CHAPITRE XXXIV. L’Exécution.

« Je te conduirai dans le bois,

« Tu prendras un arbre à ton choix. »

Ancienne ballade.

Grâces soient rendues à Dieu, qui nous a donné le pouvoir de rire et de faire rire les autres, et honte au gros lourdaud qui rougirait de remplir les fonctions de fou ! Voici une plaisanterie (et ce n’est pas une des meilleures, bien qu’elle ait eu l’avantage d’amuser deux princes) qui a mieux réussi que n’auraient pu le faire mille raisons d’État, pour empêcher une guerre entre la Bourgogne et la France.

Telle fut la conclusion que tira le Glorieux lorsque, par suite de la réconciliation dont nous avons rendu compte à la fin du chapitre précédent, la triple garde qui veillait autour du château de Péronne fut relevée de ce poste. Le roi quitta la Tour du comte Herbert, cette tour de si mauvais augure ; et à la grande satisfaction des Français et des Bourguignons, la confiance et l’amitié parurent rétablies, du moins à l’extérieur, entre le duc Charles et son seigneur suzerain. Cependant le roi, quoique traité avec les égards et le cérémonial d’usage, voyait parfaitement qu’il était encore l’objet des soupçons de son puissant vassal ; mais il était assez prudent pour ne pas avoir l’air de s’en apercevoir, et il paraissait se regarder comme entièrement libre.

– Néanmoins, comme c’est assez l’ordinaire en pareil cas, tandis que les parties principalement intéressées avaient à peu près transigé sur leurs différends, un des agens subalternes de leurs intrigues éprouvait amèrement combien est vraie cette maxime politique, que si les grands ont souvent besoin de vils instrumens, ils en indemnisent la société en les abandonnant à leur destin dès qu’ils leur deviennent inutiles.

Cet agent était Hayraddin Maugrabin, que les officiers du duc avaient livré au grand prévôt du roi de France, et que Tristan avait confié aux soins de ses deux fidèles aides-de-camp Trois-Échelles et Petit-André, chargés de l’expédier sans perte de temps. Placé entre ces deux personnages, l’un jouant l’Allegro, l’autre le Penseroso, suivi de quelques gardes et d’une foule immense de peuple, il s’avançait (pour nous servir d’une comparaison moderne) comme Garrick entre la Tragédie et la Comédie , vers une forêt voisine, où pour abréger la cérémonie et s’épargner la peine de dresser un gibet, les maîtres de son destin avaient résolu de l’accrocher au premier arbre qui leur paraîtrait convenable.

Ils ne furent pas long-temps sans trouver un chêne qui, comme Petit-André le dit facétieusement, était digne de porter un tel gland. Laissant donc le condamné sous la surveillance de quelques gardes, ils commencèrent à improviser leurs dispositions pour la catastrophe finale. En ce moment Hayraddin, jetant un regard sur la multitude qui l’avait accompagné, rencontra les yeux de Quentin Durward. Notre jeune Écossais, croyant avoir reconnu les traits de son guide perfide dans ceux du héraut imposteur, avait suivi la foule pour s’assurer de son identité.

Quand les deux exécuteurs vinrent l’informer que tout était prêt, Hayraddin, avec le plus grand calme, leur dit qu’il avait une grâce à leur demander.

– Demandez-nous, mon fils, tout ce qui pourra s’accorder avec notre devoir, et vous l’obtiendrez, lui répondit Trois-Échelles.

– C’est-à-dire, reprit Hayraddin, tout, excepté la vie.

– Précisément, dit Trois-Échelles, et même quelque chose de plus. Car comme vous avez l’air d’être résolu à faire honneur à notre profession et à mourir en homme, sans faire de grimaces, nous ne regarderons pas à vous accorder une dizaine de minutes, s’il le faut, quoique nos ordres soient d’être expéditifs.

– C’est trop de générosité, dit Hayraddin.

– Il est très-vrai qu’on peut nous en blâmer, ajouta Petit-André ; mais que m’importe ? je donnerais ma vie pour un homme leste, ferme, gai et dispos, qui a dessein de faire le premier saut avec grâce, comme il convient à un brave garçon.

– Ainsi donc, dit Trois-Échelles, si vous désirez un confesseur…

– Ou bien, dit son facétieux compagnon, si vous voulez une pinte de vin…

– Ou un psaume, dit la Tragédie.

– Ou une chanson, dit la Comédie.

– Rien de tout cela, mes bons, chers et très-expéditifs amis, dit le Bohémien. Tout ce que je vous demande, c’est quelques minutes d’entretien avec cet archer de la garde.

Les exécuteurs hésitèrent un instant ; mais Trois-Échelles se rappelant qu’il avait entendu dire que Quentin Durward, d’après diverses circonstances, était en grande faveur auprès du roi, ils résolurent de permettre l’entrevue.

Ils appelèrent Durward, et tout en s’avançant vers le criminel condamné, le jeune archer, quoique trouvant qu’il avait bien mérité son sort, n’en fut pas moins affligé de le voir si près de la mort. Les lambeaux de son riche costume de héraut, mis en haillons par les dents des chiens et par les mains des bipèdes qui l’avaient arraché à leur fureur pour le conduire à la mort, lui donnaient un air burlesque et déplorable en même temps. On voyait encore sur son visage quelques traces du fard dont il l’avait peint, et sur son menton quelques restes de la barbe postiche qu’il avait mise pour mieux se déguiser. La pâleur de la mort régnait sur ses joues et sur ses lèvres ; et cependant, armé d’un courage passif, comme la plupart des gens de sa caste, son œil brillant, quoique égaré, et le sourire forcé de sa bouche, semblaient défier la mort qu’il allait subir.

Quentin fut frappé d’horreur et de compassion en s’approchant de ce misérable, et ces deux sentimens lui firent sans doute ralentir le pas, car Petit-André lui cria : – Un peu plus lestement, jeune archer, un peu plus lestement : notre pratique n’a pas le loisir de vous attendre, et vous marchez comme si ces cailloux étaient des œufs, et que vous eussiez peur de les casser.

– Il faut que je lui parle en particulier, dit Hayraddin avec un accent qui tenait du désespoir.

– Cela n’est guère d’accord avec notre devoir, mon joyeux Saute-l’Échelle, dit Petit-André. Nous vous connaissons de longue main ; vous êtes une anguille trop glissante pour qu’on puisse se fier à vous.

– Ne m’avez-vous pas lié les pieds et les mains avec les sangles de vos chevaux ? dit le Bohémien. Vous pouvez me surveiller hors de la portée de la voix. D’ailleurs cet archer est un serviteur de votre roi ; et si je vous donne dix guilders…

– Employée à faire, dire des messes, dit Trois-Échelles, cette somme pourra être utile à sa pauvre âme.

– Employée en vin et en brandevin, dit Petit-André, elle pourra procurer quelque consolation à mon pauvre corps. Voyons donc vos guilders, mon joyeux danseur de corde.

– Rassasiez ces chiens affamés, dit Hayraddin à Durward, vous n’y perdrez rien ; on ne m’a pas laissé un stiver quand on m’a arrêté.

Quentin paya aux exécuteurs ce qui leur avait été promis, et en hommes de parole ils se retirèrent assez loin pour ne rien entendre, mais en ayant soin de suivre des yeux le moindre mouvement de leur victime. Durward attendit un instant que le malheureux lui parlât ; et voyant qu’il gardait le silence : – Eh bien, lui dit-il enfin, te voilà donc arrivé là ?

– Oui, répondit Hayraddin ; et il ne fallait être ni astrologue, ni physionomiste, ni nécromancien, pour prédire que je finirais comme le reste de ma famille.

– Et cette fin prématurée a été amenée par une longue série de crimes et de trahisons.

– Non, de par le brillant Aldeboran et tous ses radieux confrères ! elle a été amenée par ma propre folie, qui m’a fait croire que la cruauté sanguinaire d’un Franc pouvait être retenue par ce qu’il regarde lui-même comme ce qu’il y a de plus sacré. Les habits d’un prêtre ne m’auraient pas mieux protégé que le tabard d’un héraut, tant il y a de bonne foi dans vos protestations de dévotion et de chevalerie !

– Un imposteur découvert n’a pas le droit de réclamer les privilèges du déguisement qu’il a usurpé.

– Découvert ! Mon jargon valait bien celui de ce vieux fou de héraut. Mais n’importe, autant vaut aujourd’hui que demain.

– Vous oubliez que le temps s’écoule. Si vous avez quelque chose à me dire, hâtez-vous de le faire, et donnez ensuite quelques instans au soin de votre âme.

– De mon âme ! s’écria le Bohémien avec un sourire hideux ; pensez-vous qu’une lèpre de vingt ans puisse se guérir en un moment ? Si j’ai une âme, elle est dans un tel état depuis que j’ai atteint l’âge de dix ans, et même depuis plus long-temps, qu’il me faudrait un mois pour me rappeler tous mes crimes, et un autre mois pour les confesser à un prêtre : or, si cet espace de temps m’était accordé, il y a cinq contre un à parier que je l’emploierais tout différemment.

– Pécheur endurci, ne blasphème pas ! dit Durward avec une horreur mêlée de pitié ; dis-moi promptement ce que tu as à me dire, et je t’abandonne à ta destinée.

– J’ai un service à vous demander ; mais d’abord il faut que je l’achète, car les gens de votre secte, malgré toutes leurs professions de charité, ne donnent rien pour rien.

– Je te dirais, périssent tes dons avec toi, si tu n’étais sur le bord de l’éternité. Quel service attends-tu de moi ? parle, et garde tes présens ; ils ne me porteraient pas bonheur : je n’ai pas encore oublié les bons offices que tu as voulu me rendre.

– Je vous aimais pourtant, je vous voulais du bien à cause de ce que vous avez fait sur les bords du Cher ; je voulais vous aider à épouser une riche dame : vous portiez ses couleurs, et c’est ce qui m’induisit en erreur ; d’ailleurs je pensais qu’Hameline, dont les richesses étaient faciles à transporter, vous convenait mieux que cette jeune poulette, avec son vieux poulailler de Braquemont, sur lequel Charles a étendu ses griffes, et qu’il saura garder probablement.

– Tu perds le temps en paroles inutiles ; je vois que ces gens commencent à s’impatienter.

– Donnez-leur dix autres guilders pour dix minutes de plus, dit le Bohémien, qui, malgré son endurcissement, éprouvait, comme la plupart de ceux qui se trouvent dans la même situation, et cela peut-être sans s’en douter lui-même, le désir d’éloigner l’instant fatal ; – ce que j’ai à vous dire vous vaudra bien davantage.

– Profite donc bien des instans que je vais acheter, répondit Durward : et il ne lui fut pas difficile de faire un nouveau marché avec les affidés du grand prévôt.

Cette affaire conclue, Hayraddin reprit la parole : – Oui, je vous assure que je vous voulais du bien, Hameline était la femme qui vous convenait ; vous en auriez fait ce que vous auriez voulu ; vous voyez qu’elle n’a pas même fait fi du Sanglier des Ardennes, quoiqu’il ne se soit pas donné grande peine pour lui faire la cour ; et elle règne dans sa bauge comme si elle avait été accoutumée toute sa vie à vivre de glands et de faînes.

– Finis des plaisanteries si grossières et qui viennent si mal à propos, ou, je te le dis encore une fois, je t’abandonne à ta destinée.

– Vous avez raison, dit Hayraddin après une pause d’un instant ; il faut savoir faire face à ce qu’on ne peut éviter. Sachez donc que je suis venu ici sous ce maudît déguisement dans l’espoir de recevoir une riche récompense de de la Marck, et une encore plus riche du roi Louis, non-seulement pour porter au duc le message dont vous avez pu entendre parler, mais pour apprendre au roi un secret important.

– C’était courir un grand risque.

– Aussi étais-je grandement payé, mais cela a mal tourné. De la Marck avait déjà essayé de communiquer avec Louis par le moyen de Marton ; mais il paraît qu’elle n’a pu arriver que jusqu’à l’astrologue, à qui elle a raconté tout ce qui s’est passé dans le voyage à Schonwaldt ; c’est un grand hasard si le roi en entend jamais parler, à moins que ce ne soit sous la forme d’une prophétie. Mais écoutez mon secret, qui est plus important que tout ce qu’elle aurait pu dire. Guillaume de la Marck a assemblé une troupe nombreuse dans la ville de Liège, et il l’augmente tous les jours par le moyen des trésors du vieux prêtre. Mais il n’a pas dessein de risquer une bataille rangée contre la chevalerie de Bourgogne, et encore moins de soutenir un siège dans une place démantelée. Voici ce qu’il compte faire. Il laissera cette tête chaude de Charles camper devant la ville sans opposition, et la nuit suivante il fera une sortie contre lui avec toutes ses forces. Un certain nombre de ses troupes porteront l’uniforme de soldats français, et crieront : – France ! saint Louis ! Montjoye ! saint Denis ! – Cela ne pourra manquer de jeter la confusion parmi les Bourguignons, qui croiront qu’un corps nombreux d’auxiliaires français est arrivé dans la ville ; et si le roi Louis, avec ses gardes, sa suite et les soldats qu’il pourra avoir, veut seconder ses efforts, le Sanglier des Ardennes ne doute pas de la déconfiture totale de l’armée bourguignonne. Voilà mon secret, et je vous le donne ; faites-en ce qu’il vous plaira ; vendez-le au roi Louis ou au duc Charles. Favorisez ce projet, ou empêchez-le de réussir. Sauvez ou perdez qui bon vous semblera, je ne m’en soucie guère. Tout mon regret, c’est de ne pouvoir le faire éclater comme une mine, pour la destruction des deux partis.

– C’est véritablement un secret important, dit Quentin qui comprit sur-le-champ combien il était facile d’éveiller le ressentiment national dans un camp composé partie de Français, partie de Bourguignons.

– Oui, important, dit Hayraddin ; et maintenant que vous le possédez, vous voudriez déjà être bien loin, et me quitter sans me rendre le service pour lequel je vous ai payé d’avance.

– Dis-moi ce que tu désires, et je te l’accorderai si cela m’est possible.

– Cela ne vous sera pas difficile, répondit Hayraddin. Il s’agit du pauvre Klepper, de mon cheval, seul être vivant qui puisse s’apercevoir de ma perte. À un mille d’ici, vers le sud, vous le trouverez paissant près de la cabane déserte d’un charbonnier. Sifflez comme ceci (et en même temps il siffla d’une manière particulière) ; appelez-le par son nom de Klepper, et il viendra à vous. Voici sa bride que j’avais cachée sous mes habits ; et il est heureux que ces chiens de coquins ne me l’aient pas prise, car il n’en peut souffrir d’autre. Prenez-le, et ayez-en soin, je ne dirai pas par amour pour son maître, mais parce que j’ai mis à votre disposition l’événement d’une journée importante Il ne vous manquera jamais au besoin. La nuit et le jour, l’avoine et le son, les bons et les mauvais chemins, une bonne écurie ou la voûte des cieux, tout est égal pour Klepper ; si j’avais pu gagner la porte de Péronne, et arriver à l’endroit où je l’ai laissé, je n’en serais pas où j’en suis. Prendrez-vous bien soin de Klepper ?

– Je vous le promets, répondit Quentin, affecté par ce trait d’attachement singulier dans un caractère si endurci.

– Adieu donc ! Un moment pourtant, un moment. Je ne veux pas être assez discourtois pour oublier, en mourant, la commission d’une dame. Voici un billet écrit par la très-gracieuse et très-sotte épouse du Sanglier des Ardennes à sa nièce aux yeux noirs. Je vois dans vos regards que vous vous acquitterez volontiers de mon message. Encore un mot : j’allais oublier de vous dire que vous trouverez dans les entrailles de ma selle une bourse bien remplie de pièces d’or, celles qui m’ont déterminé à courir l’aventure dont l’issue me coûte si cher. Prenez-les, elles vous indemniseront au centuple des guilders que vous avez donnés à ces coquins ; je vous fais mon héritier.

– Je les emploierai en bonnes œuvres, et en messes pour le repos de ton âme.

– Ne prononce plus ce mot, s’écria Hayraddin, et sa physionomie prenant une expression qui fit frémir Quentin : – Il n’y a point d’âme, il ne peut pas y en avoir, c’est un rêve inventé par les prêtres.

– Malheureux aveugle ! reviens à de meilleures pensées ; laisse-moi t’envoyer un prêtre ; j’obtiendrai de ces gens un nouveau délai, j’achèterai leur complaisance. Que peux-tu espérer, si tu meurs dans des sentimens d’impénitence ?

– D’être rendu aux élémens, répondit l’athée endurci, en pressant contre sa poitrine ses bras chargés de liens. Ma croyance, mon désir, mon espoir, c’est que le composé mystérieux de mon corps se fondra dans la masse générale d’où la nature tire ce dont elle a besoin pour reproduire ce qu’on voit disparaître tous les jours. Les particules d’eau qui se trouvent en moi enrichiront les fontaines et les ruisseaux, les particules de terre fertiliseront le sol, celles de l’air entretiendront le souffle des vents, et celles du feu alimenteront les rayons d’Aldeboran et de ses frères. Telle est la foi dans laquelle j’ai vécu, dans laquelle je veux mourir. Adieu, retirez-vous ; ne me troublez pas davantage ; j’ai prononcé le dernier mot que les oreilles d’un homme entendront sortir de ma bouche.

Saisi d’horreur, Durward vit bien qu’il était inutile de chercher à faire comprendre à Hayraddin les terreurs de son avenir. Il lui fit donc ses adieux, et le Bohémien n’y répondit que par un signe de tête, avec l’air distrait et morose d’un homme plongé dans une rêverie qu’il voit interrompre avec regret. Quentin entra dans la forêt, et trouva aisément la chaumière près de laquelle Klepper avait été laissé. Il siffla et l’appela, et l’animal arriva à l’instant. Mais il se passa quelque temps avant qu’il voulût se laisser prendre. Il se cabrait dès que l’étranger s’en approchait. Enfin, la connaissance générale que Durward avait des habitudes du cheval, et peut-être celle qu’il avait acquise du caractère particulier de Klepper, ayant souvent admiré cet animal pendant le voyage qu’il avait fait avec Hayraddin, le mirent en état de prendre possession du legs que venait de lui faire le Bohémien.

Long-temps avant que Quentin fût rentré à Péronne, Hayraddin était allé où la vanité de sa croyance impie devait être mise à l’épreuve ; épreuve terrible pour un coupable qui n’avait exprimé ni remords pour le passé ni crainte pour l’avenir.

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