« Le pauvre dort en paix, et les fronts couronnés
« Ne peuvent obtenir une couche paisible. »
Shakspeare. Henri VI, partie ii .
Quarante hommes d’armes portant alternativement, l’un l’épée nue, l’autre une torche allumée, formaient l’escorte ou plutôt la garde qui conduisait Louis XI de l’hôtel-de-ville de Péronne au château-fort ; en entrant dans cette sombre demeure, le roi crut un moment entendre une voix qui lui donnait à l’oreille cet avis que le poète florentin a écrit sur la porte des régions infernales :
Laissez ici toute espérance .
Peut-être quelque sentiment de remords aurait ému le cœur du roi, s’il avait songé aux victimes qu’il avait fait entasser dans ses cachots par centaines et par milliers, sur de légers soupçons, souvent même sans aucun motif, les privant sans scrupule de tout espoir de liberté, et les réduisant à maudire la vie à laquelle elles ne tenaient plus que par une sorte d’instinct animal.
La lueur des torches l’emportait sur celle de la lune, dont les rayons avaient moins d’éclat cette nuit que la précédente, et la lumière rougeâtre qu’elles répandaient sur ce vieil édifice semblait rendre encore plus sombre et plus formidable le bâtiment nommé la Tour du comte Herbert. C’était celle que Louis avait vue la veille avec une espèce de pressentiment fâcheux, et qu’il était maintenant destiné à habiter, en proie à la crainte de toutes les violences auxquelles son puissant vassal, au caractère irascible, pourrait se livrer sous ces voûtes silencieuses, si favorables au despotisme.
Les pénibles sensations du roi ne firent que s’accroître quand il aperçut, en traversant la cour, deux ou trois cadavres sur lesquels on avait jeté à la hâte une capote de soldat ; et il ne fut pas long-temps à reconnaître l’uniforme des archers de sa garde écossaise. Le détachement qui était de garde près de l’appartement du roi, comme le comte de Crèvecœur l’en informa, avait refusé de quitter son poste ; une querelle s’en était suivie entre eux et les Wallons noirs du duc, et avant que les officiers des deux corps eussent pu rétablir l’ordre, plusieurs d’entre eux avaient été tués.
– Mes braves et fidèles Écossais ! s’écria le roi en voyant ce triste spectacle, si vous aviez eu à combattre homme à homme, ni la Flandre ni la Bourgogne n’auraient pu fournir de champions en état de vous résister.
– Sans doute, dit le Balafré qui marchait derrière le roi ; mais Votre Majesté n’ignore pas que le nombre l’emporte sur le courage. Il y a peu de gens qui puissent faire face à plus de deux ennemis à la fois. Moi-même je ne me soucierais guère d’avoir à en combattre trois, à moins que le devoir ne l’exigeât, auquel cas il ne s’agit plus de compte.
– Es-tu là, ma vieille connaissance ? dit le roi. J’ai donc encore près de moi un sujet fidèle ?
– Et un fidèle ministre, soit dans vos conseils, soit dans les devoirs qu’il a à remplir près de votre personne royale, dit Olivier-le-Dain d’une voix mielleuse.
– Nous sommes tous fidèles, dit Tristan l’Ermite d’un ton brusque ; car si le duc vous fait périr, il ne laissera la vie à aucun de nous, quand même nous désirerions la conserver.
– Voilà ce que j’appelle une bonne garantie de fidélité, dit le Glorieux, qui, comme nous l’avons déjà dit, et avec la légèreté d’esprit qui caractérise un cerveau dérangé, s’était mis de la compagnie.
Pendant ce temps, le vieux sénéchal, appelé à la hâte, faisait de pénibles efforts pour tourner une clef pesante dans la serrure de la porte de cette vieille prison gothique, qui semblait s’ouvrir à regret ; et il fut obligé de recourir à l’aide d’un des gardes de Crèvecœur. Quand elle fut ouverte, six hommes entrèrent avec des torches, et montrèrent le chemin par un passage étroit et tournant, commandé, de distance en distance, par des meurtrières et des barbacanes pratiquées dans l’épaisseur des murs. Au bout de ce passage était un escalier digne de faire suite, et dont les marches étaient de gros blocs de pierre grossièrement taillés à coups de marteau, et de hauteur inégale. Elles se terminaient à une porte en fer qui conduisait à ce qu’on appelait la grande salle de la tour, où la lumière pénétrait à peine, même en plein jour, car elle n’y arrivait que par des ouvertures que l’épaisseur excessive des murailles faisait paraître encore plus étroites, et qui ressemblaient à des crevasses plutôt qu’à des fenêtres. Sans la lueur des torches, il y aurait régné en ce moment une obscurité complète. Deux ou trois chauves-souris, ou autres oiseaux de mauvais augure, réveillés par cette clarté inaccoutumée, voltigèrent autour des lumières et menacèrent de les éteindre, tandis que le sénéchal s’excusait auprès du roi de ce que les grands appartemens de la tour n’étaient pas en meilleur ordre. Il fit valoir le peu de temps qui lui avait été donné pour les préparer, en ajoutant que, dans le fait, cet appartement n’avait pas servi depuis vingt ans, et qu’il avait été même habité très-rarement, à ce qu’il avait entendu dire, depuis le temps de Charles-le-Simple.
– De Charles-le-Simple ! répéta Louis ; oh ! je connais à présent l’histoire de cette tour. C’est ici qu’il fut assassiné par la trahison de son perfide vassal Herbert, comte de Vermandois : ainsi le racontent nos annales. Je savais qu’il y avait, relativement au château de Péronne, une tradition dont je ne me rappelais pas les circonstances. Ainsi donc, c’est ici qu’un de mes prédécesseurs a été assassiné !
– Non pas, Sire, non pas exactement ici, dit le vieux sénéchal, qui s’avançait avec l’empressement d’un cicérone charmé de pouvoir faire l’histoire des curiosités qu’il montre ; – c’est un peu plus loin, dans un cabinet qui donne dans la chambre à coucher de Votre Majesté.
Il ouvrit à la hâte une porte placée à l’autre bout de l’appartement, et qui conduisait dans une chambre à coucher assez petite, comme c’était l’usage dans ces vieux bâtimens, mais qui, par cela même, était plus commode que la grande salle. On y avait fait précipitamment quelques préparatifs pour recevoir le roi. Après en avoir caché les murs avec une tapisserie, on avait allumé du feu dans une cheminée qui n’avait pas été chauffée depuis bien des années, et l’on avait jeté à terre deux matelas pour ceux qui, suivant la coutume, devaient passer la nuit dans la chambre du roi.
– Je vais faire préparer des lits dans l’antichambre pour le reste de votre suite, Sire, dit le vieux sénéchal ; je prie Votre Majesté de m’excuser : j’ai eu si peu de temps pour faire mes dispositions ! Maintenant, s’il plaît à Votre Majesté de passer par la petite porte que couvre la tapisserie, elle se trouvera dans ce petit cabinet, pratiqué dans l’épaisseur du mur, où Charles perdit la vie. Un passage secret communique au rez-de-chaussée par où montèrent les hommes chargés de le mettre à mort. Votre Majesté, dont j’espère que la vue est meilleure que la mienne, pourra encore distinguer les marques du sang sur le plancher, quoique cinq cents ans se soient écoulés depuis cet événement. En parlant ainsi, il cherchait à ouvrir la petite porte dont il parlait.
– Attends, vieillard, lui dit le roi en lui retenant le bras, attends encore un peu. Tu pourras avoir une histoire plus récente à raconter, des traces de sang plus fraîches à montrer. Qu’en dites-vous, comte de Crèvecœur ?
– Tout ce que je puis vous dire, Sire, répondit le comte, c’est que cet appartement est à la disposition de Votre Majesté, comme celui que vous occupez dans votre château du Plessis, et que la garde extérieure en est confiée à Crèvecœur, nom qui n’a jamais été souillé par un soupçon de trahison ou d’assassinat.
– Mais le passage secret dont parte ce vieillard ? dit Louis à voix basse et d’un ton d’inquiétude, en serrant d’une main le bras de Crèvecœur, tandis que de l’autre il lui montrait la porte du petit cabinet.
– C’est quelque rêve de Mornay, dit Crèvecœur, quelque vieille et absurde tradition de ce château ; mais je vais m’en assurer.
Il allait ouvrir la porte, quand Louis le retenant, lui dit :
– Non, Crèvecœur, non : votre honneur est une garantie qui me suffit. Mais que veut faire de moi votre duc ? Il ne peut espérer de me garder long-temps prisonnier, et… en un mot, Crèvecœur, dites-moi ce que vous en pensez…
– Sire, répondit le comte, Votre Majesté peut juger elle-même quel ressentiment doit avoir conçu le duc de Bourgogne de l’horrible assassinat d’un de ses alliés, d’un de ses proches parens ; et vous seul pouvez savoir quel droit il a de s’imaginer que les auteurs de ce crime y aient été excités par les émissaires de Votre Majesté. Mais mon maître a une noblesse de caractère qui le rend incapable de toute trahison, même au plus fort de sa colère. Quoi qu’il puisse faire, il le fera à la face du jour, en face des deux peuples. Et je dois ajouter que le désir de tous les conseillers qui l’entourent, à l’exception peut-être d’un seul, sera qu’il se conduise en cette occasion avec autant de modération et de générosité que de justice.
– Ah ! Crèvecœur, dit Louis en prenant la main du comte, comme s’il eût été affecté par quelque souvenir pénible, qu’il est heureux, le prince qui a près de sa personne, des conseillers capables d’opposer un frein à ses passions et à sa colère ! Leurs noms seront écrits en lettres d’or dans l’histoire de son règne. Noble Crèvecœur, que n’ai-je eu le bonheur d’avoir près de moi un homme tel que toi !
– En ce cas, dit le Glorieux, le premier soin de Votre Majesté aurait été de s’en débarrasser bien vite.
– Ah ! ah ! sire de la Sagesse, es-tu donc ici ? dit Louis et se retournant et en quittant à l’instant le ton pathétique avec lequel il parlait à Crèvecœur, pour en prendre avec facilité un autre qui ressemblait presque à de la gaieté ; – nous as-tu donc suivis jusqu’ici ?
– Oui, Sire : la Sagesse doit suivre en vêtemens bigarrés, quand la Polie marche en avant sous la pourpre.
– Comment dois-je entendre ceci, sire Salomon ? voudrais-tu changer de place avec moi ?
– Non, sur ma foi, Sire, quand même vous me donneriez cinquante couronnes en retour.
– Et pourquoi donc ? Comme sont les princes aujourd’hui, il me semble que je pourrais me contenter de t’avoir pour roi.
– Fort bien, Sire, mais la question est de savoir si, jugeant de l’esprit de Votre Majesté d’après le logement que vous occupez ici, je ne serais pas honteux d’avoir un fou si peu clairvoyant.
– Silence ! drôle, dit le comte de Crèvecœur : vous donnez trop de liberté à votre langue.
– Laissez-le parler, dit le roi ; je ne connais pas de sujet de raillerie mieux trouvé et plus juste que les sottises de ceux qui ne devraient pas en faire. Tiens, mon judicieux ami, prends cette bourse d’or, et reçois en même temps l’avis de ne jamais être assez fou pour te croire plus sage que les autres. Maintenant voudrais-tu me rendre le service de t’informer où est mon astrologue Martius Galeotti, et de me l’envoyer ici sans délai ?
– Je m’en charge, Sire, répondit le fou, et je suis sûr que je le trouverai chez Jean Doppletbur, car les philosophes savent aussi-bien que les fous où se vend le meilleur vin.
– J’espère, comte, dit Louis, que vous voudrez bien donner ordre à vos gardes de laisser entrer ce docte personnage.
– Il n’y a nulle difficulté à ce qu’il entre, Sire, répondit Crèvecœur ; mais je suis fâché d’être obligé d’ajouter que mes instructions ne me permettent de laisser sortir personne de l’appartement de Votre Majesté. Je souhaite à Votre Majesté une bonne nuit, ajouta-t-il, et je vais prendre des mesures pour que les personnes de votre suite se trouvent plus à l’aise dans l’antichambre.
– Soyez sans inquiétude à cet égard, sire comte, dit le roi, ce sont des gens habitués à une vie dure ; et pour vous dire la vérité, à l’exception de Galeotti, que je désire voir, je voudrais avoir cette nuit aussi peu de communications à l’extérieur que vos instructions le permettent.
– Elles sont, répondit Crèvecœur, de laisser Votre Majesté en possession paisible de son appartement. Tels sont les ordres de mon maître.
– Votre maître, comte de Crèvecœur, dit Louis, et que je pourrais aussi nommer le mien, est un très-gracieux maître. Mon royaume est un peu circonscrit en ce moment, puisqu’il ne consiste qu’en une chambre à coucher et une antichambre ; mais il est assez grand pour les sujets qui me restent.
Le comte de Crèvecœur prit congé du roi, et un moment après, Louis entendit le bruit des sentinelles qu’on plaçait à leur poste, des officiers qui leur donnaient le mot d’ordre et la consigne, et des soldats qu’on relevait de garde. Enfin le silence succéda, et l’on n’entendit plus que le murmure sourd des eaux troubles et profondes de la Somme qui baignaient les murs du château.
– Retirez-vous dans l’antichambre, mes maîtres, dit Louis à Olivier et à Tristan ; mais ne vous endormez pas, et tenez-vous prêts à recevoir mes ordres, car nous aurons encore quelque chose à faire cette nuit, et quelque chose d’important.
Tristan et Olivier retournèrent dans l’antichambre, ou le Balafré était resté avec les deux officiers du grand prévôt, pendant qu’ils avaient suivi leur maître dans sa chambre. Ils avaient allumé un grand feu de fagots, qui servait en même temps à éclairer et à chauffer l’appartement ; enveloppés de leurs manteaux, ils s’étaient étendus par terre ; dans diverses attitudes annonçant l’inquiétude et l’abattement de leur esprit. Tristan et Olivier ne virent rien de mieux à faire que de suivre leur exemple ; et comme ils n’avaient jamais été grands amis dans les jours de leur prospérité, aucun d’eux ne voulait prendre l’autre pour confident dans cet étrange et soudain revers de fortune. Toute la compagnie resta donc plongée dans le silence et la consternation.
Cependant leur maître était demeuré seul, en proie à des tourmens capables de servir d’expiation à quelques-uns de ceux qui avaient été infligés par son ordre. Tantôt il se promenait d’un pas inégal, tantôt il s’arrêtait en joignant les mains : en un mot, il s’abandonnait à une agitation que personne ne savait mieux que lui réprimer en public. Enfin, se plaçant devant la petite porte désignée par le vieux Mornay comme conduisant au théâtre du meurtre d’un de Ses prédécesseurs, il se tordit les mains, et exprima ses sentimens sans contrainte dans le monologue suivant, qu’il interrompit plusieurs fois :
– Charles-le-Simple ! Charles-le-Simple ! Et quel surnom la postérité donnera-t-elle à Louis XI, dont le sang rafraîchira probablement bientôt les taches du tien ? Louis-le-Fou, Louis-l’idiot, Louis-l’infatué ! Ce sont des épithètes trop douces pour montrer mon extrême imbécillité. Croire que ces têtes chaudes de Liégeois, à qui la rébellion est aussi nécessaire que le pain qui les nourrit, resteraient un moment en repos ! penser que le féroce Sanglier des Ardennes interromprait un instant sa carrière de violences et de sanguinaire férocité ! m’imaginer que je pourrais faire entendre à Charles de Bourgogne le langage de la raison et de la sagesse, avant d’avoir essayé le pouvoir de mes exhortations sur un taureau sauvage ! Fou, double fou que j’étais ! Mais ce scélérat de Galeotti ne m’échappera pas ; il a eu la principale main à tout ceci, et j’en puis dire autant de ce vil prêtre, de ce détestable La Balue. Si jamais je puis me tirer de ce danger, je lui arracherai son chapeau de cardinal, dût la peau de son crâne y rester attachée. Mais l’autre traître est entre mes mains ; je suis encore assez roi, j’ai un empire encore assez grand, pour punir un charlatan, un imposteur, un empirique, un astrologue menteur, qui a fait de moi et un prisonnier et une dupe ! – La conjonction des constellations ! oui, la conjonction ! il m’a conté des sornettes dignes d’être adressées à une tête de mouton bouillie, et j’ai été assez idiot pour me persuader que je les comprenais ! N’importe ! nous verrons tout à l’heure ce que cette conjonction a réellement prédit ; mais faisons d’abord nos dévotions. Au-dessus de la porte du petit cabinet, et peut-être en mémoire de l’événement dont il avait été le théâtre, était une niche contenant un crucifix grossièrement taillé en pierre. Le roi fixa les yeux sur cette image, fit un mouvement comme pour s’agenouiller devant elle, et s’arrêta, tout à coup, comme s’il eût craint de faire participer cet emblème religieux aux principes de la politique mondaine, et qu’il eût regardé comme une témérité de lui adresser des prières avant de s’être assuré quelque puissant intercesseur. Il se détourna donc du crucifix, comme s’il se fût jugé indigne de le contempler, ôta son chapeau, fit la revue des images de plomb qui le garnissaient, et choisissant celle qui représentait Notre-Dame de Cléry, il se mit à genoux devant elle, et lui adressa la prière extraordinaire ci-après. On ne manquera pas d’y remarquer que sa grossière superstition considérait jusqu’à un certain point Notre-Dame de Cléry comme un être différent de Notre-Dame d’Embrun, pour laquelle il avait une dévotion toute particulière, et à qui il adressait souvent ses vœux.
– Douce Notre-Dame de Cléry, s’écria-t-il en joignant les mains et en se frappant la poitrine, bienheureuse mère de merci, toi qui es toute-puissante auprès de la Toute-Puissance, prends pitié de moi, pauvre pécheur. Il est vrai que je t’ai un peu négligée pour ta bienheureuse sœur d’Embrun ; mais je suis roi, mon pouvoir est grand, ma richesse sans bornes ; et si elle ne suffisait pas, j’imposerais une double gabelle sur mes sujets, plutôt que de ne pas vous payer mes dettes à toutes deux. Ouvre ces portes de fer ; comble ces larges fossés, tire-moi de ce danger pressant comme une mère qui conduit son enfant. Si j’ai donné à ta sœur le commandement de mes gardes, tu auras la grande et riche province de Champagne, dont les vignobles verseront l’abondance dans ton couvent. J’avais promis cette province à mon frère Charles ; mais il est mort, comme tu le sais, empoisonné par ce méchant abbé d’Angely, que je punirai si la vie m’est laissée ; je l’avais déjà promis, mais pour cette fois je tiendrai ma parole. Si j’ai eu quelque connaissance de ce crime, sois bien sûre, ma très-chère patronne, que c’était parce que je ne voyais pas de meilleur moyen pour réprimer les mécontens dans mon royaume. Ne porte pas cette vieille dette à mon compte ; mais sois ce que tu as toujours été, douce, bonne, flexible aux prières. Sainte Mère de Dieu, intercède auprès de ton fils pour qu’il me pardonne tous mes péchés passés, et celui, qui n’en est qu’un bien petit, qu’il faut que je commette cette nuit. Ce n’est pas même un péché, chère Notre-Dame de Cléry : non, ce n’en est pas un, c’est un acte de justice privée ; car le scélérat est le plus grand imposteur qui ait jamais versé le mensonge dans l’oreille d’un prince ; et d’ailleurs il a du penchant pour l’infâme hérésie des Grecs. Il n’est pas digne de ta protection : abandonne-le-moi, et regarde comme une bonne œuvre ce que je vais faire, car c’est un nécromancien et un sorcier, qui ne mérite pas que tu t’occupes de lui ; un chien dont la vie ne doit pas être de plus d’importance à tes yeux que l’extinction d’une étincelle qui tombe de la mèche d’une chandelle, ou qui saute du feu. Ne songe pas à cette bagatelle, bonne et douce Notre-Dame ; ne pense qu’aux moyens de me sauver de ce danger. Je te donne ma parole royale, devant ta bienheureuse image, que je te tiendrai ma promesse relativement au comté de Champagne ; et ce sera la dernière fois que je t’importunerai pour quelque affaire de sang, vu que tu as le cœur si compatissant et si tendre .
Après avoir fait ce compromis extraordinaire avec l’objet de son culte, Louis récita avec tous les signes extérieurs d’une vive dévotion, les sept Psaumes de la Pénitence, un certain nombre d’ave, et d’autres prières spécialement consacrées à la Vierge. Il se releva ensuite, persuadé qu’il avait mis de son côté l’intercession de la Mère de Dieu ; d’autant plus, comme il ne manqua pas d’en faire la réflexion politique, que la plupart des péchés pour lesquels il avait imploré sa médiation en d’autres circonstances étaient d’un caractère tout différent, et que, par conséquent, Notre-Dame de Cléry ne devait pas le regarder comme un meurtrier habituel et endurci ; ce qu’auraient pu faire les autres saints qu’il avait pris plus souvent pour confidens de ce genre de crime.
Après avoir ainsi purgé sa conscience, ou plutôt l’avoir blanchie comme un sépulcre, le roi ouvrit la porte de sa chambre et appela le Balafré.
– Mon brave, lui dit-il, tu m’as servi long-temps, et tu n’as eu que bien peu d’avancement. Je suis ici dans une circonstance où j’ai devant les yeux la mort aussi-bien que la vie, et je ne voudrais pas mourir sans payer, autant que les saints m’en laissent le pouvoir, les dettes de ma reconnaissance, en laissant un ami sans récompense et un ennemi sans punition. Or, j’ai un ami à récompenser, et c’est toi ; et un ennemi à punir, c’est ce scélérat, ce traître infâme, ce Galeotti, qui par ses impostures et ses mensonges spécieux m’a livré au pouvoir de mon ennemi mortel, comme un boucher conduit un agneau à la tuerie.
– Je l’appellerai en défi, répondit le Balafré ; le duc de Bourgogne est trop ami des gens d’épée pour nous refuser un champ clos et un espace raisonnable ; et si Votre Majesté vit assez long-temps, et qu’elle jouisse d’assez de liberté, elle me verra soutenir sa querelle et la venger de ce philosophe autant qu’elle peut le désirer.
– Je connais ta bravoure et ton dévouement à mon service ; mais ce traître connaît parfaitement le maniement des armes, et je ne voudrais pas risquer ta vie, mon brave.
– N’en déplaise à Votre Majesté, je ne serais point brave, Sire, si j’hésitais à faire face à un homme plus redoutable que lui. Il serait beau vraiment que moi, qui ne sais ni lire ni écrire, j’eusse peur d’un gros lourdaud qui n’a presque fait que cela toute sa vie !
– N’importe : notre bon plaisir n’est pas que tu hasardes ta vie, Balafré. Ce traître va arriver ici par notre ordre ; tu n’as besoin que de t’approcher de lui, et de le frapper sous la cinquième côte. Tu m’entends ?
– Oui, sans doute, Sire ; mais Votre Majesté me permettra de lui dire que c’est un genre d’opération auquel je ne suis nullement habitué. Je ne saurais pas tuer un chien, à moins que ce ne fût dans le feu d’un combat, d’une poursuite ou d’un défi.
– Comment ! Tu ne prétends pas avoir le cœur bien tendre, j’espère, toi qui, comme on me l’a rapporté, as toujours été le premier à monter à l’assaut, et à profiter de tous les avantages que pouvaient offrir la prise d’une place aux cœurs de fer et aux bras prompts à frapper ?
– Le glaive à la main, Sire, je n’ai jamais craint ni épargné vos ennemis. Un assaut est une affaire sérieuse ; on y court des risques qui échauffent le sang ; et, de par saint André ! il faut ensuite quelques heures pour qu’il se refroidisse ; c’est là ce que j’appelle une excuse légitime du pillage. Dieu veuille nous prendre en pitié, nous autres pauvres soldats : le danger nous fait tourner la tête, et nous la perdons encore davantage après la victoire. J’ai entendu parler d’une légion tout entière qui n’était composée que de saints : ils devraient bien s’occuper tous à prier et à intercéder pour le reste de l’armée et pour tout ce qui porte le panache, la cuirasse et l’épée. Mais ce que Votre Majesté me propose est hors de ma route, quoique je convienne qu’elle est assez large. Quant à l’astrologue, s’il est coupable de trahison, qu’il meure de la mort d’un traître ; je n’aurai rien à démêler avec lui. Votre Majesté a dans l’antichambre son grand prévôt et deux de ses agens ; une pareille expédition leur convient mieux qu’à un gentilhomme écossais qui a un rang dans l’armée.
– Je crois que tu as raison, Balafré ; mais du moins il est de ton devoir d’assurer l’exécution de ma juste sentence, d’empêcher qu’on n’y apporte interruption.
– Je défendrai la porte contre tout Péronne, Sire. Votre Majesté ne doit pas douter de ma loyauté en tout ce qui peut se concilier avec ma conscience, et je puis vous assurer qu’elle est assez large pour ma propre convenance et pour le service de Votre Majesté ; car, certaines choses que j’ai faites pour vous, j’aurais plutôt avalé la poignée de mon poignard, que de les faire pour tout autre.
– N’en parlons plus, et écoute moi : quand Galeotti sera entré et que la porte sera refermée, tu t’y mettras en faction, le sabre à la main, et tu ne laisseras entrer personne. Voilà tout ce que j’exige de toi. Retourne dans l’antichambre, et envoie-moi le grand prévôt.
Le Balafré se retira, et, un moment après, Tristan l’Ermite entra dans la chambre du roi.
– Eh bien ! compère, lui dit le roi, que penses-tu de notre situation ?
– Que nous ressemblons à gens condamnés à mort, répondit le grand prévôt, à moins que le duc ne nous envoie un sursis.
– Sursis ou non, il faut que celui qui nous a fait tomber dans ce piège parte avant nous, comme notre maréchal-des-logis, pour préparer notre place dans l’autre monde, dit le roi avec un sourire sombre et féroce. Tristan, tu as exécuté bien des actes de bonne justice ; finis je devrais dire, f unis coronat opus ; il faut que tu me serves jusqu’à la fin.
– C’est bien ce que j’entends faire, Sire : si je ne suis pas un beau parleur, du moins je suis reconnaissant, et tant que je vivrai, le moindre mot de Votre Majesté sera une sentence de condamnation aussi irrémissible, aussi littéralement exécutée que lorsque vous étiez assis sur votre trône. Je remplirai mes devoirs entre ces murs et partout ailleurs ; on fera ensuite de moi tout ce qu’on voudra, je m’en soucie peu.
– C’est ce que j’attendais de toi, mon cher compère ; mais as-tu de bons aides ? Le traître est un gaillard vigoureux ; il criera de toutes ses forces, sans doute, au secours. L’Écossais ne fera que garder la porte, et il est fort heureux que j’aie pu l’y déterminer à force de flatteries et de cajoleries. Olivier n’est bon qu’à mentir, à flatter, et à suggérer des conseils dangereux ; et, ventre-saint-Dieu ! je crois plus probable qu’il ait un jour la corde autour du cou lui-même, que d’être chargé de l’attacher au cou d’un autre. Croyez-vous avoir les gens et les moyens convenables pour faire courte et bonne besogne ?
– J’ai avec moi Trois-Échelles et Petit-André, gens si habiles dans leur métier, que sur trois hommes ils en pendraient un avant que les deux autres s’en aperçussent, et nous avons résolu, eux et moi, de vivre et de mourir avec Votre Majesté, sachant fort bien que si vous n’existiez plus, il ne nous resterait guère plus de temps à vivre que nous n’en accordons à nos patiens. Mais quel est le sujet qui doit maintenant nous passer par les mains ? J’aime à être sûr de mon homme ; car, comme il plaît à Votre Majesté de me le rappeler quelquefois, il m’est arrivé de temps en temps de me tromper, et de prendre, au lieu du criminel, quelque honnête laboureur qui n’avait pas offensé Votre Majesté.
– C’est la vérité. Apprends donc, Tristan, que le condamné est Martius Galeotti… Tu parais surpris ; la chose est pourtant comme je te le dis. C’est ce traître qui, par ses fausses prédictions, m’a déterminé à venir ici, parce qu’il voulait nous livrer sans défense entre les mains du duc de Bourgogne.
– Mais non sans vengeance, s’écria Tristan : quand ce devrait être le dernier acte de ma vie, je m’attacherai à lui comme une bête expirante, dussé-je être écrasé l’instant d’après.
– Je connais ta fidélité, dit le roi, et je sais que, comme tous les gens de bien, tu trouves du plaisir à t’acquitter de ton devoir ; car la vertu, disent les savans, trouve sa récompense en elle-même. Mais va-t’en ; et prépare les sacrificateurs ; car la victime n’est pas loin.
– Votre gracieuse Majesté désire-t-elle que le sacrifice ait lieu en sa présence ? demanda Tristan.
Louis n’accepta pas cette offre, mais il chargea son grand prévôt de tout disposer pour exécuter ponctuellement ses ordres à l’instant où l’astrologue sortirait de sa chambre à coucher : – Car je veux voir ce scélérat encore une fois, dit le roi, quand ce ne serait que pour observer comment il se conduira en face du maître qu’il a conduit dans le piège. Je ne serais pas facile de voir la crainte de la mort effacer les couleurs de ses joues enluminées, et ternir l’éclat de cet œil dont le sourire était si vif quand il me trahissait. Oh ! que n’ai-je également en mon pouvoir celui dont les conseils ont aidé ses pronostics ! Mais si j’échappe à ce danger…, prenez garde à votre pourpre, monseigneur le cardinal ! Rome même ne sera pas en état de vous sauver, soit ainsi parlé sans offenser saint Pierre ni la bienheureuse Notre-Dame de Cléry, qui est toute miséricorde, – Eh bien ! qu’attends-tu ? va préparer tes gens. Le traître peut arriver à chaque instant. Fasse le ciel qu’il ne conçoive pas d’inquiétude ! S’il ne venait pas, ce serait une cruelle contrariété ! Mais va-t’en donc, Tristan ! tu n’avais pas coutume d’être si lent à t’acquitter de tes fonctions !
– Au contraire, Sire, car Votre Majesté avait coutume de dire que j’allais trop vite en besogne ; que je me méprenais sur vos royales intentions, et prenais un sujet pour un autre. Je voudrais donc que Votre Majesté me donnât un signe auquel je pusse reconnaître, quand Galeotti vous quittera, que vos intentions sont toujours les mêmes, car je vous ai vu deux ou trois fois changer d’avis, et me reprocher de m’être trop pressé.
– Créature soupçonneuse ! je te dis que ma résolution est invariable. Au surplus, pour mettre fin à tes remontrances, fais bien attention à ce que je dirai à ce drôle en le quittant. Si je lui dis : – Il y a un ciel au-dessus de nous, fais ta besogne. Si au contraire je lui dis : – Allez en paix, ce sera un signe que j’aurai changé d’avis.
– Je crois que dans tout mon emploi il n’y a personne qui ait le cerveau plus bouché que moi, Sire ; permettez-moi de répéter. Si vous lui dites d’aller en paix, ce sera un signe que je dois me mettre à l’ouvrage ; si…
– Et non, idiot, non ; en ce cas tu n’auras rien à faire ; mais si je lui dis : Il y a un ciel au-dessus de nous, tu rapprocheras sa tête de deux ou trois pieds des planètes qu’il connaît si bien.
– Je ne sais trop si nous en aurons les moyens ici.
– Eh bien ! si tu ne peux en rapprocher sa tête, tu l’en éloigneras. Qu’importe la manière ?
– Et le corps, qu’en ferons-nous ?
– Réfléchissons un instant. Les fenêtres de l’antichambre sont trop étroites, mais celle-ci est assez large. Vous le jetterez dans la Somme, et vous attacherez sur sa poitrine un papier avec ces mots : – Laissez passer la justice du roi. – Les officiers du duc pourront le pêcher si bon leur semble.
Le grand prévôt quitta l’appartement de Louis et appela, ses deux aides dans un coin de l’antichambre, pour y tenir conseil. Trois-Échelles ayant attaché une torche à la muraille pour les éclairer, ils causèrent à voix basse, quoiqu’ils ne courussent guère le risque d’être entendus, soit par Olivier, qui semblait plongé dans un abattement complet, soit par le Balafré, qui dormait profondément.
– Camarades, dit Tristan à ses deux ministres, vous vous imaginiez peut-être que notre vocation était finie, et qu’au lieu d’avoir à remplir notre ministère sur les autres, il était plus vraisemblable que nous jouerions nous-mêmes à notre tour le rôle de patiens ; mais courage, mes amis, notre gracieux maître nous fournit encore une noble occasion d’exercer nos talens, et il faut ici les déployer bravement, en hommes qui désirent vivre dans l’histoire.
– Je devine ce que c’est, dit Trois-Échelles ; notre patron est comme les anciens césars de Rome, qui, réduits à l’extrémité, ou se voyant, comme nous dirions, au pied de l’échelle, choisissaient parmi les ministres de leur justice quelque serviteur éprouvé, pour épargner à leur main novice quelque tentative maladroite contre leur personne sacrée. C’était une bonne coutume pour des païens, mais comme bon catholique, je me ferais conscience de porter la main sur le roi très-chrétien.
– Vous êtes trop scrupuleux, confrère, dit Petit-André. Si le roi donne l’ordre de sa propre exécution, je ne vois pas comment nous pourrions nous dispenser d’y obtempérer. Celui qui vit à Rome doit obéir au pape. Les gens du grand prévôt doivent exécuter les ordres de leur maître comme lui-même ceux du roi.
– Silence, drôles ! dit Tristan : il n’est pas question ici de la personne du roi ; il ne s’agit que de celle de cet hérétique grec, de ce païen, de ce sorcier mahométan, Martius Galeotti.
– Galeotti, dit Petit-André ; rien n’est plus naturel. Je n’ai jamais connu un de ces charlatans, de ces faiseurs de tours, passant leur vie à danser sur une corde tendue, qui ne l’ait terminée par une dernière gambade au bout d’une corde plus lâche. – Tchick !
– Mon seul regret, dit Trois-Échelles en levant les yeux au ciel, c’est que cette pauvre créature va mourir sans confession.
– Bah ! bah ! répliqua Tristan, c’est un hérétique, un nécromancien ; l’absolution de tout un couvent de moines ne pourrait le sauver. D’ailleurs tu ne manques pas d’invention en ce genre, Trois-Échelles, et tu as tout ce qu’il faut pour lui servir de père spirituel, si tu le veux. Mais ce qui est plus important, c’est que je crois qu’il faudra que vous fassiez usage du poignard, mes maîtres, car vous n’avez pas ici les instrumens nécessaires à votre profession.
– À Notre-Dame de l’île de Paris ne plaise que les ordres du roi me trouvent jamais au dépourvu, dit Trois-Échelles. Je porte toujours sur moi un cordon de Saint-François qui me fait quatre fois le tour du corps, et à l’un des bouts est un joli nœud coulant ; car je suis de la confrérie de Saint-François, et je pourrai en porter, le froc quand je serai in extremis, – grâce à Dieu et aux bons pères de Saumur.
– Et moi, dit Petit-André, j’ai toujours en poche une bonne poulie, et un gros clou à vis, afin de pouvoir exercer mes fonctions sans embarras, dans le cas où nous nous trouverions en quelque lieu où les arbres seraient rares et n’auraient que des branches à trop de distance de la terre.
– Voilà qui est bien, dit le grand prévôt ; vous n’avez qu’à attacher la poulie à cette poutre au-dessus de la porte, après quoi vous y passerez la corde. Quand Galeotti sortira de la chambre du roi, vous la lui ajusterez lestement sous le menton, pendant que je l’occuperai en causant avec lui, et puis…
– Et puis nous hisserons la corde, ajouta Petit-André ; et tchick ! notre astrologue sera dans le ciel, en ce sens qu’il n’aura plus un pied sur terre.
– Mais, dit Trois-Échelles en jetant les yeux vers la cheminée, est-ce que ces messieurs ne feront pas un noviciat dans notre profession, en nous donnant un coup de main ?
– Non, non, répondit Tristan" : le barbier n’est fort que pour imaginer le mal, et il le laisse exécuter aux autres ; quant à l’Écossais, il gardera la porte pendant que nous serons occupés d’une opération à laquelle il n’a ni assez d’esprit ni assez de dextérité pour prendre part. Chacun son métier.
Avec une activité et une sorte de plaisir qui leur faisaient oublier la situation précaire dans laquelle ils se trouvaient eux-mêmes, les dignes exécuteurs des ordres du grand prévôt disposèrent leur poulie et leur corde pour exécuter la sentence rendue contre Galeotti par le monarque captif, paraissant satisfaits que leur dernière action pût être si bien d’accord avec la teneur de toute leur vie. Tristan l’Ermite regardait leurs préparatifs avec un air de contentement : Olivier ne faisait aucune attention à eux, et si Ludovic Lesly fut éveillé par le bruit de leurs dispositions préalables, il pensa qu’ils s’occupaient d’affaires tout-à-fait étrangères à ses devoirs, et dont on ne pouvait, sous aucun point de vue, le considérer comme responsable.