Décidé enfin à envoyer sans délai son épitre au général, le colonel Éverard s’approcha de la porte de la chambre dans laquelle il était évident, par la respiration sonore qu’on entendait dans l’intérieur, que son prisonnier Wildrake dormait encore profondément sous la double influence de la liqueur et de la fatigue. En tournant la clef, la serrure rouillée fit une résistance si bruyante que le repos du prisonnier en fut interrompu, sans pourtant qu’il s’éveillât complètement.
– Fait-il déjà jour, geôlier ? demanda-t-il tandis qu’Éverard était debout près de son lit ; si vous aviez un seul grain d’humanité, chien que vous êtes, vous feriez passer vos mauvaises nouvelles avec un bon verre de vin. – On n’est pendu qu’une fois, mon maître, et le chagrin rend le gosier sec.
– Lève-toi, Wildrake, lève-toi, rêveur malencontreux, lui dit son ami en le prenant au collet pour le secouer.
– À bas les mains ! dit le dormeur : je me flatte d’être en état de monter à l’échelle sans aide.
Il se mit alors sur son séant, ouvrit les yeux, regarda autour de lui d’un air de surprise, et s’écria :
– Morbleu ! ce n’est que toi, Markham ! je croyais que c’en était fait de moi : – il me semblait qu’on m’avait ôté les fers des pieds et des mains ; je voyais devant moi une corde perpendiculaire ; – je sentais autour de mon cou une cravate de chanvre ; tout me paraissait prêt pour une danse en plein air.
– Trêve de folie, Wildrake, le démon de l’ivrognerie, auquel je crois que tu t’es vendu…
– Pour un tonneau de vin du Rhin. – Le marché a été conclu dans une cave.
– Il faut que je sois aussi fou que tu l’es pour songer à te confier un message. Je doute que tu aies encore retrouvé ton bon sens.
– Et pourquoi ? je ne crois pas avoir rien bu en dormant, si ce n’est que j’ai rêvé que je buvais avec le vieux Noll de la petite bière qu’il avait brassée lui-même . Ne prends pas un air si sombre, Markham ; je suis ce que j’ai toujours été, Roger Wildrake, un vrai canard sauvage, mais brave comme un coq. Je suis tout à toi, enchaîné par les services que tu m’as rendus, devinctus beneficio ; c’est du bon latin, j’espère. – Et quelle est l’affaire dont tu voudrais me charger que je ne veuille ou que je n’ose entreprendre, quand il s’agirait d’arracher les dents du diable avec ma rapière, après qu’il aurait fait son déjeuner de quelques Têtes-Rondes ?
– Tu veux me faire perdre l’esprit ! lorsque je suis sur le point de te confier l’affaire la plus importante que j’aie en ce monde, tu agis et tu parles comme un habitant de Bedlam ! Hier soir j’ai enduré ta folie d’ivresse, mais comment en supporter une semblable ce matin ! C’est vouloir nous mettre en danger tous deux, Wildrake. C’est un manque d’affection, je pourrais dire une ingratitude.
– Ah ! ne dis pas cela, mon cher Markham, reprit Wildrake avec une sorte de sensibilité ; nous autres qui avons tout perdu dans ses tristes dissensions ; qui sommes obligés de vivre, non pas au jour le jour, mais de l’heure à l’heure, qui n’avons pour toute retraite qu’un cachot, d’autre perspective de repos qu’un gibet ; que peux-tu exiger de nous, si ce n’est de supporter avec gaieté un destin dont le poids nous accablerait si nous nous livrions au chagrin ?
Le ton de sensibilité avec lequel Wildrake venait de s’exprimer émut Éverard à son tour. Il prit la main de son ami, et la serra avec affection.
– Si mes paroles t’ont semblé un peu dures, Wildrake, lui dit-il, je t’assure qu’elles sont sorties de ma bouche par intérêt pour toi plutôt que pour moi-même. Je sais que toute ta légèreté couvre un vrai principe d’honneur et une sensibilité naturelle. Mais tu es téméraire, tu es inconsidéré ; et je te proteste que si tu te nuisais à toi-même dans l’affaire dont j’ai dessein de te charger, les conséquences fâcheuses qui pourraient en résulter pour moi ne m’affligeraient pas plus que l’idée de t’avoir exposé à un tel danger.
– Si tu le prends sur ce ton, Markham, répondit le Cavalier en faisant un effort pour rire, afin de cacher une émotion d’un genre tout différent, tu feras de nous des enfans, des enfans à la mamelle, de par la garde de mon épée ! Allons, fie-toi à moi. Je puis être prudent quand la circonstance l’exige. Personne ne m’a jamais vu boire quand on attend une alerte ; et je n’avalerai pas une pauvre pinte de vin avant d’avoir exécuté ta mission. Hé bien, je suis ton secrétaire, – non, j’oubliais, ton clerc. Voici une lettre qu’il faut sans doute porter à Cromwell. Fort bien, je la remettrai entre les dignes mains de celui à qui elle est adressé, en prenant garde de ne pas me laisser dévaliser de mon bagage de loyauté. Mais, morbleu ! réfléchis-y encore une fois, Markham ! Sûrement tu ne porteras pas la perversité au point de prendre parti pour ce rebelle sanguinaire dans la lutte qui se prépare ? Ordonne-moi de lui enfoncer trois pouces de lame dans le corps ; cela me conviendra beaucoup mieux que de lui présenter cette épître.
– En voilà assez, Wildrake – ceci passe les bornes de notre traité. Si tu veux me rendre service, fort bien ; sinon, je n’ai pas de temps à perdre à discuter avec toi, car chaque instant me paraîtra un siècle jusqu’à ce que je sois sûr que cette lettre est entre les mains du général. C’est le seul moyen qui me reste pour obtenir quelque protection et un lieu de refuge pour mon oncle et sa fille.
– Si c’est là ce dont il s’agit, je n’épargnerai pas l’éperon. Mon cheval, que j’ai laissé à Woodstock, sera prêt en un clin d’œil, et tu peux compter que je serai en face du vieux Noll, – de ton général, je veux dire, – en aussi peu de temps qu’il en faut pour courir à franc étrier d’ici à Windsor, où je présume que je trouverai ton ami en possession des biens de celui qu’il a tué.
– Chut ! Pas un mot de cela ! – Depuis que nous nous sommes quittés hier soir, je t’ai frayé un chemin qu’il te sera plus facile de suivre que de prendre cet extérieur et ce langage décent que tu possèdes si peu. Dans ma lettre au général, je lui dis que la mauvaise éducation et les mauvais exemples que tu as reçus…
– Ce qui doit s’interpréter par les contraires, je me flatte ; car mon éducation a été aussi bonne que pourrait le désirer aucun jeune homme du comté de Leicester, et…
– Écoute-moi, je te prie. – Je lui ai mandé que, par suite de mauvais exemples, tu avais été quelque temps un malveillant, et que tu avais pris parti pour le feu roi ; mais que, voyant les grandes choses que le général avait faites pour cette nation, tu avais ouvert les yeux sur sa vocation à devenir un grand instrument du ciel pour le rétablissement de l’ordre dans ce malheureux pays. Ce compte que je lui rends de toi non-seulement le portera à juger moins sévèrement quelques-unes de tes folies, s’il faut qu’il t’en échappe, mais te donnera même quelque crédit près de lui, comme étant plus spécialement attaché à sa personne.
– Sans contredit ; comme tout pêcheur trouve toujours meilleure la truite qu’il a prise.
– Je crois qu’il est probable qu’il te renverra ici avec une lettre qui me mettra en état d’arrêter les mesures de ces commissaires au séquestre, et d’accorder au malheureux sir Henry Lee la permission de finir ses jours au milieu des chênes qu’il aime tant à voir. Je lui en ai fait la demande formelle, et je crois que le crédit de mon père, aidé du mien, peut s’étendre jusque-là, sans crainte de refus, surtout dans les circonstances actuelles. – Tu me comprends ?
– Parfaitement. – S’étendre, ma foi ! – j’aimerais mieux étendre une corde que d’avoir commerce avec ce vieux scélérat de tueur de rois. – Mais j’ai dit que je me laisserais guider par toi, Markham ; et le diable m’emporte si je ne tiens pas ma parole.
– Sois donc circonspect. – Remarque bien tout ce qu’il dira, tout ce qu’il fera, – ce qu’il fera surtout, car Olivier est un homme dont il est plus facile de juger les pensées par ses actions que par ses paroles. – Hé bien, où vas-tu ? – je parie que tu allais partir la poche vide.
– Cela n’est que trop vrai, Markham. Mon dernier noble s’est fondu hier soir dans la compagnie de vos coquins de soldats.
– Hé bien, Roger, c’est à quoi il est facile de remédier, dit le colonel en mettant sa bourse entre les mains de son ami ; mais ne faut-il pas que tu sois un vrai cerveau éventé pour partir sans avoir de quoi te défrayer en route ? – Qu’aurais-tu fait ?
– Ma foi ! c’est à quoi je n’ai pas songé. Je suppose que j’aurais été obligé de crier : Halte-là ! à quelque riche citadin, ou à quelque gros fermier que j’aurais rencontré sur le grand chemin : c’est une ressource à laquelle plus d’un brave garçon a eu recours dans ce malheureux temps.
– Pars maintenant : mais de la prudence. Ne fréquente pas tes connaissances à morale relâchée. Mets un frein à ta langue. Prends garde à la bouteille, car si tu peux te maintenir dans les bornes de la sobriété, tu ne cours pas grand danger. Parle le moins possible, et surtout, ni jurement, ni fanfaronnades.
– En deux mots, il faut me couvrir d’un masque aussi grave et aussi sérieux que ton visage, Markham. Hé bien ! en ce qui concerne l’extérieur, je crois que je puis jouer aussi bien que toi le rôle de Hope-on-high-Bomby . C’était un heureux temps que celui où nous vîmes Mills s’en acquitter au théâtre de la Fortune, avant que j’eusse perdu mes habits brodés et mes joyaux, et que tu eusses gagné tes sourcils froncés, et tes moustaches retroussées à la puritaine !
– Les temps dont tu parles, Wildrake, étaient ce que sont la plupart des plaisirs mondains, doux à la bouche, et amers au cœur. Mais va-t’en, et quand tu m’apporteras une réponse, tu me trouveras ici, ou à l’auberge de Saint-George à Woodstock. Bon voyage. Beaucoup d’attention sur toi-même…
Wildrake partit, et le colonel resta quelque temps plongé dans de profondes réflexions.
– Je ne crois pas que je me sois trop avancé avec le général, pensa-t-il. Une rupture entre lui et le parlement paraît inévitable, et rejetterait l’Angleterre dans les horreurs d’une guerre civile, dont chacun est fatigué. Mon messager peut ne pas lui plaire. Cependant c’est ce que je ne crains pas beaucoup, car il sait que je n’accorde ma confiance qu’à ceux sur qui je puis compter, et il a assez d’expérience pour avoir reconnu que, parmi les sectes les plus rigides, comme dans celles qui sont plus relâchées, il se trouve des gens qui portent deux visages sous le même bonnet.