Ayant dans notre dernier chapitre tracé l’esquisse du caractère de sir Patrice Charteris prévôt de Perth, et fait connaître sa qualité, nous allons rejoindre la députation qui devait se réunir à la porte de l’Orient pour se rendre à Kinfauns et porter ses plaintes à ce dignitaire.
Le premier qui arriva au rendez-vous fut Simon Glover, monté sur un palefroi tranquille qui avait quelquefois l’honneur de porter une charge plus belle et moins lourde en la personne de sa charmante fille. Son manteau lui couvrait le bas du visage, soit pour indiquer à ses amis qu’ils ne devaient l’interrompre par aucunes questions pendant qu’il traversait les rues, soit peut-être aussi à cause du froid qu’il faisait. Son front était chargé d’une profonde inquiétude, comme si l’affaire dans laquelle il se trouvait engagé lui eût paru plus difficile et plus dangereuse à mesure qu’il y réfléchissait davantage. Il ne salua ses amis, quand ils arrivèrent au rendez-vous, que par un geste silencieux.
Un vigoureux cheval noir, de l’ancienne race de Galloway de petite taille, n’ayant pas plus de quatorze paumes, mais les épaules hautes et les membres robustes, bien découplés et arrondis, amena le brave armurier à la porte de l’Orient. Un connaisseur aurait pu remarquer dans l’œil de cet animal une étincelle de ce caractère vicieux qui accompagne fréquemment la forme la plus vigoureuse et la plus capable de soutenir la fatigue ; mais le poids du cavalier, sa main habile et la manière dont il se tenait en selle, ainsi que l’exercice que le coursier avait fait récemment pendant un long voyage, en avaient dompté quant à présent l’opiniâtreté. Il était accompagné de l’honnête bonnetier, qui étant, comme le lecteur en est informé, un petit homme assez chargé d’embonpoint, s’était planté comme une pelote rouge, – car il était enveloppé d’un manteau écarlate sur lequel il avait jeté en bandoulière une gibecière de fauconnerie, – au faîte d’une grande selle sur laquelle on aurait pu dire qu’il était perché plutôt que monté. La selle qui portait le cavalier était attachée par une sangle sur l’épine du dos d’une jument flamande ayant les naseaux en l’air comme un chameau, et dont chaque pied, surmonté d’une énorme touffe de poils, se terminait par un large sabot. Le contraste entre la monture et le cavalier était tellement extraordinaire, que tandis que les passans qui le voyaient par hasard s’étonnaient que celui-ci eût pu monter sur l’autre, ses amis étaient inquiets du danger qu’il courrait pour en descendre ; car les pieds du cavalier juché si haut n’atteignaient pas le bas de la garniture de sa selle. Il avait épié le départ de Smith dans le dessein de se joindre à lui, car Olivier Proudfute pensait que les hommes actifs et courageux se montraient avec plus d’avantage quand ils étaient ensemble, et il fut enchanté quand un espiègle de la classe inférieure conserva assez de gravité pour s’écrier sans éclater de rire : – Voilà l’orgueil de Perth ! – Voilà les deux vaillans bourgeois, le brave armurier Smith et l’intrépide bonnetier !
Il est vrai que le jeune drôle qui faisait entendre ces acclamations poussait sa langue contre sa joue en faisant un signe d’intelligence à quelques autres vauriens de son espèce ; mais comme le fabricant de bonnets ne voyait pas cet à parte, il lui jeta généreusement un sou d’argent pour l’encourager à montrer du respect pour les hommes d’humeur belliqueuse. Cet acte de munificence les fit suivre d’une foule d’enfans qui riaient en poussant de grands cris ; mais enfin Henry Smith, se retournant, menaça le plus avancé d’entre eux de le châtier de sa houssine, menace dont aucun d’eux ne jugea à propos d’attendre l’exécution.
– Voici les trois témoins réunis, dit le petit homme monté sur le grand cheval en arrivant près de Simon Glover ; mais où sont ceux qui doivent nous soutenir ? Ah ! frère Henry ! l’autorité est un fardeau qui convient mieux à un âne qu’à un coursier plein d’ardeur. Elle ne ferait qu’entraver les motivemens de jeunes gens tels que vous et moi.
– Je désirerais, digne maître Proudfute, répondit Henry, que vous fussiez chargé de quelque partie de ce poids, quand ce ne serait que pour vous tenir ferme sur votre selle, car vous faites des bonds comme si vous dansiez une gigue sans le secours de vos jambes.
– Oui, oui, je me lève sur mes étriers pour éviter les secousses. Ma jument a le trot cruellement dur ; mais elle m’a porté dans les plaines et dans les forêts ; elle m’a tiré d’affaire dans des occasions qui n’étaient pas sans danger, ainsi Jézabel et moi nous ne nous séparerons pas. Je l’ai nommée Jezabel d’après la princesse de Castille.
– Je suppose que vous voulez dire Isabelle.
– Oui, oui ; Isabelle, Jézabel, c’est la même chose, comme vous savez. Mais voici enfin le bailli Craigdallie qui arrive avec cette pauvre créature, ce poltron d’apothicaire. Ils ont amené deux gardes de la ville avec leurs pertuisanes pour garder leurs précieuses personnes sans doute. S’il y a quelqu’un au monde que je déteste cordialement, c’est ce valet rampant de Dwining.
– Prenez garde qu’il ne vous entende parler ainsi, maître bonnetier. Je vous réponds que ce squelette animé est plus dangereux que ne le seraient vingt gaillards déterminés comme vous.
– Bah ! bah ! Smith, vous voulez rire à mes dépens, dit Olivier, mais en baissant la voix, et en jetant un regard sur l’apothicaire comme pour voir quel était celui de ses membres décharnés, quel était le trait de son visage maigre et blême, qui pouvaient donner à craindre quelque danger de sa part ; et cet examen l’ayant rassuré, il ajouta hardiment : – Sabres et boucliers ! une douzaine de drôles comme ce Dwining ne me feraient pas peur. Que pourrait-il faire à un homme ayant du sang dans les veines ?
– Il pourrait lui donner une dose de ses drogues, répondit l’armurier d’un ton sec.
Ils n’eurent pas le temps d’en dire davantage, car le bailli Craigdallie arrivant, les invita à se mettre en marche vers Kinfauns et leur en donna lui-même l’exemple. Tandis qu’ils avançaient au pas, la conversation roula sur l’accueil qu’ils devaient attendre de leur prévôt et sur l’intérêt qu’ils pouvaient croire que ce dignitaire prendrait à l’affaire dont ils allaient l’entretenir. Le gantier semblait plongé dans un accablement complet, et il parla plusieurs fois de manière à donner à entendre qu’il aurait voulu qu’on laissât assoupir cette affaire. Il n’exprima pourtant pas très ouvertement ses sentimens à ce sujet, peut-être parce qu’il craignait que s’il montrait des dispositions trop évidentes à couvrir du silence l’entreprise criminelle qui avait eu lieu, on n’en tirât des conséquences injurieuses à la réputation de sa fille. Dwining était du même avis, mais il parla avec plus de circonspection qu’il ne l’avait fait, dans la matinée.
– Après tout, dit le bailli, quand je pense à tous les présens qui ont été envoyés par la bonne ville au lord prévôt, je ne puis croire qu’il montre de la lenteur à se mettre en avant en cette occasion. Plus d’une bonne barque chargée de vins de Bordeaux a remonté le Tay pour porter sa cargaison au château de Kinfauns. J’ai quelque droit d’en parler, puisque c’est moi qui en ai fait l’importation.
– Et moi, dit Dwining avec sa voix aigre, je pourrais parler de confitures exquises, de confections délicates, de gâteaux de toute espèce, et même de pains tout entiers de cet assaisonnement rare et délicieux qu’on appelle sucre, qui sont sortis de nos murs pour orner un festin de noces, de baptême, ou quelque autre solennité semblable. Mais, hélas ! bailli Craigdallie, le vin est bu, les confitures sont mangées, et le présent est oublié quand la saveur en est disparue. Hélas ! voisin, le banquet des dernières fêtes de Noël est sorti de la mémoire, comme les neiges de l’année dernière ont cessé de frapper les yeux.
– Mais on a envoyé aussi des gants remplis de pièces d’or, dit le magistrat.
– Je dois le savoir, moi qui les ai faits, dit Simon Glover qui mêlait toujours les souvenirs de sa profession à toutes les idées qui pouvaient l’occuper. Il s’y trouvait une paire de gants de chasse au faucon pour milady. Je les avais faits un peu larges, mais Sa Seigneurie n’en a pas été mécontente en considération de la doublure qui devait les remplir.
– Eh bien ! dit le bailli, ce que je dis n’en est que plus vrai. Si ce dernier présent n’existe plus, c’est la faute du prévôt et non celle de la ville ; car sous la forme qu’il a été fait, il n’a pu ni se boire ni se manger.
– Je pourrais aussi parler d’une bonne armure, dit Henry Smith ; mais, cogan na schie ! comme dit Jean le Montagnard. Quant à moi, je crois que sir Patrice Charteris remplira son devoir envers la ville comme en guerre ; et il est inutile de compter les présens que lui a faits la ville, jusqu’à ce qu’on voie s’il en a perdu le souvenir.
– C’est ce que je dis, s’écria Proudfute du haut de sa grande jument. Nous autres bonnes lames, nous n’avons pas l’esprit assez bas pour compter le vin et les noix que nous donnons à un ami comme sir Patrice Charteris. Croyez-moi, un bon chasseur comme sir Patrice doit regarder comme un grand privilége le droit de chasser sur les terres de la ville, droit qui, à l’exception de Sa Majesté, n’est jamais accordé à noble ni à roturier, et dont jouit seul notre prévôt.
Tandis que le bonnetier parlait encore, on entendit sur la gauche : – so ! – so ! – waw ! – waw ! – haw ! ce qui est le cri du chasseur à son faucon.
– Je crois, dit l’armurier, que voici un drôle qui use du privilége dont vous parlez, et à en juger par l’apparence, il n’est ni roi ni prévôt.
– Oui, sur ma foi je le vois, dit le bonnetier qui crut que cette circonstance lui présentait une occasion favorable pour acquérir de l’honneur. Piquons vers lui vous et moi, brave Smith, et demandons-lui de quel droit il chasse sur les terres de la ville.
– Partons donc ! s’écria Henry ; et son compagnon donnant un coup d’éperon à sa jument, partit en avant, ne doutant pas que Smith ne fût sur ses talons.
Mais Craigdallie retint par la bride le cheval de l’armurier. – Reste à la garde de l’étendard, lui dit-il, et voyons quelle fortune aura notre chevau-léger. S’il se fait donner quelque bon horion, il en sera plus tranquille le reste du jour.
– D’après ce que je vois déjà, répondit Henry, c’est ce qui pourra bien lui arriver. Ce drôle s’arrête pour nous regarder impudemment comme s’il avait le meilleur droit du monde de chasser sur ces terres. D’après le cheval qu’il monte, son bonnet de fer rouillé surmonté d’une plume de coq et son long sabre à deux mains, il semble être au service de quelque lord du côté du sud. Il m’a tout l’air d’être un de ces gens qui demeurent si près de l’Angleterre qu’ils ont toujours la cuirasse sur la poitrine, et dont les mains sont aussi libérales de leurs coups que leurs doigts sont crochus pour le pillage.
Tandis qu’ils raisonnaient ainsi sur les suites de cette rencontre, le vaillant bonnetier commença à ralentir le pas de Jézabel, pour que Smith, qu’il supposait toujours derrière lui, pût le rejoindre et s’avancer le premier, ou du moins sur le même rang que lui. Mais quand il le vit à trois cents pas de distance, arrêté avec ses autres compagnons, la chair du champion de Perth, comme celle du vieux général espagnol, commença à frissonner de crainte des dangers auxquels son esprit aventureux pouvait l’exposer. Cependant se rassurant par l’idée du voisinage de ses amis, espérant que leur nombre intimiderait un braconnier qui se trouvait seul, et honteux de renoncer à une entreprise dont il s’était volontairement chargé, il résista à la forte tentation qui le portait à faire faire volte-face à Jézabel et à retourner de toute la vitesse de sa monture vers les amis sous la protection desquels il aurait voulu être encore. Il continua donc à marcher vers l’étranger, et son alarme augmenta considérablement en le voyant mettre son bidet au grand trot pour avancer à sa rencontre. En observant ce mouvement en apparence offensif, notre héros regarda plus d’une fois par-dessus son épaule gauche, comme s’il eût voulu reconnaître le terrain pour battre en retraite, et en attendant, il fit halte. Mais le Philistin arriva près de lui avant que le fabricant de bonnets eût pu se décider à fuir ou à combattre, et c’était un Philistin à mine de mauvais augure. Il était de grande taille ; son visage était balafré par deux ou trois grandes cicatrices ; et tout son extérieur lui donnait l’air d’un homme habitué à dire aux passans : – La bourse ou la vie !
Cet individu commença la conversation en s’écriant d’un ton aussi sinistre que ses regards : – Le diable vous emporte, coucou que vous êtes ! Pourquoi venez-vous à travers le marécage pour me troubler dans ma chasse ?
– Digne étranger, répondit notre ami sur le ton d’une remontrance pacifique, je me nomme Olivier Proudfute, bourgeois de Perth et homme respectable ; et vous voyez à peu de distance l’honorable Adam Craigdallie, doyen des baillis de la même ville, avec le brave armurier Smith et trois ou quatre autres hommes armés, qui désirent savoir quel est votre nom, et par quel hasard vous chassez sur les terres de la ville. Je puis néanmoins vous répondre pour eux qu’ils n’ont aucune envie de chercher querelle à un gentilhomme ou à un étranger pour une transgression accidentelle. Seulement leur usage est de ne pas accorder cette permission, à moins qu’elle ne leur soit dûment demandée, et… et… C’est pourquoi, digne étranger, je désire savoir quel est votre nom.
L’air méprisant et farouche avec lequel le chasseur avait regardé Olivier Proudfute pendant sa harangue l’avait grandement déconcerté, et avait complètement changé le caractère de son discours qui, s’il avait eu Henry Gow à son côté, aurait été probablement d’une tout autre nature.
Quelque modifiée qu’eût été sa question, l’étranger y répondit par un froncement de sourcils que les cicatrices de sa figure firent paraître encore plus farouche. – Vous voulez savoir mon nom ? lui dit-il ; je me nomme Dik du Diable, de Hellgart, bien connu dans l’Annandale comme un noble Johnstone . Je suis à la suite du brave laird de Wamphray, qui accompagne son parent le redoutable lord de Johnstone, qui marche avec le puissant comte de Douglas ; et le comte, le lord, le laird, et moi son écuyer, nous donnons le vol à nos faucons partout où nous trouvons du gibier, sans en demander la permission à personne.
– Je m’acquitterai de votre message, monsieur, répondit Olivier Proudfute d’un ton assez doux, car il commençait à désirer de se débarrasser de l’ambassade dont il s’était si témérairement chargé ; et il détournait la tête de sa jument, quand l’homme d’Annandale ajouta :
– Et recevez ceci en même temps pour vous souvenir que vous avez rencontré Dick du Diable, et pour vous apprendre à ne pas vous mêler une autre fois de déranger dans sa chasse un homme qui porte l’éperon ailé sur l’épaule.
En parlant ainsi, il fit pleuvoir sur la tête et sur le corps du malencontreux bonnetier une grêle de coups de houssine bien appliqués. Quelques-uns tombèrent sur Jezabel qui, se cabrant sur-le-champ, renversa son cavalier, et courut au galop vers le groupe des bourgeois de Perth.
Proudfute, étendu par terre, commença à crier au secours d’une voix dont les accens n’avaient rien de bien mâle, et à implorer merci sur un ton plus bas ; car son antagoniste mettant pied à terre dès qu’il le vit renversé, lui appuya sur la gorge la pointe d’un petit couteau de chasse, tandis que de l’autre main il vidait les poches du malheureux bonnetier. Il examina ensuite la gibecière qu’il portait, jurant qu’il en aurait le contenu pour se dédommager de l’interruption apportée à sa chasse. Il en tira la bandoulière avec tant de violence, au lieu de détacher la boucle qui la retenait, qu’il en rompit la courroie, violence qui ajouta encore à la terreur de l’infortuné citoyen de Perth. N’ayant apparemment trouvé dans la gibecière rien qui tentât sa cupidité, il la rejeta avec dédain, et laissant le cavalier démonté se relever, il remonta lui-même sur son bidet, et jeta un coup d’œil sur les compagnons du bonnetier qui étaient alors en marche pour avancer vers lui.
Quand leur délégué tomba de cheval ils avaient commencé par en rire, les fanfaronnades de Proudfute les ayant disposés à s’égayer en voyant, comme le dit Henry Smith, leur Olivier trouver un Roland . Mais quand ils virent l’adversaire du bonnetier se pencher sur lui et le traiter de la manière que nous venons de décrire, l’armurier ne put y tenir plus long-temps. – Maître bailli, s’écria-t-il, sauf votre bon plaisir, je ne puis endurer de voir un de nos concitoyens battu, volé, et peut-être assassiné devant nos yeux. C’est un malheur pour notre voisin Proudfute, mais c’est une honte pour notre bonne ville et pour nous. Il faut que j’aille à son secours.
– Nous y marcherons tous, répondit Craigdallie ; mais que personne ne frappe un seul coup sans que j’en donne l’ordre. Nous avons déjà, comme cela est à craindre, plus de querelles sur les bras que nous n’en pouvons porter. C’est pourquoi je vous ordonne à tous, et particulièrement à vous, Henry Gow, au nom de la belle ville, de ne vous servir de vos armes que pour vous défendre. Ils s’avancèrent donc tous en corps, et la vue d’un tel nombre d’hommes armés éloigna le pillard de sa proie. Il s’arrêta pourtant à quelque distance pour les regarder, comme le loup qui, quoiqu’il fasse retraite devant les chiens, ne peut pourtant se décider à une fuite complète.
Henry, voyant cet état de choses, donna un coup d’éperon à son cheval et se porta en avant de ses compagnons vers la scène du désastre d’Olivier Proudfute. Son premier soin fut d’arrêter Jézabel par la bride ; son second de la reconduire vers son maître qui s’avançait vers lui, ses habits couverts de boue et ses yeux pleins de larmes arrachées par la douleur et la mortification. Il offrait un aspect si différent de son air d’importance, de jactance et d’ostentation, que l’honnête armurier ne put s’empêcher d’éprouver de la compassion pour le petit homme, et quelques remords pour l’avoir laissé exposé à cet accident. Il n’est personne, je crois, qui ne trouve quelque plaisir à une mauvaise plaisanterie ; la différence c’est qu’un homme méchant goûte sans remords l’amusement qu’il y trouve, tandis que celui qui est doué d’un meilleur naturel oublie bientôt le côté ridicule de la chose pour ne songer qu’à la peine de celui qui souffre.
– Que je vous aide à vous remettre en selle, voisin, dit Smith en descendant de cheval pour aider Olivier à grimper sur sa jument à peu près comme aurait pu le faire un singe.
– Que Dieu vous pardonne de ne pas m’avoir soutenu, voisin Smith ! Je ne l’aurais jamais cru, quand cinquante témoins dignes de foi me l’auraient attesté sous serment.
Telles furent les premières paroles prononcées avec plus de chagrin que de colère, par lesquelles Olivier déconcerté exhala ses plaintes.
– Le bailli retenait mon cheval par la bride. Et d’ailleurs, dit Henry avec un sourire qui lui échappa en dépit de sa compassion, je croyais que vous m’auriez reproché de vouloir vous dérober une partie de votre honneur, si j’étais venu vous aider contre un homme seul. Mais consolez-vous le brigand a profité de ce que votre cheval s’est montré rétif.
– C’est la vérité ! c’est la vérité ! dit Olivier, saisissant avec empressement cette excuse.
– Et voilà ce malfaiteur qui se réjouit du mal qu’il a fait et qui triomphe de votre chute, comme le roi du roman, qui jouait du violon pendant qu’une ville était en flammes . Viens avec moi, et tu verras comme nous l’arrangerons. Viens, viens ! Ne crains pas que je t’abandonne pour cette fois.
À ces mots il saisit la bride de Jézabel, et la faisant galoper à côté de son cheval sans donner à Olivier le temps de lui dire que cette poursuite n’était pas de son goût, il courut vers Dick du Diable, qui s’était arrêté sur une petite hauteur à quelque distance. Cependant le noble Johnstone, soit qu’il jugeât que le combat serait inégal, soit qu’il crût en avoir assez fait pour un jour, fit claquer ses doigts et étendit le bras avec un air de bravade ; après quoi il fit entrer son cheval dans le marécage voisin, dans lequel il semblait se diriger avec l’instinct d’un canard sauvage, faisant voltiger son leurre autour de sa tête et sifflant son faucon, quoique tout autre cheval et tout autre cavalier eussent couru le risque de s’enfoncer dans quelque fondrière de manière à ne pouvoir s’en tirer.
– Voilà un vrai maraudeur de marécage, s’écria l’armurier. Le drôle combattra ou fuira suivant son bon plaisir, et il est aussi inutile de le poursuivre que si c’était une oie sauvage. Il vous a pris votre bourse sans doute, car ces brigands ne s’en vont jamais que les mains pleines ?
– Oui… oui, dit Proudfute d’un ton mélancolique ; il m’a pris ma bourse, mais ce n’est que demi-mal, puisqu’il m’a laissé ma gibecière.
– Sans doute, la gibecière eût été pour lui un emblème de victoire, un trophée, comme disent les ménestrels.
– Il s’y trouve quelque chose de plus important, l’ami, dit Olivier d’un ton expressif.
– Oui ? tant mieux, voisin. J’aime à vous entendre reprendre votre ton magistral. Allons, consolez-vous ; vous avez vu fuir le coquin, et vous avez regagné les trophées que vous aviez perdus quand vous vous trouviez sans défense.
– Ah ! Henry Gow !… Henry Gow ! s’écria le bonnetier. Et il s’interrompit en poussant un profond soupir, qui aurait pu passer pour un gémissement.
– Qu’y a-t-il donc ? qu’avez-vous encore qui vous tourmente ?
– J’ai quelque soupçon, mon cher Henry Smith, que le misérable s’est enfui parce qu’il a eu peur de vous et non de moi.
– N’en croyez rien. Il a vu deux hommes et il s’est enfui. Qui peut dire si sa fuite a été causée par l’un ou par l’autre ? D’ailleurs il connaît par l’expérience combien vous êtes vigoureux et agile. Nous avons tous vu comme vous vous êtes escrimé des pieds et des jambes pendant que vous étiez étendu par terre.
– Vraiment ? dit le pauvre Proudfute, je ne m’en souviens pas ; mais je sais que c’est mon côté fort. Je suis un fier homme quant aux reins. Mais l’ont-ils vu tous ?
– Aussi bien que moi, répondit Smith, étouffant avec peine une envie de rire.
– Et vous le leur rappellerez ?
– Bien certainement, ainsi que la poursuite désespérée que vous venez de faire. Écoutez bien ce que je dirai au bailli Craigdallie, et faites-en votre profit.
– Ce n’est pas que j’aie besoin d’aucun témoignage en ma faveur, car je suis naturellement aussi brave que la plupart des bourgeois de Perth ; seulement… L’homme brave n’acheva pas sa phrase.
– Seulement quoi ? demanda Henry.
– Seulement je crains d’être tué. Vous sentez, Smith, qu’il serait fâcheux de laisser au dépourvu une jolie femme et une jeune famille. Vous le sentirez encore mieux quand vous serez dans le même cas. Vous verrez que le feu de votre courage s’amortira.
– Cela n’est pas impossible, dit l’armurier d’un ton pensif.
– Ensuite, je suis tellement habitué au maniement des armes, et j’ai la respiration si libre, que peu de gens peuvent jouter contre moi. Voyez, ajouta le petit homme en poussant en avant sa poitrine comme celle d’un poulet prêt à mettre à la broche, et en y passant la main, il y a place ici pour tout le mécanisme du souffle.
– J’ose dire que vous avez l’haleine longue. Du moins vos discours le prouvent.
– Mes discours ! vous voulez gouailler. Mais j’ai fait venir de Dundee le tableau de couronnement d’un dromond, et…
– Le tableau de couronnement d’un Drummond ! s’écria l’armurier. En conscience, maître Olivier, cela vous fera tomber sur les bras tout le clan ; et ce n’est pas le moins vindicatif des montagnes, à ce que j’ai entendu dire.
– Par saint André ! Henry, vous ne me comprenez pas. Je vous parle d’un dromond, qui est un grand navire. J’ai fait tailler et reprendre ce tableau de couronnement, de manière à lui donner, à peu près la forme d’un soudan ou d’un Sarrasin. Je l’ai fait placer et sceller bien solidement dans ma cour, et je m’évertue contre lui des heures entières, en lui portant des coups de taille et d’estoc avec mon épée à deux mains.
– Cela doit vous rendre familier l’usage de cette arme.
– Sans contredit ; et quelquefois je place un bonnet, – un vieux bonnet, bien entendu, – sur la tête de mon soudan, et je le fends d’un coup si bien appliqué qu’il ne lui restera bientôt plus de crâne.
– Cela est malheureux, car vous perdrez votre pratique. Mais qu’en direz-vous, maître bonnetier ? Je mettrai un jour mon casque et ma cuirasse, et vous me traiterez comme votre soudan, pourvu que vous m’accordiez l’usage de mon épée pour parer vos coups et vous les rendre. Cela vous convient-il ?
– Nullement, mon cher ami ; je ne voudrais pas vous faire tant de mal. D’ailleurs, pour vous dire la vérité, je frappe avec plus de certitude sur un casque ou un bonnet quand il est placé sur la tête de mon soudan. – Oh ! alors je suis sûr de l’abattre. Mais quand je le vois surmonté d’un panache qui brandille, que deux yeux pleins de feu brillent sous l’ombre de la visière, enfin que j’ai devant moi un adversaire qui se meut en avant et en arrière, de droite et de gauche, comme s’il dansait, j’avoue que cela me rend la main moins sûre.
– Mais si quelqu’un voulait se tenir immobile devant vous comme votre soudan, vous joueriez le rôle de tyran avec lui, maître Proudfute ?
– Avec le temps et la pratique, je crois que je le pourrais. Mais nous voici près de nos compagnons. Le bailli Craigdallie a l’air d’avoir de l’humeur, mais ce n’est pas son genre de colère qui m’effraie.
Il est bon que vous sachiez, ami lecteur, qu’aussitôt que le bailli et ceux qui l’accompagnaient virent que l’armurier avait rejoint le bonnetier désarçonné, et que l’étranger avait battu en retraite, ils ne se donnèrent pas la peine d’avancer plus loin pour secourir Olivier, jugeant que la présence du redoutable Henry Gow le mettait en toute sûreté. Ils reprirent donc le chemin direct de Kinfauns, désirant que rien ne retardât l’exécution de leur mission. Comme il s’était passé quelque temps avant que le marchand de bonnets et le fabricant d’armures les eussent rejoints, le bailli leur demanda, en s’adressant particulièrement à Henry, pourquoi ils avaient perdu un temps précieux en poursuivant le braconnier jusque sur la hauteur.
– Sur ma foi ! ce n’est pas ma faute, maître bailli, répondit Smith. Si vous accouplez un lévrier ordinaire des basses-terres avec un chien-loup des montagnes, vous ne devez pas blâmer le premier s’il court du côté par où l’autre l’entraîne. C’est littéralement ce qui m’est arrivé avec mon voisin Olivier Proudfute. Dès qu’il se fut relevé il monta sur sa jument avec la rapidité de l’éclair, et enragé du lâche avantage que ce brigand avait pris de sa chute de cheval, il courut après lui comme un dromadaire. Il fallait bien que je le suivisse, tant pour prévenir une seconde chute que pour défendre notre champion, notre vaillant ami, en cas qu’il lui fût dressé quelque embûche sur le sommet de cette hauteur. Mais le coquin, qui est à la suite de quelque lord des frontières, et qui porte sur l’épaule un éperon ailé pour marque de reconnaissance, a fui notre voisin comme le feu s’échappe du caillou.
Le doyen des baillis de Perth écouta avec surprise la légende qu’il plaisait à Smith de faire circuler ; car quoiqu’il se souciât fort peu de connaître la vérité à cet égard, il avait toujours douté des récits romanesques que faisait le bonnetier de ses propres exploits ; et d’après ce qu’il venait d’entendre, il devait les regarder jusqu’à un certain point comme orthodoxes. Le vieux et malin gantier vit plus clair dans cette affaire.
– Tu rendras fou le pauvre bonnetier, dit-il tout bas à Henry. Il fera claquer son fouet comme s’il sonnait la cloche de la ville pour une réjouissance, quand par égard pour l’ordre et le décorum il vaudrait mieux qu’il gardât le silence.
– Par Notre-Dame ! père Glover, répondit l’armurier, j’aime ce petit fanfaron, et je ne pouvais supporter l’idée qu’il resterait honteux et en silence dans un coin de la salle du prévôt, tandis que les autres, et notamment cet empoisonneur d’apothicaire, diraient tout ce qui leur passerait par l’esprit.
– Tu es trop bon, Henry, répliqua Simon. Mais remarque la différence entre ces deux hommes. Ce petit bonnetier, qui ne fait de mal à personne, se donne les airs d’un dragon pour cacher sa poltronnerie naturelle ; tandis que l’apothicaire se montre humble, timide et circonspect, pour voiler son caractère dangereux. La vipère qui se tapit sous une pierre n’en a pas moins un venin mortel. Je te dis, mon fils Henry, qu’avec son air rampant et ses manières craintives, ce squelette ambulant aime à faire le mal plus qu’il ne craint le danger. – Mais nous voici en face du château du prévôt, et il faut convenir que Kinfauns est une habitation digne d’un lord. C’est un honneur pour la ville d’avoir pour premier magistrat le propriétaire d’un si beau château.
– C’est vraiment une bonne forteresse, dit l’armurier en regardant le large Tay coulant au pied de la hauteur sur laquelle s’élevait le château, comme s’élève le château plus moderne qui lui a succédé et qui semblait le roi de la vallée, quoique de l’autre côté du fleuve les fortes murailles d’Elcho semblassent lui disputer la prééminence. Elcho était pourtant à cette époque un paisible couvent, et les murs qui l’entouraient servaient de barrière à des vestales isolées du monde, et n’étaient pas les boulevards d’une garnison armée. – C’est un excellent château-fort, dit encore Henry en levant les yeux sur les tours de Kinfauns ; c’est le bouclier et la cuirasse du cours du Tay. Il faudrait ébrécher plus d’une bonne lame avant de pouvoir y pénétrer de force.
Le portier de Kinfauns, ayant reconnu de loin les personnages qui se présentaient et leur qualité, avait déjà ouvert la porte de la cour pour les faire entrer, après avoir envoyé quelqu’un pour avertir sir Patrice Charteris que le doyen des baillis de Perth, avec quelques autres bons citoyens de cette ville, approchaient du château. Le bon chevalier, qui se préparait à sortir pour chasser au faucon, apprit cette nouvelle à peu près comme le moderne représentant d’un bourg apprend qu’il est menacé de la visite d’une partie de ses mandataires dans un moment où il ne lui convient pas de les recevoir, c’est-à-dire qu’il envoya tout bas les intrus au diable, tandis qu’il donnait tout haut des ordres pour qu’on les reçût avec tout le décorum et toute la civilité convenables. Il commanda à ses écuyers tranchans de servir sur-le-champ dans la grande salle des tranches de venaison grillées et des viandes froides, et à son sommelier de percer des tonneaux et de faire son devoir ; car si la belle ville de Perth remplissait quelquefois sa cave, les citoyens étaient de leur côté toujours prêts à vider ses flacons.
On introduisit respectueusement les bons bourgeois dans la grande salle, où le chevalier qui était en habit de chasse avec des bottes qui lui montaient à mi-cuisses les reçut avec un mélange de politesse et de condescendance protectrice, désirant intérieurement qu’ils fussent tous au fond du Tay au lieu de venir interrompre l’amusement auquel il se proposait de consacrer la matinée. Il s’avança vers eux jusqu’au milieu de la salle, la tête nue et la toque à la main, et les salua à peu près en ces termes :
– Ah ! maître bailli Craigdallie, digne Simon Glover, pères de la belle ville ;… et vous, brave Smith, et mon docte apothicaire… et vous aussi, mon fringant bonnetier, qui fendez plus de têtes que vous n’en couvrez, comment se fait-il que j’aie le plaisir de voir tant d’amis de si bonne heure ? J’avais dessein de donner le vol à mes faucons, et votre compagnie rendra ce divertissement encore plus agréable (fasse Notre-Dame, pensa-t-il, qu’ils se rompent le cou !), c’est-à-dire à moins que la ville n’ait quelques ordres à me donner. – Sommelier Gilbert, dépêche-toi, drôle. – Mais j’espère que votre arrivée n’a pas de motif plus sérieux que de voir si le malvoisie conserve encore son bouquet.
Les délégués de la ville répondirent aux civilités de leur prévôt par des inclinations de tête plus ou moins caractéristiques. Celle de l’apothicaire fut la plus basse, et celle de l’armurier la moins cérémonieuse. Probablement ce dernier connaissait sa propre valeur. Le bailli Craigdallie se chargea de répondre pour toute la députation.
– Sir Patrice Charteris, notre lord prévôt, dit-il d’un ton grave, si nous n’avions eu d’autre but que de jouir de l’hospitalité avec laquelle vous nous avez si souvent accueillis, notre savoir-vivre nous aurait appris à attendre une invitation comme en d’autres occasions. Quant à la chasse au vol, nous en avons eu assez pour une matinée, car chemin faisant nous avons rencontré un drôle qui chassait avec son faucon sur les marécages de la ville, et qui a désarçonné et maltraité notre ami Olivier le bonnetier, ou Proudfute comme on le surnomme, uniquement parce qu’il lui demandait, en votre nom et en celui de la ville, qui il était pour se permettre une pareille licence.
– Et quel compte a-t-il rendu de lui-même ? demanda le prévôt. Par saint Jean ! j’apprendrai à ce drôle à chasser sur mes brisées !
– Votre Seigneurie voudra bien faire attention, dit le fabricant de bonnets, qu’il a profité d’une chute que j’avais faite de cheval. Mais je me suis remis en selle, et je l’ai vigoureusement poursuivi. Il dit qu’il se nomme Richard-le-Diable.
– Comment ! dit le prévôt ; celui dont il est parlé dans tant de ballades et de romances ? Je croyais que ce preux se nommait Robert.
– Je crois que ce n’est pas le même, milord, répondit Olivier ; j’ai seulement fait l’honneur à ce drôle de lui donner son nom tout entier, car dans le fait, il s’est donné celui de Dick du Diable , ajoutant qu’il était un Johnstone et à la suite du lord du même nom. Mais je l’ai fait fuir dans le marécage, et j’ai recouvré ma gibecière qu’il m’avait prise quand je ne pouvais me défendre.
Sir Patrice réfléchit un instant. – Nous avons entendu parler du lord de Johnstone et de ceux qui le suivent, dit-il ; il y a peu de chose à gagner à se mêler de leurs affaires. Et dites-moi, Smith, vous avez enduré cela patiemment ?
– Sur ma foi, sir Patrice, il l’a bien fallu, ayant reçu ordre de mes supérieurs de rester tranquille.
– Eh bien ! si tu es resté tranquille, je ne vois pas pourquoi je n’en ferais pas autant ; d’autant plus que maître Olivier Proudfute, quoiqu’il ait eu d’abord le dessous, a recouvré son honneur et celui de la ville, comme il vient de nous le dire. Mais voici le vin qui arrive, remplissez des coupes jusqu’à ce qu’elles débordent et présentez-les à mes hôtes. Prospérité à Saint-Johnstoun, et bienvenue à vous tous, mes honnêtes amis ! Maintenant prenez place à table, car le soleil est déjà avancé dans sa course, et il doit y avoir long-temps que vous avez déjeuné, vous autres gens occupés.
– Avant tout, milord prévôt, dit le bailli, permettez-nous de vous expliquer la cause pressante qui nous a amenés devant vous, car nous ne vous en avons pas encore parlé.
– Remettez cela jusqu’à ce que vous ayez pris quelques rafraîchissemens, bailli. – Quelques plaintes contre les coquins de jackmen de quelque noble, pour avoir joué au ballon dans les rues de la ville, ou quelque autre affaire de même importance ?
– Non, milord, répondit Craigdallie avec force et fermeté ; c’est des maîtres de ces jackmen que nous venons nous plaindre. Ce sont eux qui jouent au ballon avec l’honneur de nos familles, et qui font aussi peu de cérémonie avec les chambres à coucher de nos filles que s’il s’agissait d’un mauvais lieu de Paris. Une troupe de coureurs de nuit, des courtisans, des hommes de rang, comme il n’y a que trop lieu de le croire, ont essayé la nuit dernière d’escalader une fenêtre de Simon Glover. Ils se sont défendus les armes à la main quand l’arrivée de Henry Smith a déconcerté leur entreprise, et ils ont combattu jusqu’au moment où le rassemblement des citoyens les a forcés à prendre la fuite.
– Comment ! s’écria le prévôt en remettant sur la table la coupe qu’il avait levée pour la porter à sa bouche. Mort de ma vie ! prouvez-moi cela, et par l’âme de Thomas de Longueville ! j’emploierai tout mon pouvoir pour vous faire rendre justice, dût-il m’en coûter ma vie et mes biens : – Qui atteste ce fait ? Simon Glover, vous passez pour un homme honnête et prudent : prenez-vous sur votre conscience la vérité de cette accusation ?
– Milord, répondit Simon, comprenez bien que je ne suis pas plaignant volontaire dans cette affaire importante. Il n’est arrivé malheur qu’à ceux qui avaient troublé la tranquillité publique. Je crains qu’un grand pouvoir ait pu seul encourager une telle audace, un pareil mépris des lois ; et je ne voudrais pas être cause d’une querelle dangereuse entre ma ville natale et un noble puissant. Mais on a prétendu que si je me montrais peu disposé à former cette plainte, ce serait en quelque sorte reconnaître que ma fille attendait une pareille visite, ce qui est de toute fausseté. En conséquence, milord, je dirai à Votre Seigneurie tout ce qui est arrivé, autant que j’en suis informé, et je laisserai à votre sagesse le soin de décider ce qu’il convient de faire. – Il lui raconta alors de point en point tout ce qu’il avait vu de ce qui s’était passé la nuit précédente.
Sir Patrice Charteris, l’ayant écouté avec beaucoup d’attention, parut particulièrement frappé de la circonstance que l’homme qui avait été fait prisonnier eût réussi à s’échapper. – Il est étrange, dit-il au gantier, que vous ne vous en soyez pas assuré quand il était entre vos mains. Ne l’avez-vous pas regardé de manière à le reconnaître ?
– Je n’avais que la faible clarté d’une lampe, milord, répondit Simon ; et quant à sa fuite, j’étais seul, et je suis vieux. Cependant j’aurais pu l’empêcher de s’échapper, si je n’eusse entendu ma fille pousser des cris dans sa chambre. J’y courus sur-le-champ, et lorsque j’en revins, il s’était enfui par le jardin.
– Maintenant, armurier, dit sir Patrice, dites-moi en homme franc et en bon soldat tout ce que vous savez de cette affaire.
Henry Gow, dans son style décidé, fit avec précision et clarté le récit de tout ce qui s’était passé.
L’honnête Proudfute, ayant été interpellé ensuite, commença sa relation avec un air de plus d’importance. – Relativement à cet étrange et terrible tumulte qui a eu lieu dans la ville, je ne puis il est vrai dire, comme Henry Gow, que j’en aie vu précisément le commencement, mais personne ne peut nier que je n’aie été témoin de la fin, du moins en grande partie, et particulièrement que je n’aie procuré la pièce de conviction la plus importante pour découvrir les coupables.
– Et quelle est cette pièce ? demanda sir Patrice Charteris ; ne perdez pas le temps en paroles : quelle est cette pièce de conviction ?
– J’ai apporté à Votre Seigneurie dans cette gibecière, répondit le petit homme, quelque chose qu’un de ces coquins a laissé, sur le champ de bataille. C’est un trophée qui, je l’avoue de bonne foi, n’est pas dû à la lame de mon sabre ; mais je réclame l’honneur de m’en être emparé avec cette présence d’esprit que peu de gens possèdent au milieu du cliquetis des armes et de la lueur des torches. Je m’en suis emparé, milord, et voici cette pièce de conviction.
À ces mots, il tira de sa gibecière la main qu’il avait trouvée par terre sur le lieu qui avait été le théâtre de l’escarmouche.
– Sur ma foi, bonnetier, dit le prévôt, je garantis que tu as assez de cœur pour t’emparer de la main d’un homme quand elle est séparée de son corps ; mais que cherches-tu encore dans ton sac ?
– Il y avait, milord… il devrait y avoir… une bague qui était passée au doigt de ce coquin. Il faut que je l’aie oubliée et que je l’aie laissée chez moi. Je l’avais prise pour la montrer à ma femme, attendu qu’elle ne se souciait pas de voir la main, de pareils spectacles n’étant pas agréables aux yeux des femmes. Je croyais pourtant l’avoir remise au doigt, mais il faut que je l’aie laissée chez moi : je vais l’aller chercher, et Henry Smith m’accompagnera.
– Nous t’accompagnerons tous, dit sir Patrice Charteris, car je vais moi-même me rendre à Perth. – Écoutez-moi, honnêtes bourgeois et braves voisins. Lorsque vous m’avez fait des plaintes de la violation de vos privilèges sur des matières frivoles et triviales, comme lorsqu’on braconnait sur vos terres, ou que les gens de quelque baron jouaient au ballon dans vos rues, vous avez pu m’y croire indifférent ; mais par l’âme de Thomas de Longueville ! vous n’aurez pas sujet d’accuser de négligence Patrice Charteris dans une affaire de cette importance. Cette main, continua-t-il en la levant en l’air pour la montrer, est celle d’un homme qui n’est pas habitué à des travaux journaliers. Nous la ferons placer en un lieu où elle ne pourra manquer d’être reconnue et réclamée, s’il reste une seule étincelle d’honneur aux compagnons de celui qui l’a perdue. – Écoute, Gérard ! – Fais-moi monter sur-le-champ à cheval une douzaine de braves gens, et qu’ils prennent la cuirasse. – Cependant, voisins, s’il en résulte quelque querelle, comme la chose est assez probable, nous devons nous soutenir mutuellement. Combien d’hommes amènerez-vous à mon secours, si mon pauvre château est attaqué ?
Les bourgeois jetèrent les yeux sur Henry Gow, vers lequel ils se tournaient comme par instinct, lorsqu’il était question d’affaires de cette nature.
– Je réponds, dit-il, que cinquante braves gens seront prêts à marcher avant que la cloche de la ville ait sonné dix minutes, et un millier dans l’espace d’une heure.
– C’est bien, répliqua l’intrépide prévôt ; et en cas de besoin, je marcherai à l’aide de la belle ville avec tous les soldats dont je peux disposer. Et maintenant, mes amis, montons à cheval.