CHAPITRE V. L’Homme d’armes

« Barbu comme un chat-pard, jurant comme un démon,
« Et prêt à défier la bouche d’un canon
« Pour cette bulle d’air qu’on appelle la gloire »
Shakspeare. Comme vous voudrez.

Le cavalier qui attendait Quentin Durward dans l’appartement où il avait déjeuné, était un de ceux dont Louis XI avait dit depuis longtemps qu’ils tenaient entre leurs mains la fortune de la France, parce que c’était à eux qu’il avait confié la garde de sa personne royale.

Ce corps célèbre, qu’on nommait les archers de la garde écossaise, avait été formé par Charles VI, avec plus de raison qu’on ne peut en alléguer généralement pour entourer le trône d’une troupe de soldats mercenaires. Les dissensions qui avaient arraché à ce monarque plus de la moitié de son royaume, et la fidélité douteuse et chancelante de la noblesse qui défendait encore sa cause, rendaient imprudent et impolitique de confier à ses sujets le soin de sa sûreté personnelle. Les Écossais étaient les ennemis héréditaires de l’Angleterre, les anciens amis, et, à ce qu’il semblait, les alliés naturels de la France. Ils étaient pauvres, courageux et fidèles. La population surabondante de l’Écosse, le pays de l’Europe qui voyait partir le plus grand nombre de hardis aventuriers, fournissait toujours de quoi ruter leurs rangs. Leurs prétentions à une antique noblesse leur donnaient en outre le droit d’approcher de la personne d’un monarque de plus près que toute autre troupe, tandis que leur petit nombre empêchait qu’ils ne pussent se mutiner, et s’ériger en maîtres là où ils devaient obéir.

D’une autre part, les monarques français s’étaient fait une politique de se concilier l’affection de ce corps d’élite, en leur accordant des privilèges honorifiques et une paie considérable, que la plupart d’entre eux dépensaient avec une profusion vraiment militaire, pour soutenir leur rang. Chacun d’eux avait le grade et les honneurs de gentilhomme, et leurs fonctions, en les approchant de la personne du roi, leur donnaient de l’importance à leurs propres yeux, comme à ceux de tous les Français. Ils étaient armés, équipés et montés somptueusement, et chacun d’eux avait le droit d’entretenir un écuyer, un page, un varlet, et deux serviteurs dont l’un était nommé le coutelier, d’après le grand couteau qu’il portait pour dépêcher ceux que son maître avait renversés dans la mêlée. Avec cette suite, et un équipage qui y répondait, un archer de la garde écossaise était un homme de qualité et d’importance ; et comme les places vacantes étaient ordinairement accordées à ceux qui avaient appris le service en qualité de pages ou de varlets, on envoyait souvent les cadets des meilleures familles d’Écosse servir sous quelque ami ou quelque parent, jusqu’à ce qu’il se présentât une chance d’avancement.

Le coutelier et son compagnon n’étant pas nobles, et par conséquent ne pouvant prétendre à cette promotion, se recrutaient parmi des gens de qualité inférieure ; mais comme ils avaient une bonne paie, leurs maîtres trouvaient aisément parmi leurs concitoyens errans des hommes aussi braves que pleins de force pour les servir en cette qualité.

Ludovic Lesly, ou, comme nous l’appellerons plus fréquemment, le Balafré, car c’était sous ce nom qu’il était généralement connu en France, était un homme de près de six pieds, robuste ; les traits déjà peu gracieux de son visage semblaient encore plus durs par suite d’une énorme cicatrice qui partait du haut du front, passait tout à côté de l’œil droit, traversait la joue, et se terminait au bas de l’oreille. Cette suture profonde, tantôt écarlate, tantôt pourpre, quelquefois presque noire, était toujours hideuse, par le contraste qu’elle formait avec la couleur de son visage agité ou calme, enflammé par un mouvement de passion, ou offrant habituellement la couleur sombre de son teint hâlé par le soleil.

Son costume et ses armes étaient splendides. Il portait la toque écossaise, surmontée d’un panache, avec une Vierge d’argent en guise d’agrafe. Cet ornement avait été donné par le roi à la garde écossaise, parce que dans un de ses accès de piété superstitieuse, il avait consacré les épées de sa garde au service de la sainte Vierge. Il avait même été, suivant quelques historiens, jusqu’à en nommer Notre-Dame le capitaine-général, et à en signer le brevet pour elle. Le hausse-col du Balafré, ses brassards et ses gantelets étaient du plus bel acier damasquiné en argent ; et son haubert, ou sa cotte de mailles, brillait comme la gelée d’une matinée d’hiver sur la bruyère. Il portait un surtout flottant, ou casaque de velours blanc, ouvert sur les côtés comme l’habit d’un héraut, et ayant par devant et par derrière une grande croix blanche brodée en argent. Ses cuissards et ses genouillères étaient aussi de mailles, et ses souliers étaient couverts en acier. Un poignard à lame large et bien affilée, qu’on nommait la merci de Dieu, était attaché à son côté droit ; un baudrier richement brodé, passé sur son épaule, soutenait un grand sabre ; mais, pour plus de commodité, il tenait à la main en ce moment cette arme pesante, que les règles de son service ne lui permettaient jamais de quitter.

Quoique Durward, de même que tous les jeunes Écossais de ce temps, eût été habitué de bonne heure aux armes et à la guerre, il pensa qu’il n’avait jamais vu un homme d’armes d’un air plus martial et plus complètement équipé que celui qui l’embrassa en ce moment ; et c’était le frère de sa mère, Ludovic Lesly-le-Balafré. Cependant l’expression d’une physionomie qui n’était rien moins que prévenante pensa presque le faire reculer, tandis que son cher oncle, lui caressant ses deux joues l’une après l’autre avec ses moustaches rudes, félicitait son neveu de son arrivée en France et lui demandait en même temps quelles nouvelles il apportait d’Écosse.

– Rien de bon, mon cher oncle, répondit Durward ; mais je suis charmé de voir que vous m’ayez reconnu si aisément.

– Je t’aurais reconnu, mon garçon, dit le Balafré, quand je t’aurais rencontré dans les landes de Bordeaux, monté sur des échasses, comme une cigogne. Mais assieds-toi, assieds-toi : et si tu as de mauvaises nouvelles à m’apprendre, nous aurons du vin pour nous aider à les supporter. Holà, hé ! Petite Mesure, notre bon hôte ! Du vin, du meilleur, et à l’instant.

L’accent écossais était aussi familier alors dans les tavernes des environs du Plessis, que l’est aujourd’hui l’accent suisse dans les guinguettes modernes de Paris, et dès qu’on l’entendit, on obéit avec une promptitude sans égale et la précipitation de la crainte. Un flacon de vin de Champagne fut bientôt placé entre l’oncle et le neveu. L’oncle s’en versa un grand verre, tandis que le neveu n’en prit que la moitié d’un, pour répondre à la politesse de son parent, en lui faisant observer qu’il avait déjà bu du vin le matin.

– Cette excuse serait bonne dans la bouche de ta sœur, mon neveu, dit le Balafré ; il ne faut pas craindre ainsi la bouteille, si tu veux avoir de la barbe au menton et devenir bon soldat. Mais voyons, déboutonnez-vous ; que dit le courrier d’Écosse ? donnez-moi les nouvelles de Glen-Houlakin. Comment se porte ma sœur ?

– Elle est morte, mon oncle, répondit Quentin douloureusement.

– Morte ! répéta son oncle, d’un ton qui annonçait plus de surprise que d’affliction ; comment diable ! Elle était de cinq ans plus jeune que moi, et je ne me suis jamais mieux porté. Morte ! cela est impossible ! je n’ai jamais eu même un mal de tête, si ce n’est après deux ou trois jours de ripaille avec les confrères de la joyeuse science. Ainsi donc ma pauvre sœur est morte ! Et votre père, mon neveu, est-il remarié ?

Avant que son neveu eût eu le temps de lui répondre, il lut sa réponse dans la surprise que lui causa cette question, et ajouta : – Il ne l’est pas ? J’aurais juré qu’Allan Durward n’était pas homme à vivre sans femme. Il aimait à voir sa maison en bon ordre. Il aimait à regarder une jolie femme, et cependant il était austère dans ses principes. Le mariage lui procurait tout cela. Quant à moi, je m’en soucie fort peu, et je puis regarder une jolie femme sans penser au sacrement ; je ne suis pas assez saint pour cela.

– Hélas ! mon cher oncle, il y avait près d’un an que ma mère était veuve quand elle mourut. Lorsque Glen-Houlakin fut attaqué par les Ogilvies, mon père, mes deux oncles, mes deux frères aînés, sept de nos parens, le ménestrel, l’intendant et six autres de nos gens, furent tués en défendant le château. Il ne reste pas un seul foyer, ni pierre sur pierre dans tout Glen-Houlakin.

– Par la croix de saint André  ! c’est ce que j’appelle un véritable sac. Oui, ces Ogilvies ont toujours été de fâcheux voisins pour Glen-Houlakin. C’est une mauvaise chance, mais c’est le destin de la guerre. Le destin de la guerre…… ! Et quand ce désastre arriva-t-il, beau neveu ?

En faisant cette question, il avala un grand verre de vin ; et il secoua la tête d’un air solennel, quand son neveu lui répondit qu’il y avait eu un an à la Saint-Jude que toute sa famille avait péri.

– Voyez, dit le Balafré, ne vous disais-je pas que c’était la chance de la guerre ? C’est ce jour-là même que j’ai emporté d’assaut, avec vingt de mes camarades, le château de Roche-Noire, appartenant à Amaury Bras-de-fer, capitaine des Francs-Lanciers, dont vous avez dû entendre parler. Je le tuai sur le seuil de sa porte ; et je gagnai assez d’or dans cette affaire pour en faire cette belle chaîne, qui avait autrefois le double de la longueur que vous lui voyez. Et cela me fait penser qu’il faut que j’en consacre une partie à une destination religieuse, – André ! holà ! André.

André entra sur-le-champ. C’était le coutelier du Balafré. Il était, en général, équipé de même que son maître, si ce n’est qu’il n’avait d’autre armure défensive qu’une cuirasse plus grossièrement fabriquée, que sa toque était sans panache, et surtout d’un drap commun au lieu d’être de velours. Ôtant de son cou sa chaîne d’or, le Balafré en arracha avec les dents environ la longueur de quatre pouces à l’un des bouts, et remit ce fragment à André.

– Portez ceci de ma part, lui dit-il, à mon joyeux compère le père Boniface, moine de Saint-Martin. Saluez-le de ma part en lui rappelant qu’il ne pouvait pas dire Dieu vous aide, la dernière fois que nous nous quittâmes à minuit. Dites-lui que mon frère, ma sœur et plusieurs autres de mes parens sont morts et partis pour l’autre monde, et que je le prie de dire des messes pour le salut de leurs âmes autant qu’il en pourra dire pour ce bout de chaîne d’or ; et s’il faut quelque chose de plus pour les tirer du purgatoire, qu’il le fasse à crédit. Et écoutez-moi ; comme c’étaient des gens vivant bien, et n’étant souillés par aucune hérésie, il peut se faire qu’ils aient déjà un pied hors du purgatoire ; et en ce cas, voyez-vous, je désire qu’il emploie cet or en malédictions contre une race appelée les Ogilvies, et en malédictions des meilleures qu’ait l’Église pour les atteindre. Vous me comprenez bien ?

André répondit par un signe de tête affirmatif.

– Mais prends bien garde, continua le Balafré, qu’aucun de ces chaînons ne trouve le chemin d’un cabaret avant que le moine y ait touché ; car si cela t’arrive j’userai sur ton dos tant de sangles et de courroies qu’il ne te restera pas plus de peau qu’à saint Barthélémy. Attends, je vois que tu couves des yeux ce flacon de vin, eh bien ! tu ne partiras pas sans y avoir goûté.

à ces mots il lui en versa une rasade, et le coutelier, après avoir bu, partit pour exécuter ses ordres.

– Et maintenant, mon neveu ; dites-moi ce que vous devîntes dans cette fâcheuse affaire.

– Je combattis avec ceux qui étaient plus âgés et plus vigoureux que moi, jusqu’à ce qu’ils eussent tous succombé, et je reçus une cruelle blessure.

– Pas pire que celle que je reçus il y a dix ans, à ce qu’il me semble. Regardez cette cicatrice. Jamais la lame d’un Ogilvie n’a creusé un sillon si profond.

– Ceux qu’ils creusèrent en cette occasion ne l’étaient que trop, répondît Durward douloureusement ; mais ils finirent par se lasser du carnage, et quand on remarqua qu’il me restait un souffle de vie, ma mère obtint, à force de prières, qu’on ne me le ravirait pas. Un savant moine d’Aberbrothock qui était par hasard au château lors de l’attaque, et qui pensa périr lui-même dans la mêlée, obtint la permission de bander ma blessure, et de me faire transporter en lieu de sûreté ; mais ce ne fut que sur la parole que ma mère et lui donnèrent que je me ferais moine.

– Moine ! s’écria son oncle, par saint André ! c’est ce qui ne m’est jamais arrivé. Personne, depuis mon enfance jusqu’à ce jour, n’a seulement rêvé de me faire moine. Et cependant j’en suis surpris quand j’y pense ; car excepté la lecture et l’écriture, que je n’ai jamais pu apprendre ; la psalmodie, qui m’a toujours été insupportable ; le costume, qui rend les bons pères semblables à des fous et à des mendians, Notre-Dame me pardonne ! (ici il fit un signe de croix) et leurs jeûnes, qui ne conviennent pas à mon appétit, je ne vois pas ce qui m’aurait manqué pour faire un aussi bon moine que mon petit compère de Saint-Martin. Mais, je ne sais pas pourquoi, personne ne me l’a jamais proposé. Ainsi donc, beau neveu, vous deviez être moine ! Et pourquoi, s’il vous plaît ?

– Pour que la maison de mon père s’éteignît dans le cloître ou dans la tombe.

– Je vois, je comprends ; rusés coquins ! oui, très-rusés ! Ils auraient pu se tromper dans leurs calculs pourtant ; car, voyez-vous, beau neveu, je me souviens du chanoine Robersart, qui avait prononcé ses vœux, et qui sortit ensuite du cloître et devint capitaine de troupes franches. Il avait une maîtresse, la plus jolie fille que j’aie jamais vue, et trois enfans charmans. Il ne faut pas se fier aux moines, beau neveu ; il ne faut pas s’y fier. Ils peuvent devenir soldats et pères quand vous vous y attendez le moins. Mais continuez votre histoire.

– J’ai peu de choses à y ajouter, si ce n’est que, regardant ma pauvre mère comme en quelque, sorte responsable pour moi, je pris l’habit de novice, je me soumis aux règles du cloître, et j’appris même à lire et à écrire.

– à lire et à écrire ! s’écria-t-il ; je ne puis le croire ; – jamais un Durward, que je sache, ne put écrire son nom, et un Lesly pas davantage. C’est du moins ce que je puis garantir pour un de ces derniers ; je ne suis pas plus en état d’écrire que de voler dans les airs. Mais au nom de saint Louis, comment vous ont-ils appris tout cela ?

– Ce qui me paraissait d’abord difficile, est devenu plus aisé avec le temps. Ma blessure et la grande perte de sang qui en avait, été la suite m’avaient affaibli ; je désirais faire plaisir à mon libérateur, le père Pierre, de sorte que je m’appliquai de bon cœur à ma tâche ; mais après avoir langui plusieurs mois, ma bonne mère mourut ; et comme ma santé était alors parfaitement rétablie, je communiquai à mon bienfaiteur, qui était le sous-prieur du couvent, ma répugnance à prononcer les vœux, il fut alors décidé entre nous que, puisque ma vocation ne m’appelait pas au cloître, j’irais chercher fortune dans le monde ; mais que, pour mettre le sous-prieur à l’abri du courroux des Ogilvies, mon départ aurait l’air d’une fuite : pour y donner plus de vraisemblance, j’emportai avec moi un faucon de l’abbé ; mais je reçus une permission régulière de départ, écrite et signée par lui, comme je puis en justifier.

– Voilà qui est bien ! parfaitement bien. Notre roi s’inquiétera fort peu que tu aies volé un faucon ; mais il a en horreur tout ce qui ressemble à un moine qui a jeté le froc aux orties. Et je présume que le trésor que tu portes avec toi ne te gêne pas pour marcher ?

– Seulement quelques pièces d’argent, bel oncle ; car je dois être franc avec vous.

– Diable ! c’est là le pire ! Mais, quoique je ne fasse jamais de grandes épargnes sur ma paie, parce que, dans ces temps dangereux, ce serait être mal avisé de garder beaucoup d’argent sur soi, j’ai toujours quelque bijou en or que je porte pour l’ornement de ma personne, une chaîne, par exemple, parce qu’au besoin on peut en détacher quelques chaînons. Mais vous me demanderez, beau neveu, comment je puis me procurer des babioles de cette espèce, ajouta le Balafré en secouant sa chaîne d’un air de triomphe ; on ne les trouve pas suspendues à tous les buissons ; elles ne croissent pas dans les champs comme ces graines de narcisse avec lesquelles les enfans font des colliers ; mais vous pouvez en gagner de semblables de la même manière que j’ai gagné celle-ci, au service du bon roi de France, où il y a toujours une fortune à trouver, pourvu qu’on ait l’esprit de la chercher. Il ne s’agit pour cela que de risquer sa vie ou ses membres.

– J’ai entendu dire, répondit Quentin, qui voulait éviter de prendre une détermination avant d’être mieux instruit, que le duc de Bourgogne tient un plus grand état de maison que le roi de France, et qu’il y a plus d’honneur à gagner sous ses bannières ; qu’on y frappe d’estoc et de taille, et qu’on y voit de hauts faits d’armes ; tandis que le roi très-chrétien n’emploie pour gagner ses victoires que la langue de ses ambassadeurs.

– Vous parlez comme un jeune insensé, beau neveu ; et pourtant je crois que lors de mon arrivée ici j’étais aussi simple que vous. Je ne pouvais me représenter un roi que comme un homme assis sous un dais magnifique, faisant bonne chère avec ses grands vassaux et ses paladins, se nourrissant de blanc-manger, avec une grande couronne d’or sur le front, ou chargeant à la tête de ses troupes, comme Charlemagne dans les romans, ou comme Robert Bruce et William Wallace dans notre histoire. Mais un mot à l’oreille, mon garçon. Ce n’est là que l’image de la lune dans un seau : c’est la politique, la politique qui fait tout. Notre roi a trouvé le secret de se battre avec les épées des autres, et de prendre dans leur bourse de quoi payer ses soldats. Ah ! jamais prince plus sage n’endossa la pourpre. Et cependant il n’en use guère, car je le vois souvent plus simplement vêtu qu’il ne me conviendrait de l’être.

– Mais vous ne répondez pas à mon objection, bel oncle. Puisqu’il faut que je serve en pays étranger, je voudrais servir quelque part où une action d’éclat, si j’avais le bonheur d’en faire une, pût me faire distinguer.

– Je vous comprends, beau neveu, je vous comprends assez bien ; mais vous n’êtes pas mûr pour cette sorte d’affaire. Le duc de Bourgogne est une tête chaude, un homme impétueux, un cœur doublé de fer : il charge à la tête de ses nobles et de ses chevaliers de l’Artois et du Hainault ; pensez-vous que, si vous étiez là ou que j’y fusse moi-même, nous irions plus en avant que le duc et toute la brave noblesse de son pays ? Si nous ne les suivions pas d’assez près, nous aurions la chance d’être livrés entre les mains du grand prévôt de l’armée comme traîneurs ; si nous étions sur le même rang, on dirait que nous ne faisons que notre devoir et gagner notre paie ; mais si le hasard voulait que je me trouvasse de la longueur d’une pique en avant des autres, ce qui est difficile et dangereux dans une telle mêlée où chacun fait de son mieux, eh bien ! le duc crierait dans son jargon flamand, comme quand il voit porter un bon coup : Ah ! gut getroffen ! une bonne lance ; un bon Écossais, qu’on lui donne un florin pour boire à notre santé : mais ni rang, ni terres, ni argent n’arrivent à l’étranger dans un tel service ; tout est pour les enfans du sol.

– Et, au nom du ciel ! qui peut y avoir plus de droits, bel oncle ?

– Celui qui protège les enfans du sol, répondit le Balafré en se redressant de toute sa hauteur. Voici comme parle le roi Louis :

– « Mon bon paysan, songez à votre charrue, à votre houe, à votre herse, à votre serpette, à tous vos instrumens de culture ; voici un brave Écossais qui se battra pour vous, et vous n’aurez que la peine de le payer. Et vous, sérénissime duc, illustre comte, très-puissant marquis, enchaînez votre courage bouillant jusqu’à ce qu’on en ait besoin, car il est sujet à se tromper de chemin et à vous nuire à vous-même ; voici mes compagnies franches, mes gardes françaises, voici par-dessus tous mes archers écossais et mon brave Ludovic-le-Balafré ; ils se battront aussi-bien et mieux que vous dont la valeur indisciplinée fit perdre à vos pères les batailles de Crécy et d’Azincourt. »

– Or, ne voyez-vous pas, beau neveu, dans lequel de ces deux États un cavalier de fortune doit tenir le plus haut rang et parvenir au plus haut degré d’honneur ?

– Je crois que je vous entends, bel oncle ; mais, à mon avis, il ne peut y avoir d’honneur à gagner où il n’y a pas de risque à courir. Je vous demande pardon : mais il me semble que c’est une vie d’indolent et de paresseux, que de monter la garde autour d’un vieillard à qui personne ne songe à nuire, et de passer les jours d’été et les nuits d’hiver sur le haut des murailles, enfermé dans une cage de fer, de peur que vous ne désertiez de votre poste. Mon oncle ! mon oncle ! c’est rester sur le perchoir comme le faucon qu’on ne mène jamais en chasse.

– Par saint Martin de Tours ! le jeune homme a du feu ; on reconnaît en lui le sang des Leslys. C’est moi trait pour trait, avec un grain de folie de plus. Écoutez-moi, mon neveu : vive le roi de France ! à peine se passe-t-il un jour sans qu’il ait à donner à quelqu’un de nous quelque commission qui peut lui rapporter honneur et profit. Ne croyez pas que toutes les actions les plus braves et les plus dangereuses se fassent à la lumière du jour. Je pourrais vous citer quelques faits d’armes, tels que des châteaux pris d’assaut, des prisonniers enlevés, et d’autres semblables, pour lesquels quelqu’un dont je tairai le nom a couru plus de dangers et gagné plus de faveurs qu’aucun des enragés qui suivent l’enragé duc de Bourgogne. Et pendant qu’on est ainsi occupé, s’il plaît à Sa Majesté de se tenir à l’écart et dans le lointain, qu’importe ? Il n’en a que plus de liberté d’esprit pour apprécier les aventuriers qu’il emploie, et les récompenser dignement. Il juge mieux leurs dangers et leurs faits d’armes que s’il y avait pris part personnellement. Oh ! c’est un monarque politique et plein de sagacité !

Quentin garda le silence quelques instans, et lui dit ensuite en baissant la voix, mais d’un ton expressif : – Le bon père Pierre avait coutume de dire qu’il pouvait y avoir beaucoup de danger dans les actions par lesquelles on n’acquiert que peu de gloire. Je n’ai pas besoin de vous dire, bel oncle, que je suppose toutes ces commissions honorables.

– Pour qui me prenez-vous, beau neveu ? s’écria le Balafré d’un ton un peu sévère. Il est vrai que je n’ai pas été élevé dans un cloître, et que je ne sais ni lire ni écrire ; mais je suis le frère de votre mère, je suis un loyal Lesly. Pensez-vous que je sois homme à vous engager à faire quelque chose indigne de vous ? Le meilleur chevalier de toute la France, Duguesclin lui-même, s’il vivait encore, se ferait honneur de compter mes hauts faits parmi les siens.

– Je ne doute nullement de ce que vous me dites, bel oncle ; mon malheureux destin ne m’a laissé que vous dont je puisse recevoir des avis. Mais est-il vrai, comme on le dit, que le roi tient ici, dans son château du Plessis, une cour bien maigre ? Point de nobles ni de courtisans à sa suite ; point de grands feudataires ni de grands officiers de la couronne près de lui : quelques amusemens presque solitaires, que partagent seulement les officiers de sa maison ; des conseils secrets, auxquels n’assistent que des hommes d’une origine basse et obscure ; la noblesse et le rang mis à l’écart ; des gens sortis de la lie du peuple admis à la faveur royale : tout cela paraît irrégulier, et ne ressemble guère à la conduite de son père, le noble Charles, qui arracha des ongles du lion anglais plus de la moitié du royaume de France.

– Vous parlez comme un enfant sans cervelle ; et comme un enfant, vous ne faites que produire toujours les mêmes sons en frappant sur une nouvelle corde. Faites bien attention. Si le roi emploie Olivier le Dain, son barbier, pour ce qu’Olivier peut faire mieux qu’aucun pair du royaume, le royaume n’y gagne-t-il pas ? S’il ordonne à son vigoureux grand-prévôt Tristan d’arrêter tel ou tel bourgeois séditieux, de le débarrasser de tel ou tel noble turbulent, l’affaire est faite, et l’on n’y pense plus ; au lieu que, s’il confiait cette commission à un duc ou à un pair de France, celui-ci lui enverrait peut-être en réponse un message pour le braver. De même, s’il plaît au roi de confier à Ludovic-le-Balafré, qui n’a pas d’autre titre, une mission qu’il exécutera, au lieu d’en charger le grand connétable qui le trahirait peut-être, n’est-ce pas une preuve de sagesse ? Par-dessus tout, un monarque de ce caractère n’est-il pas le prince qu’il faut à des cavaliers de fortune, qui doivent aller où leurs services sont le plus recherchés et le mieux appréciés ? Oui, oui, jeune homme, je vous dis que Louis sait choisir ses confidens, connaître leur capacité, et proportionner la charge aux épaules de chacun, comme on dit. Il ne ressemble pas au roi de Castille, qui mourait de soif parce que le grand échanson n’était pas derrière lui pour lui présenter sa coupe. Mais j’entends la cloche de Saint-Martin ; il faut que je retourne au château. Adieu, passez le temps joyeusement, et demain à huit heures présentez-vous au pont-levis, et demandez-moi à la sentinelle, Ayez bien soin de ne pas vous écarter du droit chemin, du sentier battu ; car il pourrait vous en coûter un membre, et vous le regretteriez sans doute. Vous verrez le roi, et vous apprendrez à le juger par vous-même. Adieu !

à ces mots le Balafré partit à la hâte, oubliant, dans sa précipitation, de payer le vin qu’il avait demandé ; défaut de mémoire auquel sont sujets les hommes de son caractère, et que l’aubergiste ne crut pas devoir relever, sans doute à cause du respect que lui inspiraient son panache flottant et sa grande lame à double poignée.

On pourrait supposer que Durward, resté seul, se serait retiré dans sa tourelle, dans l’espoir d’y entendre de nouveau les sons enchanteurs qui lui avaient procuré dans la matinée une rêverie délicieuse : mais cet incident était un chapitre de roman, et la conversation qu’il venait d’avoir avec son oncle lui avait ouvert une page de l’histoire véritable de la vie. Le sujet n’en était pas fort agréable ; les réflexions et les souvenirs qu’il faisait naître devaient écarter toute autre idée, et surtout les idées tendres et riantes.

Il prit le parti d’aller faire une promenade solitaire sur les bords du Cher au cours rapide, après avoir eu soin de demander à l’hôte quel chemin il pouvait suivre sans avoir à craindre que des trappes et des pièges apportassent à sa marche une interruption désagréable. Là il s’efforça de rappeler le calme dans son esprit agité, et de réfléchir au parti qu’il devait prendre, son entretien avec son oncle lui ayant encore laissé quelque incertitude à cet égard.

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