CHAPITRE XIX.

Qui diable sonne les cloches ? la ville va se soulever…

SHAKESPEARE. Othello.

Le bruit effrayant qu’on entendait dans la ville et auquel se joignit bientôt le son du tocsin, fit naître une consternation générale. Les nobles et chevaliers se rassemblèrent avec leur suite dans différens lieux de rendez-vous, choisissant les endroits où ils pourraient le mieux se fortifier. L’alarme se répandit jusqu’aux portes de la résidence royale, où le jeune prince fut un des premiers à paraître pour défendre, s’il le fallait, le vieux roi. Il se rappelait la scène dont il avait été témoin la nuit précédente ; il voyait encore les traces de sang dont Bonthron était couvert, et il avait un soupçon vague que l’action qu’il avait commise avait quelque rapport avec ce tumulte. L’entretien plus intéressant qu’il avait eu ensuite avec sir John Ramorny avait cependant fait une impression trop profonde sur son esprit pour ne pas en effacer ce qu’il avait appris indistinctement de l’acte sanglant commis par l’assassin, quoiqu’il eût un souvenir confus que quelqu’un avait été tué. C’était surtout pour son père qu’il avait pris les armes avec les officiers de sa maison qui, revêtus de brillantes armures et portant des lances à la main, avaient alors un aspect bien différent de celui de la veille lorsqu’on eût pu les prendre pour autant de satyres dans l’ivresse. Le bon vieux roi fut touché de cette marque d’attachement de son fils, et versant des larmes d’attendrissement il le présenta avec orgueil à son frère Albany, qui entra bientôt après, et les prenant l’un et l’autre par la main.

– Nous voilà trois Robins Stewarts, leur dit-il, inséparables comme le saint trèfle ; et de même qu’on dit que celui qui porte cette herbe sacrée brave les déceptions de la magie, ainsi tant que nous nous serons fidèles l’un à l’autre, nous pouvons braver la haine et la méchanceté.

Le frère et le fils baisèrent la main affectueuse qui pressait la leur, pendant que Robert III exprimait la confiance qu’il mettait dans leur affection. Le baiser du jeune homme était alors sincère ; celui du frère était le baiser perfide de Judas.

Pendant ce temps, la cloche de l’église de Saint-Jean alarmait les habitans de Curfew-Street comme les autres. Dans la maison de Simon Glover, la vieille Dorothée Glover, comme on l’appelait (car elle empruntait aussi son nom du métier qu’elle pratiquait sous les auspices de son maître), fut la première à l’entendre. Quoiqu’un peu sourde dans les occasions ordinaires, lorsqu’il s’agissait d’une mauvaise nouvelle son oreille était aussi prompte à la saisir qu’un milan à fondre sur sa proie ; car Dorothée, qui du reste était une bonne créature, fidèle et même affectionnée, avait pour recueillir et pour répéter les bruits sinistres une espèce de passion qu’on remarque souvent dans les gens du peuple : peu accoutumés à être écoutés, ils aiment l’attention que le récit d’un événement tragique assure à celui qui le fait, et trouvent peut-être une sorte de jouissance dans l’égalité à laquelle le malheur réduit momentanément ceux qui sont regardés ordinairement comme leurs supérieurs. Dorothée n’eut pas plus tôt fait une petite provision des bruits qui circulaient dans la ville, qu’elle entra précipitamment dans la chambre de son maître, qui avait profité du privilége de l’âge et de la fête pour dormir plus longtemps qu’à l’ordinaire.

– Le voilà étendu bien tranquillement dans son lit, le cher homme ! dit Dorothée d’un ton moitié criard moitié plaintif ; le voilà ! son meilleur ami a été assassiné, et il ne s’en doute pas plus que l’enfant qui vient de naître ne sait distinguer la vie de la mort.

– Hem ! qu’y a-t-il ? dit Glover en sautant à bas de son lit ; qu’est-ce, vieille femme ? comment va ma fille ?

– Vieille femme ! dit Dorothée qui, tenant son poisson au bout de l’hameçon, aimait à le laisser jouer un peu ; je ne suis pas assez vieille, s’écria-t-elle en sortant précipitamment de la chambre, pour voir sortir un homme de son lit. Et l’instant d’après on l’entendit dans le parloir, chantant mélodieusement en poussant son balai.

– Dorothée ! vieille femme ! démon ! Dites-moi seulement comment va ma fille.

– Très bien, mon père, répondit la Jolie Fille de Perth dans sa chambre à coucher ; parfaitement bien. Mais, bon Dieu ! que se passe-t-il donc ? les cloches sonnent à rebours, et l’on entend des cris affreux dans les rues.

– Je vais le savoir tout à l’heure. Hé ! Conachar, venez vite attacher mes lacets… J’oubliais que le butor est bien plus loin que Fortingall. Patience, ma fille, tout à l’heure je vous apporterai des nouvelles.

– Vous n’avez pas besoin de vous presser pour cela, dit la vieille femme opiniâtre ; on peut tout vous conter d’un bout à l’autre avant que vous ayez pu vous traîner jusqu’à la porte j’ai appris toute l’histoire en sortant ; car, me disais-je, notre maître veut tellement en faire à sa tête, qu’il va falloir qu’il courre à la bagarre, quelle qu’en soit la cause ; par ainsi, c’est à moi de remuer les jambes et d’aller apprendre ce que tout cela veut dire : autrement il voudra aller fourrer son nez là-dedans, et il se fera pincer sans savoir seulement pourquoi.

– Eh bien ! que se passe-t-il donc, vieille femme ? dit l’impatient Glover toujours occupé à nouer les cent lacets qui servaient à attacher son pourpoint à sa culotte.

Dorothée le laissa continuer sa besogne jusqu’à ce qu’elle pût croire qu’il avait à peu près fini. Alors prévoyant que si, elle ne lui disait pas elle-même le secret, son maître sortirait pour aller savoir la cause de tout ce bruit, elle lui cria de loin : – Eh bien ! eh bien ! vous ne pourrez pas dire que c’est ma faute si vous apprenez une mauvaise nouvelle avant d’avoir été à la messe. J’aurais voulu ne vous le dire qu’après que vous auriez entendu la parole du prêtre ; mais puisqu’il faut que vous le sachiez, vous avez perdu, voyez-vous, l’ami le plus fidèle qui ait jamais donné la main à un autre, et Perth a perdu le plus brave citoyen qui ait jamais manié une lame.

– Henry Smith ! Henry Smith ! s’écrièrent à la fois le père et la fille.

– Ah ! vous y voilà à la fin, dit Dorothée ; et à qui la faute si ce n’est à vous ? Vous avez fait tant de tapage sur ce qu’il avait accompagné une femme de joie, comme s’il eût fréquenté une juive !

Dorothée en aurait dit beaucoup plus long ; mais son maître cria à sa fille qui était encore dans sa chambre : – C’est un conte, Catherine ; ce n’est que du radotage de vieille folle. Rien de semblable n’est arrivé, je vais venir vous dire la vérité dans un moment. Et saisissant sa canne, le vieillard passa précipitamment devant Dorothée, et sortit dans la rue, ou les flots du peuple se portaient vers High-Street. Pendant ce temps Dorothée continua à murmurer entre ses dents : – Oui, va, ton père a une bonne tête ; fie-toi à lui. Il va revenir bientôt avec quelque bonne balafre qu’il aura reçue dans la bagarre ; et alors ce sera : – Dorothée, apporte de la charpie ; et, – Dorothée, prépare un emplâtre : mais à présent Dorothée n’est qu’une vieille fille radoteuse qui ne sait ce qu’elle dit, et qui invente des contes. Des contes ! Est-ce que le vieux Simon croit que la tête de Henry Smith était aussi dure que son enclume ? et avec cela, que tout un clan de Highlanders était à ses trousses !

Dans ce moment elle fut interrompue par l’arrivée d’un être d’un aspect angélique, dont l’œil fixe, les joues pâles, les cheveux en désordre et l’air d’égarement effrayèrent la bonne femme et lui firent oublier son humeur.

– Notre-Dame bénisse mon enfant ! dit-elle ; d’où vient donc l’état où je vous vois ?

– Navez-vous pas dit que quelqu’un était mort ? demanda Catherine d’une voix à peine articulée et d’un air incertain, comme si ses yeux et son oreille ne la servaient qu’imparfaitement.

– Oui, oui, mort et bien mort ! Nous ne le verrons plus nous jeter de sombres regards.

– Mort ! répéta Catherine avec une sorte de distraction effrayante, mort !… assassiné… et par des Highlanders ?

– Sans doute, par des Highlanders, les infâmes brigands ! Et quels autres tuent presque tout le monde, si ce n’est par-ci par-là lorsque les bourgeois se prennent de querelle et se tuent l’un l’autre, ou bien encore lorsque les nobles et les chevaliers sont à ferrailler ? Mais je parierais que ce sont les Highlanders cette fois-ci, car il n’y a pas un homme à Perth, laird ou paysan, qui eût osé attaquer Henry Smith face à face. Il y a eu de terribles machinations contre lui, allez. C’est ce que vous verrez quand on examinera la chose.

– Les Highlanders ! répéta Catherine, comme si elle était poursuivie par quelque idée qui troublait ses sens. – Highlanders ! Ô Conachar ! Conachar !

– Oui, oui, et j’ose dire que vous avez mis le doigt sur l’homme, Catherine. Ils se sont querellés, comme vous l’avez vu, la veille de Saint-Valentin, et ils se sont battus. Un Highlander a la mémoire longue pour ces sortes de choses. Donnez-lui un soufflet à la Saint-Martin, et sa joue lui démangera encore à la Pentecôte. Mais qui a pu engager ces maudits montagnards à descendre dans la ville pour y faire leur coup ?

– Hélas ! c’est moi, dit Catherine ; c’est moi qui ai fait descendre les Highlanders de leurs montagnes, moi qui envoyai chercher Conachar… Oui, ils se seront mis en embuscade ; mais c’est moi qui les ai amenés à portée de leur proie… Il faut que je voie de mes propres yeux… et ensuite… je sais ce que je ferai : dites à mon père que je serai de retour dans un instant.

– Avez-vous perdu la tête, mon enfant ? cria Dorothée au moment où Catherine s’élançait vers la porte. Vous ne voudriez pas aller courir la ville avec vos cheveux qui tombent sur vos joues, vous qui êtes connue pour la Jolie Fille de Perth. Bah ! la voilà déjà dans la rue ; arrive ce qui pourra et le vieux Glover va faire un joli train, comme si je pouvais la retenir bon gré mal gré. Voilà une belle matinée pour un mercredi des Cendres !… Que faire ?… aller chercher mon maître pour me faire écraser sous leurs pieds, sans que personne plaigne beaucoup la vieille femme ?… courir après Catherine, qui est déjà trop loin d’ici et qui a de bien meilleures jambes que les miennes ? non, le mieux est de me rendre chez Nicol Barber et de lui conter, tout cela.

Pendant que la prudente Dorothée exécutait cette judicieuse résolution, Catherine courait dans les rues de Perth d’une manière qui en tout autre moment aurait attiré sur elle l’attention de tous ceux qui la voyaient précipiter ses pas avec une impétuosité irréfléchie, bien différente de sa démarche ordinairement si calme et si modeste, et sans le plaid, l’écharpe ou le manteau que – les femmes de bien, – d’une réputation intacte et d’un certain rang, ne manquaient jamais de prendre toutes les fois qu’elles sortaient. Mais occupé comme on l’était, les uns à demander, les autres à dire la cause du tumulte, chacun la racontant à sa manière, le désordre de sa toilette et son air effaré ne frappèrent personne, et elle put continuer librement la route qu’elle avait prise sans être plus remarquée que les autres femmes qui, attirées par la curiosité ou poussées par la terreur, étaient sorties pour s’informer du motif d’une alarme si générale, et peut-être bien pour chercher des amis à la sûreté desquels elles s’intéressaient.

En passant dans les rues Catherine éprouva l’influence irrésistible de la scène d’agitation qui l’entourait, et elle eut peine à ne point répéter les cris de lamentation et d’alarme qui retentissaient à ses côtés. Elle courait toujours, tourmentée, comme une personne qui rêve, d’un sentiment vague de malheur terrible dont elle ne pouvait définir la nature, mais d’où sortait l’affreuse conviction que l’homme qui l’aimait si tendrement, dont elle estimait tant les bonnes qualités, et qu’elle sentait alors lui être plus cher qu’elle n’eût voulu peut-être auparavant se l’avouer à elle-même, était assassiné, et que très probablement elle en était la cause. Le rapport que dans le premier moment de son extrême agitation elle avait trouvé entre la mort supposée de Henry et la descente de Conachar et de ses compagnons était en effet assez vraisemblable pour avoir dû la frapper, quand même sa raison lui eût permis de l’examiner froidement. Sans savoir ce qu’elle cherchait, sans autre idée qu’un vague désir d’acquérir la certitude de son malheur, elle se précipita vers le quartier de la ville que, de tous les autres, le souvenir de ce qui s’était passé la veille aurait dû lui faire le plus soigneusement éviter.

Qui aurait pu croire le mardi soir que Catherine Glover, elle qui était si fière, si timide, si réservée, si rigide sur les convenances ; que cette même Catherine, le mercredi des Cendres, avant l’heure de la messe, courrait à travers les rues de Perth, au milieu du bruit et de la confusion, les cheveux flottans, les vêtemens en désordre, pour chercher la maison de ce même amant qui, comme elle avait raison de le croire, l’avait si bassement trahie, si grossièrement outragée en se livrant à de viles et brutales amours ! Cependant c’était ce qui arrivait. Suivant comme par instinct la route qui était la plus libre, elle évita High-Street où la foule se pressait, et prit les ruelles étroites qui bordaient la ville du côté du nord, et à travers lesquelles Henry Smith avait escorté Louise précédemment. Mais ces ruelles même, comparativement désertes, étaient alors remplies de passans, tant l’alarme était générale. Cependant Catherine Glover se glissa rapidement à travers la foule, tandis que ceux qui l’observaient se regardaient l’un l’autre et secouaient la tête d’un air de compassion pour son infortune. Enfin, sans savoir précisément ce qu’elle voulait faire, elle arriva devant la porte de son amant, et frappa à coups redoublés.

Le silence qui succéda au bruit qu’elle venait de faire redoubla les alarmes qui lui avaient fait prendre cette mesure désespérée.

– Ouvrez ! ouvrez, Henry ! s’écria-t-elle. Ouvrez, si vous vivez encore ! Ouvrez, si vous ne voulez pas voir Catherine Glover expirer à votre porte !

Comme elle poussait ces cris frénétiques destinés à des oreilles qu’elle croyait que la mort avait fermées pour jamais, l’amant qu’elle appelait ouvrit lui-même la porte juste à temps pour l’empêcher de tomber contre terre. L’excès de sa joie dans une circonstance si inattendue ne put être égalée que par la surprise qui l’empêchait d’en croire ses yeux, et par l’inquiétude qui le saisit en voyant les yeux fermés, les lèvres décolorées et entr’ouvertes, la pâleur effrayante et l’état d’insensibilité complète de Catherine.

Malgré les cris d’alarme qui depuis long-temps avaient retenti jusqu’à ses oreilles, Henry était resté chez lui, bien résolu de ne se mettre d’aucune querelle qu’il pourrait éviter ; et ce n’était que pour obéir à un ordre des magistrats, auquel comme citoyen il était obligé de se rendre, que prenant son épée et son bouclier suspendus à la muraille, il était sur le point de sortir pour accomplir le service auquel il était astreint.

– Il est dur, se disait-il, d’être mis en avant dans toutes, les bagarres de la ville, lorsque les bagarres sont une chose que Catherine déteste tant. Il y a tant de filles de Perth qui disent à leurs galans : – Va, fais bravement ton devoir et mérite les bonnes grâces de ta maîtresse. – Que n’envoient-ils chercher ceux-là et que ne me laissent-ils tranquille, moi qui ne puis remplir ni les devoirs d’un homme en protégeant une femme de joie, ni ceux d’un citoyen qui combat pour l’honneur de sa ville, sans que cette mijaurée de Catherine me traite comme si j’étais un tapageur et un libertin !

Telles étaient les pensées qui l’occupaient, lorsqu’en ouvrant sa porte pour sortir, la personne la plus chère à son cœur, mais celle sans contredit qu’il s’attendait le moins à trouver, s’offrit inopinément à sa vue et tomba sans connaissance entre ses bras.

La joie, la surprise, l’inquiétude qui l’agitaient en même temps ne lui ôtèrent pas la présence d’esprit qui lui était nécessaire dans cette occasion. Il fallait placer Catherine Glover en lieu sûr, et chercher à la tirer de son évanouissement avant qu’il pût songer à se rendre à l’appel des magistrats, quelque hâte qu’on lui eût recommandé de faire. Il porta son divin fardeau, qui lui parut aussi léger qu’une plume, et qui pourtant était plus précieux à ses yeux que le même poids de l’or le plus pur, dans une petite chambre à coucher qui avait été celle de sa mère : elle convenait parfaitement à une personne souffrante, parce que donnant sur le jardin elle était éloignée du bruit et du tumulte.

– Hé ! nourrice ! nourrice Shoolbred ! venez vite ; venez morte ou vivante ; il y a ici quelqu’un qui a besoin de vos secours.

La bonne vieille accourut tout en marmottant : – Si cette personne-là pouvait l’empêcher d’aller se fourrer dans cette bagarre ! Mais quel fut son étonnement lorsqu’elle vit étendue sur le lit de sa défunte maîtresse, et soutenue par le bras vigoureux de son cher enfant, la Jolie Fille de Perth, dont les traits semblaient couverts du voile de la mort ! – Catherine Glover s’écria-t-elle ; et sainte Mère de Dieu, dans quel état ! elle est morte, à ce qu’on dirait.

– Non, non, ma bonne, dit Henry, le tendre cœur bat encore ; la respiration va et revient. Allons, mets-toi à ma place, tu sauras t’y prendre plus doucement que moi ; apporte de l’eau, des essences, tout ce que ta vieille expérience pourra inventer. Le ciel ne l’a pas conduite dans mes bras pour mourir, mais afin qu’elle vive pour elle et pour moi.

Avec une activité qu’on n’eût pas attendue de son âge, la nourrice Shoolbred alla chercher ce qui était nécessaire pour faire revenir d’un évanouissement ; car elle était parfaitement au fait de ce qu’il fallait en pareil cas. Ses connaissances même allaient plus loin, et elle savait fort bien guérir les blessures ordinaires, talent que l’humeur guerrière de son cher Henry lui donnait assez souvent occasion d’exercer.

– Allons, allons, mon fils, dit-elle, ôtez vos bras d’autour de mon malade, quoique je conçoive sans peine le plaisir que vous avez à les y laisser, et préparez-vous à me donner ce dont j’aurai besoin. Allons, je veux bien ne pas exiger que vous quittiez sa main, à condition que vous frapperez légèrement sur la paume, à mesure que les doigts se desserreront.

– Moi frapper dans sa main si jolie, si délicate, avec mes doigts durs comme la corne ! dit Henry ; autant vaudrait me dire de frapper sur du verre avec un marteau d’enclume. Mais laissez-moi faire, nous trouverons un meilleur moyen ; et il appliqua ses lèvres sur la jolie main dont le mouvement annonçait un retour de connaissance : un ou deux profonds soupirs succédèrent, et la Jolie Fille de Perth ouvrit les yeux, les fixa sur son amant à genoux au chevet de son lit, et retomba sur l’oreiller. Comme elle ne retira point sa main, nous devons charitablement supposer qu’elle n’avait pas encore recouvré assez complètement l’usage de ses sens pour s’apercevoir que Henry abusait de l’avantage de sa position pour la presser tour à tour contre ses lèvres et sur son cœur.

En même temps nous sommes forcés de convenir que le sang colorait ses joues, et que sa respiration était libre et régulière pendant les premières minutes qui suivirent cette rechute.

Le bruit qui se faisait entendre à la porte depuis quelque temps devint alors beaucoup plus marqué, et Henry fut appelé par tous ses différens noms, de Smith, de Gow, de Henry Wynd, comme les païens avaient coutume d’appeler leurs divinités par différentes épithètes. Enfin comme les catholiques portugais lorsqu’ils ont épuisé toutes les autres formules pour prier leurs saints, la foule qui était dehors eut recours aux reproches et aux invectives.

– Fi ! Henry, vous êtes un homme perdu d’honneur, parjure à vos sermens comme citoyen, et traître envers la Belle Ville si vous ne sortez à l’instant.

Il paraîtrait qu’alors les soins de dame Shoolbred avaient réussi sur les sens de Catherine, car tournant sa figure du côté de Henry plus que sa première position ne le permettait, elle laissa tomber sa main droite sur l’épaule de son amant, et loin de retirer la gauche qu’il tenait toujours, elle semblait le retenir légèrement, tandis qu’elle disait à voix basse :

– Ne sortez pas, Henry ; restez avec moi ! Ils vous tueront, ces hommes altérés de sang.

Il paraît que cette tendre invocation provenant de ce qu’elle avait retrouvé vivant celui qu’elle avait cru déjà couvert des ombres de la mort, quoique prononcée d’un ton si bas qu’on pouvait, à peine l’entendre, eut plus d’effet pour retenir Henry Wynd immobile à sa place que toutes les vociférations du dehors en eurent pour le faire descendre.

– De par la messe ! mes amis, cria un brave citoyen à ses compagnons, l’arrogant armurier se moque de nous. Entrons dans la maison, et tirons-le dehors par les pieds ou par la tête.

– Prenez garde à ce que vous allez faire, dit un assaillant plus circonspect, l’homme qui relance Henry Gow dans sa retraite peut entrer chez lui avec les os intacts, mais n’en sortira pas sans rapporter de la besogne pour le chirurgien. Mais voici quelqu’un qui pourra très bien se charger de notre message et qui saura lui faire entendre raison des deux côtés de sa tête.

Ce quelqu’un-là n’était ni plus ni moins que Simon Glover, en personne. Il était arrivé à l’endroit fatal où était étendu le corps du malheureux bonnetier, juste à temps pour découvrir à son grand soulagement que lorsque par l’ordre du bailli Craigdallie on l’avait retourné du côté de la figure, la foule avait reconnu les traits du pauvre Proudfute au lieu de son champion favori Henry Smith. Un sourire, ou quelque chose d’approchant, se trahit sur la figure de ceux qui se rappelaient combien Proudfute s’était donné de peine pour passer pour un ferrailleur, quoique ses inclinations fussent essentiellement pacifiques ; on remarquait alors qu’il avait rencontré un genre de mort beaucoup plus conforme à ses prétentions qu’à son caractère. Mais cette tendance à une gaîté déplacée, qui tenait à la grossièreté du temps, fut réprimée tout à coup par la voix et par les exclamations d’une femme qui fendit la presse en s’écriant – Ô mon mari ! mon mari !

On fit place à la veuve infortunée, qui était suivie de deux ou trois femmes de ses amies. Madeleine Proudfute n’avait été remarquée jusqu’alors que comme une brune de bonne mine, qui passait pour être fière et dédaigneuse à l’égard de ceux qu’elle croyait au-dessous d’elle pour le rang et pour la fortune ; elle menait aussi, disait-on, feu son mari par le nez ; mais dans ce moment, sous l’influence de passions puissantes, elle prit un caractère beaucoup plus imposant.

– Vous riez, s’écria-t-elle, indignes bourgeois de Perth ! Est-ce parce que l’un de vos concitoyens a versé son sang dans le ruisseau ? ou bien parce que c’est mon mari qui est la victime ? Comment a-t-il mérité cet horrible sort ? Ne menait-il pas une existence honorable qu’il devait à son industrie ? A-t-il jamais refusé un pauvre, repoussé un malade ? Sa maison n’était-elle pas ouverte aux malheureux ? Ne prêtait-il pas son argent à ceux qui en avaient besoin ? Ne vivait-il pas en bonne intelligence avec ses voisins ? N’était-il pas toujours prêt à donner des conseils et à rendre la justice comme magistrat ?

– C’est vrai ! c’est vrai ! s’écria la foule assemblée ; son sang est notre sang comme si c’était celui de Henry Gow.

– Vous avez raison, voisins, dit le bailli Craigdallie, et cette affaire ne doit pas se passer comme la dernière ; il ne faut pas que le sang des citoyens coule impunément dans nos rues, comme si c’était de l’eau bourbeuse, ou bientôt nous verrons le Tay en être rougi. Mais le coup n’était pas destiné au pauvre homme sur qui il est tombé. Tout le monde, savait ce qu’Olivier Proudfute était au fond, et que s’il était fort en paroles il ne l’était nullement en action. Il a le justaucorps de buffle, le bouclier et le casque de Henry Smith ; toute la ville les connaît aussi bien que moi : il n’y a pas l’ombre d’un doute à ce sujet. Il avait la manie, comme vous savez, d’imiter l’armurier en toutes choses ; quelqu’un aveuglé par la rage ou peut-être par l’ivresse a frappé l’innocent bonnetier, que personne ne haïssait ni ne craignait, et dont à vrai dire personne ne s’occupait beaucoup ni en bien ni en mal, au lieu du redoutable armurier qui avait vingt querelles sur les bras.

– Que faut-il donc faire, bailli ? cria le peuple.

– C’est, mes amis, ce que décideront vos magistrats qui vont se réunir dès que sir Patrice Charteris sera arrivé, et cela ne saurait tarder. Pendant ce temps, que le chirurgien Dwining examine ce corps sans vie, afin de pouvoir nous dire ce qui a causé sa mort, et qu’ensuite il soit enveloppé décemment dans un linceul propre, comme il convient à la dépouille d’un honnête citoyen, et qu’il soit placé devant le maître-autel de l’église de Saint-Jean, patron de la Belle Ville. Cessez tout bruit et toutes clameurs, et tous tant que vous êtes qui portez intérêt à la Belle Ville, préparez vos armes et tenez-vous prêts à vous assembler dans High-Street lorsque vous entendrez le beffroi de l’hôtel-de-ville. Nous vengerons la mort de notre concitoyen, ou bien nous accepterons le sort qu’il plaira au ciel de nous envoyer. En attendant, évitez toutes querelles avec les chevaliers et les gens de leur suite, jusqu’à ce que nous ayons distingué les innocens d’avec les coupables. Mais pourquoi cet enragé de Smith ne vient-il pas ? lui qui est toujours le premier dans un tumulte lorsqu’on n’a pas besoin de lui, il reste en arrière dans un moment où sa présence pourrait être utile à la Belle Ville ? Quelle mouche l’a piqué ? Quelqu’un le sait-il ? Est-ce qu’il a fait des siennes et qu’il s’est mis en goguette pendant la fête ?

– Je pense plutôt qu’il est malade ou qu’il a de l’humeur, monsieur le bailli, dit un des sergens ou huissiers de la ville car quoiqu’il soit chez lui, à ce que disent ces drôles, il ne veut ni nous répondre ni nous recevoir.

– Si Votre Honneur veut bien le permettre, monsieur le bailli, dit Simon Glover, j’irai moi-même chercher Henry Smith. J’ai quelques petites affaires à régler avec lui, et bénie soit la Sainte Vierge qui permet que je le retrouve vivant, lorsqu’il y a un quart d’heure je croyais ne le revoir jamais !

– Amenez le brave armurier au conseil, dit le bailli à qui un yeoman à cheval, accouru précipitamment, venait de parler à l’oreille ; voici un camarade qui dit que le chevalier de Kinfauns arrive.

Tel fut le motif pour lequel Simon Glover se présenta à la porte de Henry Gow, comme nous l’avons déjà vu.

N’étant, pas retenu par les considérations suggérées par le doute ou par la crainte qui agissaient sur les autres, il se rendit au parloir, et entendant au-dessus de lui la voix de dame Shoolbred qui semblait très affairée, il profita du privilége de l’intimité pour monter dans la chambre à coucher, et se contentant de dire pour excuse : – Pardon, mon cher voisin, il ouvrit la porte et entra dans l’appartement, où il aperçut un spectacle aussi singulier qu’inattendu. Le son de sa voix parut ranimer Catherine beaucoup plus efficacement que tous les cordiaux de dame Shoolbred, et la pâleur de ses joues se dissipa pour faire place aux plus belles et aux plus vives couleurs. Elle repoussa son amant avec ses deux mains que jusqu’à cet instant sa faiblesse ou son affection, éveillée par les événemens de la matinée, avait presque abandonnées à ses caresses. Henry Smith, timide comme nous le connaissons, manqua de tomber en se relevant ; et tous avaient leur part de confusion, à l’exception pourtant de dame Shoolbred qui saisit un prétexte pour se détourner, afin de se procurer la jouissance de satisfaire à leurs dépens une envie de rire qu’il lui était absolument impossible de contenir, et à laquelle le gantier, dont la surprise quoique grande fut de courte durée, prit sincèrement part.

– Et de par saint Jean ! dit-il, je croyais que le spectacle que j’ai vu ce matin me guérirait de l’envie de rire, au moins jusqu’à ce que le carême fût passé ; mais voici qui dériderait mon front quand je serais à la mort. Ah ! ah ! ah ! Je vois là l’honnête Henry Smith, qu’on pleurait comme mort et qu’on carillonnait du haut de tous les clochers de la ville, qui me paraît se porter à merveille si j’en juge d’après son teint rubicond, frais et animé ; il ne songe pas plus à mourir que le plus vigoureux gaillard de l’endroit. Et voilà ma chère fille qui hier ne parlait que de la perversité des mauvais sujets qui fréquentent les lieux profanes et protègent les filles de joie, oui, ma fille, qui défiait tout à la fois saint Valentin et saint Cupidon, la voilà transformée elle-même en fille de joie, autant que j’en puis juger. Parbleu ! je suis charmé de voir, ma bonne dame Soolbred, que vous qui ne prêtez la main à aucun désordre, vous soyez de cette partie d’amourette.

– Vous me faites injure, mon très cher père, dit Catherine comme si elle était prête à pleurer. Je suis venue ici dans des intentions bien différentes de celles que vous supposez. Je suis venue parce que… parce que…

– Parce que vous vous attendiez à trouver un amant mort, dit son père ; et vous en avez trouvé un en bonne santé qui peut vous rendre vos caresses. Parbleu ! si ce n’était pas un péché, je crois que je remercierais le ciel du fond du cœur de ce que ma fille a été amenée enfin à convenir qu’elle était femme. Simon Glover n’était pas digne non plus d’avoir une sainte pour sa fille. Allons, allons, ne me jetez pas des regards si piteux et n’attendez pas de moi des condoléances. Seulement je tâcherai de modérer mes transports si vous voulez avoir la bonté de sécher vos larmes, ou d’avouer que ce sont des larmes de joie.

– Dût ma vie dépendre d’un pareil aveu, dit la pauvre Catherine, je ne saurais quel nom leur donner. Tout ce que je vous demande, mon cher père, et ce que je demande à Henry, c’est de bien croire que je ne serais jamais venue ici, si… si je…

– Si vous n’aviez cru que Henry ne pouvait venir chez vous, dit son père. Et à présent donnez-vous la main en signe de paix et de bonne intelligence, et soyez ensemble comme de véritables Valentins. C’était hier le mardi-gras, Henry. Nous tiendrons pour certain que tu as fait l’aveu de tes folies, que tu as obtenu l’absolution, et que tu es déchargé de tous les crimes qui t’étaient imputés.

– Quant à cela, mon père, dit l’armurier, maintenant que vous êtes assez de sang-froid pour pouvoir m’entendre, je vous jure sur l’Évangile et je prends ma nourrice Shoolbred à témoin, que…

– Allons ! allons ! dit le gantier, à quoi bon réveiller des querelles qui doivent être toutes oubliées ?

– Holà ! Simon ! Simon Glover ! crièrent d’en bas plusieurs voix.

– En effet, mon fils Smith, dit le gantier d’un ton sérieux, nous avons à nous occuper d’autre chose. Il faut que vous et moi nous nous rendions sur-le-champ au conseil. Catherine restera ici avec dame Shoolbred qui en prendra soin jusqu’à notre retour ; et alors, comme la ville est sens dessus dessous, nous la porterons à nous deux chez moi, Henry, et ils seront hardis ceux qui voudront nous barrer le passage.

– Savez-vous, mon cher père, dit Catherine en souriant, que vous usurpez les fonctions d’Olivier Proudfute, ce vaillant citadin, le frère d’armes de Henry ?

La figure de son père se rembrunit.

– Vous avez dit une parole qui me perce le cœur, ma fille ; mais vous ne savez pas ce qui est arrivé. Allons, embrassez-le en signe de pardon.

– Non, non, dit Catherine, je ne lui ai déjà fait que trop de grâce. Lorsqu’il aura reconduit la demoiselle errante chez son père, il sera bien assez temps qu’il réclame sa récompense.

– En attendant, dit Henry, je demanderai, comme votre hôte, ce que vous ne voulez pas m’accorder à d’autre titre.

Il pressa la Jolie Fille dans ses bras, et on lui permit de prendre le baiser qu’on avait refusé de lui accorder.

En descendant l’escalier avec Smith le vieillard lui mit la main sur l’épaule et lui dit : – Henry, nos plus chers désirs sont remplis ; mais il a plu aux saints que ce fût dans une heure de troubles et de dangers.

– Il est vrai, dit l’armurier ; mais vous savez, mon père, que si nos émeutes sont fréquentes à Perth, il est rare du moins qu’elles durent long-temps.

Alors ouvrant une porte qui conduisait de la maison dans la forge : Hé ! camarades, cria-t-il ; Antoine, Cuthbert, Dingwell et Ringan ! qu’aucun de vous ne bouge d’ici jusqu’à mon retour. Soyez fermes au poste, autant que les épées que je vous ai appris à forger. Un écu de France et un régal écossais pour vous si vous exécutez mes ordres ; je vous confie un grand trésor, gardez bien les portes. Que le petit Jankin fasse sentinelle dans l’allée, et ayez vos armes toutes prêtes dans le cas où quelqu’un viendrait à approcher de la maison ; n’ouvrez à qui que ce soit avant mon retour ou celui de mon père, il y va de ma vie et de mon bonheur.

Les Vulcains basanés auxquels il s’adressait répondirent : – Mort à quiconque tenterait d’entrer !

– À présent, dit-il à Glover, ma Catherine est aussi en sûreté que si vingt soldats la gardaient dans un château-fort. Nous pourrons nous rendre tranquillement au conseil en passant par le jardin.

Il le conduisit dans un petit verger où les oiseaux que le bon artisan avait abrités et nourris pendant l’hiver saluaient déjà les sourires précaires d’un soleil de février par quelques chants faibles et souvent interrompus.

– Écoutez ce concert, mon père, dit l’armurier ; je me moquais d’eux ce matin dans l’amertume de mon cœur en les entendant chanter, lorsqu’ils ont encore tant de jours d’hiver devant eux. Mais il me semble à présent que je prends goût à leur musique ; car j’ai ma Valentine comme ils ont les leurs, et quelques malheurs qui puissent m’attendre demain, je suis aujourd’hui l’homme le plus heureux de Perth, ville ou comté, bourg ou province.

– Hélas ! il faut que je tempère votre joie, dit le vieux gantier, quoique le ciel sache que je la partage. Le pauvre Olivier Proudfute, ce fou bien innocent que vous et moi nous connaissions si bien, a été trouvé mort ce matin dans la rue.

– Rien qu’ivre-mort, j’espère, dit l’armurier. Alors un bon chaudeau et une forte dose de remontrances conjugales lui auront bientôt rendu la vie.

– Non, Henry, non. Il a été tué d’un coup de hache ou de quelque autre arme.

– Impossible ! répondit l’armurier ; il avait d’excellentes jambes, et il n’était pas homme à faire usage de ses mains lorsqu’il pouvait faire usage de ses talons.

– Il n’a pas eu le choix ; le coup lui fut asséné sur le derrière de la tête ; il a dû être donné par un homme plus petit que lui, et avec une hache d’armes de cavalier ou quelque chose de semblable ; car une hache de Lochaber aurait fendu le haut de la tête. Mais il est bien mort, et jamais blessure plus terrible n’a étendu quelqu’un sur le carreau.

– C’est inconcevable, s’écria Henry ; il était chez moi à minuit, en costume de danseur moresque ; il me parut avoir bu, quoique non pas à en perdre la tête. Il me conta une histoire de tapageurs qui l’avaient poursuivi, et des dangers qu’il courait ; mais hélas ! vous connaissez l’homme ; je crus que c’était un de ces excès de forfanterie, comme il lui en prenait quelquefois quand il avait un doigt de vin ; et, que la sainte Vierge me le pardonne ! je le laissai partir seul, ce que j’eus grand tort de faire. Moi qui aurais accompagné tout être sans secours qui aurait eu besoin de protection ! à plus forte raison lui, avec lequel j’ai si souvent pris place à la même table et bu dans le même verre ! Mais aussi, qui aurait pu croire qu’il y aurait sur la terre quelqu’un qui songeât à faire du mal à un pauvre diable si simple, si pacifique, qui n’en avait jamais fait à personne, et qui n’avait d’autre tort que de se vanter à tout propos !

– Henry, il portait ton casque, ton justaucorps de buffle et ton bouclier. – Comment se trouvait-il les avoir ?

– Ma foi, il m’a demandé de les lui prêter pour la nuit ; j’étais mal à mon aise, et il me tardait de le voir partir, n’ayant pas chômé la fête, et étant déterminé à ne point la chômer à cause de notre mésintelligence.

– C’est l’opinion du bailli Craigdallie et des meilleures têtes du conseil que le coup vous était destiné, et que c’est à vous à venger notre compatriote qui a reçu la mort à votre place.

L’armurier garda un instant le silence. Ils étaient alors sortis du jardin, et ils traversaient une ruelle solitaire par laquelle ils comptaient arriver au conseil de la commune. Sans être vus et sans être exposés à de vaines questions.

– Vous vous taisez, mon fils, dit Simon Glover ; et nous avons beaucoup de choses à nous dire l’un à l’autre. Songez que la pauvre veuve Madeleine, si elle trouve sujet d’intenter à quelqu’un une accusation pour le malheur qu’elle éprouve ainsi que ses enfans, devra la faire soutenir par un champion, d’après la loi et la coutume ; car quel que soit le meurtrier, nous connaissons assez ces nobles et leurs dépendans pour savoir que le coupable demandera l’épreuve du combat, pour narguer peut-être ceux qu’ils appellent les lâches bourgeois. Non, tant qu’il coulera une goutte de sang dans nos veines cela ne doit pas être, Henry Sinith.

– Je vois on vous voulez en venir, mon père, répondit Henry d’un air abattu ; et saint Jean sait que jamais cheval de bataille n’a entendu avec plus de plaisir le son de la trompette que je n’avais coutume d’entendre un appel aux armes. Mais vous voyez, mon père, que c’est pour avoir toujours été trop prompt faire usage de mes mains que j’ai perdu si souvent l’amitié de Catherine, et que j’ai bien cru que je ne la regagnerais jamais ; maintenant que toutes nos querelles sont arrangées, et que l’espoir qui ce matin semblait m’avoir abandonné pour toujours brille plus que jamais à mes yeux, faut-il lorsque j’ai encore sur les lèvres le baiser de pardon de ma chère Catherine, faut-il que j’aille me jeter dans de nouvelles affaires, ce qui, vous le savez, serait l’offenser de la manière la plus sensible ?

– Il est pénible pour moi de vous conseiller, Henry, dit Simon ; mais dites-moi : avez-vous ou n’avez-vous pas raison de croire que ce pauvre Olivier a été pris pour vous ?

– Je ne le crains que trop, dit Henry. On trouvait, qu’il me ressemblait un peu, et le pauvre diable s’étudiait à imiter mes gestes, ma démarche, et jusqu’aux airs que j’ai coutume de siffler ; afin d’ajouter à une ressemblance qui devait lui coûter si cher. Il ne manque pas de gens, tant dans la ville que dans le comté, qui me gardent rancune et qui me doivent quelque revanche ; lui, le cher homme, personne, je crois, ne lui devait rien.

– Écoutez, Henry ; je ne puis vous promettre que ma fille ne sera point offensée. Elle a vu souvent le père Clément, et elle en a reçu, au sujet de la paix et du pardon des injures, des idées qui me semblent convenir fort mal à un pays dans lequel la loi ne peut nous protéger, à moins que nous n’ayons le courage de nous protéger nous-mêmes. Si vous vous décidez pour le combat, je ferai mon possible pour la déterminer à voir la chose du même œil que toutes les autres femmes de la ville la verront ; et si vous préférez laisser dormir l’affaire, si vous voulez que l’homme qui est mort pour vous reste sans vengeance, que la veuve et les enfans n’obtiennent point réparation pour le malheur qui les a frappés, alors je vous rendrai la justice de ne point oublier que moi du moins je ne dois pas penser plus mal de vous à cause de votre patience, puisqu’elle ne vous aura été commandée que par votre amour pour ma fille. Mais dans ce cas, Henry, il faudra que nous nous éloignions de notre cher Saint-Johnstoun, car nous n’y serions plus qu’une famille perdue d’honneur.

Henry poussa un profond soupir, garda un instant le silence, puis il répondit : Plutôt mourir que d’être perdu d’Honneur, dussé-je ne la revoir jamais ! Ah ! si c’eut été hier au soir, j’aurais couru me mesurer avec la meilleure lame de tous ces hommes d’armes, aussi gaîment que je dansai jamais autour d’un mai : Mais aujourd’hui, lorsque pour la première fois c’est comme si elle m’avait dit : – Henry Smith, je t’aime, – ah ! mon père Gloyer, c’est bien pénible ! Après tout, c’est ma faute ! c’est uniquement ma faute ! J’aurais dû lui prêter l’abri de mon toit, lorsqu’il m’en suppliait dans l’excès de sa frayeur ; ou si j’étais sorti avec lui je l’aurais sauvé ou j’aurais partagé son sort. Mais je me moquai de lui, je l’accablai de reproches et de malédictions : cependant les saints savent que je ne les proférai que par humeur et dans un mouvement d’impatience. Je le mis à ma porte, lui qui était sans défense, l’envoyant au-devant de la mort qui m’était peut-être destinée. Il faut que je le venge, ou je suis déshonoré pour toujours. Voyez, mon père ; on a dit que j’étais aussi dur que le fer que je travaille ; le fer verse-t-il jamais des larmes comme celles-ci ? Honte à moi qui les répands !

– Il n’y a point de honte, mon cher fils ; tu es aussi bon que, tu es brave, et je t’ai toujours connu tel. Il est possible qu’on ne découvre personne sur qui puissent planer les soupçons ; et dans ce cas le combat ne saurait avoir lieu. Il est bien dur de souhaiter que le sang innocent ne soit pas vengé. Mais si l’auteur de ce lâche assassinat reste caché pour le moment, tu seras affranchi de l’obligation d’en tirer cette vengeance dont le ciel, n’en doute pas, se chargera lorsqu’il en sera temps.

En parlant ainsi, ils arrivèrent à l’endroit de High-Street ou était située la maison du conseil. Lorsqu’ils approchèrent de la porte, en se frayant un passage à travers la foule qui remplissait encore la rue, ils trouvèrent les avenues gardées par une troupe choisie de bourgeois armés, et par environ cinquante lames appartenant au chevalier de Kinfauns, qui, avec ses alliés les Grays, les Blairs, les Moncrieffs et autres, avait amené à Perth un corps considérable de cavalerie, dont ce détachement faisait partie. Dès que Glover et Smith se présentèrent, ils furent introduits dans la salle où les magistrats étaient assemblés.

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