« Avance, bon vieillard ; que le bras de ta fille
« Soit dorénavant ton soutien.
« Lorsque du temps l’implacable faucille
« A moissonné le chêne aérien,
« Le rejeton qui lui doit la naissance,
« Déployant ses jeunes rameaux,
« Du vieux tronc abattu couvre la décadence,
« Et le rend respectable aux yeux de ses rivaux. »
Lorsque le sermon fut terminé, le prédicateur militaire s’essuya le front, car, malgré le froid de la saison, la véhémence de ses discours et de ses gestes l’avait échauffé. Il descendit alors de la chaire, et dit quelques mots au caporal qui commandait le détachement. Celui-ci lui répondit par un signe d’intelligence fait d’un air grave, et puis rassemblant ses soldats, il les reconduisit en bon ordre au quartier qu’ils occupaient dans la ville.
Celui qui avait prêché sortit lui-même de l’église, comme si rien d’extraordinaire ne fut arrivé, et se promena dans les rues de Woodstock avec l’air d’un étranger qui aurait voulu voir la ville, sans paraître remarquer qu’il était lui-même à son tour examiné avec inquiétude par les habitans ; leurs regards furtifs, mais fréquens, semblaient le considérer comme un être suspect et redoutable, et dont il serait dangereux de provoquer le ressentiment. Il ne fit aucune attention à eux, et continua sa promenade avec la manière affectée des fanatiques de ce temps, c’est-à-dire d’un pas lent et solennel, et avec un air sérieux et sévère, en homme mécontent des interruptions momentanées que la vue des objets terrestres apportait à ses méditations sur les choses célestes. Ces enthousiastes méprisaient et condamnaient les plaisirs les plus innocens, de quelque genre qu’ils fussent, et un sourire leur paraissait une abomination.
C’était pourtant cette disposition d’esprit qui formait les hommes à de grandes actions ; car, au lieu de chercher à satisfaire leurs passions, ils dirigeaient leur conduite d’après les principes qu’ils avaient adoptés, et ces principes n’avaient rien d’égoïste. Il se trouvait sans contredit parmi eux des hypocrites qui couvraient leur ambition du voile de la religion ; mais il en existait qui étaient réellement doués du caractère religieux et de la sévérité d’une vertu républicaine, que les autres ne faisaient qu’affecter. Le plus grand nombre étaient placés entre ces deux extrêmes ; ils éprouvaient jusqu’à un certain point le pouvoir de la religion, et ils se conformaient au temps en outrant leurs sentimens réels.
L’individu dont les prétentions à la sainteté, visibles comme elles l’étaient sur son front et dans sa démarche, ont occasioné la digression qui précède, arriva enfin à l’extrémité de la principale rue, aboutissant au parc de Woodstock. Une porte fortifiée défendait l’entrée de l’avenue.
L’architecture gothique de cette porte, quoique composée de styles de différens siècles, suivant les époques où l’on y avait fait des additions, était d’un effet imposant. Une énorme grille en longues barres de fer, décorée d’un grand nombre d’ornemens, et surmontée du malheureux chiffre C. R., était dans un état de dégradation qui accusait à la fois la rouille et la violence républicaine.
Le soldat s’arrêta, comme s’il n’eût trop su s’il devait entrer sans demander la permission. Il vit à travers la grille une avenue bordée de chênes majestueux, et qui s’éloignait en serpentant, comme pour aller se perdre dans la profondeur d’une vaste et antique forêt. Le guichet de la grande grille ayant été laissé ouvert par mégarde, il le franchit, mais en hésitant et en homme qui se glisse dans un lieu dont il sent que l’entrée lui serait refusée. Dans le fait, ses manières montrèrent plus de respect pour ces lieux qu’on n’aurait pu en attendre de son caractère et de sa profession. Il ralentit son pas, déjà si solennel, et enfin il s’arrêta et regarda autour de lui.
À quelque distance de la grille, il vit s’élever au-dessus des arbres deux antiques et vénérables tourelles, dont chacune était surmontée par une girouette d’un travail curieux, et qui réfléchissaient les rayons du soleil d’automne : elles indiquaient la situation de l’ancien rendez-vous de chasse, la Loge, comme on l’appelait, qui, depuis le temps de Henry II, avait été de temps en temps le séjour des monarques anglais, quand il leur plaisait d’aller chasser dans les bois d’Oxford, où il y avait tant de gibier que, suivant le vieux Fuller c’était le lieu de prédilection des chasseurs et des fauconniers. La Loge s’élevait sur un terrain plat, maintenant couvert de sycomores, non loin de l’entrée de ce lieu magnifique où le spectateur s’arrête pour contempler Blenheim, ce souvenir des victoires de Marlborough, et admirer ou critiquer la lourde magnificence du style de Vauburgh .
Là aussi s’arrêta notre prédicateur militaire, mais avec des pensées bien différentes et dans un autre dessein que celui d’admirer. Quelques instans après il vit deux personnes, un homme et une femme, s’approcher à pas lents ; et ils étaient si occupés de leur conversation qu’ils ne levèrent pas les yeux, et n’aperçurent pas l’étranger qui se trouvait devant eux à quelque distance. Le soldat profita de leur distraction, et, désirant épier leurs mouvemens sans en être aperçu, il se glissa derrière un gros arbre qui bordait l’avenue, et dont les branches, balayant la terre, empêchaient qu’il ne fût découvert, à moins qu’on ne le cherchât tout exprès.
Cependant nos deux nouveaux personnages continuaient à s’avancer, en se dirigeant vers un berceau encore éclairé des rayons du soleil, et appuyé contre l’arbre derrière lequel le militaire était caché.
L’homme était un vieillard, mais qui semblait courbé plus encore par le poids des chagrins et des infirmités que par celui des années. Il portait un manteau noir sur un habit de même couleur, de cette coupe pittoresque que Vandyck a rendue immortelle ; mais quoique son costume fût décent, il le portait avec une négligence qui prouvait que son esprit n’était pas dans une situation tranquille. Ses traits, où l’on reconnaissait l’empreinte de l’âge, n’étaient pourtant pas encore sans beauté, et sa physionomie avait un air distingué d’accord avec son costume et sa démarche. Ce qui frappait le plus dans son extérieur était une longue barbe blanche qui lui descendait au-dessus de la poitrine sur son pourpoint à taillades, et qui formait un contraste singulier avec la couleur sombre de ses vêtemens.
La jeune dame qui donnait le bras à ce vénérable personnage, et qui semblait en quelque sorte le soutenir, avait les formes légères d’une sylphide et des traits d’une beauté si exquise qu’on aurait dit que la terre sur laquelle elle marchait était un sol indigne d’être foulé par une créature si aérienne ; mais toute beauté mortelle doit tribut aux chagrins de ce monde. Les yeux de cet être charmant offraient des traces de larmes ; ses joues étaient couvertes de vives couleurs, et il était évident, d’après l’air triste et mécontent de celui qu’elle écoutait, que la conversation lui était aussi désagréable qu’à elle. Lorsqu’ils se furent assis sur le banc dont nous venons de parler, le soldat aux écoutes ne perdit pas un mot de tout ce que disait le vieillard ; mais il entendit un peu moins distinctement les réponses de la jeune personne.
– Cela n’est pas supportable, dit le vieillard avec véhémence ; il y aurait de quoi rendre les jambes à un paralytique et en faire un soldat ; oui, je l’avoue, la guerre m’a privé d’un grand nombre des miens ; d’autres se sont éloignés de moi dans ces temps désastreux. Je ne leur en veux point pour cela ; que pouvaient faire les pauvres diables quand il n’y avait ni pain à l’office ni bière dans le cellier ? – Mais il nous reste encore quelques braves forestiers de la vraie race de Woodstock, la plupart aussi vieux que moi, et qu’importe ! Le vieux bois se déjette rarement à l’humidité. – Je tiendrai bon dans le vieux château, et ce ne sera pas la première fois que je m’y serai maintenu contre une force dix fois plus considérable que celle dont nous entendons parler à présent.
– Hélas ! mon cher père ! dit la jeune personne avec un son de voix qui semblait indiquer qu’elle regardait ces projets de résistance comme un acte de désespoir imprudent.
– Et pourquoi cet hélas ? répliqua le vieillard d’un ton courroucé ; est-ce parce que je ferme ma porte à trente ou quarante de ces hypocrites altérés de sang ?
– Mais leurs maîtres peuvent aisément envoyer contre vous un régiment ou même une armée, et à quoi servirait votre résistance, si ce n’est à les exaspérer et à rendre votre ruine plus complète ?
– Soit, Alice ; j’ai vécu assez et trop long-temps. J’ai survécu au meilleur des maîtres, au plus noble des princes. Que fais-je sur la terre depuis le malheureux 30 janvier ? Le parricide commis en cette journée était pour tous les vrais serviteurs de Charles Stuart le signal de venger sa mort ou de mourir dès qu’ils en trouveraient une occasion honorable.
– Ne parlez pas ainsi, mon père, dit Alice Lee ; il ne convient ni à votre jugement ni à votre mérite de sacrifier une vie qui peut encore être utile à votre roi et à votre pays. L’état actuel des choses ne durera pas toujours ; il ne peut toujours durer. L’Angleterre ne supportera pas long-temps les chefs que lui a donnés le malheur des temps. En attendant… – Ici quelques mots échappèrent aux oreilles du soldat. – Et méfiez-vous de cette impatience qui ne fait qu’empirer les choses.
– Les empirer ! s’écria le vieillard impétueux ; et que peut-il arriver de pire ? Le mal n’a-t-il pas atteint son dernier degré ? Ces gens ne nous chasseront-ils pas de notre seul abri ? – Ne dilapideront-ils pas le reste des propriétés royales confiées à ma garde ? – Ne feront-ils pas du palais des princes une caverne de brigands ? et alors ils se passeront la main sur les lèvres, et ils rendront graces au ciel comme s’ils avaient fait une bonne œuvre.
– L’avenir n’est pas encore sans espoir pour nous, mon père. J’espère que le roi est en ce moment hors de leur portée ; et nous avons lieu de croire que mon frère Albert est en sûreté.
– Oui, Albert ! s’écria sir Henry d’un ton de reproche ; nous y voilà encore. Sans toutes vos prières, je serais allé moi-même à Worcester ; mais il a fallu que je restasse ici comme un vieux limier hors de service qu’on laisse derrière en partant pour la chasse. Et qui sait de quelle utilité j’aurais pu être ? La tête d’un vieillard vaut quelquefois son prix, même quand son bras ne vaut plus grand’chose. – Mais vous et Albert vous désiriez tellement que je restasse ! – Et maintenant qui peut savoir ce qu’il est devenu ?
– Mais, mon père, dit Alice, nous avons tout lieu d’espérer qu’Albert a échappé à cette fatale journée : le jeune Abney l’a vu à un mille du champ de bataille.
– Le jeune Abney a menti, je suppose, répliqua le père avec le même esprit de contradiction ; – la langue du jeune Abney fait plus de besogne que son bras ; et cependant elle court encore moins vite que les jambes de son cheval quand il fuit devant les Têtes-Rondes. – J’aimerais mieux que le cadavre d’Albert fût resté étendu entre Charles et Cromwell que d’apprendre qu’il ait pris la fuite aussi promptement que le jeune Abney.
– Mon cher père, s’écria Alice en pleurant, que puis-je donc vous dire pour vous consoler ?
– Pour me consoler, dites-vous, mon enfant ? je suis las de consolations. Une mort honorable et les ruines de Woodstock pour tombeau, voilà toute la consolation qu’attend Henry Lee. – Oui, par la mémoire de mon père, je défendrai la Loge contre ces brigands rebelles.
– Écoutez votre raison, mon père ; soumettez-vous à ce qu’il nous est impossible d’empêcher. Mon oncle Éverard…
Le vieillard l’interrompit en répétant ces derniers mots. – Ton oncle Éverard ! s’écria-t-il ; hé bien, continue : qu’as-tu à me dire de ton précieux et affectionné oncle Éverard ?
– Rien, mon père, si ce sujet d’entretien vous déplaît.
– S’il me déplaît ! Et pourquoi me déplairait-il ? et quand il me déplairait, pourquoi affecter de t’en inquiéter ? Pourquoi quelqu’un s’en inquiéterait-il ! Qu’est-il arrivé depuis quelques années qui ne doive me déplaire ? Quel astrologue pourrait me prédire dans l’avenir quelques événemens plus heureux ?
– Le destin peut nous réserver le plaisir de voir la restauration de notre prince banni.
– Il est trop tard pour moi, Alice. S’il se trouve une si belle page dans les registres du ciel, j’aurai quitté la terre long-temps avant qu’elle me soit montrée. – Mais je vois que tu veux éluder de me répondre. – En un mot, qu’as-tu à dire de ton oncle Éverard ?
– Dieu sait, mon père, que j’aimerais mieux me condamner au silence pour toujours que de dire des choses qui, dans la situation actuelle de votre esprit, pourraient augmenter votre indisposition.
– Mon indisposition ! Oh ! tu es un médecin des lèvres duquel le miel découle. Tu prodigueras l’huile, le vin et le baume pour guérir mon indisposition, – si c’est le terme convenable pour désigner les souffrances d’un vieillard dont le cœur est presque brisé. – Encore une fois, que voulais-tu dire de ton oncle Éverard ?
Il éleva la voix en prononçant ces derniers mots avec aigreur ; et Alice répondit à son père d’un ton soumis et craintif.
– Je voulais seulement dire que je suis certaine que mon oncle Éverard, quand nous quitterons Woodstock…
– Dis donc quand nous en aurons été chassés par ces misérables tondus de fanatiques qui lui ressemblent, – Hé bien ! continue. – Que fera ton généreux oncle ? – Nous accordera-t-il la desserte de sa table économique ? Nous donnera-t-il, deux fois par semaine, les restes du chapon qui y aura paru trois fois, en nous laissant jeûner les cinq autres jours ? – Nous permettra-t-il de coucher dans son écurie à côté de ses chevaux affamés ? Leur retranchera-t-il une partie de leur paille, afin que le mari de sa sœur, – faut-il que j’aie à parler de l’ange que j’ai perdu ! – et la fille de sa sœur ne soient pas obligés de se coucher sur la pierre ? – Ou bien nous enverra-t-il à chacun un noble d’or en nous recommandant de le faire durer long-temps, parce qu’il n’a jamais vu l’argent si rare ? – Quelle autre chose ton oncle Éverard fera-t-il pour nous ? Nous obtenir une permission de mendier ? Je puis le faire sans cela.
– Vous ne lui rendez pas justice, répondit Alice avec plus de vivacité qu’elle n’en avait encore montré ; et, si vous vouliez interroger votre propre cœur, vous reconnaîtriez vous-même, je parle avec respect, que votre bouche prononce des paroles désavouées par votre jugement. Mon oncle Éverard n’est ni avare ni hypocrite. Il n’est ni assez attaché aux biens de ce monde pour ne pas fournir amplement à tous nos besoins, ni assez entiché d’opinions exagérées pour n’avoir pas de charité pour les gens d’une autre secte que la sienne.
– Oui, oui ! l’Église anglicane est une secte à ses yeux, je n’en doute pas ; et peut-être aux tiens aussi, Alice. Que sont les Mugglemans , les Ranters les Brownistes ? – des sectaires ; et ta phrase les place tous, avec Jack Presbyter à leur tête, sur le même niveau que nos doctes prélats et nos dignes ministres. Tel est le jargon du siècle où tu vis ; et pourquoi ne parlerais-tu pas comme une des vierges sages, comme une des sœurs psalmodiantes ? Quoique tu aies pour père un vieux Cavalier profane, tu es nièce de l’oncle Éverard.
– Si vous parlez ainsi, mon père, que puis-je vous répondre ? Écoutez seulement quelques mots avec patience, et je me serai bientôt acquittée de la commission de mon oncle.
– Oh ! il y a donc une commission ! Oh ! certes, je m’en doutais dès le commencement ; j’avais même quelques soupçons relativement à l’ambassadeur. Allons, miss Lee, remplissez vos fonctions, et vous n’aurez pas à vous plaindre que je manque de patience.
– Hé bien, mon père, mon oncle Éverard vous engage à recevoir avec politesse les commissaires qui viennent mettre le séquestre sur le parc et le domaine de Woodstock, ou du moins de vous abstenir d’apporter obstacle ou opposition à leurs opérations. Cela ne peut, dit-il, faire aucun bien même dans vos propres principes, et ce serait leur donner un prétexte pour vous persécuter avec la dernière rigueur, ce qu’il croit qu’on peut éviter en agissant autrement. Il espère même que, si vous suivez ses conseils, le comité pourra, par suite du crédit dont il y jouit, se déterminer à lever le séquestre mis sur vos biens, et à y substituer une amende modérée. C’est ainsi que parle mon oncle ; et je n’ai pas besoin de fatiguer votre patience par d’autres argumens.
– Tu as raison de n’en rien faire, Alice, répondit sir Henry avec un ton de courroux étouffé ; car, par la sainte croix ! tu m’as presque fait tomber dans la croyance hérétique que tu n’es pas ma fille. – Ô toi, ma chère compagne ! loin aujourd’hui des chagrins et des soucis de ce misérable monde, aurais-tu jamais pu croire que la fille que tu pressais contre ton sein deviendrait, comme la méchante femme de Job, la tentatrice de son père à l’heure de son affliction ; qu’elle lui conseillerait de sacrifier sa conscience à son intérêt, pour demander aux mains encore couvertes du sang de son maître, et peut-être à celles des meurtriers de son fils, un misérable reste des biens dont il a été dépouillé ! – Quoi ! s’il faut que je mendie, crois-tu que je m’adresse à ceux qui ont fait un mendiant ? Non ! jamais. Cette barbe blanche, que je porte en témoignage de mon deuil du meurtre de mon souverain , jamais je n’irai la montrer pour émouvoir la pitié des orgueilleux qui ont séquestré mes biens, et qui étaient peut-être du nombre des parricides. Non ! si Henry Lee doit demander son pain, ce sera à quelque loyal royaliste comme lui, qui ne refusera pas de partager le sien avec lui. Quant à sa fille, elle peut suivre le chemin qui lui convient. Ce chemin la conduira à se réfugier chez ses riches parens Têtes-Rondes ; mais qu’elle n’appelle plus son père celui dont elle dédaigne de partager la pauvreté.
– Vous êtes injuste envers moi, mon père, répondit Alice d’une voix animée, quoique défaillante, – cruellement injuste. Dieu sait que le chemin que vous suivrez sera le mien, quoiqu’il conduise à la ruine et à la mendicité ; et mon bras vous soutiendra, si vous acceptez un si faible secours.
– Tu me paies de paroles, mon enfant ; tu me paies de paroles, comme le dit William Shakspeare : tu parles de me prêter ton bras, et ta secrète pensée est de t’appuyer sur celui de Markham Éverard.
– Mon père, mon père ! s’écria Alice avec le ton d’un violent chagrin, – qui peut avoir ainsi égaré votre sain jugement, et changé votre bon cœur ? Maudites soient ces commotions civiles qui non seulement coûtent la vie à tant d’hommes, mais qui dénaturent leurs sentimens, et qui rendent méfians, durs et cruels les gens les plus braves, les plus nobles, les plus généreux. – Quel reproche avez-vous à me faire relativement à Markham Éverard ? L’ai-je vu, lui ai-je parlé depuis que vous lui avez interdit ma présence en termes moins doux – je dirai la vérité – que ne l’exigeait votre parenté avec lui ? Pourquoi vous imaginer que je sacrifierais à ce jeune homme tout ce que je vous dois ? Sachez que, si j’étais capable d’une faiblesse criminelle, Markham Éverard serait le premier à me mépriser.
Elle appuya son mouchoir sur ses yeux ; mais elle ne put ni retenir ses sanglots, ni cacher l’angoisse qui les occasionait. Le vieillard en fut ému.
– Je ne sais qu’en dire ni qu’en penser, dit-il ; – tu parais sincère, et tu as toujours été bonne fille. Je ne conçois pas comment tu as souffert que ce jeune rebelle s’insinuât dans ton cœur. Peut-être est-ce une punition que le ciel m’inflige, pour avoir pensé que la loyauté de ma maison était pure comme l’hermine ; et cependant voilà une malheureuse tache sur le plus beau de ses joyaux, sur ma chère Alice. – Ne pleure pas, mon enfant ; nous avons assez de causes d’affliction. – Dans quelle pièce Shakspeare dit-il
Aimable et chère enfant,
Laissez-moi tout le soin de cette triste affaire ;
Ne prenez point des temps le fâcheux caractère :
Ne soyez pas comme eux un ennui pour Percy.
– Je suis charmée de vous entendre citer une seconde fois votre poète favori, mon père. Nos petits différends sont presque toujours près d’être terminés quand Shakspeare se met de la partie.
– Le recueil de ses œuvres était le compagnon fidèle de mon bienheureux maître. Après la Bible, si je puis nommer Shakspeare et la Bible en même temps, c’était le livre dans lequel il puisait le plus de consolations ; et, comme je suis attaqué de la même maladie, il est tout naturel que j’aie recours au même remède. Mais je ne prétends pas avoir le même talent que mon maître pour expliquer les passages obscurs, car je suis peu instruit, et je n’ai appris que l’art de la chasse et le métier des armes.
– Vous avez vu Shakspeare, mon père ?
– Jeune folle ! je n’étais encore qu’un enfant quand il mourut ; tu me l’as entendu dire plus de vingt fois ; mais tu voudrais écarter les pensées de ton vieux père d’un sujet qui le tourmente. Hé bien ! quoique je ne sois pas aveugle, je puis fermer les yeux, et suivre mon guide. C’est Ben Johnson que j’ai connu, et je pourrais te conter bien des anecdotes de nos réunions à la Sirène où, si l’on faisait grande dépense de vin, on en faisait encore plus d’esprit. Nous n’étions pas occupés à nous envoyer des bouffées de fumée les uns aux autres, ou à tourner vers le ciel le blanc de nos yeux quand nous vidions le pot de vin. Le vieux Ben m’avait adopté pour un de ses enfans en Apollon. Ne t’ai-je pas montré ses vers : – À mon fils chéri, le respectable sir Henry Lee de Ditchley, chevalier baronnet ?
– Je ne me les rappelle pas en ce moment, mon père.
– Je crois que tu ne dis pas la vérité, petite ; mais n’importe, tu n’obtiendras pas de moi d’autres folles idées en ce moment. Le mauvais esprit a quitté Saül. Il s’agit de décider ce que nous ferons relativement à Woodstock ; si nous l’abandonnerons ou si nous le défendrons.
– Mon cher père, pouvez-vous entretenir un instant l’espoir de le défendre ?
– Je n’en sais rien ; mais ce qui est certain, c’est que je voudrais encore une petite action pour faire mes adieux. Et qui sait où la bénédiction du ciel peut descendre ! Mais, en ce cas, il faut que mes pauvres vassaux prennent part avec moi à une défense désespérée, et cette idée me retient, je l’avoue.
– Ah ! qu’elle vous détermine, mon père : songez qu’il y a un détachement de soldats dans la ville, et trois régimens à Oxford.
– Pauvre Oxford ! s’écria sir Henry, dont un seul mot faisait tourner l’esprit indécis vers le premier objet qui se présentait à lui ; siège de la science et de la loyauté ! ces soldats grossiers sont une compagnie qui ne convient guère à tes doctes collèges et aux allées poétiques de ton parc. Mais ta lumière vive et pure bravera le souffle empoisonné d’un millier de rustres, souffleraient-ils comme Borée pour l’éteindre. Le buisson ardent ne sera pas consumé, même par le feu de cette persécution.
– Vous avez raison, mon père, et il n’est peut-être pas inutile de vous rappeler que, si quelque mouvement royaliste avait lieu dans un moment si peu propice, ce serait pour eux une raison de traiter l’université avec encore plus de dureté ; car ils la regardent comme le foyer d’où part tout ce qu’on fait en faveur du roi dans ces environs.
– C’est la vérité, ma fille, et ces bandits saisiraient le moindre prétexte pour séquestrer le peu de biens que les guerres civiles ont laissés aux collèges. Ce motif, et les dangers auxquels j’exposerais mes pauvres vassaux… Allons, tu m’as désarmé, mon enfant ; je serai calme et patient comme un martyr.
– Fasse le ciel que vous teniez votre parole, mon père ; mais la vue d’un seul de ces hommes vous cause toujours tant d’émotion que je crains…
– Voudriez-vous me faire passer pour un enfant, Alice ? ne savez-vous pas que je puis regarder un crapaud, une couleuvre, des vipères entrelacées, sans autre sensation qu’un peu de dégoût ? et, quoiqu’une Tête-Ronde, et surtout un Habit-Rouge, soient à mes yeux plus dégoûtans qu’un crapaud, plus venimeux qu’une couleuvre, et plus à craindre que toutes les vipères, cependant je puis maîtriser mon aversion naturelle au point que, s’il en paraissait un en ce moment devant mes yeux, tu verrais toi-même avec quelle politesse je le recevrais.
Il parlait encore lorsque le prédicateur militaire sortit de derrière le rideau de feuilles qui le cachait ; il parut inopinément devant le vieux Cavalier, qui le regarda avec surprise, comme si ses paroles avaient conjuré un malin esprit.
– Qui es-tu ? lui demanda sir Henry à voix haute et d’un ton courroucé, tandis que sa fille effrayée le tenait par le bras, car elle craignait que les résolutions pacifiques de son père ne pussent supporter le choc d’une apparition si soudaine.
– Je suis, répondit le soldat, un homme qui ne craint ni ne rougit de s’appeler un pauvre journalier dans les grands travaux de l’Angleterre ; un simple et sincère partisan de la bonne vieille cause.
– Et que diable viens-tu chercher ici ? demanda le chevalier avec fierté.
– La bienvenue due aux mandataires des lords commissaires, répondit le soldat.
– Tu es aussi bien-venu que du sel le serait pour des yeux malades, dit sir Henry : et qui sont tes commissaires ?
Le soldat lui présenta sans beaucoup de cérémonie un parchemin que le vieux Cavalier prit entre l’index et le pouce, comme si c’eût été une lettre venant de quelque lazaret ; et il le tint aussi loin qu’il put de ses yeux en le lisant. Il lut tout haut ce qui y était écrit, et, prononçant le nom de chacun des commissaires, il y ajoutait un court commentaire, adressé à Alice à la vérité, mais d’un ton assez haut pour prouver qu’il s’inquiétait peu d’être entendu par le soldat.
– Desborough… Le valet de charrue Desborough ; – aussi vil manant que qui que ce soit en Angleterre ; – un drôle qui ferait mieux d’être chez lui comme un ancien Scythe, sous la couverture d’un chariot ! – Au diable ! – Harrison. – Un fanatique sanguinaire ! – un enthousiaste exalté qui lit la Bible avec tant de profit, qu’il ne manque jamais d’un texte pour justifier un assassinat ! – Au diable ! – Bletson. Un vrai républicain ; – un bleu foncé, – un membre du club de la Rota d’Harrison , cerveau timbré, plein de nouvelles idées de ce gouvernement dont le but le plus clair est de mettre la queue où devrait être la tête ; – un drôle qui vous abandonne les statuts et les lois de la vieille Angleterre pour bavarder de la Grèce et de Rome ; – qui voit l’aréopage dans la salle de Westminster, et qui prend le vieux Noll pour un consul romain : sur ma foi ce sera plutôt un dictateur pour eux. – N’importe ! – au diable comme les autres.
– Ami, dit le soldat, je voudrais agir civilement avec vous ; mais ce que je dois aux saints hommes au service de qui je suis ne me permet pas d’entendre parler d’eux avec ce ton d’irrévérence et de mépris. Et, quoique je sache que vous autres malveillans vous croyez avoir le droit d’envoyer qui vous convient au diable votre père, il est inutile que vous l’invoquiez contre des gens qui ont dans l’esprit de meilleurs espérances, et des paroles plus convenables dans leur bouche.
– Tu n’es qu’un fanatique valet, répliqua le chevalier, et pourtant tu as raison dans un certain sens ; car il est inutile de maudire des gens qui sont déjà aussi damnés et aussi noirs que la fumée de l’enfer.
– Je vous invite à vous modérer, continua le soldat, si ce n’est par conscience ; du moins par politesse. Proférer des juremens impies ne convient pas à une barbe grise.
– Quand ce serait le diable qui l’aurait dit, s’écria le chevalier, c’est la vérité ; et je rends graces au ciel d’être en état de suivre un bon conseil, même quand il vient du malin esprit. Ainsi donc, l’ami, quant à tes commissaires, tu peux leur dire que sir Henry Lee, grand-maître de la capitainerie de Woodstock, possède la jouissance de la Loge du parc, taillis, hautes futaies, et toutes leurs dépendances, par un droit aussi bien établi que celui qu’ils ont sur leurs propres biens, – c’est-à-dire si quelqu’un d’entre eux possède d’autres biens que ceux qu’il a acquis en volant d’honnêtes gens. Néanmoins sir Henry cédera la place à ceux qui ont mis la force en place du droit, et il n’exposera pas la vie d’hommes loyaux et estimables lorsque toutes les chances sont évidemment contre eux. Mais, en faisant cette reddition, il proteste que ce n’est de sa part, ni une reconnaissance de l’autorité desdits commissaires, ni un acte de crainte, son unique but étant d’éviter l’effusion du sang anglais, car il n’en a été que trop répandu depuis un certain temps.
– C’est bien parlé, dit le mandataire des commissaires ; et par conséquent rendons-nous, je vous prie, dans la maison, afin que vous puissiez me faire la remise des vases et ornemens d’or et d’argent appartenans au Pharaon égyptien qui vous en a confié la garde.
– Quels vases, et appartenant à qui ? s’écria l’impétueux vieillard. – Chien non baptisé ! parle du roi martyr avec plus de respect en ma présence, ou tu me forceras à traiter ton vil cadavre d’une manière indigne de moi.
Et repoussant sa fille, qui était appuyée sur son bras droit, il porta la main à sa rapière.
Son antagoniste, au contraire, conserva tout son sang-froid, et, faisant un geste de la main, afin que ce qu’il allait dire fit plus d’impression, il reprit avec un ton calme qui ne fit qu’exaspérer le courroux de sir Henry : – Mon bon ami, soyez tranquille, s’il vous plaît, et ne faites pas tant de bruit. Quand on porte des cheveux gris, et quand on a le bras faible, il ne convient pas de crier et de s’emporter comme un ivrogne. Ne me mettez pas dans la dure nécessité d’employer pour ma défense les armes de la chair ; mais écoutez la voix de la raison. – Eh ! ne vois-tu pas que le Seigneur a décidé cette grande querelle en faveur de nous et des nôtres, contre toi et les tiens ? – Démets-toi donc paisiblement de ta charge, et laisse entre mes mains les biens qui ont appartenu à l’Homme qu’on nommait Charles Stuart.
– La patience est une bonne monture, mais elle regimbe quelquefois, dit le chevalier hors d’état de réprimer plus long-temps sa colère : il détacha la rapière suspendue à son côté, en donna un coup au soldat, la tira du fourreau qu’il jeta en l’air et qui resta accroché à une branche d’arbre, et se mit en défense.
Le soldat sauta légèrement en arrière, se débarrassa de son grand manteau, et, tirant son estoc, se mit en garde. Les fers se croisèrent avec bruit, tandis qu’Alice, au comble de la terreur, appelait du secours à grands cris. Mais le combat ne fut pas de longue durée. Le vieux Cavalier avait attaqué un homme à peu près aussi habile que lui dans le maniement des armes ; bien mieux, le soldat possédait encore toute la force et toute l’activité dont le temps avait privé sir Henry, et avait le sang-froid que ce dernier avait perdu dans la violence de sa colère. Dès la troisième passe, l’épée du chevalier sauta en l’air, comme si elle eût voulu aller rejoindre le fourreau, et son maître, rouge de honte et de colère, se vit désarmé et à la merci de son adversaire.
Le républicain ne montra nulle envie d’abuser de sa victoire ; ni pendant le combat ni après son triomphe, il ne laissa voir aucune altération dans l’air grave et sévère de sa physionomie. Un combat où il s’agissait de la vie et de la mort lui semblait une chose aussi familière et aussi peu à craindre qu’un assaut au fleuret.
– Le ciel t’a livré entre mes mains, dit-il, et, d’après la loi des armes, je pourrais te frapper sous la cinquième côte, comme Asahel fut frappé de mort par Abner, fils de Nun, lorsqu’il suivait la chasse sur la montagne d’Ammah, qui est en avant de Giah sur le chemin du désert de Gibéon ; mais loin de moi l’idée de répandre quelques gouttes de sang qui coulent encore dans tes veines. Il est vrai que tu es le captif de mon glaive et de ma lance ; mais comme tu peux sortir du mauvais chemin et entrer dans la voie droite si le Seigneur t’accorde du temps pour te repentir et te corriger, pourquoi ce temps serait-il abrégé par un pauvre pécheur qui, à la vérité, n’est qu’un vermisseau comme toi ?
Sir Henry Lee était encore confondu, et hors d’état de répondre, quand on vit arriver un quatrième personnage, que les cris d’Alice avaient fait accourir. C’était Jocelin Joliffe, un des gardes du parc, qui, voyant où en étaient les choses, fit brandir son gros gourdin, arme qu’il ne quittait jamais, et lui ayant fait dessiner la forme d’un 8 au-dessus de sa tête, il allait le faire tomber comme la foudre sur le soldat si le chevalier ne l’eût arrêté.
– Il faut maintenant que nous portions le bâton baissé, Jocelin, lui dit-il ; le temps de le lever est passé. Il est inutile de vouloir lutter contre un roc. – Le diable a pris l’ascendant, et il nous donne nos esclaves pour maîtres.
En ce moment un autre auxiliaire sortit du fond du bois pour venir au secours du chevalier ; c’était le gros chien loup, dogue par sa forme et presque par sa légèreté. Bevis, dont nous avons déjà parlé, était la plus noble des créatures de son espèce qui aient jamais terrassé un cerf. Son poil était de la couleur de celui du lion ; il avait le museau noir, et ses pieds de même couleur étaient bordés tous quatre avec régularité d’une ligne blanche ; aussi docile que hardi et vigoureux, ces mots. – À bas, Bevis ! – prononcés par son maître à l’instant où il allait s’élancer sur le soldat, changèrent ce lion en agneau. Au lieu de sauter sur lui, il tourna tout autour, le nez toujours dirigé de son côté, comme s’il eût employé toute sa sagacité pour découvrir qui était cet étranger que, malgré son apparence suspecte, il lui était enjoint de respecter. Il fut probablement satisfait, car il quitta son air menaçant, baissa les oreilles, rabattit son poil hérissé, et remua la queue.
Sir Henry, qui avait beaucoup d’égards pour la sagacité de son favori, dit à voix basse à Alice : Bevis est de ton opinion ; il me conseille de me soumettre. – Je reconnais ici le doigt de Dieu ; il veut punir l’orgueil, qui a toujours été le défaut de notre maison.
– L’ami, continua-t-il en se tournant vers le soldat, tu viens de terminer une leçon que dix ans d’infortunes constantes n’avaient pas pu encore rendre complète. Tu m’as démontré ma folie, qui était de penser qu’une bonne cause peut donner de la force à un faible bras. Dieu me pardonne cette pensée, mais on serait tenté de renier sa foi et de croire que la bénédiction du ciel est toujours pour le plus fort. Les choses n’iront pas toujours ainsi ; mais Dieu connaît son temps. Jocelin, ramasse ma rapière de Tolède, que tu vois par terre, et cherches-en le fourreau accroché à une branche d’arbre. – Ne tirez pas ainsi mon manteau, Alice et n’ayez pas l’air d’être si effrayée je vous promets que je ne me presserai pas désormais de mettre au jour ma rapière.
– Quant à toi, brave homme, je te remercie, et je ferai place à tes maîtres sans autres disputes et sans cérémonie. Jocelin, qui est plus près que moi de ton rang, te mettra en possession de la Loge et de tout ce qui en dépend. – Joliffe, ne cherche à rien cacher ; qu’ils aient tout. Quant à moi, mes pieds ne passeront plus sur le seuil de la porte. – Mais où loger cette nuit ? je ne voudrais déranger personne à Woodstock… Ah ! oui, il faut que cela soit. – Jocelin, Alice et moi nous allons nous rendre dans ta chaumière, près de la fontaine de Rosemonde ; tu nous donneras le couvert de ton toit, du moins pour une nuit. Tu nous feras bon accueil, n’est-il pas vrai ? – Comment donc ! – un front soucieux !
Il est certain que Jocelin paraissait embarrassé : il jeta d’abord un regard sur Alice, leva ensuite les yeux vers le ciel, les baissa vers la terre, les tourna successivement vers les quatre points cardinaux, et murmura enfin : – Bien certainement, sans contredit ; – mais je voudrais y aller d’avance pour mettre la maison en bon ordre.
– En bon ordre ! – Tout y sera en assez bon ordre pour des gens qui bientôt se trouveront peut-être heureux de coucher sur de la paille fraîche dans une grange. – Mais si tu ne te soucies pas de recevoir chez toi des personnes suspectes, des malveillans, comme on dit, parle franchement et n’en rougis pas. Il est vrai que tu étais en guenilles quand je t’ai pris à mon service ; que je t’ai fait ensuite garde forestier, mais qu’importe ? les marins ne songent au vent que lorsqu’il favorise leur voyage. Des gens plus élevés que toi ont changé avec la marée ; pourquoi un pauvre diable tel que toi n’en ferait-il pas autant ?
– Que Dieu pardonne à Votre Honneur de me juger si durement ! La chaumière est à vous, telle qu’elle est, et il en serait de même si c’était le palais d’un roi, ce que je voudrais pour l’amour de Votre Honneur et de miss Alice. Seulement – seulement – je désirerais que vous me permissiez de prendre l’avance, dans le cas où il s’y trouverait quelque voisin, comme aussi pour – pour préparer tout ce qui peut être nécessaire à Votre Honneur et à miss Alice, et – enfin, pour mettre un peu d’ordre dans la maison, et faire que tout paraisse à sa place.
– Cela est parfaitement inutile, répondit le chevalier pendant qu’Alice avait la plus grande peine à cacher son agitation. Si ta maison est en désordre, elle n’en convient que mieux à un chevalier qui s’est laissé désarmer. Si rien n’y est à sa place, elle ressemble au reste du monde, où tout est bouleversé. Conduis cet homme à la Loge. Quel est ton nom, l’ami ?
– Joseph Tomkins est mon nom suivant la chair, répondit le soldat. Les hommes m’appellent Joé l’Honnête ou Tomkins le Fidèle.
– Si ces noms sont mérités, dit sir Henry, tu es un vrai joyau, vu le métier que tu as fait ; et s’ils ne le sont pas, ne t’en inquiète pas, Joseph, car si tu n’es pas foncièrement honnête, tu n’en as que meilleure chance pour être estimé tel. Il y a long-temps que le nom et la chose sont allés de différens côtés. Adieu, et je dis également adieu au beau Woodstock.
À ces mots le vieux Cavalier se détourna, prit le bras de sa fille sous le sien, et ils s’enfoncèrent tous deux dans la forêt.