CHAPITRE X.

« Vantez-nous désormais votre Bœuf à deux têtes !
« Ce n’est rien qu’un ânon. Vous allez voir ici
« Une tête à deux corps : un prodige inouï.
« Mus par un seul vouloir, n’ayant qu’une pensée,
« Ces deux corps n’ont qu’une ame à leur être annexée.
« Quand la tête a fini de parler, à l’instant
« On voit les quatre pieds applaudir en grattant. »

Ancienne comédie.

La physionomie de l’honnête maire qui s’empressait de se rendre à l’invitation du colonel Éverard, offrait un mélange d’importance et d’embarras, et sa contenance était celle d’un homme qui sent qu’il a un rôle à jouer, sans savoir exactement en quoi ce rôle consiste. Mais un grand plaisir de voir Éverard semblait se joindre à ces deux sentimens, et il lui fit maints complimens, qu’il répéta plusieurs fois, avant de pouvoir se déterminer à écouter ce qu’on avait à lui dire.

– Bon et digne colonel, dit le maire, votre présence est véritablement en tout temps une faveur désirable pour la ville de Woodstock. N’êtes-vous pas, comme je puis le dire, notre concitoyen, puisque vous avez habité si long-temps le palais ? Les choses en sont vraiment venues à un tel point que mon faible esprit n’y peut suffire, quoique j’aie réglé toutes les affaires de cette ville pendant bien des années, et vous arrivez à mon secours comme… comme…

– Tanquàm deus è machinâ, comme dit le poète païen, reprit maître Holdenough, quoique je ne puise pas souvent mes citations dans de pareils ouvrages. Oui, maître Markham Éverard, – digne colonel, dois-je plutôt dire, – vous êtes sans contredit le bienvenu à Woodstock, plus qu’homme au monde le bienvenu depuis le temps du vieux roi Henry.

– J’avais une affaire à vous communiquer, mon digne ami, dit le colonel en s’adressant au maire ; je serai charmé si je puis en même temps trouver l’occasion de vous être de quelque utilité ou à votre respectable pasteur.

– Nul doute que vous ne le puissiez, mon cher monsieur, dit Holdenough ; vous avez la tête et vous avez la main ; et nous avons besoin de l’une pour nous donner de bons conseils, et de l’autre pour les exécuter. – Je sais, digne colonel, que vous et votre excellent père vous vous êtes toujours comportés dans ces temps de troubles en hommes ayant véritablement un esprit chrétien et modéré, cherchant à verser de l’huile sur les plaies du pays, tandis que tant d’autres voulaient les frotter de poivre et de vitriol ; et je sais pareillement que vous êtes de fidèles enfans de l’Église, que nous avons purgée de toutes les maximes du papisme et de l’épiscopat.

– Mon bon et révérend ami, répondit Éverard, je respecte la science et la piété d’un grand nombre de vos prédicateurs ; mais je suis aussi pour la liberté de conscience générale. Je n’embrasse pas le parti des sectaires, mais je suis fort éloigné de désirer qu’ils soient persécutés.

– Monsieur, monsieur, s’écria le presbytérien, tout cela sonne bien ; mais je vous laisse à penser quel beau pays, quelle belle Église nous paraissons sur le point d’avoir, au milieu des erreurs, des blasphèmes et des schismes qui s’introduisent tous les jours dans le royaume et dans l’Église d’Angleterre ; de sorte que le digne maître Édouard, dans son ouvrage intitulé Gangrena, déclare que notre pays natal va devenir la sentine et l’égout des schismes, des hérésies, des blasphèmes et des abominations, comme on disait que l’armée d’Annibal était le rebut de toutes les nations, colluvies omnium gentium. – Croyez-moi, digne colonel, les membres de l’honorable chambre voient toutes les choses trop légèrement, et ferment les yeux comme le vieil Hélie. Ces soi-disans instructeurs, les schismatiques, renversent de leur chaire les ministres orthodoxes, s’insinuent dans les familles, et en bannissent la paix en aliénant les cœurs de la foi établie.

– Mon cher maître Holdenough, dit le colonel interrompant le zélé presbytérien, nous avons lieu de déplorer ces malheureux germes de discorde, et je conviens avec vous que les exagérés du moment actuel ont entraîné les esprits au-delà de ce qu’exige une religion simple et sincère, et même aussi de ce que demandent le décorum et le bon sens ; mais la patience est le seul remède qu’on puisse y apporter. L’enthousiasme est un torrent dont la fougue peut se passer avec le temps, mais qui ne pourrait manquer de renverser toutes les barrières directes qu’on tenterait d’opposer à son cours. – Mais qu’a de commun la conduite des schismatiques avec l’objet qui nous rassemble ?

– En partie ce que je vais vous dire, monsieur, répondit Holdenough, quoique je commence à croire que vous prendrez la chose moins à cœur que je ne me l’étais imaginé avant de vous avoir vu. – Moi-même, – moi, Nehemiah Holdenough, ajouta-t-il en prenant un air d’importance, j’ai été expulsé de vive force de ma propre chaire, comme un homme l’aurait été de sa maison par un étranger, par un intrus, par un loup qui ne s’était pas même donné la peine de se couvrir d’une peau de brebis, mais qui s’est présenté sous son costume de loup, c’est-à-dire en jaquette de peau de buffle et en bandoulière, et qui a prêché à ma place devant une congrégation qui est pour moi ce qu’est le troupeau pour un berger légitime. – Cela n’est que trop vrai, monsieur. – Monsieur le maire en a été témoin. – Il a fait les efforts qu’un homme pouvait faire pour empêcher ce désordre… Je crois pourtant, ajouta-t-il en se tournant vers le maire, que vous auriez pu en faire un peu davantage.

– Suffit, suffit, mon cher monsieur Holdenough, dit le maire ; ne revenons pas sur cette affaire. Guy de Warwick ou Bevis d’Hampton pourrait faire quelque chose avec cette génération de déterminés ; mais en vérité, ils sont trop forts et trop nombreux pour le maire de Woodstock.

– Ce que dit monsieur le maire me paraît plein de bon sens, reprit le colonel. Je doute que les indépendans voulussent se battre si on ne leur permettait pas de prêcher. Et alors que diriez-vous si les Cavaliers venaient à se lever de nouveau ?

– On peut avoir des êtres pires que les Cavaliers, répondit Holdenough.

– Comment, monsieur ! répliqua le colonel. Permettez-moi de vous rappeler, maître Holdenough, que ce langage n’est pas prudent dans l’état actuel de la nation.

– Je répète, s’écria le presbytérien, qu’on peut voir se lever des êtres pires que les Cavaliers, et je prouve ce que je dis. – Le diable est pire que le pire des Cavaliers qui ait jamais porté une santé ou proféré un blasphème. – Et le diable s’est levé à la loge de Woodstock.

– C’est la vérité, dit le maire ; il s’y est montré visiblement, corporellement et sous ses propres traits. – Dans quel temps nous vivons !

– Messieurs, je ne sais réellement comment je dois vous comprendre, dit le colonel Éverard.

– C’était précisément du diable que nous voulions vous parler, dit le maire ; mais le digne ministre est toujours si ardent sur le chapitre des sectaires…

– Qui sont les enfans du diable, et qui participent presque à sa nature, s’écria Holdenough. Mais il est très-vrai que l’accroissement de ces sectes a amené le malin esprit sur la surface de la terre, afin de veiller à ses intérêts au milieu de ceux qui les font prospérer.

– Maître Holdenough, dit le colonel, si vous parlez par figures, je vous ai déjà dit que je n’ai ni les moyens ni les connaissances nécessaires pour modérer le feu de ces dissensions religieuses. Mais si vous voulez parler d’une véritable apparition du démon, il m’est permis de croire qu’un homme comme vous, armé de votre doctrine et de votre science, est un antagoniste plus convenable à lui opposer qu’un soldat comme moi.

– Vous avez raison, monsieur, répondit le ministre, et j’ai assez de confiance dans la mission que j’ai reçue pour me mettre en campagne contre l’esprit malin sans un instant de délai. Mais l’endroit où il s’est montré étant Woodstock, et cet endroit étant rempli de ces gens dangereux et impies dont je me plaignais tout à l’heure, quoique j’osasse argumenter contre leur tout-puissant maître lui-même, cependant je ne crois pas, sans votre protection, digne colonel, pouvoir me présenter avec prudence devant ce taureau menaçant et furieux, Desborough, cet ours dévorant et sanguinaire, Harrison, ou ce froid et venimeux serpent, Bletson, qui sont tous trois maintenant à la Loge, y vivant à discrétion, regardant tout ce qui s’y trouve comme un butin leur appartenant ; et, comme tout le monde le dit, le diable y est venu pour faire partie carrée avec eux.

– Digne et noble colonel, reprit le maire, ce que vous dit maître Holdenough est l’exacte vérité. – Nos privilèges sont déclarés nuls, – on saisit nos bestiaux jusque dans les pâturages ; – on parle d’abattre et de détruire le beau parc qui a fait si long-temps les plaisirs de tant de rois, ce qui mettrait Woodstock sur le même niveau que le plus misérable village. – Je vous assure que nous avons appris votre arrivée avec grande joie, et nous étions surpris de vous voir vous tenir renfermé dans cette auberge. Nous ne connaissons, dans cette extrémité, que votre père et vous qui puissiez vous montrer les amis des pauvres bourgeois de cette ville, puisque toute la noblesse des environs n’est composée que de malveillans dont les biens sont séquestrés. Nous espérons donc que vous interviendrez en notre faveur.

– Certainement, monsieur le maire, répondit le colonel, qui vit avec plaisir que ses désirs étaient prévenus. – J’avais précisément dessein d’intervenir dans cette affaire, et je ne me suis tenu à l’écart que parce que j’attendais pour agir les ordres du lord général.

– Les ordres du lord général ! répéta le maire en poussant un coude contre les côtes du ministre ; entendez-vous cela ? Quel coq osera combattre ce coq ? Nous leur ferons la barbe à présent ; et Woodstock sera toujours Woodstock.

– Ne mettez pas votre coude en contact avec mes côtes, monsieur le maire, dit le presbytérien, mécontent du geste dont le magistrat avait accompagné ses paroles ; et fasse le ciel que Cromwell ne soit pas aussi dur pour le peuple anglais que vos os à mes flancs ! cependant j’approuve que nous nous servions de son autorité pour mettre un frein à la conduite des gens dont je viens de parler.

– Hé bien ! partons sur-le-champ, dit le colonel Éverard ; je me flatte que nous trouverons ces messieurs raisonnables et obéissans.

Les deux fonctionnaires laïque et ecclésiastique y consentirent avec grande joie, et le colonel demanda à Wildrake sa rapière et son manteau, comme s’il eût véritablement occupé près de lui la place subordonnée qu’il était censé remplir. Cependant le malin Cavalier, tout en lui rendant ce service, trouva le moyen de pincer légèrement le bras de son ami, pour maintenir ainsi secrètement le niveau de l’égalité entre eux.

Le colonel, en traversant les rues, fut salué avec respect par un grand nombre d’habitans inquiets, qui semblaient regarder son intervention comme le seul moyen de prévenir la confiscation et la ruine de leur beau parc, et de conserver les droits et privilèges de la ville et des citoyens.

– Que me disiez-vous d’une apparition qui a eu lieu en cet endroit ? demanda le colonel à ses compagnons en entrant dans le parc.

– Comment ! colonel, répondit le ministre ; vous savez vous-même que Woodstock a toujours été hanté par des esprits.

– J’y ai vécu bien du temps, dit Éverard, et je sais que je n’y en ai jamais vu le moindre symptôme, quoique les oisifs parlassent de la Loge comme on parle de tous les vieux châteaux, et qu’ils en remplissent les appartemens d’esprits et de spectres pour tenir la place des grands personnages qui les ont occupés autrefois.

– J’espère, digne colonel, reprit le presbytérien, que vous n’êtes pas infecté du péché dominant aujourd’hui, et que vous ne fermez pas les yeux aux témoignages rendus en faveur des apparitions, dont il n’y a que les athées et les avocats de la sorcellerie qui puissent douter.

– Je ne voudrais pas refuser positivement, dit le colonel, de croire ce qui est généralement affirmé ; mais mon caractère me porte à douter de la vérité de la plupart des histoires de cette sorte que j’ai entendu raconter, et jamais ma propre expérience ne m’en a confirmé aucune.

– Vous pouvez pourtant m’en croire, riposta Holdenough ; il y a toujours eu à Woodstock un démon d’une espèce ou d’une autre. Il se trouve dans la ville ni un homme ni une femme qui n’ait ouï raconter quelques histoires des apparitions qui ont eu lieu dans la forêt ou dans le vieux château. Tantôt on y entend les aboiemens d’une meute de chiens, les cris des chasseurs, le son des cors, le galop des chevaux, d’abord dans l’éloignement, et ensuite de plus près. – Quelquefois vous rencontrez un chasseur solitaire qui vous demande si vous savez de quel côté est allé le cerf. C’est ce que nous appelons Dæmon meridianum, le spectre de midi.

– Révérend maître Holdenough, dit le colonel, j’ai demeuré bien long-temps à Woodstock, j’ai traversé le parc à toutes les heures du jour, et je puis vous assurer que toutes les histoires qu’on débite à ce sujet ne sont que le résultat de la folie, de la superstition et de la crédulité.

– Une négation ne prouve rien, colonel répliqua le ministre. Je vous demande pardon, mais de ce que vous n’avez rien vu de semblable dans le parc, s’ensuit-il qu’on doive rejeter le témoignage positif d’une vingtaine de personnes qui déclarent avoir vu ? – D’ailleurs, il y a aussi le Dæmon nocturnum, le spectre des ténèbres, et il s’est montré la nuit dernière au milieu de ces indépendans et de ces schismatiques. – Oui, colonel, vous pouvez me regarder, mais c’est une chose certaine, – Qu’ils essaient, les profanes ! s’ils se mettront en peine du don de prière et d’exhortation qu’ils se vantent d’avoir reçu du ciel ! – Non, monsieur, non ; pour maîtriser le malin esprit il faut avoir une connaissance compétente de la théologie et des belles-lettres humaines, avoir reçu une éducation cléricale régulière, et avoir été convenablement appelé au saint ministère.

– Je ne doute nullement, dit le colonel, que vous n’ayez toutes les qualités requises pour chasser efficacement le démon ; mais je persiste à croire que quelque étrange méprise a occasioné cette confusion parmi eux, si elle a réellement existé. Bien certainement Desborough est assez stupide, et Harrison est assez fanatique pour tout croire ; mais d’une autre part, ils ont avec eux Bletson, qui ne croit rien. – Et vous, monsieur le maire, que savez-vous de cette histoire ?

– Que ce fut M. Bletson lui-même qui donna la première alarme, répondit le magistrat, ou du moins qui la donna distinctement. – Il est bon que vous sachiez, monsieur, que j’étais au lit seul avec ma femme, et aussi bien endormi qu’on peut désirer de l’être à deux heures après minuit, quand on vint frapper à ma porte à coups redoublés pour m’avertir qu’il y avait une alarme à Woodstock, et que la cloche du château, à cette heure, sonnait aussi fort qu’on l’avait jamais entendue sonner pour annoncer à la cour celle du dîner.

– Fort bien, mais quelle était la cause, de cette alarme ?

– Vous allez le savoir, digne colonel, vous allez le savoir, répliqua le maire en faisant un geste de la main avec dignité ; car c’était un de ces hommes qu’on ne peut jamais faire marcher plus vite que leur pas ordinaire. Mistress la mairesse voulait me persuader, par affection et tendresse pour moi, la pauvre femme, que quitter mon lit bien chaud à une pareille heure c’était m’exposer à une nouvelle attaque de mon ancienne douleur de lumbago, et que je ferais mieux de renvoyer les gens qui venaient troubler mon sommeil à l’alderman Dutton. – L’alderman de diable ! mistress la mairesse, lui répondis-je : – pardon, maître Holdenough, si je profère une telle parole devant Votre Révérence. – Croyez-vous que je sois homme à rester au lit pendant que la ville est en feu, que les Cavaliers sont insurgés, et qu’il y a le diable à confesser ? – Pardon encore une fois, maître Holdenough. – Mais nous voilà à la porte du palais, colonel ; ne voulez-vous pas entrer ?

– Je voudrais d’abord arriver au bout de votre histoire, monsieur le maire, si toutefois elle en a un.

– Toute chose a un bout, digne colonel, et ce que nous appelons un poudding en a deux. – Votre Honneur me pardonnera d’être un peu facétieux. – Où en étais-je ? – Ah ! je sautai en bas de mon lit, et je mis mes culottes de pluche rouge et mes bas bleus ; car je me fais toujours un devoir d’être vêtu d’une manière conforme à ma dignité, colonel Éverard, la nuit comme le jour, l’hiver comme l’été. J’emmenai les constables avec moi en cas que l’alarme eût été occasionée par des rôdeurs de nuit ou des voleurs, et j’allai tirer de son lit le digne maître Holdenough, en cas que ce fût le diable, de sorte que j’étais préparé pour le pire. Nous partîmes, et bientôt nous entendîmes marcher sur nos talons les soldats qui sont venus dans notre ville avec maître Tomkins ; car on leur avait fait prendre les armes, et ils se rendaient à la Loge aussi vite que leurs jambes pouvaient les porter. Alors je fis signe à mes gens de les laisser passer avant nous ; et j’avais pour cela une double raison.

– Une seule me suffira, pourvu qu’elle soit bonne, monsieur le maire. – Vous désiriez sans doute que les Habits-Rouges commençassent la besogne.

– C’est cela, monsieur, c’est cela, et même qu’ils la finissent, attendu que c’est leur métier de se battre. Néanmoins, nous continuâmes à marcher d’un pas lent, en hommes déterminés à faire leur devoir sans se laisser influencer par la crainte ou par la faveur ; mais tout à coup nous aperçûmes quelque chose de blanc qui s’avançait à grands pas sur l’avenue conduisant à la ville, et mes six constables prirent la fuite sur-le-champ, croyant que c’était l’apparition connue sous le nom de la Femme Blanche de Woodstock.

– Entendez-vous cela, colonel ? dit Holdenough. Je vous ai dit que des démons de plus d’une espèce hantaient cet ancien théâtre des débauches et des cruautés des rois.

– J’espère, monsieur le maire, dit Éverard, que vous sûtes maintenir votre terrain ?

– Je… oui… très-certainement… c’est-à-dire, à parler vrai, je ne maintins pas mon terrain, car je battis en retraite, mais honorablement et sans désordre, colonel ; et je me postai, avec le clerc de la ville, derrière le digne M. Holdenough, qui, avec le courage d’un lion, attendit le spectre supposé, et l’assaillit avec un tel déluge de latin que le diable en aurait été effrayé, ce qui nous fit découvrir que ce n’était ni le diable, ni la Femme Blanche, ni une femme de quelque couleur que ce soit, mais l’honorable maître Bletson, membre de la chambre des communes, et l’un des commissaires envoyés ici pour mettre le malheureux séquestre sur la forêt, le parc et la Loge de Woodstock.

– Et c’est tout ce que vous avez vu du diable ?

– Oui vraiment ; et je n’avais nulle envie d’en voir davantage. – Cependant nous reconduisîmes à la Loge maître Bletson, comme c’était mon devoir, et chemin faisant, il murmurait toujours qu’il avait rencontré une troupe de diables incarnés, en habits rouges, qui s’y rendaient, quoique, suivant mon premier jugement, ce fussent plutôt les dragons indépendans que nous avions laissés passer avant nous.

– Et je ne crois pas qu’on puisse voir de diables plus incarnés ! s’écria Wildrake, qui ne put se condamner plus long-temps au silence.

Cette nouvelle voix, qui se fit entendre tout à coup, montra combien les nerfs du bon magistrat étaient encore susceptibles d’alarme, car il tressaillit, et fit un saut de côté, avec une légèreté dont, à la première vue, on n’aurait jamais cru que pût être capable un homme qui réunissait l’embonpoint à la dignité. Éverard imposa silence à son compagnon indiscret, et, désirant savoir quelle avait été la conclusion de cette étrange histoire, il pria le maire de lui apprendre comment l’affaire s’était terminée, et s’il avait arrêté le spectre supposé.

– Vraiment, monsieur, répondit le maire, maître Holdenough a montré un courage inouï en faisant face au diable en quelque sorte, et en le forçant à paraître sous la forme réelle de maître Josué Bletson, membre du parlement pour le bourg de Littlefaith.

– Au fait, monsieur le maire, dit le presbytérien, j’ignorerais étrangement les privilèges que me donne la mission que j’ai reçue d’en haut si je me faisais valoir pour avoir le courage d’attaquer Satan sous sa forme naturelle ou sous celle de quelque indépendant que ce soit. Je les défie tous, au nom de celui que je sers ; je leur crache au visage et je les foule aux pieds. – Mais comme notre digne maire est un peu long dans sa narration, colonel Éverard, j’informerai brièvement Votre Honneur que nous ne vîmes le grand ennemi, la nuit dont il s’agit, que par ce que nous dit maître Bletson dans le premier moment de terreur, et par ce que nous conclûmes du désordre dans lequel nous trouvâmes le colonel Desborough et le major-général Harrison.

– Dans quel état les avez-vous donc trouvés ? demanda le colonel.

– Il ne fallait qu’ouvrir la moitié d’un œil pour voir qu’ils venaient de livrer un combat dans lequel ils n’avaient pas remporté la victoire ; car le général Harrison se promenait en long et en large dans l’appartement, l’épée nue à la main, se parlant à lui-même ; sa veste était déboutonnée, ses aiguillettes dénouées, ses jarretières lui tombant sur les pieds et le faisant chanceler à chaque pas ; il grimaçait comme un singe ou comme un fou d’acteur. Desborough était assis, ayant devant lui une bouteille qu’il venait de vider, et qui ne lui avait laissé ni assez de bon sens pour parler, ni donné assez de courage pour jeter un coup d’œil derrière lui. Il tenait en main une Bible, comme s’il eût voulu livrer bataille au malin esprit ; mais hélas ! je regardai par-dessus son épaule, et je vis que le pauvre homme la tenait à rebours. C’était comme si un de vos fusiliers, noble et respectable colonel, présentait à l’ennemi la crosse de son mousquet. – Ah ! ah ! ah ! – c’était un spectacle d’après lequel on pouvait juger des schismatiques sous le rapport de la tête et du cœur comme sous celui de la science et du courage. Ah ! colonel ! comme il était facile alors de distinguer le véritable caractère d’un légitime pasteur des ames de celui de ces misérables qui sautent dans la bergerie sans autorisation légale pour se mêler de prêcher, d’enseigner, d’exhorter, et qui osent, les blasphémateurs qu’ils sont, appeler la doctrine de l’Église un potage sans sel et un os décharné !

– Je ne doute pas que vous ne fussiez prêt à vous exposer au danger, monsieur ; mais je voudrais savoir en quoi ce danger consistait, et quelles circonstances pouvaient le faire craindre.

– Était-ce à moi à faire une pareille question ? s’écria le ministre avec un air de triomphe. Est-ce à un brave soldat à demander quel est le nombre de ses ennemis et de quel côté ils arrivent ? – Non, monsieur ; j’étais là, le canon pointé, la mèche allumée, prêt à lancer les boulets de la parole divine contre autant de diables que l’enfer aurait pu en vomir, eussent-ils été aussi nombreux que les atomes qu’on voit danser à travers un rayon de soleil, fussent-ils venus à la fois des quatre points cardinaux. – Les papistes parlent de la tentation de saint Antoine, – belle chose ! – Qu’ils doublent le nombre des myriades d’esprits infernaux que le cerveau déréglé d’un peintre flamand a inventés : et vous trouverez un pauvre ministre presbytérien, – je réponds d’un au moins, – qui, non par sa propre force, mais par la volonté de son maître, les recevra de telle manière qu’au lieu de revenir à la charge jour après jour et nuit après nuit, comme ils le firent à l’égard de ce pauvre saint, ils s’enfuiront confus et désespérés jusqu’au fond de l’Assyrie.

– Mais je voudrais savoir si vous avez vu quelque chose sur quoi vous ayez pu exercer votre pieux courage.

– Vu ? – Non, je n’ai rien vu, et n’ai cherché à rien voir. Comme les voleurs n’attaquent pas les voyageurs bien armés, de même les démons et les mauvais esprits ne se hasardent pas à assaillir celui qui porte dans son sein la parole de vérité dans la langue où elle a été dictée. Oui, monsieur, ils fuient un théologien qui peut entendre le saint texte, comme on dit qu’un corbeau se tient hors de portée d’un fusil chargé de gros plomb.

Les interlocuteurs étaient retournés un peu sur leurs pas pour se donner le temps de continuer cette conversation, et le colonel, voyant qu’elle ne conduisait à aucune explication satisfaisante de l’alarme qui avait eu lieu la veille, dit a ses compagnons qu’il était temps d’aller à la Loge, et il en reprit le chemin.

Le jour commençait à tomber, et les tours de Woodstock s’élevaient bien au-dessus du dôme de feuillage que la forêt étendait autour de cette antique et vénérable demeure. Dans l’intérieur d’une des plus hautes de ces tours, qu’on distinguait d’autant plus aisément qu’elle se dessinait sur un firmament d’azur, on voyait briller une lumière semblable à celle que produirait une chandelle. Le maire l’aperçut, s’arrêta sur-le-champ, saisit fortement le bras du ministre d’une main, et de l’autre celui du colonel Éverard, et dit à la hâte en tremblant, mais à voix basse :

– Voyez-vous cette lumière ?

– Oui sans doute, je la vois, répondit Éverard, – et qu’importe ? – une lumière placée dans une chambre, au haut d’une tour, dans un vieux château comme Woodstock, n’est pas un phénomène, il me semble.

– Mais une lumière dans la tour de Rosemonde en est un, répliqua le magistrat.

– Cela est vrai, dit le colonel un peu surpris, quand, après un examen attentif, il eut reconnu que le digne maire ne se trompait pas dans sa conjecture. – C’est véritablement la tour de Rosemonde ; et comme le pont-levis par où seulement on pouvait y entrer a été détruit il y a plus d’un siècle, il est difficile de dire quel hasard peut avoir placé une lumière dans un endroit inaccessible.

– Cette lumière n’est pas alimentée par des combustibles terrestres, dit le maire ; – elle n’est produite ni par l’huile de baleine ou d’olive, ni par la cire, ni par la graisse de mouton. – Je vendais de toutes ces denrées, colonel, avant d’être maire de Woodstock ; et je puis vous assurer que je suis en état de distinguer l’espèce de lumière que donne chacune d’elles, à une plus grande distance que nous ne sommes de cette tour. – Regardez bien, ce n’est pas une flamme de ce monde. – Ne voyez-vous pas sur les bords quelque chose de bleu et de rouge ? – C’en est bien assez pour démontrer d’où elle vient. – Colonel, mon avis est que nous retournions souper à la ville, et que nous laissions le diable et les Habits-Rouges arranger leurs affaires ensemble cette nuit. Nous reviendrons demain matin, et alors nous dirons deux mots au parti qui sera resté en possession du champ de bataille.

– Vous ferez ce qu’il vous plaira, monsieur le maire, répondit Éverard ; mais mon devoir exige que je voie ce soir les commissaires.

– Et le mien est de faire face à l’ennemi, s’il ose se montrer à moi, ajouta Holdenough. – Je ne suis nullement surpris que, sachant qui s’approche, il se soit retiré dans un fort inaccessible, dans la citadelle et la dernière défense de cet ancien château. – Il est difficile à contenter, je vous en réponds, et il aime à faire son séjour dans les endroits qui sentent la luxure et le meurtre. Or c’est dans cette tour que pécha Rosemonde. – C’est dans cette tour qu’elle fut assassinée. – C’est dans cette tour qu’elle se montre encore, ou plutôt que l’ennemi se montre sous sa forme, comme je l’ai entendu dire à des personnes véridiques de Woodstock. – Je vous suivrai, brave colonel ; – monsieur le maire agira comme bon lui semblera. – L’homme fort s’est fortifié dans sa maison ; mais en voilà un plus fort que lui qui arrive.

– Quant à moi, qui ne suis pas plus savant que belliqueux, dit le magistrat, je ne veux avoir à combattre ni les puissances de la terre ni le prince des puissances de l’air, et je retournerai à Woodstock. – Écoute, mon camarade, dit-il à Wildrake en lui frappant sur l’épaule, je te donnerai un shilling mouillé et un shilling sec si tu veux me reconduire jusque chez moi.

– Ventrebleu ! maître maire, s’écria Wildrake, peu flatté de la familiarité du magistrat, et n’étant nullement séduit par sa munificence, – je ne sais qui diable nous a rendus camarades, vous et moi. – D’ailleurs, croyez-vous que je voulusse retourner à Woodstock avec votre vénérable tête de morue, quand avec un peu d’adresse, je puis espérer de jeter un coup d’œil sur cette belle Rosemonde, et voir si elle était réellement douée de cette beauté parfaite et incomparable que lui prêtent les rimeurs et les faiseurs de ballades ?

– Parlez en termes moins frivoles et moins profanes, l’ami dit le ministre. – Nous devons résister au diable afin de le chasser loin de nous ; mais nous ne devons ni nous mêler de ses affaires, ni entrer dans ses conseils, ni trafiquer des marchandises de sa grande foire de vanité.

– Faites attention à ce que vous dit ce digne homme, reprit le colonel ; et ayez soin, une autre fois, que votre esprit ne l’emporte pas sur la discrétion.

– Je suis très-reconnaissant de l’avis du révérend ministre, répondit Wildrake, à la langue duquel il était difficile de mettre un frein, même quand le soin de sa propre sûreté l’exigeait le plus impérieusement ; – mais, ventrebleu ! quelque expérience qu’il puisse avoir acquise en combattant contre le diable, il n’en a jamais vu un aussi noir que celui contre lequel j’ai eu à escarmoucher – il n’y a pas cent ans.

– Comment ! l’ami, dit le presbytérien qui prenait à la lettre tout ce qu’il entendait dire relativement aux apparitions, – Satan vous a-t-il visité si récemment ? je n’en suis que plus surpris que vous osiez prononcer son nom aussi légèrement et aussi fréquemment par habitude. – Mais où et quand avez-vous vu le malin esprit ?

Éverard se hâta de prendre la parole, de crainte que son imprudent compagnon, en faisant quelque allusion encore plus forte à Cromwell, et par une folle inconséquence, ne laissât soupçonner l’entrevue qu’il avait eue avec le général.

– Ce jeune homme extravague, dit-il ; – il veut parler d’un rêve qu’il a fait pendant une nuit que lui et moi nous avons passée à la Loge, dans l’appartement de Victor Lee, qui fait partie de celui du grand-maître de la capitainerie.

– Grand merci, patron ; je vois que vous ne me manquerez pas au besoin, dit Wildrake à l’oreille de son ami, qui cherchait en vain à s’en débarrasser ; – une glissade à côté de la vérité n’effraie jamais nos fanatiques.

– Vous aussi, digne colonel, reprit le ministre, vous avez parlé un peu trop légèrement à ce sujet, vu l’ouvrage que nous avons en main. Croyez-moi, il est plus vraisemblable que ce jeune homme, votre serviteur, a eu une vision qu’un rêve dans cet appartement ; car j’ai toujours entendu dire qu’après la tour dans laquelle, comme je l’ai déjà dit, Rosemonde pécha et où elle fut empoisonnée par la reine Éléonore, la chambre de Victor Lee était l’endroit de toute la Loge le plus fréquenté par les mauvais esprits. – Je vous prie, jeune homme, de me dire quel était le sujet de ce songe, ou, pour mieux dire cette vision.

– De tout mon cœur, monsieur, répondit Wildrake ; et se tournant vers le colonel, qui ouvrait la bouche pour l’interrompre : – Allons, monsieur, lui dit-il, je vous ai laissé toute la conversation une heure entière ; pourquoi ne pourrais-je pas prendre le dé à mon tour ? Par les ténèbres, si vous me condamnez plus long-temps au silence, je me ferai indépendant, et je prêcherai en dépit de vous en faveur de la liberté du jugement de chacun. Hé bien, très-révérend ministre, je rêvais que j’assistais à un divertissement mondain appelé le combat du taureau. Il me semblait voir les chiens attaquer l’animal aussi bravement que je l’ai jamais vu à Tutbury, et entendre dire que le diable était venu pour voir le combat. Hé bien, ventrebleu, pensais-je, je ne serai pas fâché de lorgner un instant Sa Majesté Infernale. Je regardai donc de tous côtés, et je vis un boucher, en habit graisseux d’étoffe de laine, ayant son grand couteau à son côté, mais ce n’était pas le diable. Je vis ensuite un Cavalier ivre, la bouche pleine de juremens, l’estomac vide, ayant une veste galonnée en or qui avait fait du service, et un vieux chapeau surmonté d’un reste de plumet ; et ce n’était pas encore le diable. Plus loin était un meunier, ayant les mains couvertes de farine, dont il n’y avait pas un seul grain qu’il n’eût volé, et un cabaretier dont le tablier vert était souillé de taches de vin, dont chaque goutte était frelatée, mais aucun de ces artisans d’iniquité n’était le vieux Satan que je cherchais. Enfin, monsieur, j’aperçus un grave personnage dont les cheveux étaient tondus de très-près sur la tête, montrant une paire de longues oreilles, ayant sous le menton un rabat aussi large qu’une bavette d’enfant, portant un habit brun recouvert d’un manteau genevois, et sur-le-champ le vieux Nick parut à mes yeux sous son costume véritable, car…

– Fi ! fi ! s’écria le colonel Éverard ; parler ainsi devant un ministre, devant un vieillard !

– Laissez-le terminer, dit le ministre avec une égalité d’ame parfaite ; votre ami ou votre secrétaire s’amuse à plaisanter ; je n’aurais pas la patience qui convient à ma profession si je ne savais supporter une vaine raillerie, et pardonner à celui qui se la permet. Mais si, d’une autre part, l’Ennemi s’est réellement présenté à lui sous le costume qu’il décrit, pourquoi serions-nous surpris que celui qui peut se revêtir de la forme d’un ange de lumière fût aussi en état de prendre celle d’un mortel fragile et pécheur, dont la vocation et la profession spirituelle devraient, à la vérité, le porter à rendre sa vie digne de servir de modèle aux autres, mais dont la conduite (telle est l’imperfection de notre nature, quand elle n’est point aidée par le secours de la grace) nous présente quelquefois plutôt un exemple de ce que nous devons éviter ?

– Par la messe ! honnête Dominie , je veux dire respectable ministre, je vous demande dix mille pardons, s’écria Wildrake, touché des reproches sans aigreur du presbytérien. Par saint George ! s’il ne faut pour cela que de la patience, vous êtes en état de faire une partie de fleurets avec le diable lui-même, et je me contenterais de tenir les enjeux.

Comme il finissait des excuses qui n’étaient certainement pas sans motif légitime, et qui parurent être prises en très-bonne part, ils étaient près de la porte extérieure de la Loge, et une sentinelle qui était de garde les salua d’un – Qui va là ? – prononcé d’une voix forte.

– Ami, répondit le colonel Éverard.

– Halte-là, ami ! répliqua le factionnaire ; et il appela le caporal de garde.

Le sous-officier arriva, et ayant demandé qui étaient ceux qui se présentaient, le colonel lui dit son nom et ceux de ses compagnons.

– Je ne doute pas, répondit le caporal, que je ne reçoive l’ordre de vous admettre à l’instant ; mais il faut d’abord que je fasse mon rapport à M. Tomkins, afin qu’il informe Leurs Honneurs de votre arrivée.

– Comment, monsieur ! s’écria Éverard, avez-vous dessein, sachant qui je suis, de me laisser à la porte jusqu’à ce que toutes ces formalités aient été remplies ?

– Si Votre Honneur veut entrer, je ne m’y opposerai pas, répliqua le caporal, pourvu que vous me garantissiez de toute responsabilité pour avoir manqué à ma consigne.

– En ce cas, faites votre devoir, dit le colonel. Mais les Cavaliers sont-ils donc en campagne ? Quel motif vous a fait donner une consigne si stricte et si rigoureuse ?

Le caporal ne répondit pas distinctement : on l’entendit seulement murmurer entre ses moustaches quelque chose de l’Ennemi et du lion rugissant qui cherche une proie pour la dévorer.

Un instant après Tomkins arriva, suivi de deux domestiques portant des lumières dans de grands chandeliers de cuivre. Ils marchèrent devant le colonel et ses compagnons, se serrant l’un contre l’autre et se coudoyant involontairement, en traversant divers corridors pour gagner un grand escalier en bois dont les appuis et la rampe étaient en chêne noir. Après l’avoir monté, ils entrèrent dans un grand salon où brûlait un feu énorme, et éclairé par une douzaine de grosses chandelles placées dans des branches de candélabres le long des murs. C’était là qu’étaient assis les commissaires alors en possession de la Loge et du domaine royal de Woodstock.

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