« Jamais Catherine ne donnera sa main à un homme. »
SHAKSPEARE. La méchante femme mise à la raison.
Le déjeuner fut servi, et les gâteaux tout chauds, faits de fleur de farine et de miel d’après une recette de famille, non-seulement obtinrent les éloges que devait leur donner naturellement la partialité d’un père et d’un amant ; mais chacun leur rendit justice avec cet appétit qui est la meilleure preuve du mérite d’un gâteau comme d’un pouding. On parla, on rit, on plaisanta. Catherine elle-même avait recouvré son calme habituel dans l’endroit où les dames et les demoiselles de nos jours perdraient probablement le leur, c’est-à-dire dans la cuisine où elle avait exercé les fonctions de surintendante sur toutes les affaires domestiques avec un talent reconnu. Je doute fort que la lecture de Sénèque, pendant un espace de temps égal, eût autant contribué à rétablir la tranquillité dans son esprit.
La vieille Dorothée était assise au bas bout de la table, suivant l’usage ordinaire à cette époque. Les deux amis s’amusaient tellement de leur conversation, et Catherine était tellement occupée, soit à les écouter soit à réfléchir en secret, que la vieille femme fut la première à remarquer l’absence du jeune Conachar.
– Cela est vrai, dit Glover ; va l’appeler, ce fainéant de montagnard. Il ne s’est pas montré pendant la bagarre de la nuit dernière ; du moins je ne l’ai pas vu. Quelqu’un l’a-t-il aperçu ?
La réponse générale fut négative, et Henry ajouta :
– Il y a des temps où ces montagnards savent se tenir à couvert comme leurs daims, – oui, et courir aussi vite pour fuir le danger ; et quant à cela, j’en ai été témoin moi-même.
– Et il y a des temps, répliqua Simon, où le roi Arthur et sa Table-Ronde ne pourraient leur tenir tête. Je voudrais, Henry, vous entendre parler avec plus de respect des montagnards. Ils viennent souvent à Perth, soit isolément soit en troupe, et vous devriez vivre en paix avec eux tant qu’ils vivront en paix avec vous.
Henry était sur le point de lui répondre par une bravade, mais la prudence le retint.
– Vous savez, mon père, dit-il en souriant, que nous autres artisans nous préférons les gens qui nous font vivre. Or ma profession est de travailler pour les nobles chevaliers, les écuyers, les pages, les hommes d’armes et autres, etc., etc., qui portent les armes que je fabrique. Il est donc tout naturel que je préfère les Ruthven, les Lindsay, les Ogilvie, les Oliphant, et tant d’autres de nos braves et nobles voisins qui sont couverts d’armures de ma façon, à ces maraudeurs montagnards qui vont presque nus et qui ne cherchent qu’à nous nuire ; d’autant plus qu’il ne s’en trouve pas cinq dans chaque clan qui aient une cotte d’armes rouillée aussi vieille que leur brattach , et qui après tout n’est que l’ouvrage de quelque maladroit forgeron de leur clan, qui n’est pas membre de notre honorable corporation, et qui travaille à son enclume comme son père y travaillait avant lui. Je vous dis que de semblables gens ne peuvent être regardés d’un œil favorable par un honnête artisan.
– Fort bien ! fort bien ! dit Simon ; mais n’en dites pas davantage sur ce sujet quant à présent, car voici notre paresseux qui arrive, et quoique ce soit un jour de fête, je ne veux plus avoir de poudings au sang .
Conachar entra en ce moment. Il avait les joues pâles, les yeux rouges et l’air préoccupé et agité. Il s’assit au bas bout de la table, en face de Dorothée, et il fit le signe de la croix comme s’il se fût préparé à faire son repas du matin. Comme il ne touchait à rien, Catherine lui présenta le plat contenant les gâteaux qui avaient obtenu l’approbation générale. D’abord il refusa son offre avec un air d’humeur ; mais quand elle l’eût répétée avec un sourire plein de bonté, il prit un gâteau, le rompit, en mordit un morceau, mais l’effort qu’il parut avoir fait pour l’avaler fut apparemment si pénible qu’il ne fit pas une seconde tentative.
– Vous avez un mauvais appétit pour une matinée de Saint-Valentin, Conachar, lui dit son maître avec un air de bonne humeur ; cependant je crois que vous avez bien dormi la nuit dernière, car je suppose que vous n’avez pas entendu la bagarre qui a eu lieu en face de la maison. Je crois qu’un montagnard actif aurait été aux côtés de son maître, le poignard à la main, au premier son annonçant quelque danger à un mille à la ronde.
– Je n’ai entendu qu’un bruit peu distinct, répondit le jeune homme en soupirant ; j’ai cru que c’étaient quelques joyeux tapageurs, et vous m’avez défendu d’ouvrir ni porte ni fenêtre et d’alarmer la maison pour de pareilles folies.
– Bien, bien. Je m’imaginais qu’un montagnard aurait mieux connu la différence qu’il y a entre le cliquetis des armes et le son des instrumens, entre le cri de guerre et les acclamations de joie. N’en parlons plus, jeune homme ; je suis charmé que tu perdes tes habitudes querelleuses. Prends ton déjeuner cependant, car j’ai à te donner de la besogne pressée.
– J’ai déjà déjeuné, et je suis moi-même très pressé, car je pars pour les montagnes. Avez-vous quelques commissions à me donner pour mon père ?
– Non, répondit Glover avec surprise. Mais as-tu perdu l’esprit, jeune homme ? Quelle fantaisie te fait partir de la ville avec la rapidité d’un tourbillon ?
– J’en ai reçu l’ordre inattendu, dit Conachar parlant avec quelque difficulté ; mais était-ce par suite de l’embarras qu’on éprouve quelquefois à s’exprimer dans une langue étrangère , ou par quelque autre cause secrète, c’était ce qu’il n’était pas facile de distinguer. Il doit y avoir, ajouta-t-il, une réunion, une partie de chasse… et il se tut.
– Et quand comptez-vous revenir de cette bienheureuse partie de chasse ? c’est-à-dire s’il m’est permis de vous faire cette question.
– Je ne puis le dire exactement ; peut-être jamais, si tel est le bon plaisir de mon père, répondit l’apprenti en affectant un air d’indifférence.
– Je croyais, dit Glover d’un ton sérieux, qu’il ne devait plus être question de tout cela quand après de vives prières je vous reçus sous ce toit ; je pensais qu’en me chargeant, ce dont je ne me souciais guère, de vous apprendre une profession honnête, nous n’entendrions plus parler de chasse, de rassemblemens de clan, d’excursions, ni de rien de semblable.
– On ne m’a pas consulté en m’envoyant ici, répondit le jeune homme avec hauteur ; je ne puis dire quelles en furent les conditions.
– Mais moi, je puis vous dire, sire Conachar, s’écria le gantier avec colère, qu’il n’est nullement honnête à vous de vous être engagé comme apprenti à un honorable artisan, de lui avoir gâté plus de peaux que n’en vaut la vôtre, et maintenant que vous êtes d’âge à pouvoir lui rendre quelques services, de disposer de vôtre temps à votre bon plaisir, comme s’il vous appartenait et non à votre maître.
– Comptez-en avec mon père, répliqua Conachar, et il vous paiera bien un mouton de France pour chaque cuir que j’ai gâté, et une vache ou un bœuf gras pour chaque jour que je me suis absenté.
– Acceptez, l’ami Glover, acceptez, dit Henry d’un ton sec ; vous serez bien payé du moins, sinon honnêtement. Il me semble que je voudrais savoir combien de bourses ont été vidées pour remplir le sporran de peau de chèvre où l’or doit se puiser pour vous si libéralement, et de quels pâturages viennent les bœufs qui doivent vous être envoyés par les défilés des monts Grampians.
– Vous me rappelez, l’ami, dit le jeune montagnard en se tournant vers l’armurier avec un air de hauteur, que j’ai aussi un compte à régler avec vous.
– N’avance pas à la portée de mon bras, s’écria Henry en étendant son bras nerveux, je ne veux pas avoir affaire à toi de plus près ; je ne veux plus de combats à coup d’épingle : je ne me soucie guère de la piqûre d’une guêpe ; mais je ne souffre pas que l’insecte m’approche quand je suis averti par son bourdonnement.
Conachar sourit avec un air de mépris. – Je ne voulais te faire aucun mal, dit-il ; le fils de mon père ne t’a fait que trop d’honneur en répandant le sang d’un manant comme toi. Je te le paierai à tant par goutte, afin qu’il se sèche et qu’il ne me souille pas les doigts plus long-temps.
– Paix, singe fanfaron, dit l’armurier ; le sang d’un brave homme ne peut se payer à prix d’argent. La seule réparation que tu pusses me faire, ce serait de venir à un mille de distance de tes montagnes, dans les basses-terres, avec deux des plus fiers rodomonts de ton clan, et tandis que j’aurais affaire à eux, je laisserais le soin de te corriger à mon apprenti, le petit Jankin.
Catherine intervint dans la conversation. – Silence ! mon fidèle Valentin, à qui j’ai le droit de commander ; et vous aussi, Conachar, silence ! vous devez m’obéir comme étant fille de votre maître ; il est mal de réveiller le matin une querelle que la nuit a dû assoupir.
– Adieu donc, maître Glover, dit Conachar après avoir jeté sur Smith un autre regard de dédain, auquel celui-ci ne répondit que par un éclat de rire ; adieu. Je vous remercie de toutes vos bontés ; vous en avez eu pour moi plus que je ne le méritais. Si j’en ai paru quelquefois trop peu reconnaissant, ce fut la faute des circonstances et non celle de ma volonté. Catherine…
Il jeta sur elle un regard de vive émotion qui semblait produite par des sentimens de différente nature. Il hésita comme pour lui dire quelque chose, et se détourna enfin en ajoutant le seul mot : – adieu.
Cinq minutes après, ayant aux pieds des brodequins de montagnard et un petit paquet sous le bras, il sortit de Perth par la porte conduisant vers le nord, et prit le chemin des montagnes.
– Le voilà parti aussi fier et aussi gueux que tout un clan montagnard, dit Henry. Il parle de pièces d’or aussi lestement que je parlerais de sous d’argent ; et cependant je jurerais que le pouce du gant de laine de sa mère pourrait contenir le trésor de tout son clan.
– Assez probable, dit le gantier souriant de cette idée, d’autant plus que sa mère était une femme qui avait une main assez forte.
– Et quant aux bestiaux, continua Henry, je suppose que ses frères et son père volent des moutons un à un.
– Moins nous en parlerons mieux ce sera, dit Glover en reprenant un air grave. Il n’a pas de frères… Son père est un homme puissant… Il a les bras longs ; il les étend autant qu’il le peut, et ses oreilles entendent de si loin qu’il n’est pas nécessaire de parler de lui.
– Et cependant il a placé son fils unique comme apprenti chez un gantier de Perth ! ajouta Henry. J’aurais cru que la noble profession, comme on l’appelle, de saint Crépin, lui aurait mieux convenu ; et que si le fils de quelque grand Mac ou 0’ devait devenir un artisan, ce ne pouvait être que dans le métier où des princes lui ont donné l’exemple.
Cette observation, quoique faite d’un ton ironique, parut éveiller en notre ami Simon le sentiment de toute la dignité de sa profession, sentiment qui caractérisait en général tous les artisans de cette époque.
– Vous vous trompez, mon fils Henry, répondit-il avec beaucoup de gravité ; la profession de gantier est la plus honorable des deux, puisqu’elle travaille pour les mains, au lieu que les savetiers et cordonniers ne s’occupent que des pieds.
– Ce sont des membres également nécessaires au corps, répliqua Henry dont le père avait été cordonnier.
– Cela peut être, mon fils, dit le gantier, mais ils ne sont pas également honorables. Songez que nous employons les mains comme des gages de bonne foi et d’amitié ; les pieds n’ont pas un pareil privilège. Les braves gens combattent les armes à la main ; les lâches se servent des pieds pour s’enfuir. Un gant se maintient en haut lieu ; un soulier se plonge dans la boue. On salue un ami la main ouverte ; on repousse avec le pied un chien, ou un homme qu’on méprise comme un chien. Un gant sur la pointe d’une pique est un signe et un gage de bonne foi dans tout l’univers, comme un gantelet jeté par terre est un appel au combat entre chevaliers, tandis que je ne vois aucun emblème dans un vieux soulier, si ce n’est que quelques bonnes femmes le jettent au dos d’un homme pour lui porter bonheur, pratique à laquelle j’avoue que je n’ai pas grande confiance.
– Sur ma foi, s’écria l’armurier amusé de l’éloquent plaidoyer de son ami en faveur de la dignité du métier qu’il exerçait, je vous réponds que ce ne sera jamais moi qui chercherai à déprécier la profession de gantier. Songez donc que je suis moi-même fabricant de gantelets. Mais la dignité de votre ancienne corporation ne m’empêche pas d’être surpris que le père de ce Conachar ait souffert que son fils apprit un métier quelconque d’un artisan des basses-terres ; car ces montagnards nous regardent comme infiniment au-dessous de leur rang sublime, comme une race de méprisables journaliers qui ne méritent d’autre destin que d’être maltraités et pillés toutes les fois que ces grands seigneurs à jambes nues croient pouvoir se le permettre sans danger.
– Sans doute, repartit Simon ; mais il y avait de puissantes raisons pour… pour… Il retint quelque chose qui semblait sur le point de sortir de ses lèvres, et ajouta : – pour que le père de Conachar agit comme il l’a fait. Au surplus, j’ai accompli tout ce que je lui avais promis, et je ne doute pas qu’il n’agisse honorablement à mon égard. Mais le départ soudain de Conachar me met dans l’embarras. Il avait certaines choses confiées à ses soins… Il faut que j’aille jeter un coup d’œil dans la boutique.
– Puis-je vous aider, mon père ? demanda Henry, trompé par le ton sérieux de son ami.
– Vous ? non ! répondit Simon d’un ton sec qui fit tellement sentir à Henry la maladresse de sa proposition, qu’il rougit jusqu’au blanc des yeux de son manque de présence d’esprit dans une circonstance où l’amour aurait dû lui faire comprendre à demi-mot quelle était l’intention du vieux Glover.
– Catherine, dit Simon en sortant, faite compagnie à votre Valentin pendant cinq minutes, et ne le laissez point partir avant mon retour. Suis-moi, vieille Dorothée, je crois que j’aurai besoin de ton aide.
Il sortit de l’appartement suivi de la vieille femme, et Henry Smith resta seul avec Catherine, peut-être pour la seconde fois de sa vie. Il y eut quelque embarras de la part de la jeune fille, et quelque gaucherie du côte de l’amant pendant environ une minute. Enfin Henry, s’armant de tout son courage, tira de sa poche les gants que Simon lui avait remis, et la supplia de permettre à celui qui avait reçu ce matin une faveur si précieuse de payer l’amende qu’il avait encourue pour avoir été endormi dans un moment où il aurait volontiers renoncé au sommeil pendant toute une année pour être éveillé une seule minute.
– Mais, dit Catherine, l’hommage que j’ai rendu à saint Valentin ne rend pas exigible l’amende que vous désirez payer, et je ne puis consentir à la recevoir.
– Ces gants, dit Henry en approchant doucement sa chaise de celle de Catherine, ont été travaillés par des mains qui vous sont bien chères ; et voyez, ils sont faits pour les vôtres. Il les étendit sur la table, et prenant le bras de Catherine dans sa main robuste, il le plaça à côté pour lui montrer comme ils lui iraient bien. – Voyez ce bras arrondi, ajouta-t-il, voyez ces doigts déliés ; songez à celui qui a fait ces coutures en soie et en or, et dites-moi si ces gants et les bras auxquels seuls ils peuvent bien aller doivent rester séparés, parce que ces pauvres gants ont eu le malheur d’être quelques minutes sous la garde d’une main rude et basanée comme la mienne.
– Je les reçois avec plaisir comme venant de mon père, dit Catherine, et certainement aussi comme venant de mon ami, appuyant sur ce dernier mot, de mon Valentin, de mon défenseur.
– Permettez-moi de vous aider à les mettre, dit Smith en avançant encore plus près d’elle. Ils peuvent être d’abord un peu justes, et vous pouvez avoir besoin de quelque assistance.
– Vous êtes habile à rendre de pareils services, bon Henry Gow, dit Catherine en souriant, mais en reculant sa chaise en même temps.
– De bonne foi, dit Henry en secouant la tête, je suis plus habile à faire entrer dans un gantelet d’acier la main d’un chevalier, qu’à ajuster un gant brodé sur celle d’une jeune fille.
– En ce cas, je ne vous donnerai pas plus de peine ; Dorothée m’aidera. Mais je n’aurai pas besoin d’aide ; les yeux et les doigts de mon père ne le trompent jamais dans sa profession, et tous les ouvrages qui sortent de ses mains répondent toujours exactement à la mesure qu’il en a prise.
– Permettez-moi de m’en convaincre ; que je voie si ces jolis gants vont réellement bien aux mains pour lesquelles ils ont été faits.
– Dans quelque autre moment, bon Henry, je porterai ces gants en l’honneur de saint Valentin et du compagnon qu’il m’a donné pour cette année. Plût au ciel que je pusse également satisfaire mon père sur une matière plus importante ! Quant à présent le parfum de cette peau augmente le mal de tête que j’ai depuis ce matin.
– Mal de tête, chère Catherine !
– Appelez-le un mal partant du cœur, et vous ne vous tromperez pas, dit Catherine en soupirant, et elle continua d’un ton plus sérieux : Henry, dit-elle, peut-être vais-je montrer autant de hardiesse que vous avez eu lieu de m’en supposer ce matin ; car je vais être la première à vous parler d’un sujet sur lequel je devrais peut-être attendre que j’eusse à vous répondre. Mais après ce qui s’est passé ce matin, je ne puis me dispenser de vous expliquer mes sentimens à votre égard sans courir le risque de vous mettre dans le cas de vous y méprendre. Non, ne me répondez pas avant de m’avoir entendue. Vous êtes brave, Henry, plus brave que la plupart des hommes, vous êtes franc et fidèle ; on peut compter sur vous comme sur l’acier que vous travaillez, vous…
– Arrêtez, Catherine, arrêtez, par compassion ! Jamais vous n’avez dit tant de bien de moi que pour en venir à quelque censure amère dont vos éloges étaient les avant-coureurs. Je suis honnête, direz-vous encore, mais je suis un écervelé, un brouillon, un querelleur, un spadassin.
– Je serais injuste envers moi comme envers vous si je vous nommais ainsi. Non, Henry, ce n’eût jamais été à un spadassin, eût-il porté un panache à son bonnet et des éperons d’or à ses talons, que Catherine Glover eût offert la faveur d’usage qu’elle vous a accordée ce matin. Si j’ai quelquefois appuyé sévèrement sur le penchant de votre esprit pour la colère, et de votre main pour le combat, c’est parce que je voudrais, si je pouvais y réussir, vous faire haïr les péchés de vanité et d’emportement auxquels vous vous laissez aller trop aisément. J’ai parlé sur ce sujet plutôt pour alarmer votre conscience que pour exprimer mon opinion. Je sais aussi bien que mon père que dans ce malheureux temps de désordres on peut citer les coutumes de notre nation, et même de toutes les nations chrétiennes, pour justifier l’habitude de faire de la moindre bagatelle une cause de querelle sanglante, de tirer une vengeance terrible et mortelle de la plus légère offense, et de se massacrer l’un l’autre par principe d’honneur et souvent même par pur amusement. Mais je sais que ce sont autant de transgressions pour lesquelles nous serons un jour appelés en jugement, et je voudrais vous convaincre, mon brave et généreux ami, que vous devez écouter plus souvent les conseils de votre bon cœur, et être moins fier de la force et de la dextérité de votre bras impitoyable.
– Je suis convaincu, Catherine, je le suis ; vos paroles seront désormais une loi pour moi. J’en ai fait assez, j’en ai fait beaucoup trop pour prouver ma force et mon courage ; mais c’est de vous seule, Catherine, que je puis apprendre à mieux penser. Souvenez-vous, ma belle Valentine, que mon ambition de me distinguer les armes à la main, mon humeur querelleuse, si l’on peut l’appeler ainsi, ne combattent pas à arme égale contre ma raison et mon caractère plus doux. Elles sont excitées et encouragées par des causes qui me sont étrangères. Qu’il survienne une querelle, et que d’après votre avis je me montre peu disposé à m’en mêler, croyez-vous que je sois libre de choisir entre la paix et la guerre ? Non, par sainte Marie ! Cent voix s’élèveront autour de moi pour m’animer. – Comment donc, Smith, ta lame est-elle rouillée ? dira l’un. – Henry Gow fait la sourde oreille à une querelle ce matin ? ajoutera l’autre. – Bats-toi pour l’honneur de Perth, s’écriera milord le prévôt. – Henry contre eux tous, et je gage un noble d’or pour lui, dira peut-être votre père lui-même. Or que peut faire un pauvre homme comme moi, Catherine, quand tout le monde le pousse ainsi au nom du diable, et qu’il ne se trouve pas une âme de l’autre côté qui lui dise un mot pour le retenir ?
– Je sais que le démon ne manque pas d’agens pour nous porter à ses œuvres, mais il est de notre devoir de résister à ces vains argumens, quand même ils seraient employés par ceux à qui nous devons amour et respect.
– Il y a ensuite les ménestrels avec leurs romances et leurs ballades, qui font consister tout le mérite d’un homme à recevoir et à rendre de bons coups. Vous ne sauriez croire, Catherine, de combien de mes péchés le ménestrel Harry l’Aveugle doit être responsable. Lorsque je frappe un coup bien appuyé, ce n’est pas, j’en prends saint Jean à témoin, par envie de faire mal à celui à qui je le porte, c’est uniquement pour frapper comme frappait William Wallace.
Smith parlait ainsi avec un sérieux si lamentable, que Catherine ne put s’empêcher de sourire. Cependant elle l’assura que des raisons si futiles ne pouvaient être mises en balance un seul instant contre le danger qu’il faisait courir à sa vie et à celle des autres.
– Sans doute, répliqua Henry enhardi par son sourire ; mais il me semble que la bonne cause de la paix n’en irait que mieux si elle trouvait un avocat. Supposez, par exemple, que lorsqu’on me pousse et qu’on m’excite à mettre la main sur mon arme, je pusse me souvenir que j’ai laissé à la maison un bon ange gardien dont l’image semblerait me dire tout bas : – Henry, point d’acte de violence ! c’est ma main que vous allez teindre de sang. Henry, ne vous exposez pas à un danger inutile, c’est ma poitrine que vous allez mettre en péril. De telles pensées produiraient sur moi plus d’effet que si tous les moines de Perth me criaient : Arrête, sous peine d’excommunication !
– Si la voix, les avis et l’affection d’une sœur peuvent avoir quelque poids dans ce débat, Henry, dit Catherine, croyez que lorsque vous frappez c’est ma main que vous couvrez de sang, et que lorsque vous recevez une blessure c’est mon cœur qui est percé.
Le ton sincèrement affectueux dont ces paroles furent prononcées donna du courage à l’armurier.
– Et pourquoi, dit-il, ne pas étendre votre intérêt un peu au-delà de ces froides limites ? Pourquoi, puisque vous êtes assez bonne et assez généreuse pour avouer que vous prenez quelque intérêt au pauvre ignorant pécheur qui est devant vous, ne l’adoptez-vous pas sur-le-champ pour votre disciple et votre époux ? Votre père le désire, toute la ville s’y attend ; les gantiers et les forgerons préparent leurs réjouissances ; et vous, vous seule, dont les paroles ont tant de douceur et de bonté, vous y refusez votre consentement !
– Henry, dit Catherine d’une croix basse et tremblante, croyez que je me ferais un devoir d’obéir aux ordres de mon père, s’il n’existait des obstacles invincibles au mariage qu’il me propose.
– Mais réfléchissez – réfléchissez un instant. J’ai peu de chose à dire pour me faire valoir, en comparaison de vous qui savez lire et écrire. Mais j’aime à entendre lire, et jamais je ne me lasserais d’écouter votre douce voix. Vous aimez la musique, j’ai appris à pincer de la harpe et à chanter aussi bien que quelques ménestrels. Votre plaisir est d’être charitable, j’ai le moyen de donner sans risquer de m’appauvrir ; je pourrais faire tous les jours des aumônes aussi considérables qu’un diacre sans m’en apercevoir. Votre père devient vieux pour travailler comme il le fait ; il demeurerait avec nous, car je le regarderais bien véritablement comme mon père. Je m’abstiendrais de toute querelle frivole aussi bien que de jeter ma main dans ma fournaise ; et si quelqu’un s’avisait de nous insulter, je lui ferais voir qu’il n’a pas choisi le marché convenable pour le débit de sa marchandise.
– Puissiez-vous éprouver tout le bonheur domestique que vous pouvez vous figurer, Henry, – mais avec une femme plus heureuse que je ne le suis, dit la Jolie Fille de Perth qui semblait près d’étouffer par les efforts qu’elle faisait pour retenir ses pleurs, et presque ses sanglots.
– Vous me haïssez donc ! demanda l’amant après quelques instans de silence.
– Non : le ciel m’en est témoin.
– Ou vous aimez quelqu’un mieux que moi ?
– C’est une cruauté de demander ce qu’il ne peut vous être utile de savoir ; mais vous vous trompez complètement.
– Ce chat sauvage de Conachar, peut-être ? j’ai remarqué ses regards, et…
– Vous profitez de ma situation pénible pour m’insulter, Henry, quoique je ne l’aie pas mérité. Conachar n’est rien pour moi, si ce n’est qu’ayant essayé de dompter son esprit violent par quelque instruction, j’ai pris un peu d’intérêt à un jeune homme abandonné à ses préjugés et à ses passions, et qui par conséquent a une certaine ressemblance avec vous, Henry.
– Il faut donc que ce soit quelque Sir Ver à Soie, quelqu’un de ces courtisans fringans, dit l’armurier dont le dépit irritait son caractère naturellement ardent ; quelqu’un de ceux qui s’imaginent devoir tout emporter par la hauteur de leur panache et par l’éclat de leurs éperons dorés. Je voudrais bien savoir quel est celui qui, abandonnant ses compagnes naturelles, les dames fardées et parfumées de la cour, prétend faire sa proie des filles des simples artisans de la ville. Je voudrais connaître son nom et son surnom.
– Henry Smith, dit Catherine surmontant la faiblesse qui avait paru menacer de l’accabler quelques momens auparavant, ce langage est celui de la folie et de l’ingratitude, ou plutôt de la fureur. Je vous ai déjà dit au commencement de cet entretien qu’il n’existait personne dont j’eusse une plus haute opinion que celui qui perd maintenant quelque chose de mon estime à chaque mot qu’il prononce avec un ton de soupçon injuste et de colère sans motif. Vous n’aviez pas même le droit de savoir ce que je vous ai dit, et je vous prie de faire attention que mes discours ne doivent pas vous autoriser à croire que je vous accorde la préférence sur les autres, quoique j’aie avoué que je ne vous préfère personne. Il suffit que vous sachiez qu’il existe un obstacle insurmontable à ce que vous désirez, comme si un enchanteur avait jeté un charme sur ma destinée.
– Les gens courageux savent rompre les charmes, dit Smith ; je voudrais n’avoir que cela à craindre. D’Horbion, l’armurier danois, me parla d’un charme qu’il avait pour rendre ses cuirasses impénétrables en chantant une certaine chanson pendant que le fer chauffait. Je lui dis que ses rimes runiques n’étaient pas à l’épreuve contre les armes dont on se servait pour se battre à Luncarty . Il est inutile de dire ce qui en résulta ; mais sa cuirasse, celui qui la portait et le chirurgien qui guérit sa blessure savent si Henry Gow peut rompre un charme.
Catherine le regarda comme si elle allait lui répondre de manière à lui prouver qu’elle n’admirait nullement l’exploit dont il venait de se vanter, le brave armurier ne s’étant pas souvenu qu’il était d’un genre à l’exposer encore à sa censure. Mais avant qu’elle eût le temps d’exprimer ses pensées, son père entr’ouvrit la porte et avança la tête dans l’appartement.
– Henry, dit-il, il faut que j’interrompe des affaires plus agréables pour te prier de passer dans mon atelier sans perdre un instant, pour y délibérer sur des affaires de la plus grande importance pour la ville.
Henry, saluant Catherine, quitta sur-le-champ l’appartement. Il fut peut-être heureux pour maintenir entre eux des relations amicales à l’avenir, qu’ils eussent été brusquement séparés de cette manière, d’après la tournure que la conversation semblait devoir prendre, car l’amant, d’après le degré d’encouragement qu’il s’imaginait avoir reçu, commençait à regarder les refus de la Jolie Fille comme l’inexplicable effet d’un caprice ; et Catherine d’une autre part le considérait comme voulant abuser de la faveur qu’elle lui avait accordée plutôt que comme un homme que sa délicatesse rendait digne de la recevoir.
Mais leur cœur nourrissait un sentiment d’attachement réciproque qui, une fois la querelle terminée, devait y renaître et faire oublier à la jeune fille la blessure faite à sa délicatesse, et à l’amant la froideur avec laquelle elle avait répondu à son ardente passion.