« Quand s’assemblent les rois, l’astrologue a raison
« D’appeler leur congrès triste conjonction,
« Comme lorsque Saturne avec Mars se rencontre. »
Ancienne comédie.
On ne saurait trop dire si c’est un privilège ou un inconvénient attaché au rang des princes, que, dans leur commerce les uns avec les autres, ils soient contraints, par suite du respect qu’ils doivent avoir eux-mêmes pour leur titre et leur dignité, de soumettre leurs sentimens et leurs discours aux lois d’une étiquette sévère. Cette règle leur défend de se livrer ouvertement à toute émotion un peu vive, ce qui pourrait passer pour une profonde dissimulation, s’il n’était pas universellement reconnu que cette complaisance pour l’usage n’est qu’une affaire de cérémonial. Il n’est pourtant pas moins certain que lorsqu’ils franchissent ces bornes, que leur impose l’étiquette, pour lâcher la bride à leurs passions haineuses, ils compromettent leur majesté aux yeux du public ; ce dont on eut un exemple frappant lorsque deux illustres rivaux, François Ier et l’empereur Charles-Quint, se donnèrent un démenti direct, et voulurent vider leur querelle par un combat singulier.
Charles, duc de Bourgogne, le plus impétueux, le plus impatient, et nous pouvons dire le plus imprudent de tous les princes de son temps, se sentit pourtant comme enfermé dans un cercle magique, tracé par la déférence qu’il devait à Louis, son seigneur suzerain et son souverain, qui daignait lui faire l’honneur de venir le visiter, lui vassal de sa couronne. Revêtu, de son manteau ducal, il monta à cheval, à la tête des plus distingués de ses nobles et de ses chevaliers, et alla au-devant de Louis XI. Les vêtemens des seigneurs de sa suite étincelaient d’or et d’argent ; car les richesses de la cour d’Angleterre ayant été épuisées par les guerres d’York et de Lancastre, et les dépenses de celle de France étant limitées par l’économie du monarque, la cour de Bourgogne était alors la plus magnifique de toutes celles de l’Europe. Le cortège de Louis, au contraire, était peu nombreux, et mesquin comparativement ; le costume du roi lui-même rendait le contraste encore plus frappant. Louis avait un habit montrant la corde, et son grand chapeau garni d’images de plomb. L’effet qu’il produisait devint presque grotesque lorsque le duc, richement vêtu, sa couronne ducale sur la tête, et les épaules couvertes d’un superbe manteau, descendit de son noble coursier, mit un genou en terre, et se disposa à tenir l’étrier pour aider Louis à descendre de son petit palefroi très-pacifique.
L’accueil que se firent les deux potentats fut aussi rempli d’affectation de plaisir et d’amitié qu’il était vide de sincérité ; mais le caractère du duc lui rendait difficile de donner à sa voix, à ses discours, à toutes ses manières, les apparences convenables, tandis que le roi était si parfaitement exercé à la dissimulation, que l’habitude en était pour lui une seconde nature, et que ceux qui le connaissaient le mieux ne pouvaient distinguer en lui ce qui était joué de ce qui était naturel.
La comparaison la plus exacte, si elle n’était indigne de deux pareils potentats, serait peut-être de supposer le roi dans la situation d’un étranger connaissant parfaitement les mœurs et les caprices de la race canine, et qui, par quelque motif particulier, désire se faire ami d’un gros mâtin hargneux auquel il est suspect, et qui est disposé à se jeter sur lui au moindre motif de méfiance. Le mâtin gronde tout bas, hérisse ses poils, montre les dents, et cependant il aurait honte d’attaquer un homme qui paraît si bon et si confiant. Il souffre donc des avances qui sont loin de le pacifier, et il épie l’occasion de pouvoir sauter légitimement à la gorge de son nouvel ami.
Le roi sentit sans doute, à la voix altérée, aux manières contraintes et aux brusques mouvemens du duc Charles, que le rôle qu’il avait à jouer était fort délicat, et peut-être se repentit-il plus d’une fois de l’avoir entrepris ; mais le repentir venait trop tard, et il ne lui restait de ressource qu’en cette adresse sans égale et dans cette politique astucieuse qu’il entendait mieux que personne.
La manière dont Louis se conduisit à l’égard du duc ressemblait à cet abandon du cœur dans le premier moment d’une réconciliation avec un ami éprouvé et honoré, après un court refroidissement dont la cause est déjà loin et oubliée. Il lui dit qu’il se blâmait de n’avoir pas fait plus tôt cette démarche décisive, pour convaincre son bon et cher parent, par une preuve de confiance semblable à celle qu’il lui donnait, que les différends élevés entre eux n’étaient rien dans son souvenir, quand il les comparait à toutes les preuves d’amitié qu’il avait reçues de lui pendant son exil de France. Il lui parla du feu duc de Bourgogne, Philippe-le-Bon, comme on nommait généralement le père du duc Charles, et rappela mille marques de bonté paternelle qu’il en avait reçues.
– Je crois, beau cousin, lui dit-il, que votre père partageait presque également son affection entre vous et moi ; car je me souviens que m’étant égaré par accident dans une partie de chasse, je trouvai à mon retour le bon duc qui vous grondait de m’avoir laissé derrière vous dans la forêt, comme si vous n’eussiez pas pris assez de soin pour la sûreté d’un frère aîné.
Les traits du duc de Bourgogne étaient naturellement durs et sévères ; et quand il essaya de sourire pour reconnaître poliment la vérité de ce que le roi lui disait, la grimace qu’il fît était vraiment diabolique.
– Prince des fourbes, se disait-il dans ses secrètes pensées, je voudrais bien que mon honneur me permît de vous demander comment vous avez payé tous les bienfaits de ma maison.
– Et d’ailleurs, continua le roi, si les liens du sang et de la reconnaissance ne suffisaient pas pour nous attacher l’un à l’autre, nous sommes encore unis par ceux d’une parenté spirituelle ; car je suis le parrain de votre charmante fille Marie, qui m’est aussi chère que si elle était une des miennes ; et quand les saints (dont le bienheureux nom soit béni) m’envoyèrent un rejeton qui se flétrit au bout de trois mois, ce fut le prince votre père qui le tint sur les fonts de baptême ; il célébra cette cérémonie avec plus de pompe et de magnificence qu’elle n’en aurait pu avoir même dans Paris. Jamais je n’oublierai l’impression profonde que la générosité du duc Philippe, et la vôtre, mon cher cousin, firent sur le cœur à demi brisé d’un pauvre exilé.
Le duc fit un effort sur lui-même pour trouver quelque réponse : – Votre Majesté, dit-il, a daigné reconnaître cette légère obligation en termes qui faisaient plus que payer toute la pompe que la Bourgogne put déployer pour prouver qu’elle sentait l’honneur que vous aviez conféré à son souverain.
– Je me rappelle les termes dont vous voulez parler, beau cousin, dit le roi en souriant ; c’était, je crois, que pour vous payer de cette marque d’amitié je n’avais à vous offrir, pauvre exilé que j’étais, que ma personne, celle de ma femme et de mon enfant. Eh bien, je crois que j’ai passablement tenu parole.
– Je n’entends disputer rien de ce qu’il plaît à Votre Majesté d’avancer, dit le duc ; mais…
– Mais vous me demandez, dit le roi en l’interrompant, comment mes actions se sont accordées avec mes paroles. Pâques-Dieu ! le voici. Le corps de mon fils Joachim repose sous une terre bourguignonne : j’ai placé ce matin sans réserve ma personne en votre pouvoir ; et quant à celle de ma femme, en vérité, beau cousin, je crois que, vu le temps qui s’est passé depuis cette époque, vous n’insisterez pas pour que je tienne rigoureusement ma parole à cet égard. Elle est née le saint jour de l’Annonciation, ajouta-t-il en faisant un signe de croix et en murmurant un ora pro nobis, il y a quelque cinquante ans. Mais elle n’est pas plus loin que Reims ; et si vous désirez que ma promesse soit exécutée à la lettre, elle sera incessamment à votre bon plaisir.
Quelque courroucé que fût le duc de la duplicité que montrait le roi en cherchant à prendre avec lui un ton d’amitié et d’intimité, il ne put s’empêcher de rire au discours singulier que lui tenait ce monarque extraordinaire, et sa gaieté s’exprima par des accens non moins discordans que ceux de la colère à laquelle il se livrait souvent. Il rit aux éclats, plus liant et plus long-temps que la bienséance ne le permettrait aujourd’hui et ne le permettait alors ; tout en riant, il répondit qu’il remerciait le roi de l’honneur qu’il lui faisait en lui proposant la compagnie de la reine, mais qu’il accepterait plus volontiers celle de sa fille aînée, dont on vantait la beauté.
– Je suis charmé, beau cousin, dit le roi avec un de ces sourires équivoques qui lui étaient habituels, que votre bon plaisir ne se soit pas fixé sur ma fille Jeanne : vous auriez eu une lance à rompre avec mon cousin d’Orléans ; et s’il était arrivé malheur, n’importe auquel de vous, je n’aurais pu manquer de perdre un bon ami, un cousin affectionné.
– Non, non, Sire, dit le duc Charles, je ne veux jeter aucun obstacle dans les amours du duc d’Orléans. Si jamais je romps une lance avec lui, il faudra que ce soit pour une cause plus belle et plus droite.
Louis fut bien loin de prendre en mauvaise part cette allusion brutale à la taille et au manque de beauté de sa fille Jeanne. Au contraire, il vit avec plaisir que le duc cherchât à s’amuser par des railleries grossières, science dans laquelle il était lui-même un adepte, et qui lui épargnait, pour employer une phrase moderne, beaucoup d’hypocrisie sentimentale. En conséquence, il mit la conversation sur un tel ton, que Charles, tout en sentant qu’il lui était impossible de jouer le rôle d’ami affectueux et réconcilié avec un monarque qui lui avait rendu tant de mauvais offices, et dont la sincérité lui était si suspecte en cette occasion, n’éprouva aucune difficulté pour se montrer hôte hospitalier à l’égard d’un prince si facétieux ; ce qui manquait à l’un et à l’autre en sentimens de bonne amitié, fut remplacé par ce ton de cordialité qui existe entre deux bons vivans ; ce ton, naturel au duc d’après la franchise et l’on peut ajouter la grossièreté de son caractère, ne l’était pas moins à Louis, parce que, quoiqu’il fût en état de prendre tous les tons de la conversation, celui qui lui convenait le mieux était un mélange d’idées grossières et de gaieté caustique.
Pendant tout le temps du banquet, qui fut servi dans la maison de ville de Péronne, les deux princes se trouvèrent heureusement en état de continuer le même style de conversation. C’était pour eux une sorte de terrain neutre sur lequel ils pouvaient se rencontrer sans danger ; et, comme Louis s’en aperçut aisément, rien n’était plus propre à maintenir le duc de Bourgogne dans cet état de calme que le roi jugeait nécessaire à sa sûreté.
Il fut pourtant un peu alarmé en voyant autour du duc plusieurs seigneurs français du plus haut rang, que son injuste sévérité avait exilés de France, et à qui Charles avait accordé des places de confiance dans sa maison. Ce fut donc pour se mettre à l’abri de ce qu’il pouvait avoir à craindre de leur ressentiment et de leur vengeance, qu’il demanda à être logé dans le château, c’est-à-dire la citadelle de Péronne, plutôt que dans la ville même. Le duc y consentit sur-le-champ, avec un de ces sourires équivoques dont il est impossible de dire s’ils sont de bon ou de mauvais augure pour celui à qui ils s’adressent.
Mais quand le roi, s’exprimant avec autant de délicatesse qu’il le pouvait, et de la manière qu’il croyait la moins propre à éveiller le soupçon, lui demanda si les archers de sa garde écossaise ne pourraient avoir la garde du château de Péronne pendant qu’il y séjournerait, au lieu de celle d’une des portes de la ville, suivant l’offre que le duc en avait faite lui-même, Charles répondit avec ce ton bref et cette manière brusque qui lui étaient ordinaires, et que rendait plus alarmans l’habitude qu’il avait prise de relever ses moustaches en parlant, ou de porter la main à son épée ou à son poignard, dont il tirait et faisait rentrer la lame tour à tour.
– Saint Martin ! non, Sire, s’écria-t-il. Vous êtes dans le camp et dans la ville de votre vassal, c’est ainsi qu’on me nomme à l’égard de Votre Majesté ; mon château et ma cité sont à vous ; mes soldats sont les vôtres ; il est donc indifférent que ce soient eux ou vos archers qui gardent les portes et les murailles du château de Péronne. Non, de par saint George ! Péronne est une forteresse vierge, et elle ne perdra pas son honneur par suite de ma négligence. Il faut veiller de près sur ses filles, mon royal cousin, si l’on veut qu’elles conservent leur bonne renommée.
– Sans doute, beau cousin, sans doute, répondit le roi ; je suis tout-à-fait d’accord avec vous ; et, dans le fait, je dois prendre plus d’intérêt que vous-même à la réputation de cette bonne petite ville, puisqu’elle fait partie, comme vous le savez, des places situées sur la Somme qui ont été engagées à votre père, d’heureuse mémoire, en garantie de certain argent qu’il nous a prêté, et que nous avons conservé le droit de racheter en le remboursant ; or, pour vous parler franchement, beau cousin, en débiteur honnête, prêt à s’acquitter de toutes les obligations qu’il a contractées, j’ai amené quelques mules chargées d’argent pour faire ce rachat, et vous y trouverez de quoi fournir aux frais de votre cour pendant trois ans, quelle que soit votre magnificence royale.
– Je n’en recevrai pas un écu, dit le duc en tordant ses moustaches ; le jour convenu pour le rachat est passé depuis long-temps, mon royal cousin, et jamais il n’a été dans l’intention sérieuse d’aucune des parties que ce droit fût exercé ; la cession de ces places étant la seule indemnité que mon père ait reçue de la France, lorsque, dans un moment heureux pour votre famille, il consentit à oublier le meurtre de mon aïeul, et à quitter l’alliance de l’Angleterre pour celle de votre père. Saint George ! s’il ne l’eût pas fait, Votre Majesté, au lieu d’avoir des villes sur la Somme, aurait à peine pu conserver les villes au-delà de la Loire. Non, je n’en rendrai pas une pierre, quand je devrais en recevoir le poids en or. Grâce à Dieu, grâce à la sagesse et à la valeur de mes ancêtres, les revenus de la Bourgogne, quoique la Bourgogne ne soit qu’un duché, suffisent pour maintenir ma cour, même quand j’y reçois un roi, sans que je sois obligé de vendre mes héritages.
– Eh bien ! beau cousin, répondit le roi avec le même ton de calme et de douceur, et sans paraître ému par les gestes violens et le ton emporté du duc, je vois que vous êtes tellement ami de la France, que vous ne voulez vous séparer de rien de ce qui lui a appartenu. Mais quand nous en viendrons à discuter nos affaires en conseil, nous aurons besoin d’un médiateur. Que dites vous de Saint-Pol ?
– Saint Paul, saint Pierre, et tous les saints du calendrier auront beau me prêcher, s’écria le duc, ils ne me feront pas renoncer à la possession de Péronne.
– Vous ne m’entendez pas, dit Louis en souriant ; je vous parle de Louis de Luxembourg, notre fidèle connétable, le comte de Saint-Pol. Ah ! sainte Marie d’Embrun ! il ne nous manque que sa tête à notre conférence ! La meilleure tête de France ; celle qui serait la plus utile pour rétablir entre nous une parfaite harmonie.
– Par saint George ! s’écria le duc, je suis surpris d’entendre Votre Majesté parler ainsi d’un homme qui a été faux et parjure envers la France et envers la Bourgogne, d’un homme qui a toujours cherché à exciter un incendie à l’aide de la moindre étincelle de discorde, et tout cela pour se donner des airs de jouer le rôle de médiateur. Je jure, par l’ordre que je porte, que ses marécages ne lui serviront pas long-temps de refuge.
– Pas tant de chaleur, beau cousin, dit le roi en souriant, et en baissant la voix : quand je disais que la tête du connétable pouvait servir à pacifier nos légers différends, je ne parlais pas de son corps ; on pourrait bien le laisser à Saint-Quentin pour plus de commodités.
– Oh ! oh ! je vous comprends, mon royal cousin, s’écria Charles avec un de ces éclats de rire bruyans que lui arrachaient de temps en temps les plaisanteries grossières de Louis ; et il ajouta en frappant la terre du pied : je conviens que, dans ce sens, la tête du connétable pourrait être utile à Péronne.
Ces discours et plusieurs autres par lesquels le roi cherchait à jeter dans l’entretien de l’enjouement et de la gaieté, tout en lâchant quelquefois un mot sur des affaires plus sérieuses, ne se suivirent pas les uns les autres consécutivement, mais furent amenés adroitement, tant pendant le banquet qui eut lieu à l’hôtel-de-ville, que durant une entrevue que Louis eut ensuite avec le duc dans le propre appartement de ce prince, car il profita de toutes les occasions qui pouvaient faciliter l’introduction de sujets si délicats à traiter.
En effet, quoique Louis eût agi avec témérité en faisant une démarche dont le caractère impétueux du duc et les divers motifs d’inimitié invétérée qui existaient entre eux rendaient l’issue douteuse et dangereuse, cependant jamais pilote arrivant près d’une côte inconnue ne se conduisit avec plus de prudence et de fermeté. Il sondait avec adresse et précision ce que j’appellerai, pour continuer la métaphore, les profondeurs et les récifs, le caractère et les passions de son rival, et ne laissa apercevoir ni doute ni crainte quand le résultat de ses expériences lui eut appris qu’il s’y trouvait beaucoup moins de bons ancrages que de bancs de sable et de rochers cachés sous les eaux.
Enfin se termina une journée qui devait en avoir été une de fatigue pour Louis, par l’effet des efforts continuels d’attention, de vigilance et de précaution que sa situation exigeait, comme c’en avait été une de contrainte pour le duc, à cause de la nécessité où il se trouvait de réprimer les mouvemens impétueux de sa violence habituelle.
Dès que Charles fut rentré dans son appartement, après avoir pris congé du roi pour la nuit avec toutes les formes du cérémonial, il ne retint plus l’explosion des passions qu’il avait comprimées jusqu’alors, et, comme le dit son fou le Glorieux, il fit tomber ce soir une pluie de juremens et d’injures sur des têtes pour lesquelles il ne destinait pas cette monnaie en la frappant, car il épuisa en faveur de tout ce qui l’approchait le trésor d’invectives amassé pendant toute la journée, dont il ne pouvait décemment gratifier le roi son hôte, même en son absence. Les plaisanteries de son bouffon finirent pourtant par calmer son accès de mauvaise humeur : il rit à gorge déployée, jeta à son fou une pièce d’or, se laissa déshabiller, but un grand verre de vin épicé, se mit au lit, et dormit profondément.
Le coucher du roi Louis mérite plus d’attention que celui de Charles, car l’expression violente de la colère, de l’impatience et de la témérité, appartenant à la partie brute de notre nature plutôt qu’à celle qui est douée d’intelligence, n’a guère de quoi nous intéresser en comparaison de l’activité d’un esprit supérieur.
Louis fut escorté jusqu’au logement qu’il avait choisi dans le château ou citadelle de Péronne, par les chambellans et maréchaux-des-logis du duc de Bourgogne, et il trouva à l’entrée une forte garde d’archers et d’hommes d’armes.
En descendant de cheval pour traverser le pont-levis jeté sur un fossé d’une largeur et d’une profondeur peu ordinaires, il regarda les sentinelles, et dit à d’Argenton, qui l’accompagnait avec quelques autres seigneurs bourguignons : – Ils portent la croix de saint André, mais ce n’est pas celle de mes archers écossais.
– Vous les trouverez aussi disposés qu’eux, à mourir pour vous défendre, Sire, répondit d’Argenton, dont l’oreille subtile avait reconnu dans le ton de Louis un accent de soupçon que le roi, malgré toute sa dissimulation, n’avait pu entièrement cacher. Ils portent la croix de saint André comme un des signes dépendans de l’ordre de la Toison-d’Or de mon maître le duc de Bourgogne.
– Ne le sais-je pas ? dit Louis en lui montrant le collier de cet ordre, qu’il avait mis pour faire honneur à son hôte ; c’est un des liens de la fraternité qui nous unit, mon beau cousin et moi. Nous sommes frères en chevalerie comme en parenté spirituelle, cousins par naissance, amis par tous les nœuds de l’affection et du bon voisinage. – Vous n’irez pas plus loin que cette cour, messieurs : je ne puis souffrir que vous alliez plus loin, vous m’avez rendu assez d’honneurs.
– Nous étions chargés par le duc, répondit d’Hymbercourt, de conduire Votre Majesté jusqu’à son appartement. Nous espérons que Votre Majesté nous permettra d’exécuter les ordres de notre maître.
– Dans une affaire de si peu d’importance, dit le roi, j’espère que vous-mêmes, quoique ses sujets, vous conviendrez que mes ordres doivent avoir plus d’autorité que les siens. Je me sens ; un peu indisposé, messieurs, un peu fatigué. Un grand plaisir est presque aussi difficile à supporter qu’une grande peine. Demain j’espère être plus en état de jouir de votre société, et de la vôtre surtout, seigneur Philippe d’Argenton. Je sais que vous êtes l’annaliste de ce temps. Nous qui désirons avoir un certain nom dans l’histoire, nous vous devons de belles paroles, car on dit que, lorsque vous le voulez, votre plume est bien acérée. Bonsoir, messieurs, bonsoir à tous et à chacun de vous.
Les seigneurs bourguignons se retirèrent, enchantés des manières gracieuses de Louis et des attentions qu’il avait adroitement distribuées à chacun d’eux, et le roi resta, avec deux personnes de sa suite, sous la porte voûtée qui conduisait à la cour du château de Péronne, dans un des angles de laquelle on voyait une grande tour, espèce de prison d’état. Ce vaste et sombre édifice était alors éclairé par les mêmes rayons de la lune qui guidaient Quentin Durward sur la route de Charleroi à Péronne, et qui, comme le lecteur le sait déjà, brillaient d’un éclat tout particulier. La forme de ce bâtiment ressemblait à peu près à celle de la tour Blanche de la citadelle de Londres ; mais l’architecture en était encore plus ancienne, car on en faisait remonter la construction au temps de Charlemagne. Les murs en étaient d’une épaisseur formidable, les fenêtres petites, et grillées avec de grosses barres de fer, et la masse de cet édifice jetait sur toute la cour une ombre noire et presque sinistre.
– Ce n’est pas là que je vais loger, dit le roi avec un frémissement involontaire qui semblait de mauvais augure.
– Non, Sire, répondit le vieux sénéchal qui l’accompagnait, la tête nue : à Dieu ne plaise ! les appartemens de Votre Majesté sont préparés dans cet autre bâtiment ; ce sont ceux où le roi Jean coucha deux nuits avant la bataille de Poitiers.
– Hum ! cela n’est pas encore un trop bon présage, murmura le roi à voix basse. Mais qu’avez-vous à dire de la tour, mon vieil ami, et pourquoi priez-vous le ciel que je n’y sois pas logé ?
– Je n’ai pas le moindre mal à dire de la tour, Sire, répondit le sénéchal ; seulement les sentinelles prétendent qu’on y voit des lumières, et qu’on y entend des bruits étranges pendant la nuit ; ce qui ne serait pas bien étonnant, car c’était jadis une prison d’État, et l’on conte bien des histoires de ce qui s’est passé entre ses murailles.
Louis ne lui fit pas d’autres questions, car personne n’était obligé plus que lui à respecter les mystères d’une prison. À la porte des appartemens qui lui étaient destinés, et qui, bien que plus modernes que la tour, avaient cependant quelque chose d’antique et de sombre, il trouva un détachement de ses archers écossais, ayant à leur tête leur vieux commandant.
– Crawford, mon brave et fidèle Crawford, dit le roi, où as-tu donc été aujourd’hui ? Les seigneurs bourguignons ont-ils assez peu d’hospitalité pour avoir négligé un des hommes les plus braves et les plus nobles qu’on ait jamais vus dans une cour ? Je ne t’ai pas vu dans la salle du banquet.
– J’ai refusé l’invitation, Sire : je ne suis plus le même qu’autrefois. J’ai vu le temps où j’aurais défié le plus hardi buveur de Bourgogne, même avec le jus de ses propres grappes ; mais aujourd’hui quatre malheureuses pintes me mettent hors de combat ; et j’ai cru qu’il était important pour le service de Votre Majesté que je donnasse l’exemple de la sobriété aux hommes qui sont sous mes ordres.
– Vous êtes toujours prudent, Crawford ; mais à coup sûr vous avez moins de besogne aujourd’hui que de coutume, n’ayant à commander qu’un détachement si peu nombreux ; et un jour de fête n’exigeait pas une discipline aussi sévère qu’un jour de bataille.
– Moins j’ai d’hommes à commander, Sire, et plus il est important que je les maintienne en état de service. Tout ceci finira-t-il par une fête ou par un combat ? C’est ce que Dieu et Votre Majesté doivent savoir mieux que le vieux John Crawford.
– Vous ne prévoyez sûrement aucun danger ? lui demanda le roi avec précipitation, mais en baissant la voix.
– Non, Sire ; plût à Dieu que j’en prévisse ! car, comme avait coutume de le dire le vieux comte de Tineman , danger prévu devient plus facile à éviter. Le mot d’ordre pour cette nuit, Sire, s’il plaît à Votre Majesté ?
– Que ce soit Bourgogne, Crawford, en honneur de notre hôte, et d’une liqueur qui ne vous est pas indifférente.
– Je n’aurai de querelle ni avec le duc, ni avec le vin qui porte ce nom, Sire, pourvu que l’un et l’autre soient de franche composition. Bonne nuit à Votre Majesté.
– Bonsoir, mon fidèle Écossais, répondit le roi ; et il entra dans son appartement.
À la porte de sa chambre à coucher il trouva le Balafré en faction. – Suis-moi, lui dit-il en passant devant lui ; et l’archer, semblable à une mécanique à laquelle un ressort touché vient d’imprimer le mouvement, entra après lui dans l’appartement, s’arrêta à deux pas de la porte, et attendit, immobile et en silence, les ordres du roi.
– Savez-vous quelque chose de ce paladin errant, votre neveu ? lui demanda le roi ; car il a été comme perdu pour nous depuis que, semblable à un jeune chevalier qui part pour chercher ses premières aventures, il nous a envoyé deux prisonniers pour premiers fruits de ses exploits.
– Quelque chose m’en est revenu aux oreilles, Sire ; mais j’espère que Votre Majesté voudra bien croire que, s’il a mal agi, il n’y a été autorisé, ni par mes préceptes, ni par mon exemple ; vu que je n’ai jamais été un âne assez malavisé pour faire vider les arçons à un prince, de votre illustre maison, connaissant trop bien ma situation, et…
– Gardez le silence sur ce point, Balafré ; votre neveu n’a fait que son devoir à cet égard.
– Quant à cela, Sire, je l’avais bien endoctriné. Quentin, lui ai-je dit, quoi qu’il puisse arriver, souvenez-vous que vous appartenez à la garde écossaise, et faites votre devoir, quoi qu’il puisse en résulter.
– Je me doute qu’il avait reçu quelques bonnes instructions de cette sorte ; mais ce qui m’importe en ce moment, c’est que vous répondiez à ma question. Avez-vous appris depuis peu quelques nouvelles de votre neveu ? Retirez-vous, messieurs, dit le roi aux autres personnes de sa suite, cette affaire ne concerne que mon oreille.
– Oui, sans doute, Sire, j’ai vu ce soir même Chariot, un des hommes qui accompagnaient mon neveu, et qu’il a envoyé de Liège, ou d’un château situé dans les environs, appartenant à l’évêque, et où il a conduit en sûreté les comtesses de Croye.
– Que Notre-Dame mère de Dieu en soit bénie ! Mais en es-tu bien sûr ? Es-tu bien sûr de cette bonne nouvelle ?
– Aussi sûr que je puis l’être, Sire ; je crois même que Chariot a des lettres des dames de Croye pour Votre Majesté.
– Va me les chercher. Donne ton arquebuse à un de ces drôles ; à Olivier, au premier venu. Maintenant bénie soit Notre-Dame d’Embrun ! ajouta le roi quand le Balafré fut parti ; je changerai en argent la grille de fer qui entoure son autel.
Dans cet accès de gratitude et de dévotion, Louis, suivant son usage, ôta son chapeau, le plaça sur une table, tourna de son côté l’endroit où se trouvait son image favorite de la Vierge, s’agenouilla, et répéta avec une nouvelle ferveur le vœu qu’il venait de faire.
Chariot, le premier messager parti de Schonwaldt, ne tarda pas à arriver, et remit au roi les lettres dont il avait été chargé par les deux comtesses de Croye. Elles le remerciaient froidement de la protection qu’il leur avait accordée tant qu’elles avaient été à sa cour, et avec un peu plus de chaleur de la permission qu’elles en avaient reçue d’en partir en sûreté ; expressions dont Louis rit de bon cœur, au lieu d’en concevoir du ressentiment. Il demanda ensuite à Chariot, d’un air qui annonçait évidemment l’intérêt qu’il mettait à cette question, s’ils n’avaient pas éprouvé en route quelque alarme, s’ils n’avaient pas été attaqués !
Chariot, homme fort stupide, et qui devait à cette qualité le choix qui avait été fait de lui pour cette mission, rendit au roi un compte fort imparfait de l’affaire dans laquelle le Gascon, son camarade, avait été tué, et l’assura qu’ils n’avaient fait aucune mauvaise rencontre pendant tout le reste du voyage. Louis lui demanda alors des détails particuliers et minutieux sur le chemin qu’ils avaient suivi pour se rendre à Liège, et son intérêt parut redoubler quand il apprit qu’en approchant de Namur ils avaient suivi la route la plus courte, en côtoyant la rive droite de la Meuse, au lieu de la traverser, comme le portaient leurs instructions. Le roi le renvoya en lui faisant donner un petit présent, et déguisa l’inquiétude manifeste qu’il avait montrée, en l’attribuant au désir qu’il avait de savoir les dames de Croye en sûreté.
Quoique cette nouvelle lui annonçât qu’il avait échoué dans un de ses plans favoris, elle sembla pourtant donner au roi plus de satisfaction intérieure qu’il n’en aurait probablement montré s’il eût obtenu le plus brillant succès. Il respira comme un homme dont la poitrine aurait été déchargée d’un pesant fardeau, murmura de nouveaux remerciemens aux saints avec un air de profonde dévotion, leva les yeux au ciel, et se hâta de méditer d’autres plans d’ambition qui pussent être plus sûrs.
Dans ce dessein, Louis fit appeler son astrologue Galeotti, qui parut avec son air de dignité emprunté, mais ayant pourtant le front chargé de quelque inquiétude, comme s’il eût douté que le roi dût lui faire un bon accueil. Il fut pourtant reçu plus favorablement que jamais. Louis le nomma son ami, son père dans les sciences, en le comparant à un verre d’optique par le moyen duquel un roi pouvait lire dans l’avenir ; et il termina ses complimens en lui mettant au doigt une bague de grande valeur.
Galeotti ne savait pas quelles circonstances avaient si soudainement relevé son mérite aux yeux du roi, mais il entendait trop bien son métier pour laisser apercevoir, son ignorance. Il reçut les éloges de Louis avec une gravité modeste, dit qu’ils n’étaient dus qu’à la noblesse de la science qu’il cultivait, et qui n’en était que plus admirable, puisqu’elle produisait des merveilles par le moyen d’un agent aussi faible que lui.
Après le départ de l’astrologue, Louis, en apparence fort épuisé, se jeta dans un fauteuil, renvoya tous ses gens, et ne garda qu’Olivier, qui, remplissant ses fonctions avec zèle et sans bruit, aida son maître à se préparer à se mettre au lit.
Pendant qu’il s’acquittait ainsi de son service habituel, le roi, contre sa coutume, restait préoccupé et silencieux. Olivier fut frappé de ce changement extraordinaire. Les âmes les plus dépravées ne sont pas toujours dépourvues de tout bon principe ; les bandits sont fidèles à leur capitaine ; et il arrive quelquefois qu’un protégé, un favori, éprouve un mouvement d’intérêt sincère pour le monarque auquel il doit son élévation et sa fortune. Olivier-le-Diable, ou quelque autre surnom qu’on eût pu lui donner pour exprimer ses penchans vicieux, n’était pourtant pas encore assez complètement identifié avec Satan pour refuser tout accès dans son cœur à la reconnaissance qu’il devait à son maître, et il ne put le voir sans regret dans cet état d’accablement, et même, à ce qu’il paraissait, d’inquiétude.
Après avoir rendu au roi en silence, pendant quelque temps, les services ordinaires qu’un domestique rend à son maître à sa toilette, il fut enfin tenté de lui dire avec la liberté que l’indulgence de son souverain lui permettait en pareille occasion :
– Tête-Dieu ! Sire, on dirait que vous avez perdu une bataille ; et cependant moi qui ai été près de la personne de Votre Majesté pendant toute cette journée, je puis dire que je ne vous ai jamais vu combattre si vaillamment, et que le champ de bataille vous est resté.
– Le champ de bataille ! s’écria Louis en levant les yeux, et en reprenant la causticité habituelle de son ton et de ses manières ; Pâques-Dieu ! mon ami Olivier, dites que je suis resté maître de l’arène dans un combat contre un taureau ; car jamais il n’a existé brute plus aveugle, plus opiniâtre, plus indomptable que notre cousin de Bourgogne, à moins que ce ne soit un taureau de Murcie élevé pour les combats. N’importe, je l’ai joliment harcelé ; mais, Olivier, réjouissez vous avec moi de ce qu’aucun de mes plans en Flandre n’ait réussi, ni en ce qui concerne les princesses coureuses de Croye, ni relativement à Liège. Vous m’entendez ?
– Non, sur ma foi, Sire, il m’est impossible de féliciter Votre Majesté d’avoir échoué dans ses projets favoris, à moins que vous ne m’appreniez quel motif a opéré ce changement dans vos vues et vos souhaits.
– Sous un point de vue général, mon ami, il n’y en est survenu aucun ; mais, Pâques-Dieu ! j’ai appris aujourd’hui à connaître le duc Charles mieux que je ne le connaissais encore. Lorsqu’il était comte de Charolais, du vivant de son père, le vieux duc Philippe-le-Bon, et moi le dauphin de France banni, nous buvions, nous chassions, nous battions la campagne, et nous avons fait plus d’une frasque ensemble. À cette époque j’avais sur lui un avantage décidé, celui que l’esprit le plus fort prend naturellement sur le plus faible : mais il a changé depuis ce temps ; il est devenu entêté, entreprenant, arrogant, querelleur, dogmatique ; il nourrit évidemment le désir de pousser les choses à l’extrême, quand il croit avoir l’occasion favorable. Je ne pouvais toucher à un sujet qui lui déplaisait qu’avec les mêmes précautions que si c’eût été un fer rouge. À peine lui ai-je lâché quelques mots pour lui faire entrevoir la possibilité que ces vagabondes comtesses de Croye fussent tombées entre les mains de quelque maraudeur des frontières avant d’arriver à Liège, car je lui avais avoué franchement qu’autant que je pouvais le croire c’était là qu’elles se rendaient, Pâques-Dieu ! on aurait cru que je lui parlais d’un sacrilège ! Il est inutile que je vous répète ce qu’il m’a dit à ce sujet ; il me suffit de vous dire que j’aurais cru ma tête fort aventurée, si l’on était venu lui annoncer en ce moment la réussite de l’honnête projet formé par toi et ton ami Guillaume à la longue barbe pour améliorer sa fortune par le moyen d’un mariage.
– Votre Majesté voudra bien se rappeler que je ne suis pas l’ami de Guillaume de la Marck, et que ce n’est pas moi qui ai conçu le projet dont il s’agit.
– Tu as raison, Olivier ; car ton plan était de faire la barbe au Sanglier des Ardennes ; mais tu ne choisissais pas un meilleur époux à la comtesse Isabelle, quand tu pensais modestement à toi-même. Au surplus, Olivier, malheur à qui sera son mari ; car être pendu, roué, écartelé, voilà ce que mon doux cousin promettait de mieux à quiconque épouserait sa jeune vassale sans son agrément.
– Et probablement il ne serait guère moins irrité de tout mouvement d’insurrection qui pourrait avoir lieu dans la bonne ville de Liège.
– Autant, et même beaucoup plus, Olivier ; comme ton intelligence le devine si bien. Mais dès que j’eus pris la résolution de venir ici, j’envoyai des messagers à Liège, pour calmer, quant à présent, les esprits échauffés ; et j’ai fait dire à mes amis turbulens, Pavillon et Rouslaer, de se tenir tranquilles comme des souris, jusqu’après cette heureuse entrevue entre mon beau cousin et moi.
– Il parait donc, à en juger d’après ce que Votre Majesté vient de dire, que tout ce que vous pouvez espérer de mieux de cette entrevue, c’est de ne pas vous en trouver plus mal ? C’est, sur ma foi, la même histoire que celle de la cigogne qui mit son cou dans la gueule du loup, et qui eut à remercier le ciel d’avoir pu l’en tirer. Cependant Votre Majesté, encore tout à l’heure, prodiguait les complimens au sage philosophe dont les prédictions vous ont décidé à jouer un jeu dont vous espériez de si belles choses.
– Il ne faut désespérer de la partie que lorsqu’elle est perdue, Olivier, et je n’ai aucune raison pour craindre de la perdre ; je dois la gagner, au contraire, s’il n’arrive rien pour exciter la rage de ce fou vindicatif ; et bien certainement j’ai de grandes obligations à la science qui m’a fait choisir pour agent et pour conducteur des dames de Croye un jeune homme dont l’horoscope est si bien d’accord avec le mien, qu’il m’a sauvé d’un grand danger, même par une contravention à mes ordres, en prenant la route qui lui a fait éviter l’embuscade de Guillaume de la Marck.
– Votre Majesté ne manquera jamais d’agens prêts à la servir à pareilles conditions.
– N’importe, n’importe, Olivier : le poète païen parle de vola dus audita malignis , de souhaits dont les saints permettent l’accomplissement dans leur colère ; et, dans les circonstances présentes, tel aurait été celui que j’avais formé relativement à Guillaume de la Marck, s’il eût été accompli tandis que je suis entre les mains de ce duc de Bourgogne. C’est ce qu’a prévu mon art, fortifié de celui de Galeotti ; c’est-à-dire j’ai prévu, non que de la Marck échouerait dans son entreprise, mais que la mission de ce jeune Écossais se terminerait heureusement pour moi ; et c’est ce qui est arrivé, quoique d’une manière différente de ce que je m’étais imaginé ; car les astres nous prédisent des résultats généraux, mais ils se taisent sur les moyens qui les produisent, et qui sont souvent tout le contraire de ce que nous attendons, ou même de ce que nous désirons. Mais à quoi bon te parler de ces mystères, à toi qui es pire que le Diable dont on t’a donné le surnom, puisqu’il croit et qu’il tremble, au lieu que tu es un incrédule en religion et en science ; tu continueras à l’être jusqu’à l’accomplissement de ta destinée, qui, comme m’en assurent ton horoscope et ta physionomie, se terminera par l’intervention d’une potence.
– Et si cela arrive, répondit Olivier avec un ton de résignation, ce sera pour avoir été un serviteur trop reconnaissant pour ne pas exécuter les ordres de mon maître.
Louis partit d’un de ces éclats de rire sardonique qui lui étaient habituels. Tu as frappé juste, Olivier, s’écria-t-il ; et de par Notre-Dame ! tu n’as pas eu tort, car je t’avais défié au combat. Mais parle-moi sérieusement : as-tu découvert dans les mesures qu’on prend à nôtre égard quelque chose qui doive faire soupçonner de mauvaises intentions ?
– Sire, répondit Olivier, Votre Majesté, et son savant astrologue cherchent des augures dans les astres et dans l’armée des cieux ; moi qui ne suis qu’un reptile terrestre, je ne puis considérer que les choses de ma sphère. Il me semble qu’on n’a pas tout-à-fait ici pour Votre Majesté ces attentions et ces soins qui prouvent qu’on reçoit avec plaisir un hôte d’un rang si élevé. Le duc, ce soir, a prétendu être fatigué ; il n’a conduit Votre Majesté que jusqu’à la porte de la rue, et a laissé aux officiers de sa maison le soin de vous accompagner jusqu’ici. Ces appartemens ont été meublés à la hâte et sans soin. Cette tapisserie est sens dessus dessous, les hommes marchent sur la tête, et les racines des arbres touchent le plafond.
– Bon ! bon ! dit le roi ; c’est un accident occasionné par la précipitation : m’as-tu jamais vu faire attention à de pareilles bagatelles ?
– Elles ne méritent pas en elles-mêmes que vous y pensiez un instant, Sire, répliqua Olivier, si ce n’est qu’elles indiquent le degré de respect que les officiers de la maison du duc remarquent en leur maître pour Votre Majesté. Soyez bien assuré que s’il avait paru désirer que rien ne manquât à votre réception, le zèle de ses gens aurait fait en chaque minute la besogne d’une journée ; et montrant un bassin et une aiguière qui étaient dans la chambre : – Depuis quand, ajouta-t-il, voit-on sur la toilette de Votre Majesté des vases qui ne soient pas d’argent ?
– Cette dernière remarque, Olivier, dît le roi avec un sourire forcé, se ressent trop de tes fonctions habituelles pour qu’il soit besoin d’y répondre. Il est vrai que lorsque je n’étais qu’un réfugié, un exilé, j’étais servi en vaisselle d’or par ordre de ce même Charles, qui croyait alors que l’argent était un métal à peine digne du dauphin, quoiqu’il semble le regarder maintenant comme trop précieux pour le roi de France. Eh bien ! Olivier, nous allons nous mettre au lit. Nous avons pris une résolution, nous l’avons exécutée, il ne nous reste qu’à jouer bravement le rôle dont nous nous sommes chargés. Je connais mon cousin de Bourgogne : comme un taureau sauvage, il ferme les yeux quand il prend son élan ; je n’ai qu’à épier ce moment, comme un des toréadors que j’ai vus à Burgos, et son impétuosité doit le mettre à ma discrétion.