps, pourvu que vous me promettiez que je vous verrai demain matin à votre fenêtre à l’instant où le soleil se montrera au-dessus de la montagne du côté de l’orient, et que vous me donnerez ainsi le droit d’être votre Valentin pendant toute l’année.
– Je n’en ferai rien, milord ; il n’y a qu’un moment que mon père me disait que les faucons, et encore moins les aigles, ne s’apparient pas avec l’humble linotte. Cherchez quelque dame de la cour, à qui vos attentions feront honneur ; quant à moi, Votre Seigneurie doit me permettre de lui dire la vérité avec franchise, elles ne peuvent que me faire du déshonneur.
Tout en parlant ainsi, ils arrivèrent à la porte de l’église.
– J’espère, milord, dit Simon, que vous nous permettrez ici de prendre congé de vous. Je sais parfaitement que les tourmens et les inquiétudes que vos fantaisies peuvent causer à des gens de notre classe ne sont pas capables de vous y faire renoncer ; mais d’après la foule de domestiques qui sont à la porte, vous pouvez voir qu’il y a dans l’église d’autres personnes qui ont droit au respect, et même de la part de Votre Seigneurie.
– Oui, du respect ! et qui en a pour moi ? murmura le jeune seigneur hautain ; un misérable artisan et sa fille, qui devraient se croire trop honorés que je leur accorde la moindre attention, ont l’insolence de me dire que ma compagnie les déshonore… Fort bien, ma princesse de peau de daim et de soie bleue, je vous en ferai repentir.
Tandis qu’il se parlait ainsi à lui-même, le gantier et sa fille entraient dans l’église des Dominicains, et l’apprenti Conachar, en voulant les suivre de près, coudoya, peut-être avec intention, le jeune seigneur. Le galant, sortant de sa rêverie fâcheuse, et se croyant insulté de propos délibéré, saisit le jeune homme à la poitrine, le frappa et le repoussa rudement. Conachar trébucha et se soutint avec peine, et il porta la main à son côté, comme s’il eût cherché une épée ou un poignard à l’endroit où l’en porte ordinairement ces armes ; mais n’en trouvant pas, il fit un geste de colère et de désappointement, et entra dans l’église. Cependant le jeune noble resta les bras croisés sur sa poitrine, en souriant avec hauteur, comme pour narguer son air menaçant. Lorsque Conachar eut disparu, son antagoniste arrangea son manteau de manière à se cacher encore davantage la figure, et fit un signal en levant un de ses gants. Il fut joint aussitôt par deux hommes qui, déguisés comme lui, avaient attendu ses ordres à peu de distance. Ils parlèrent ensemble avec vivacité, après quoi le jeune seigneur se retira d’un côté, et ses amis ou domestiques partirent de l’autre.
Simon Glover, en entrant dans l’église, avait jeté un regard sur ce groupe, mais il avait pris sa place parmi la congrégation avant que ces trois individus se fussent séparés. Il s’agenouilla avec l’air d’un homme qui a un poids accablant sur l’esprit ; mais quand le service fut terminé, il parut libre de tous soucis, comme s’il se fût abandonné à la disposition du ciel, lui et ses inquiétudes. L’office divin fut célébré avec solennité, et un grand nombre de seigneurs et de dames de haut rang y étaient présens. On avait fait des préparatifs pour la réception du bon vieux roi lui-même, mais quelques-unes des infirmités auxquelles il était sujet avaient empêché Robert III d’assister au service comme c’était sa coutume. Lorsque la congrégation se sépara, le gantier et sa charmante fille restèrent encore quelque temps dans l’église, afin d’attendre leur tour pour se placer à un confessionnal, les prêtres venant d’y entrer pour s’acquitter de cette partie de leurs devoirs. Il en résulta que la nuit était tombée, et que les rues étaient désertes, quand ils se remirent en chemin pour retourner chez eux. Ceux qui restaient alors dans les rues étaient des coureurs de nuit, des débauchés, ou les serviteurs fainéans et rodomonts de nobles orgueilleux, qui insultaient souvent les passans paisibles, parce qu’ils comptaient sur l’impunité que la faveur dont leurs maîtres jouissaient à la cour n’était que trop propre à leur assurer.
Ce fut peut-être dans la crainte de quelque événement de cette nature que Conachar, s’approchant du gantier, lui dit : – Maître Glover, marchez plus vite, nous sommes suivis.
– Suivis, dis-tu ? Par qui ? Pourquoi ?
– Par un homme caché dans son manteau, qui nous suit comme son ombre.
– Je ne changerai point de pas dans Curfew-Street, pour qui que ce soit au monde.
– Mais il a des armes.
– Nous en avons aussi ; et des bras et des mains, des jambes et des pieds. Quoi ! Conachar, as-tu peur d’un homme ?
– Peur ! répéta Conachar indigné de cette supposition ; vous verrez bientôt si j’ai peur.
– Te voilà dans un autre extrême, jeune extravagant ; jamais tu ne sais garder un juste milieu. Parce que nous ne voulons pas courir, il n’est pas nécessaire de nous faire une querelle. Marche en avant avec Catherine, et je prendrai ta place. Nous ne pouvons courir aucun danger quand nous sommes si près de notre maison.
Le gantier se mit donc à l’arrière-garde, et il est très vrai qu’il remarqua un homme qui les suivait d’assez près pour justifier quelques soupçons, en prenant en considération l’heure et le lieu. Quand ils traversèrent la rue, l’étranger la traversa aussi, et s’ils accéléraient ou ralentissaient le pas, il ne manquait pas d’en faire autant. Cette circonstance aurait paru peu importante à Glover s’il eût été seul ; mais la beauté de sa fille pouvait le rendre l’objet de quelque projet criminel, dans un pays où la protection des lois était un bien faible secours pour ceux qui n’avaient pas les moyens de se protéger eux-mêmes. Conachar et sa belle compagne étant arrivés à la porte de leur maison, qui leur fut ouverte par une vieille servante, le gantier se trouva hors de toute inquiétude. Déterminé pourtant à s’assurer, s’il était possible, s’il avait eu quelque motif pour en concevoir, il appela à haute voix l’homme dont les mouvemens avaient donné l’alarme, et qui s’arrêta, quoiqu’il semblât chercher à se tenir à l’ombre. – Allons ! allons ! avance, l’ami ! et ne joue pas à cache-cache. Ne sais-tu pas que ceux qui se promènent dans les ténèbres comme des fantômes, sont exposés à la conjuration du bâton ? Avance ! te dis-je, et laisse nous voir ta forme.
– Bien volontiers, maître Glover, dit une des voix les plus fortes qui aient jamais répondu à une question ; je suis tout disposé à vous montrer mes formes ; je voudrais seulement qu’elles pussent mieux supporter le jour.
– Sur mon âme, je connais cette voix ! s’écria Simon. Et est-ce bien toi, véritablement toi, Henry Gow ? Sur ma foi ! tu ne passeras pas cette porte sans humecter tes lèvres. Le couvre-feu n’est pas encore sonné , et quand il le serait, ce ne serait pas une raison pour que le père et le fils se séparassent. Entre, mon garçon ; Dorothée nous servira un morceau, et nous viderons un pot avant que tu nous quittes. Entre, te dis-je, ma fille Kate sera charmée de te voir.
Pendant ce temps, il faisait entrer celui à qui il parlait avec tant de cordialité dans une cuisine qui, à moins d’occasions extraordinaires, servait aussi de salle à manger. Elle avait pour ornemens des assiettes d’étain mêlées de quelques coupes d’argent, rangées très proprement sur des tablettes comme celles d’un buffet, vulgairement appelé en Écosse le bink. Un bon feu, aidé par une lampe qui répandait une vive clarté dans l’appartement, lui donnait un air de gaieté, et la saveur des apprêts du souper, dont Dorothée faisait les préparatifs, n’offensait pas l’odorat de ceux dont il allait satisfaire l’appétit.
L’étranger qui venait d’entrer se laissait voir au milieu d’eux, et quoiqu’il n’eût ni beauté, ni air de dignité, sa stature et son visage non-seulement méritaient l’attention, mais semblaient même la commander. Il était un peu au-dessous de la moyenne taille, mais la largeur de ses épaules, la longueur de ses bras nerveux, les muscles fortement dessinés de tous ses membres, annonçaient un degré de force très peu ordinaire et un corps dont la vigueur était entretenue par un exercice constant. Ses jambes étaient un peu courbées, mais d’une manière qui n’avait rien de difforme, et qui semblait même d’accord avec la force de ses membres, quoiqu’elle nuisît jusqu’à un certain point à leur symétrie. Il portait un pourpoint de buffle, et une ceinture à laquelle étaient attachés une large épée ou claymore et un poignard comme pour défendre la bourse qui, suivant l’usage des bourgeois, y était aussi suspendue. Ses cheveux noirs et frisés étaient coupés près de sa tête, qui était ronde et bien proportionnée. On remarquait dans ses yeux noirs de l’audace et de la résolution, mais ses traits semblaient d’ailleurs exprimer une timidité mêlée de bonne humeur, et annonçaient évidemment sa satisfaction de se retrouver avec ses anciens amis. Abstraction faite de l’expression de timidité qui était celle du moment, le front de Henry Gow ou Smith, – car on lui donnait indifféremment l’un ou l’autre de ces noms, dont chacun exprimait également sa profession, celle de forgeron, – était découvert et plein de noblesse ; mais la partie inférieure de son visage était moins heureusement formée. Sa bouche était grande et garnie de belles dents, dont l’émail et la distribution répondaient à l’air de force et de santé qu’indiquait tout son extérieur. Une barbe courte et épaisse, et des moustaches qui avaient été récemment arrangées avec soin, complétaient son portrait. Vingt-huit ans pouvaient être son âge.
Toute la famille parut également charmée de revoir inopinément un ancien ami. Simon Glover lui secoua la main à plusieurs reprises. Dorothée lui fit ses complimens, et Catherine lui offrit la main d’elle-même. Henri la prit dans les siennes, comme s’il avait eu dessein de la porter à ses lèvres ; mais il y avait sur les joues de la Jolie Fille de Perth un sourire mêlé de rougeur qui semblait augmenter la confusion du galant. Simon voyant l’hésitation de son ami, s’écria avec un ton de franche gaieté :
– Ses lèvres ! mon garçon, ses lèvres ! C’est ce que je ne dirais pas à tous ceux qui passent le seuil de ma porte. Mais, par saint Valentin dont c’est demain la fête, je suis si charmé, de te revoir dans notre bonne ville de Perth, qu’il serait difficile de dire ce que je pourrais te refuser.
Gow, Smith, le Forgeron, car ces trois dénominations s’appliquaient au même individu, et désignaient, comme nous l’avons dit plus haut, sa profession, se trouvant encouragé de cette manière, prit un baiser modeste sur les lèvres de Catherine, qui s’y prêta avec un sourire d’affection qui aurait pu convenir à une sœur ; et elle lui dit ensuite : – Permettez-moi d’espérer que je revois à Perth un homme repentant et corrigé.
Henry lui tenait la Main, comme s’il allait lui répondre ; mais il la laissa échapper tout-à-coup, en homme qui perd courage à l’instant d’en montrer ; et reculant comme s’il eût été effrayé de la liberté qu’il venait de prendre, ses joues basanées rougissant de plaisir et de timidité, il s’assit près du feu, du côté opposé à celui où se trouvait Catherine.
– Allons, Dorothée ! s’écria Simon ; dépêche-toi, vieille femme ! Le souper !… Et Conachar !… où est Conachar ?
– Il est allé se coucher avec un mal de tête, dit Catherine en hésitant.
– Va l’appeler, Dorothée, reprit Glover ; je ne souffrirai pas qu’il se conduise ainsi. Son sang montagnard est sans doute trop noble pour étendre une nappe sur la table, et pour donner une assiette ; et il s’attend à entrer dans l’ancien et honorable corps des maîtres gantiers, sans avoir rempli tous ses devoirs d’apprenti ! Va l’appeler, te dis-je ; je ne veux pas être négligé ainsi.
On entendit bientôt Dorothée appeler l’apprenti volontaire sur l’escalier, ou plutôt sur l’échelle qui conduisait au grenier qui lui servait de chambre, et où il avait fait une retraite prématurée. Conachar répondit en murmurant, et bientôt après il rentra dans la cuisine servant de salle à manger. Ses traits hautains, quoique beaux, étaient chargés d’un sombre nuage de mécontentement ; et tandis qu’il couvrait la table d’une nappe, et qu’il y plaçait les assiettes, le sel, les épices, et d’autres assaisonnemens, qu’il s’acquittait en un mot des devoirs d’un domestique de nos jours, et que l’usage du temps imposait à tous les apprentis, il était évidemment dégoûté et indigné des fonctions serviles qu’il était obligé de remplir. La Jolie Fille de Perth le regardait avec quelque inquiétude, comme si elle eût craint que sa mauvaise humeur manifeste n’augmentât le mécontentement de son maître ; et ce ne fut que lorsque les yeux de Conachar eurent rencontré pour la seconde fois ceux de Catherine, qu’il daigna déguiser un peu sa répugnance, et mettre une plus grande apparence de soumission et de bonne volonté dans son service.
Et ici nous devons informer nos lecteurs que, quoique les regards échangés entre Catherine Glover et le jeune montagnard indiquassent qu’elle prenait quelque intérêt à la conduite de l’apprenti, l’observateur le plus attentif aurait été fort embarrassé pour découvrir si le sentiment qu’elle éprouvait était plus vif que celui qui était naturel à une jeune personne à l’égard d’un jeune homme de son âge, habitant la même maison, et avec lequel elle vivait dans une habitude d’intimité.
– Tu as fait un long voyage, mon fils Henry, dit Glover, qui lui avait toujours donné ce titre d’affection, quoiqu’il ne fût aucunement parent du jeune artisan ; tu as vu bien d’autres rivières que le Tay, et bien d’autres villes que Saint-Johnstoun .
– Mais je n’ai vu ni ville ni rivière qui me plaise à moitié autant et qui mérite à moitié autant de me plaire, répondit Smith ; je vous garantis, mon père, qu’en traversant les Wicks de Beglie, quand je vis notre belle ville s’offrir à mes yeux comme la reine des fées dans un roman, lorsque le chevalier la trouve endormie sur un lit de fleurs sauvages, je me sentis comme l’oiseau qui plie ses ailes fatiguées en s’abattant sur son nid.
– Ah ! ah ! tu n’as donc pas encore renoncé au style poétique ? Quoi ! aurons-nous donc encore nos ballades, nos rondeaux, nos joyeux noëls, nos rondes pour danser autour du mai ?
– Il n’y a rien d’impossible à cela, mon père, quoique le vent des soufflets et le bruit des marteaux tombant sur l’enclume ne soient pas un excellent accompagnement pour les chants du ménestrel ; mais je ne puis leur en donner d’autre, car si je fais de mauvais vers, je veux tâcher de faire une bonne fortune.
– Bien dit, mon fils ; on ne saurait mieux parler. Et tu as sans doute fait un voyage profitable ?
– Très avantageux. J’ai vendu le haubert d’acier que vous savez quatre cents marcs au gardien anglais des Marches orientales, sir Magnus Redman. J’ai consenti qu’il l’essayât en y donnant un grand coup de sabre, après quoi il ne m’a pas demandé à en rabattre un sou ; tandis que ce mendiant, ce brigand de montagnard qui me l’avait commandé, avait marchandé ensuite pour en réduire le prix de moitié, quoique ce fût le travail d’un an.
– Eh bien ! qu’as-tu donc, Conachar ? dit Simon, s’adressant par forme de parenthèse à son apprenti montagnard. Ne sauras-tu jamais t’occuper de ta besogne sans faire attention à ce qui se passe autour de toi ? Que t’importe qu’un Anglais regarde comme étant à bon marché ce qui peut paraître cher à un Écossais ?
Conachar se tourna vers lui pour lui répondre ; mais après un instant de réflexion il baissa les yeux et chercha à reprendre son calme, qui avait été dérangé par la manière méprisante dont Smith venait de parler de ses pratiques des montagnes. Henry continua sans faire attention à l’apprenti.
– J’ai aussi vendu à bon prix quelques sabres et quelques couteaux de chasse pendant que j’étais à Édimbourg. On s’y attend à la guerre, et s’il plaît à Dieu de nous l’envoyer, mes marchandises vaudront leur prix, grâces en soient rendues à saint Dunstan, car il était de notre métier . En un mot, ajouta-t-il en mettant la main sur sa bourse, cette bourse qui était maigre et plate quand je suis parti il y a quatre mois, est maintenant ronde et grasse comme un cochon de lait de six semaines.
– Et cet autre drôle à poignée de fer et à fourreau de cuir qui est suspendu à côté d’elle, n’a-t-il eu rien à faire pendant tout ce temps ? Allons, Smith, avoue la vérité ; combien as-tu eu de querelles depuis que tu as passé le Tay ?
– Vous avez tort, mon père, répondit Smith en jetant un coup d’œil à la dérobée sur Catherine, de me faire une pareille question, et surtout en présence de votre fille. Il est bien vrai que je forge des sabres, mais je laisse à d’autres le soin de s’en servir. Non, non, il est bien rare que j’aie à la main une lame nue, si ce n’est pour la fourbir et lui donner le fil. Et cependant de mauvaises langues m’ont calomnié et ont fait croire à Catherine que le bourgeois le plus paisible de Perth était un tapageur. Je voudrais que le plus brave d’entre eux osât parler ainsi sur le haut du Kinnoul, et que je m’y trouvasse tête à tête avec lui !
– Oui, oui, dit Glover en riant, et nous aurions une belle preuve de ton humeur patiente et paisible. Fi ! Henry ! peux-tu faire de pareils contes à un homme qui te connaît si bien ? Tu regardes Kate comme si elle ne savait pas qu’il faut en ce pays que la main d’un homme puisse garder sa tête s’il veut dormir avec quelque tranquillité. Allons, allons, conviens que tu as gâté autant d’armures que tu en as fait.
– Ma foi, père Simon, ce serait un mauvais armurier que celui qui ne saurait pas donner par quelques bons coups des preuves de son savoir-faire. S’il ne m’arrivait pas de temps en temps de fendre un casque et de trouver le défaut d’une cuirasse, je ne connaîtrais pas le degré de force que je dois donner aux armures que je fabrique ; j’en ferais de carton, comme celles que les forgerons d’Édimbourg n’ont pas de honte de laisser sortir de leurs mains.
– Ah ! je gagerais une couronne d’or que tu as eu une querelle à ce sujet avec quelque armurier d’Édimbourg.
– Une querelle ! non, mon père ; mais j’avoue que j’ai mesuré mon épée avec un d’entre eux sur le mont Saint-Léonard, pour l’honneur de notre bonne ville. Certainement vous ne pouvez croire que je voulusse avoir une querelle avec un confrère.
– Sûrement non. Mais comment ton confrère s’en est-il tiré ?
– Comme un homme qui n’aurait sur sa poitrine qu’une feuille de papier se tirerait d’un coup de lance ; ou pour mieux dire, il ne s’en est pas tiré du tout, car lorsque je suis parti il était encore dans la cabane de l’ermite attendant la mort tous les jours, et le père Gervais m’a dit qu’il s’y préparait en bon chrétien.
– Et as-tu mesuré ton épée avec quelque autre ?
– Pour dire la vérité, je me suis battu avec un Anglais à Berwick, pour la vieille question de la suprématie , comme ils l’appellent. Je suis bien sûr que vous n’auriez pas voulu que je ne soutinsse pas une pareille cause ; et j’ai eu le bonheur de le blesser au genou gauche.
– Bravo ! par saint André ! Et à qui as-tu eu affaire ensuite ? demanda Simon, riant des exploits de son ami pacifique.
– J’ai combattu contre un Écossais dans le Torwood, parce que nous doutions lequel de nous maniait le mieux la claymore. Or vous sentez que cette question ne pouvait se décider qu’en mettant notre savoir-faire à l’épreuve. Il en a coûté deux doigts au pauvre diable.
– C’est assez bien pour le bourgeois le plus paisible de Perth, qui ne touche jamais une lame que pour la fourbir. As-tu quelque chose de plus à nous dire ?
– Presque rien ; car ce n’est guère la peine de parler d’une correction que j’ai administrée à un montagnard.
– Et pourquoi la lui as-tu administrée, homme de paix ?
– Je ne saurais trop le dire, si ce n’est que je le rencontrai au sud du pont de Stirling.
– Eh bien ! je vais boire à ta santé, et tu es le bienvenu chez moi après tous ces exploits. Allons, Conachar, évertue-toi, mon garçon ; sers-nous à boire, et tu prendras pour toi-même une coupe de cette bonne ale.
Conachar emplit deux coupes d’ale et les présenta à son maître et à Catherine avec le respect convenable ; après quoi, mettant le pot sur la table, il se rassit.
– Comment ! drôle ! s’écria Glover ; est-ce ainsi que tu agis ? Offre donc une coupe à mon hôte, au digne maître Henry Smith.
– Maître Smith peut se servir lui-même, s’il a envie de boire, répondit le jeune Celte. Le fils de mon père s’est déjà assez dégradé pour une soirée.
– Tu as le chant bien haut pour un jeune coq, dit Henry ; mais au fond tu as raison, mon garçon : celui qui a besoin d’un échanson pour boire mérite de mourir de soif.
Le vieux Simon ne montra pas tant de patience en voyant la désobéissance de son jeune apprenti.
– Sur ma parole, s’écria-t-il, et par la meilleure paire de gants que j’aie jamais faite, tu lui présenteras une coupe de cette ale, si tu veux que toi et moi nous passions cette nuit sous le même toit.
En entendant cette menace, Conachar se leva d’un air sombre, et s’approchant de Smith qui avait déjà pris la coupe en main, il la remplit ; et tandis que Henry levait le bras pour la porter à sa bouche, il feignit de faire un faux pas, se laissa tomber en le heurtant, et la liqueur écumante se répandit sur la figure et les vêtemens de l’armurier. En dépit de son penchant belliqueux, Smith avait réellement un bon caractère ; mais une telle provocation lui fit perdre patience : il saisit le jeune homme au gosier, qui lui tomba le premier sous la main ; et le serrant pour repousser Conachar, il s’écria : – Si tu m’eusses joué un pareil tour partout ailleurs, gibier de potence, je t’aurais coupé les deux oreilles, comme je l’ai déjà fait à plus d’un montagnard de ton clan.
Conachar se releva avec l’activité d’un tigre, et s’écriant : – Tu ne t’en vanteras jamais une seconde fois, – il tira de son sein un petit couteau bien affilé, et s’élançant sur Henry Smith, il chercha à le lui enfoncer dans le cou au-dessous de la clavicule, ce qui lui aurait fait une blessure mortelle. Mais celui qu’il attaquait ainsi mit une telle promptitude à lui arrêter le bras, que la lame du couteau ne fit que lui effleurer la peau suffisamment pour en tirer du sang. Tenant le bras de l’apprenti d’une main qui le serrait comme une paire de tenailles, il le désarma en un instant. Conachar se voyant à la merci de son formidable antagoniste, sentit une pâleur mortelle succéder sur ses joues à la rougeur dont la colère les avait animées, et il resta muet de honte et de crainte. Enfin Smith, lui lâchant le bras, lui dit avec le plus grand calme : – Il est heureux pour toi que tu ne sois pas digne de ma colère. Tu n’es qu’un enfant, je suis un homme ; je n’aurais dû rien dire qui pût te provoquer mais que ceci te serve de leçon.
Conachar eut un instant l’air de vouloir lui répondre ; mais il sortit tout à coup de l’appartement avant que Simon fût assez revenu de sa surprise pour pouvoir parler. Dorothée cherchait partout des simples et des onguens. Catherine s’était évanouie en voyant couler le sang.
– Permettez-moi de partir, père Simon, dit Henry d’un ton mélancolique ; j’aurais dû deviner que mon ancien guignon m’aurait suivi ici, et que j’aurais occasionné une scène de querelle et de sang dans un endroit où j’aurais voulu apporter la paix et le bonheur. Ne faites pas attention à moi, et donnez tous vos soins à Catherine. La vue de ce qui vient de se passer l’a tuée, et tout cela par ma faute !
– Ta faute, mon fils ! – C’est la faute de ce brigand montagnard. C’est une malédiction pour moi que de l’avoir dans ma maison ; mais il retournera sur ses montagnes demain matin, ou il fera connaissance avec la prison de la ville. – Attenter à la vie de l’hôte de son maître dans la maison même de son maître ! Cela rompt tous les liens entre nous. – Montre-moi ta blessure.
– Catherine ! répéta Henry ; songez à Catherine.
– Dorothée en aura soin. – La surprise et la frayeur ne tuent point : mais les poignards et les couteaux sont plus dangereux : D’ailleurs si elle est ma fille suivant le sang, tu es mon fils d’affection, mon cher Henry. – Laisse-moi voir ta blessure. Le couteau est une arme perfide dans la main d’un montagnard.
– Je ne m’en soucie pas plus que de l’égratignure d’un chat Sauvage ; et maintenant que les couleurs commencent à reparaître sur les joues de Catherine, vous allez voir qu’il n’en sera plus question dans un moment.
À ces mots il s’approcha d’un petit miroir qui était suspendu à la muraille dans un coin, prit dans sa poche de la charpie pour l’appliquer sur la blessure légère qu’il avait reçue, et écarta de son cou et de ses épaules le pourpoint de peau qui les couvrait. Ses formes mâles n’étaient pas plus remarquables que la blancheur de sa peau dans les parties de son corps qui n’avaient pas été, comme ses mains et son visage, exposées aux intempéries de l’air et aux suites de son métier laborieux. Il se servit à la hâte de sa charpie pour arrêter le sang, et après en avoir avec un peu d’eau fraîche fait disparaître les dernières traces, il boutonna son pourpoint et se tourna vers Catherine, qui, quoique encore pâle et tremblante, était pourtant revenue de son évanouissement.
– Me pardonnerez-vous, lui dit-il, de vous avoir offensée à l’instant même de mon retour ? Ce jeune homme a été assez fou pour me provoquer, et j’ai été plus fou de me laisser provoquer par un pareil blanc-bec. Votre père ne me blâme pas, Catherine ; et vous, ne pouvez-vous me pardonner ?
– Je n’ai rien à pardonner, répondit Catherine, quand je n’ai pas le droit d’être offensée. Si mon père trouve bon que sa maison devienne un théâtre de querelles nocturnes, il faut bien que j’en sois témoin, je ne saurais l’empêcher. J’ai peut-être eu tort d’avoir interrompu par mon évanouissement la suite d’un si beau combat. Ma seule excuse c’est que je ne puis supporter la vue du sang.
– Et est-ce de cette manière que vous recevez mon ami après sa longue absence ? lui demanda son père. Mon ami ! c’est mon fils que je dois dire ; il manque d’être assassiné par un drôle dont je débarrasserai demain cette maison, et vous le traitez comme s’il avait eu tort de repousser le serpent qui voulait l’empoisonner de son venin !
– Il ne m’appartient pas, mon père, répondit la Jolie Fille de Perth, de décider qui a eu raison ou tort dans la querelle qui vient d’avoir lieu ; je n’ai même pas vu assez distinctement ce qui s’est passé pour pouvoir dire qui a été l’agresseur, et qui n’a fait que se défendre. Mais bien certainement notre ami maître Henry ne niera pas qu’il ne vive dans une atmosphère perpétuelle de querelles, de combats et de sang. S’il entend vanter l’adresse de quelqu’un à manier la claymore, devient jaloux de sa réputation, et il faut qu’il mette son savoir-faire à l’épreuve. S’il est témoin d’une querelle, il se jette au beau milieu ; s’il a des amis, il se bat avec eux par honneur ; s’il a des ennemis, il les combat par esprit de haine et de vengeance ; et ceux qui ne sont ni ses amis ni ses ennemis, il les attaque parce qu’ils se trouvent au nord ou au sud d’une rivière. Ses jours sont des jours de combats, et il passe sans doute ses nuits à se battre en rêve.
– Ma fille, dit Simon, ta langue se donne trop de licence. Les querelles et les combats sont l’affaire des hommes, et non celle des femmes, et il ne convient à une jeune fille ni d’en parler ni même d’y songer.
– Mais si l’on se les permet en notre présence, mon père, il est un peu dur de nous défendre d’en parler et d’y songer. Je conviendrai avec vous que ce vaillant bourgeois de Perth a un des meilleurs cœurs qu’on puisse trouver dans l’enceinte de cette ville, – qu’il s’écarterait de trois cents pas de son chemin plutôt que de marcher sur un insecte, – qu’il n’aimerait pas plus à tuer une araignée de gaîté de cœur que s’il était certain parent du roi Robert, d’heureuse mémoire ; que lors de la dernière, querelle qu’il eut avant son départ, il se battit avec quatre bouchers pour les empêcher de tuer un pauvre boule-dogue qui ne s’était pas bien comporté dans le combat du taureau, et que ce ne fut pas sans peine qu’il évita d’avoir le sort du chien qu’il protégeait. Je conviendrai aussi que le pauvre ne passe jamais devant la porte du riche armurier sans y trouver des alimens et des aumônes. Mais à quoi sert sa charité, quand son bras condamne aux pleurs et à l’indigence autant de veuves et d’orphelins que sa bourse en soulage.
– Écoutez seulement un mot, Catherine, avant de continuer à adresser à mon ami cette litanie de reproches qui ont bien quelque apparence de bon sens, mais qui dans le fond ne sont pas d’accord avec tout ce que nous voyons et ce que nous entendons. Quel est le spectacle auquel s’empressent de courir notre roi et toute sa cour, nos nobles, nos dames, nos abbés, nos moines et nos prêtres ? n’est-ce pas un tournoi, une joute ? N’y sont-ils pas pour admirer les prouesses de la chevalerie, pour être témoins des hauts faits de braves chevaliers, pour voir des actions glorieuses et honorables exécutées par les armes et au prix du sang ? En quoi diffère ce que font ces nobles chevaliers de ce que fait notre bon Henry Gow dans sa sphère ? Qui a jamais entendu dire qu’il ait abusé de sa force et de son adresse pour faire le mal ou favoriser l’oppression ? et qui ne sait combien de fois il en a fait usage pour servir la bonne cause dans notre ville ? Ne devrais-tu pas, toi, parmi toutes les femmes de la ville, te faire une gloire et un honneur de ce qu’un homme ayant un cœur si bien placé et un bras si vigoureux se soit déclaré ton bachelier ? De quoi les dames les plus orgueilleuses sont-elles le plus fières, si ce n’est de la prouesse de leur galant ? Et le plus hardi chevalier d’Écosse a-t-il fait des exploits plus remarquables que mon brave fils Henry, quoiqu’il ne soit que d’humble extraction ? N’est-il pas renommé dans la haute et basse Écosse comme le meilleur armurier qui ait jamais forgé une claymore et le meilleur soldat qui l’ait jamais tirée du fourreau ?
– Vous êtes en contradiction avec vous-même, mon père, si vous permettez à votre fille de parler ainsi. Remercions Dieu et tous les saints d’être nés dans une humble et paisible condition qui nous place au-dessous de l’attention de ceux qu’une haute naissance et plus encore l’orgueil conduisent à la gloire par des œuvres de cruauté sanguinaire, que les grands et les puissans appellent des faits de chevalerie. Votre sagesse conviendra qu’il serait absurde à nous de vouloir nous parer de leurs plumes et porter leurs splendides vêtemens : pourquoi donc imiterions-nous les vices dans lesquels ils se donnent pleine carrière ? pourquoi prendrions-nous l’orgueil de leur cœur endurci et leur cruauté barbare, qui se fait du meurtre non-seulement un divertissement, mais un triomphe et un sujet de vaine gloire ? Que ceux dont le sang réclame des hommages sanglans s’en fassent un honneur et un plaisir ; mais nous, qui ne sommes pas du nombre des sacrificateurs, nous n’en pouvons que mieux plaindre les souffrances des victimes. Remercions le ciel de nous avoir placés dans notre humble situation, puisqu’elle nous met à l’abri de la tentation. – Mais pardonnez-moi, mon père, si j’ai passé les bornes de mon devoir en combattant les idées que vous avez sur ce sujet, et qui vous sont communes avec tant d’autres personnes.
– Sur ma foi, Catherine, tu as la langue trop bien pendue pour moi, lui dit son père avec beaucoup d’humeur. Je ne suis qu’un pauvre artisan, et ce que je sais le mieux c’est distinguer le gant de la main droite de celui de la main gauche. Mais si tu veux que je te pardonne, dis quelques mots de consolation à mon pauvre Henry. Le voilà confondu et déconcerté de t’avoir entendue prêcher comme tu viens de le faire ; et lui pour qui le son d’une trompette était comme une invitation à un festin, le voilà qui baisse l’oreille au son du sifflet d’un enfant.
Dans le fait Henry Smith, en entendant la voix qui lui était si chère peindre son caractère sous des couleurs si défavorables, avait baissé la tête sur la table en l’appuyant sur ses bras croisés, dans l’attitude de l’accablement le plus profond et presque du désespoir.
– Plût au ciel, mon père, répondit Catherine, qu’il fût en mon pouvoir de donner des consolations à Henry sans trahir la cause sacrée de la vérité dont je viens d’être l’interprète ! Et je puis, je dois même avoir une telle mission, continua-t-elle d’un ton qui, d’après la beauté parfaite de ses traits et l’enthousiasme avec lequel elle parlait, aurait pu passer pour de l’inspiration. Prenant alors un ton plus solennel : – Le ciel, dit-elle, ne confia jamais la vérité à une bouche, quelque faible qu’elle fût ; sans lui donner le droit d’annoncer la merci tout en prononçant le jugement. Lève la tête, Henry ; lève la tête, homme bon, généreux et magnanime, quoique cruellement égaré ! Tes fautes sont celles de ce siècle cruel et sans remords, tes vertus n’appartiennent qu’à toi.
Tandis qu’elle parlait ainsi elle plaça une main sur le bras de Smith, et le tirant de dessous sa tête avec une douce violence, mais à laquelle il ne put résister, elle le força à lever vers elle ses traits mâles et ses yeux, dans lesquels les reproches de Catherine joints à d’autres sentimens avaient appelé des larmes. – Ne pleure pas, lui dit-elle, ou plutôt pleure, mais comme ceux qui conservent l’espérance. Abjure les démons de l’orgueil et de la colère qui t’assiégent si constamment, et jette loin de toi ces maudites armes, dont l’usage fatal et meurtrier t’offre une tentation à laquelle tu te laisses aller si aisément.
– Ce sont des conseils perdus, Catherine, répondit Smith. Je puis me faire moine, et me retirer du monde ; mais tant que j’y vivrai il faut que je m’occupe de mon métier, et tant que je fabriquerai des armes pour les autres je ne puis résister à la tentation de m’en servir moi-même. Vous ne m’adresseriez pas les reproches que vous me faites si vous saviez combien les moyens par lesquels je gagne mon pain sont inséparables de cet esprit guerrier dont vous me faites un crime, quoiqu’il soit le résultat d’une nécessité inévitable. Tandis que je donne au bouclier ou à la cuirasse la solidité nécessaire pour résister aux coups, ne dois-je pas toujours avoir l’esprit fixé sur la manière dont on les frappe, sur la force avec laquelle on les reporte ; et quand je forge ou que je trempe une épée, m’est-il possible d’oublier l’usage auquel elle est destinée ?
– Eh bien ! mon cher Henry, s’écria la jeune enthousiaste, tandis que ses deux petites mains saisissaient la main forte et nerveuse du vigoureux armurier qu’elles soulevèrent avec quelque difficulté, Smith n’opposant aucune résistance à ce mouvement, mais ne faisant que s’y prêter sans l’aider ; eh bien ! mon cher Henry, renoncez à la profession qui vous environne de tels piéges. Abjurez la fabrication de ces armes qui ne peuvent être utiles que pour abréger la vie humaine, déjà trop courte pour le repentir, ou pour encourager par un sentiment de sécurité ceux que la crainte pourrait empêcher sans cela de s’exposer au péril. L’art de forger des armes offensives et défensives est criminel pour un homme dont le caractère toujours violent trouve dans ce travail un piége et une occasion de pécher. Renoncez donc entièrement à fabriquer des armes de quelque espèce que ce soit, et méritez le pardon du ciel en abjurant tout ce qui peut vous faire retomber dans votre péché habituel.
– Et que ferai-je pour gagner ma vie ? demanda Smith, quand j’aurai abandonné la profession pour laquelle Henry de Perth s’est fait connaître depuis le Tay jusqu’à la Tamise ?
– Votre art vous offre des ressources louables et innocentes, répondit Catherine. Si vous renoncez à forger des épées et des boucliers, vous pouvez vous consacrer à fabriquer la bêche utile et le fer de l’honorable charrue, tous ces outils qui contribuent à soutenir la vie ou à en augmenter l’agrément. Vous pouvez forger des barres et des serrures pour défendre la propriété du faible contre l’oppression du plus fort et les agressions des brigands. La foule se rendra encore chez vous, et votre honorable industrie se trouvera…
Ici Catherine fut interrompue. Ses déclamations contre les tournois et les joutes contenaient une doctrine toute nouvelle pour son père, et cependant il les avait entendues en se disant tout bas qu’elle pourrait bien n’avoir pas tout-à-fait tort. Il désirait même secrètement que celui dont il avait le projet de faire son gendre ne s’exposât pas volontairement aux périls que le caractère entreprenant et la force prodigieuse de Smith lui avaient fait braver jusqu’alors trop aisément. Jusqu’à ce point il aurait désiré que les argumens de Catherine produisissent quelque effet sur l’esprit de son amant, qu’il savait être aussi docile quand l’affection exerçait son influence sur lui, qu’il était opiniâtre et intraitable quand il était attaqué par des remontrances hostiles ou des menaces. Mais les raisonnemens de sa fille contrarièrent ses vues quand il l’entendit insister pour prouver que celui qu’il voulait choisir pour gendre devait renoncer à la profession la plus lucrative qui existât alors en Écosse, et qui rapportait plus de profit à Henry de Perth qu’à aucun autre armurier du royaume. Il avait quelque idée confuse qu’il ne serait pas mal de faire perdre à Smith l’habitude qu’il avait de recourir trop souvent aux armes, quoiqu’il ne pût sans en être fier se voir lié avec un homme qui les maniait avec tant de supériorité, ce qui n’était pas un petit mérite dans ce siècle belliqueux. Mais quand il entendit sa fille recommander à son amant, comme la route la plus courte pour arriver à cet état pacifique d’esprit, de renoncer à cette profession lucrative dans laquelle il n’avait pas de rival, et qui d’après les querelles particulières qui avaient lieu tous les jours et les guerres fréquentes à cette époque était sûre de lui rapporter un profit considérable, il ne put retenir plus long-temps sa colère. Catherine avait à peine donné à son amant le conseil de fabriquer des instrumens d’agriculture, que son père, convaincu qu’il avait raison, ce dont il avait douté dans la première partie des remontrances de sa fille, s’écria avec vivacité :
– Des barres et des serrures ! des fers de charrue et des dents de herse et pourquoi pas des pelles et des pincettes ? Il ne lui faudrait plus qu’un âne pour porter ses marchandises de village en village, et tu en conduirais un second par le licou… As-tu tout-à-fait perdu le bon sens, Catherine ? ou t’imagines-tu que dans ce siècle de fer on trouve beaucoup de gens disposés à donner de l’argent pour autre chose que ce qui peut les mettre en état d’ôter la vie à leurs ennemis ou de défendre la leur ? Ce qu’il nous faut à présent, sotte fille, c’est une épée pour nous protéger, et non des charrues pour ouvrir la terre afin de lui confier des grains que nous ne verrons peut-être jamais produire une moisson. Quant au pain dont on a besoin chaque jour, le plus fort s’en empare, et il vit ; le faible s’en passe, et meurt de faim. Heureux celui qui comme mon digne fils a le moyen de gagner sa vie autrement qu’à la pointe de l’épée qu’il fabrique ! Prêche-lui la paix autant que tu le voudras, ce n’est pas moi qui te dirai jamais non à cet égard ; mais t’entendre conseiller au premier armurier d’Écosse de renoncer à fabriquer des épées, des haches d’armes et des armures, il y a de quoi pousser à bout la patience même. Retire-toi ! et demain matin, si tu as le bonheur de voir Henry Smith, ce que tu ne mérites guère d’après la manière dont tu l’as traité, souviens-toi que tu verras un homme qui n’a pas son égal en Écosse dans le maniement des armes, et qui peut gagner cinq cents marcs par an sans manquer au repos d’un seul jour de fête.
Catherine, en entendant son père parler d’un ton si péremptoire, le salua avec respect, et sans plus de cérémonie se retira dans sa chambre à coucher.