CHAPITRE XXIV. La Prisonnière.

« Qu’on me secoure ou non, je me rends, chevalier ;

« Captive, j’en appelle à votre courtoisie.

« Songez que quelque jour la fortune ennemie

« Peut aussi, comme moi, vous rendre prisonnier. »

Anonyme.

L’escarmouche entre les schwartzreiters et les hommes, d’armes de Crèvecœur dura à peine cinq minutes, tant les premiers furent promptement mis en déroute par les Bourguignons, qui avaient sur eux la supériorité des armes, des chevaux et de la valeur impétueuse. En moins de temps que nous ne venons de le dire, le comte, essuyant son épée sanglante sur la crinière de son cheval avant de la remettre dans le fourreau, revint sur la lisière de la forêt, où Isabelle était restée spectatrice du combat. Une partie de ses gens le suivaient, tandis que les autres étaient à la poursuite des fuyards.

– C’est une honte, dit-il, que les armes de gentilshommes et de chevaliers soient souillées du sang de ces vils pourceaux.

À ces mots il remit son épée dans le fourreau, et ajouta : – C’est un accueil un peu rude pour votre retour dans votre pays, ma jolie cousine ; mais les princesses errantes doivent s’attendre à de pareilles aventures. Il n’est pas malheureux que je sois arrivé à temps ; permettez-moi de vous assurer que les troupes noires n’ont pas plus de respect pour la couronne d’une comtesse que pour la coiffe d’une paysanne ; et il me semble que vous n’aviez pas une longue résistance à espérer de votre suite.

– Avant tout, monseigneur le comte, répondit Isabelle, apprenez-moi si je suis prisonnière, et où vous allez me conduire.

– Vous savez bien, folle enfant, répondit Crèvecœur, comment je voudrais répondre à cette question. Mais vous et votre extravagante de tante, avec ses projets de mariage, vous avez fait depuis peu un tel usage de vos ailes, que je crains que vous ne deviez vous résigner à ne les déployer d’ici à quelque temps que dans une cage. Quant à moi, mon devoir, et c’en est un pénible, sera terminé quand je vous aurai conduite à la cour du duc, à Péronne ; et c’est pourquoi je juge à propos de laisser le commandement, de ce détachement à mon neveu, le comte Étienne, tandis que je vous accompagnerai ; car je pense que vous pourrez avoir besoin d’un intercesseur. J’espère que ce jeune étourdi s’acquittera de ses devoirs avec prudence.

– Avec votre permission, bel oncle, dit le comte Étienne, si vous doutez que je sois en état de commander vos hommes d’armes, vous pouvez rester avec eux, et je me chargerai d’être le serviteur et le gardien de la comtesse Isabelle de Croye.

– Sans doute, beau neveu, lui répondit son oncle, c’est renchérir sur mon projet ; mais je l’aime autant tel que je l’ai conçu. Faites donc bien attention que votre affaire ici n’est pas de donner la chasse à ces pourceaux noirs, occupation pour laquelle vous paraissiez tout a l’heure avoir une vocation spéciale, mais de me rapporter des nouvelles certaines de ce qui se passe dans le pays de Liège, afin que nous sachions ce qu’il faut penser de tous les bruits qu’on fait courir. Que dix de nos lances me suivent ; les autres resteront sous ma bannière, et vous en prendrez le commandement.

– Un instant, cousin Crèvecœur, dit la comtesse ; en me rendant prisonnière, permettez-moi de stipuler la sûreté de ceux qui m’ont protégée dans mes infortunes, Qu’il soit permis à ce brave jeune homme, mon guide fidèle, de retourner librement dans sa ville de Liège.

Les yeux pénétrans de Crèvecœur se fixèrent un instant sur la figure honnête et paisible de Glover. – Ce brave garçon, dit-il alors, ne paraît pas avoir des dispositions redoutables. Il accompagnera mon neveu aussi loin qu’il s’avancera sur le territoire de Liège, et sera ensuite libre d’aller où il voudra.

– Ne manquez pas de me rappeler au souvenir de la bonne Gertrude, dit la comtesse à son guide ; et priez-la, ajoutât-elle en détachant de son cou un collier de perles, de porter ceci en mémoire de sa malheureuse amie.

Le bon Glover prit le collier, et baisa assez gauchement, mais avec une sincère affection, la belle main qui avait trouvé ce moyen délicat de récompenser la peine qu’il avait prise et les dangers auxquels il s’était exposé.

– Oui-da ! des signes et des gages ! dit le comte. – Avez-vous quelque autre demande à me faire, belle cousine ? il est temps que nous partions.

– Il ne me reste qu’à vous prier, répondit Isabelle en faisant un effort pour parler, d’être favorable à… à ce jeune gentilhomme.

– Oui-da ! dit Crèvecœur en jetant sur Quentin le même regard pénétrant qu’il avait d’abord fixé sur Glover, mais, à ce qu’il parut, avec un résultat moins satisfaisant. – Oui-da ! répéta-t-il en imitant, mais sans chercher à l’insulter, l’embarras d’Isabelle ; eh ! mais ce n’est pas une lame de la même trempe… S’il vous plaît, belle cousine, qu’a donc fait ce… ce vraiment jeune gentilhomme, pour mériter une telle intercession de votre part ?

– Il m’a sauvé la vie et l’honneur, répondit la comtesse en rougissant de honte et de ressentiment.

Quentin rougit aussi, mais la prudence lui fit sentir qu’il ne ferait qu’empirer les choses en s’abandonnant à l’indignation qu’il éprouvait.

– Oui-da ! répéta encore le comte. La vie et l’honneur ! Il me semble, belle cousine, qu’il aurait autant valu que vous ne vous fussiez pas mise dans le cas d’avoir de telles obligations à un si jeune gentilhomme. Mais n’importe, le jeune gentilhomme peut nous accompagner, si sa qualité le lui permet ; et j’aurai soin qu’il n’ait à souffrir aucune injure. Seulement c’est moi qui désormais me chargerai de protéger votre vie et votre honneur, et je lui trouverai peut-être une occupation plus convenable que celle d’écuyer de damoiselles errantes.

– Comte, dit Durward, incapable de garder le silence plus long-temps, – de peur que vous ne parliez d’un étranger plus légèrement que vous n’auriez voulu, permettez-moi de vous apprendre que je me nomme Quentin Durward, et que je suis archer de la garde écossaise du roi de France, corps dans lequel on ne reçoit, comme vous devez le savoir, que des gentilshommes, des hommes d’honneur.

– Je vous remercie de cette information, et je vous baise les mains, monsieur l’archer, répondit Crèvecœur sur le même ton de raillerie. Ayez la bonté de marcher à côté de moi en tête du détachement.

Quentin obéit aux ordres du comte, qui avait alors, sinon le droit, du moins le pouvoir de lui en donner. Il remarqua qu’Isabelle suivait tous ses mouvemens avec un air d’intérêt timide et inquiet qui allait presque jusqu’à la tendresse, et cette vue lui fit venir une larme aux yeux. Mais il se rappela qu’il devait se comporter en homme devant Crèvecœur, qui, de tous les chevaliers de France et de Bourgogne, était peut-être le plus disposé à ne faire que rire d’une confidence de peines d’amour. Il résolut donc de ne pas attendre plus long-temps pour lui parler, et d’entrer en conversation avec lui d’un ton qui prouvât le droit qu’il avait d’être bien traité, et d’obtenir plus d’égards que le comte ne semblait disposé à lui en accorder, peut-être parce qu’il était offensé de voir qu’un homme de si peu d’importance avait mérité tant de confiance de sa riche et noble cousine.

– Seigneur comte de Crèvecœur, lui dit-il avec politesse, mais d’une voix ferme, – avant d’aller plus loin, puis-je vous demander si je suis libre, ou si je dois me regarder comme votre prisonnier ?

– La question est insidieuse ; mais en ce moment je ne puis y répondre que par une autre. Croyez-vous que la France et la Bourgogne soient en paix ou en guerre ?

– Vous devez certainement le savoir mieux que moi, monseigneur. Il y a déjà quelque temps que j’ai quitté la cour de France, et je n’en ai reçu aucune nouvelle depuis mon départ.

– Eh bien ! vous voyez combien il est aisé de faire des questions, et combien il est difficile d’y répondre. Moi-même qui ai passé une semaine et plus à Péronne avec le duc, je ne suis pas en état de résoudre ce problème plus que vous. Et cependant, sire écuyer, c’est de la solution de cette question que dépend celle de savoir si vous êtes libre ou prisonnier ; et quant à présent je dois vous considérer en cette dernière qualité ; seulement, si vous avez été réellement et honorablement utile à ma parente, et que vous répondiez franchement à mes questions, vous ne vous en trouverez pas plus mal.

– C’est à la comtesse de Croye à juger si je lui ai rendu quelque service, et je vous renvoie à elle à cet égard. Vous jugerez vous-même de mes réponses lorsque vous m’aurez questionné.

– Oui-da ! murmura Crèvecœur à demi-voix ; voilà assez de hauteur ! c’est ainsi que doit parler un homme qui porte à son chapeau le gage d’une dame, et qui croit pouvoir lever le ton en honneur de ce précieux ruban. – Eh bien ! monsieur, pouvez-vous me dire, sans déroger à votre dignité, depuis combien de temps vous êtes attaché à la personne de la comtesse Isabelle de Croye ?

– Comte de Crèvecœur, si je réponds à des questions qui me sont faites d’un ton qui approche de l’insulte, c’est uniquement de crainte que mon silence ne soit interprété d’une manière injurieuse pour une dame que nous devons tous deux également honorer. J’ai servi d’escorte à la comtesse Isabelle depuis qu’elle a quitté la France pour se retirer en Flandre.

– Ah ! ah ! c’est-à-dire depuis qu’elle s’est enfuie du Plessis-les-Tours ! et comme vous êtes archer dans la garde écossaise, vous l’avez sans doute accompagnée par les ordres exprès du roi Louis ?

Quelque peu redevable que Quentin crût être au roi de France, qui, en cherchant à faire surprendre la comtesse Isabelle par Guillaume de la Marck, avait probablement calculé que le jeune écuyer serait tué en la défendant, il ne se regarda pas comme dispensé d’être fidèle à la confiance que Louis lui avait accordée, ou du moins avait paru lui accorder. Il répondit donc au comte qu’il lui suffisait, pour agir, de recevoir les ordres de son officier supérieur, et qu’il ne remontait pas plus haut.

– Sans doute, sans doute, cela doit suffire ; mais nous savons que le roi ne permet pas à ses officiers d’envoyer les archers de sa garde courir le monde, comme des paladins, à la suite de quelque princesse errante, sans qu’il ait quelque motif politique pour agir ainsi. Il sera difficile au roi Louis de continuer à soutenir si hardiment qu’il n’était pas instruit de la fuite de France des comtesses de Croye, puisqu’elles étaient accompagnées d’un archer de sa garde. Et sur quel point dirigiez-vous votre retraite, messire archer ?

– Sur Liège, monseigneur ; ces dames désirant se mettre sous la protection du dernier évêque de cette ville.

– Du dernier évêque ! s’écria Crèvecœur ; Louis de Bourbon est-il donc mort ? Le duc n’a pas même appris qu’il fût malade. Et de quoi est-il mort ?

– Il repose dans une tombe sanglante, monsieur le comte, si ses meurtriers en ont accordé une à ses restes.

– Ses meurtriers ! Sainte mère de Dieu ! jeune homme, cela est impossible !

– J’ai vu le crime de mes propres yeux, et mainte autre scène d’horreur.

– Tu l’as vu ! et tu n’as pas secouru le bon prélat ! Et tu n’as pas soulevé tout le château contre ses assassins ! Sais-tu bien qu’être témoin d’un pareil forfait, sans chercher à l’empêcher, c’est une profanation et un sacrilège ?

– Pour être bref, monseigneur, avant que ce forfait se commît, le château avait été pris d’assaut par le sanguinaire Guillaume de la Marck, avec l’aide des Liégeois insurgés.

– Je suis atterré, dit Crèvecœur ! Liège en insurrection !

Schonwaldt pris ! L’évêque assassiné ! Messager de malheur, jamais on n’annonça tant de mauvaises nouvelles à la fois ! Parle, rends-moi compte de cette insurrection, de cet assaut, de ce meurtre. Parle, tu es un des archers de confiance de Louis, et c’est sa main qui a dirigé ce trait cruel. Parle, te dis-je, ou je te fais tirer à quatre chevaux.

– Et quand vous le feriez, comte de Crèvecœur, vous n’arracheriez de moi rien dont un gentilhomme écossais pût rougir. Je suis aussi étranger que vous à toutes ces scélératesses. J’ai été si loin de prendre part à ces horreurs, que je m’y serais opposé de toutes mes forces, si mes forces avaient égalé la vingtième partie de mes désirs. Mais que pouvais-je faire ? ils étaient des centaines, et je me trouvais seul. Mon unique soin fut de sauver la comtesse Isabelle, et j’eus le bonheur d’y réussir. Et cependant, si j’avais été assez près quand ce vénérable vieillard fut assassiné, j’aurais sauvé ses cheveux blancs ou je les aurais vengés, et l’horreur que m’inspirait ce forfait s’exprima même assez haut pour prévenir de nouveaux crimes.

– Je te crois, jeune homme ; tu n’es pas d’un âge, et tu ne parais pas d’un caractère à être chargé d’œuvres si sanguinaires, quelque habile que tu puisses être comme écuyer d’une dame. Mais, hélas ! faut-il que ce bon et généreux prélat ait été assassiné dans le lieu même où il avait si souvent accueilli l’étranger avec la charité d’un chrétien, avec l’hospitalité d’un prince ! assassiné ! et par un misérable, par un monstre de sang et de cruauté, élevé sous le toit même qui l’a vu se souiller les mains du sang de son bienfaiteur ! Mais je ne connaîtrais pas Charles de Bourgogne, je douterais même de la justice du ciel, si la vengeance n’était aussi prompte, aussi sévère, aussi complète, que la scélératesse a été atroce et sans égale.

Ici il arrêta son cheval, lâcha la bride, frappa avec force sa cuirasse de ses deux mains couvertes de gantelets ; et les levant ensuite vers le ciel, il dit d’un ton solennel : – Et si nul autre ne se chargeait de poursuivre le meurtrier, moi, moi, Philippe Crèvecœur des Cordes, je fais vœu à Dieu, à saint Lambert et aux trois rois de Cologne, de ne plus songer à toute autre affaire terrestre, jusqu’à ce que j’aie tiré pleine vengeance des assassins du bon Louis de Bourbon, dans la forêt ou sur le champ de bataille, en ville ou en campagne, sur la montagne ou dans la plaine, dans la cour du roi ou dans l’église de Dieu ; et j’y engage mes terres et mes biens, mes amis et mes vassaux, ma vie et mon honneur. Ainsi me soient en aide Dieu, saint Lambert de Liège et les trois rois de Cologne !

Après avoir fait ce vœu, le comte de Crèvecœur parut un peu soulagé de l’accablement dans lequel l’avaient plongé la surprise et la douleur dont il avait été saisi en apprenant la nouvelle de la fatale tragédie jouée à Schonwaldt, et il demanda à Quentin un récit plus circonstancié de toute cette affaire. Le jeune Écossais était loin, de vouloir calmer la soif de vengeance que le comte nourrissait contre Guillaume de la Marck, et il lui donna tous les détails qu’il désirait, sans en rien omettre.

– Ces misérables Liégeois, s’écria le comte, ces brutes inconstantes et sans foi ! s’être ligués ainsi avec un infâme brigand, un impitoyable meurtrier, pour mettre à mort leur prince légitime !

Durward informa ici le Bourguignon indigné que les Liégeois ou du moins ceux d’entre eux qui s’élevaient au-dessus de la populace, quoique ayant témérairement pris part à la rébellion contre l’évêque, n’avaient pourtant, à ce qu’il lui avait paru, aucun dessein d’aider de la Marck dans son exécrable projet, mais qu’au contraire ils l’auraient empêché de l’accomplir, s’ils en avaient eu les moyens, et qu’ils n’avaient pu en être témoins sans horreur. – Ne me parlez pas de cette misérable canaille plébéienne, dit le comte. Quand ils prirent les armes contre un prince qui n’avait d’autre défaut que d’être trop bon maître pour une race ingrate et parjure ; quand ils se révoltèrent contre lui ; quand ils l’attaquèrent dans sa maison paisible, que pouvaient-ils avoir en vue, si ce n’est le meurtre ? Quand ils se liguèrent avec le Sanglier des Ardennes, le plus féroce assassin qui soit dans toute la Flandre, quel projet pouvaient-ils lui supposer, si ce n’est un projet de meurtre, puisque c’est le métier qui le fait vivre ? Et d’après ce que vous venez de me dire, celui dont la main a commis le crime n’appartenait-il pas à cette vile canaille ? J’espère, à la lueur de leurs maisons embrasées, voir le sang couler dans leurs canaux. Quel noble et généreux prince ils ont assassiné ! On a vu se révolter des vassaux accablés d’impôts, mourant de besoin ; mais ces Liégeois, c’est l’insolence de leurs trop grandes richesses qui les a poussés !

Il abandonna une seconde fois les rênes de son cheval, et fit le geste de se tordre les mains, malgré les gantelets dont elles étaient couvertes. Quentin vit aisément que son chagrin était rendu encore plus vif par le souvenir amer de l’amitié qui l’avait uni avec le défunt. Il garda donc le silence, respectant une douleur qu’il ne voulait pas aggraver, et qu’il sentait en même temps qu’il lui était impossible d’adoucir.

Mais le comte de Crèvecœur revint à plusieurs reprises sur le même sujet, multiplia ses questions sur la prise de Schonwaldt et sur les détails de la mort de l’évêque ; puis tout à coup, comme s’il se fût rappelé quelque chose qui lui était échappé de la mémoire, il lui demanda ce qu’était devenue la comtesse Hameline, et pourquoi elle n’était pas avec sa nièce.

– Ce n’est pas, ajouta-t-il avec un air de mépris, que je regarde son absence comme une grande perte pour la comtesse Isabelle ; car quoiqu’elle fut sa tante, et au total qu’elle eût de bonnes intentions, cependant la cour de Cocagne n’a jamais produit une semblable folle, et je tiens pour certain que sa nièce, que j’ai toujours regardée comme une jeune personne sage et modeste, a été entraînée dans la folie absurde de s’enfuir de Bourgogne pour courir en France, par cette vieille folle à esprit romanesque, qui ne songe qu’a marier les autres et à se marier elle-même.

Quel discours pour les oreilles d’un amant lui-même assez romanesque, et dans un moment où il aurait été ridicule à lui d’essayer ce qui était pour lui l’impossible, c’est-à-dire de convaincre le comte, par la force des armes, qu’il faisait la plus grande injustice à la jeune comtesse, perle d’esprit comme de beauté, en la désignant comme une jeune personne sage et modeste ! Un tel éloge aurait pu convenir à la fille hâlée d’un bon paysan, dont l’occupation aurait été d’aiguillonner les bœufs tandis que son père conduisait la charrue. Et puis supposer qu’elle se laissait guider et dominer par une tante folle et romanesque ! c’était une calomnie qu’il eût fallu, faire rentrer dans la gorge du blasphémateur. Le comte en imposait à Quentin malgré lui, par sa physionomie pleine de franchise, quoique sévère, et son mépris pour tous les sentimens qui dominaient dans le cœur du jeune homme. Quant à la renommée que Crèvecœur avait acquise dans les armes, elle n’aurait fait qu’augmenter le désir qu’il aurait eu de lui proposer un cartel, s’il n’eût été retenu par la crainte du ridicule, celle de toutes les armes que redoutent le plus les enthousiastes de tous les genres, et qui, d’après l’influence qu’elle exerce sur leurs esprits, réprime souvent en eus des idées absurdes, mais en étouffe quelquefois d’autres qui ne sont pas sans noblesse.

Maîtrisé par la crainte de devenir un objet de dédain plutôt que de ressentiment, Durward se borna, quoique non sans difficulté, à dire en termes généraux, et d’une manière assez confuse, que la comtesse Hameline avait réussi à se sauver du château à l’instant où l’assaut commençait. Il n’aurait pu lui donner des détails plus circonstanciés sans jeter quelque ridicule sur la tante d’Isabelle, et peut-être sans s’y exposer lui-même, comme ayant été l’objet de ses spéculations matrimoniales. Il ajouta à cette narration un peu vague, qu’il courait un bruit, quoique rien n’en constatât la vérité, que la comtesse Hameline était retombée entre les mains de Guillaume de la Marck.

– J’espère que saint Lambert permettra qu’il l’épouse, dit Crèvecœur ; et véritablement il me paraît probable qu’il le fera par amour pour ses sacs d’argent, et qu’il l’assommera quand il s’en sera assuré la possession, ou plus tard quand il les aura vidés.

Le comte fit alors tant de questions à Quentin sur la manière dont les deux dames s’étaient conduites pendant leur voyage, sur le degré d’intimité auquel elles l’avaient admis, et sur d’autres points assez délicats, que le jeune homme, contrarié, confus et irrité, eut peine à cacher son embarras au vieux soldat courtisan, qui ne manquait ni d’expérience ni de pénétration, et qui prit congé de lui tout à coup, en s’écriant : – Oui-da ! je vois ce que c’est ; c’est ce que je pensais, d’un côté du moins ; j’espère que je trouverai plus de bon sens de l’autre. Allons, sire écuyer, un coup d’éperon, et formez l’avant-garde ; j’ai quelques mots à dire à la comtesse Isabelle. Je pense que vous m’en avez assez appris maintenant pour que je puisse lui parler de tout ce qui s’est passé malheureusement, sans alarmer sa délicatesse, quoique j’aie un peu blessé la vôtre ; mais un moment, jeune homme, un mot avant que vous vous éloigniez. Vous avez fait un heureux voyage, à ce que je m’imagine, dans le pays de féerie, rempli d’aventures héroïques, de hautes espérances, de flatteuses illusions, comme les jardins de la fée Morgane. Oubliez tout cela, jeune soldat, ajouta-t-il en lui frappant sur l’épaule, ne vous rappelez cette jeune dame que comme l’honorable comtesse de Croye, oubliez la demoiselle errante et aventureuse ; ses amis (je puis vous répondre d’un) ne se souviendront que des services que vous lui avez rendus, et oublieront la récompense déraisonnable que vous avez eu la hardiesse d’envisager.

Dépité de n’avoir pu cacher au clairvoyant Crèvecœur des sentimens que le comte semblait ne regarder que comme un objet de ridicule, Quentin lui répliqua avec indignation : – Monseigneur comte, quand j’aurai besoin de vos avis, je vous les demanderai ; quand j’implorerai votre assistance, il sera assez temps de me la refuser ; quand j’attacherai une valeur particulière à l’opinion que vous pouvez avoir de moi, il ne sera pas trop tard pour l’exprimer.

– Oui-da ! dit le comte. Me voici entre Amadis et Oriane, et il faut sans doute que je m’attende à un défi.

– Vous parlez comme si c’était une chose impossible. Quand j’ai rompu une lance avec le duc d’Orléans, j’avais pour adversaire un homme dans les veines duquel coule un sang plus noble que celui de Crèvecœur. Quand j’ai mesuré mon épée avec celle de Dunois, j’avais affaire à un guerrier plus illustre.

– Que le ciel t’accorde du jugement, mon bon jeune homme. Si tu dis la vérité, la fortune t’a singulièrement favorisé dans ce monde ; et en vérité, s’il plaît à la Providence de te soumettre à de pareilles épreuves avant que tu aies de la barbe au menton, la vanité te rendra fou avant que tu puisses te dire un homme. Tu peux me faire rire, mais non me mettre en colère. Crois-moi, quoique par un de ces coups de fortune qu’on voit arriver quelquefois, tu aies combattu contre des princes, et aies été le champion d’une comtesse, tu ne deviens pas pour cela l’égal de ceux dont le hasard t’a rendu l’adversaire, et dont un plus grand hasard t’a fait devenir le compagnon. Je puis te permettre, comme à un jeune homme qui a lu des romans jusqu’à se croire un paladin, de te livrer pendant quelque temps à un rêve flatteur ; mais il ne faut pas te fâcher contre un ami qui te veut du bien, quand il te secoue un peu rudement par les épaules pour t’éveiller.

– Ma famille, monseigneur comte…

– Ce n’est pas tout-à-fait de ta famille que je parle ; je parle de rang, de fortune, d’élévation, de tout ce qui met une distance entre les degrés et les classes. Quant à la naissance, nous sommes tous descendans d’Adam et d’Ève.

– Mes ancêtres, monseigneur comte, les Durwards de Glen-Houlakin…

– Ah ! si vous prétendez faire remonter leur généalogie au-delà d’Adam, je n’ai plus rien à dire. Au revoir, jeune homme.

Le comte arrêta son cheval, et attendit la comtesse, à qui ses insinuations et ses avis, quoique donnés dans de bonnes intentions, furent, s’il est possible, encore plus désagréables qu’à Durward. Celui-ci, tout en marchant en avant, murmurait à demi-voix : Froid railleur, fat impertinent ; je voudrais que le premier archer écossais qui aura son arquebuse pointée sur toi ne te laissât pas échapper si facilement que je l’ai fait ! – Ils arrivèrent dans la soirée à la ville de Charleroi, sur la Sambre, où le comte de Crèvecœur avait résolu de laisser Isabelle, que la terreur et la fatigue de la veille, une course de cinquante milles dans la journée, et toutes les sensations douloureuses auxquelles elle avait été en proie, avaient rendue incapable d’aller plus loin sans danger pour sa santé. Le comte la confia, dans un état de grand épuisement, aux soins de l’abbesse d’un couvent de l’ordre de Cîteaux, dame de noble naissance, parente des deux familles de Crèvecœur et de Croye, et à la prudence et à l’amitié de laquelle il pouvait accorder toute sa confiance.

Crèvecœur ne s’arrêta dans la ville que pour recommander les plus grandes précautions au commandant d’une petite garnison bourguignonne qui occupait cette place, et le requérir de donner une garde d’honneur au couvent tant que la comtesse Isabelle de Croye y séjournerait, en apparence pour veiller à sa sûreté, mais en réalité peut-être pour prévenir toute tentative d’évasion. Le comte invita la garnison à se tenir sur ses gardes, et en donna pour cause un bruit vague qui était arrivé jusqu’à lui de troubles survenus dans l’évêché de Liège. Mais il avait résolu d’être le premier qui porterait au duc Charles les formidables nouvelles de l’insurrection de Liège et du meurtre de l’évêque, dans toute leur horrible réalité. En conséquence, s’étant procuré des chevaux frais pour lui et pour sa suite, il se prépara à aller jusqu’à Péronne sans s’arrêter ; avertissant Durward qu’il fallait qu’il l’accompagnât, il lui fit d’un ton goguenard les excuses de le séparer de si belle compagnie, et ajouta qu’il espérait qu’un écuyer si dévoué aux dames trouverait plus agréable de voyager au clair de lune, que de céder lâchement au sommeil comme un mortel ordinaire.

Quentin, déjà assez affligé d’apprendre qu’il allait être séparé d’Isabelle, brûlait d’envie de répondre à cette raillerie par un défi ; mais convaincu que le comte ne ferait que rire de sa colère et mépriserait son cartel, il résolut d’attendre du temps l’occasion où il lui serait possible d’obtenir satisfaction de ce fier chevalier, qui lui était devenu quoique pour des raisons bien différentes, presque aussi odieux que le Sanglier des Ardennes lui-même. Il consentit donc à suivre Crèvecœur, puisqu’il n’avait pas le pouvoir de le refuser, et ils firent de compagnie et avec la plus grande célérité le chemin de Charleroi à Péronne.

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