« Habillez-vous, habillez-vous, mettez vos masques. »
SHAKSPEARE. Henry IV.
La compagnie que nous avons laissée dans l’appartement de Victor Lee allait se séparer pour la nuit, et venait de se lever pour se souhaiter réciproquement le bonsoir, quand on entendit frapper à la porte du vestibule. Albert, remplissant les fonctions de vedette, sortit pour aller voir qui pouvait frapper à une pareille heure, et invita ses compagnons à attendre sans bruit son retour.
– Qui est là ? – Que voulez-vous ? demanda-t-il en arrivant à la porte.
– C’est seulement moi, répondit une voix grêle.
– Et quel est votre nom, mon petit ami ?
– Spitfire, monsieur.
– Spitfire ?
– Oui, monsieur, Spitfire. Tout le monde m’appelle ainsi, et même le colonel Éverard, et cependant mon véritable nom est Spittal.
– Le colonel Éverard ! – Venez-vous de sa part ?
– Non, monsieur, je viens de la part de maître Roger Wildrake de Squattlesea-Mere, comté de Lincoln, et j’apporte à miss Lee quelque chose que je dois lui remettre en mains propres, si vous voulez bien m’ouvrir la porte et me laisser entrer, monsieur ; car je ne puis rien faire avec une planche de trois pouces entre nous.
– C’est quelque frasque de cet ivrogne enragé, dit Albert à voix basse à sa sœur, qui l’avait suivi sur la pointe des pieds.
– Ne tirons pas si vite cette conclusion, mon frère, dit Alice. La moindre bagatelle peut avoir de l’importance en ce moment. – Et qu’est-ce que m’envoie maître Wildrake, jeune homme ?
– Pas grand’chose ; mais il désirait tant vous l’envoyer, qu’il m’a fait descendre par la fenêtre, comme si j’eusse été un chat, pour que les soldats ne m’arrêtassent pas.
– L’entendez-vous ? dit Alice à son frère ; pour l’amour du ciel ! ouvrez-lui la porte.
Albert, dont les soupçons étaient alors suffisamment éveillés, se hâta d’ouvrir la porte, et fit entrer le jeune homme, dont l’extérieur, semblable à celui d’un lapin vidé dans une écurie, ou d’un singe dans une foire, aurait pu fournir quelque amusement en toute autre circonstance. Le jeune messager entra dans le vestibule, et, après maintes salutations grotesques, il remit la plume de bécasse à miss Lee, avec beaucoup de cérémonie, en lui disant que c’était le prix de la gageure qu’elle avait gagnée.
– Dis-moi, mon petit homme, dit le colonel Lee, ton maître était-il gris ou dans son bon sens quand il t’a chargé d’apporter une plume à ma sœur à une pareille heure de la nuit ?
– Sauf votre respect, monsieur, il était ce qu’il appelle dans son bon sens, et ce que j’appellerais un peu gris en parlant de tout autre.
– Le maudit fat ! s’écria Albert. – Tiens, prends ce teston, et dis à ton maître de mieux choisir le temps et les personnes pour ses plaisanteries.
– Un moment ! dit Alice ; n’allons pas si vite : ceci mérite quelque attention.
– Une plume ! dit Albert ; que voulez-vous faire de cette plume ? Le docteur Rochecliffe lui-même, qui tire la quintessence de tout, comme une pie qui tirerait le jaune d’un œuf, ne pourrait rien tirer de cela.
– Voyons donc ce que nous pourrons en tirer sans lui, répliqua Alice. Et s’adressant au jeune messager, elle ajouta : – Il y a donc des étrangers chez votre maître ?
– Chez le colonel Éverard, madame, ce qui est la même chose.
– Et quelle espèce d’étrangers ? Des amis sans doute ?
– Oui, madame, une sorte d’amis qui savent se faire bien recevoir quand l’hôte ne leur fait pas bon accueil. – Des soldats, madame.
– Sans doute ceux qui sont depuis quelque temps à Woodstock, dit Albert.
– Non, monsieur, ce sont de nouveaux venus, avec de beaux justaucorps de buffle et des plaques d’acier sur la poitrine. Et leur commandant ! ni Votre Honneur ni madame n’ont jamais vu un homme semblable. Spitfire n’en avait jamais vu, du moins.
– Est-il grand ou petit ? demanda Albert sérieusement alarmé.
– Ni l’un ni l’autre, monsieur, mais c’est un homme vigoureux, ayant les épaules larges, le nez gros et rouge, une figure à laquelle on ne se soucierait pas de dire non. Il a plusieurs officiers avec lui. – Je ne l’ai vu qu’un instant, mais je ne l’oublierai de ma vie.
– Vous aviez raison, dit le colonel à sa sœur en la tirant à part, tout-à-fait raison : l’archidiable est arrivé.
– Et la plume annonce la nécessité de la fuite, dit Alice à qui ses craintes facilitaient l’interprétation de cet emblème ; la bécasse est un oiseau de passage.
– Vous l’avez deviné, s’écria son frère ; mais le temps nous presse cruellement. – Donnez à ce garçon quelque chose de plus, – une bagatelle, afin de ne pas exciter de soupçons, et renvoyez-le. – Il faut que je voie à l’instant Rochecliffe et Jocelin.
Il les chercha partout, et, ne les trouvant nulle part, il retourna promptement dans l’appartement de Victor Lee, où le page supposé, jouant toujours le rôle de Louis Kerneguy, cherchait à amuser le vieux chevalier, qui, tout en riant de ses saillies, avait grande envie de savoir ce qui se passait dans le vestibule.
– Qu’y a-t-il donc, Albert ? demanda le vieillard. Qui est venu à la Loge à une heure si indue ? Pourquoi en a-t-on ouvert la porte ? Je n’entends pas que mes arrangemens domestiques et les réglemens que j’ai établis pour la tenue de cette maison soient enfreints parce que je suis vieux et pauvre. – Pourquoi ne me répondez-vous pas ? – Qu’avez-vous à causer tout bas avec maître Kerneguy, sans que ni l’un ni l’autre vous fassiez attention à mes paroles ? – Ma fille Alice, aurez-vous assez de jugement et de civilité pour me dire qui a été reçu ici à une pareille heure contre la teneur générale de mes ordres ?
– Personne, mon père, répondit Alice ; c’est un enfant qui a apporté un message, – un message qui paraît alarmant.
– La seule crainte, mon père, ajouta Albert en s’avançant vers lui, c’est qu’au lieu de rester avec vous jusqu’à demain, comme nous nous le proposions, nous ne soyons obligés de vous faire nos adieux à l’instant même.
– Non, mon frère, dit Alice ; il faut que vous restiez et que vous aidiez à défendre le château. – Si vous disparaissez tous deux, la poursuite commencera sur-le-champ, et réussira probablement ; mais, si vous restez, Albert, la recherche dans tous les endroits secrets de cette maison prendra quelque temps. – Et vous pouvez aussi changer d’habits avec maître Kerneguy.
– Bien dit, ma noble sœur, s’écria Albert ; – excellente idée. – Oui, Louis, je reste ici comme Louis Kerneguy, et vous allez partir comme maître Albert Lee.
– Je ne trouve pas que cela soit juste, dit Charles.
– Ni moi, dit le vieux chevalier. – On va, on vient, on fait des projets, on les change, tout cela dans ma propre maison et sans me consulter ! – Qui est ce maître Kerneguy, et qu’est-il pour moi pour que mon fils reste ici et courre le risque de tout ce qui pourra lui arriver, tandis que ce jeune page écossais s’échappera sous les vêtemens d’Albert ? – Je ne souffrirai pas qu’un tel projet s’exécute, quand ce serait un fil de la toile d’araignée la plus déliée qui ait jamais été tissée dans le cerveau du docteur Rochecliffe. – Je ne vous veux pas de mal, Louis ; vous êtes un aimable garçon ; mais en tout ceci j’ai été traité un peu trop légèrement.
– Je pense tout-à-fait comme vous, sir Henry répondit Charles ; vous avez été payé de votre hospitalité par un manque de confiance, tandis qu’il aurait été impossible de mieux la placer. Mais le moment est venu où je dois vous dire, en un mot, que je suis cet infortuné Charles Stuart dont le destin fut de causer la ruine de ses meilleurs amis, et dont le séjour actuel dans votre famille menace d’y attirer la désolation et la destruction.
– Maître Louis Kerneguy, s’écria le vieux chevalier avec colère, je vous apprendrai à savoir distinguer à qui vous pouvez adresser des plaisanteries si déplacées. Il ne me faudrait pas une bien forte provocation pour me faire désirer de tirer une palette de sang à un malappris comme vous.
– Modérez-vous, mon père, pour l’amour du ciel, dit Albert ; c’est bien véritablement LE ROI qui est devant vous ; et sa personne est dans un tel danger que chaque instant que nous perdons peut amener une catastrophe fatale.
– Juste ciel ! s’écria sir Henry en joignant les mains et en se levant pour se jeter aux pieds du roi ; mes désirs les plus ardens sont-ils donc accomplis, et le sont-ils de manière à me faire regretter qu’ils l’aient jamais été !
Il essaya de fléchir le genou devant le roi, lui baisa la main, pendant que de grosses larmes coulaient de ses yeux, et lui dit : – Pardon, mylord, – Votre Majesté, je veux dire, – permettez-moi de m’asseoir un instant en votre présence, jusqu’à ce que mon sang coule plus librement dans mes veines, et alors…
Charles releva son vieux et fidèle sujet, et même en ce moment d’inquiétude, de crainte et de danger, il voulut le reconduire lui-même à son fauteuil, sur lequel il se laissa tomber dans un état d’épuisement complet, sa tête penchée sur sa longue barbe blanche, qui se mêlait avec ses cheveux argentés. Pendant ce temps Albert et Alice continuaient de presser le roi de partir à l’instant même.
– Vous trouverez les chevaux, dit Albert, à la chaumière du garde forestier ; les premiers relais ne sont qu’à dix-huit ou vingt milles, et si les chevaux peuvent vous conduire jusque-là…
– Mais après tout, dit Alice, ne vaudrait-il pas mieux se fier aux appartemens secrets du château, qui sont si nombreux, si bien cachés ; – l’appartement du docteur Rochecliffe, par exemple, et d’autres encore plus difficiles à trouver ?
– Hélas ! répondit Albert, tout ce que j’en sais, c’est qu’ils existent. Mon père avait prêté serment de ne les faire connaître qu’à une seule personne, et il avait choisi Rochecliffe.
– Je préfère la liberté des champs à la meilleure cachette de toute l’Angleterre, dit le roi ; si je pouvais trouver le chemin de la chaumière où sont les chevaux, je verrais quels argumens le fouet et l’éperon pourraient employer pour les faire arriver promptement au rendez-vous où je dois rencontrer sir John Acland et des montures fraîches. – Partez avec moi, colonel Lee, et courons ventre à terre, – Les Têtes-Rondes nous ont battus en bataille rangée ; mais s’il s’agit d’une course à pied ou à cheval, je crois pouvoir les battre à mon tour.
– Mais en ce cas, dit Albert, nous perdons tout le temps qu’on pourrait gagner en défendant le château. Personne n’y restera que mon pauvre père ; et, d’après l’état où vous le voyez, il est incapable de rien faire. Nous serons poursuivis à l’instant par des chevaux frais, et les nôtres sont fatigués. – Ah ! où est ce misérable Jocelin ?
– Et le docteur Rochecliffe, s’écria Alice, où peut-il être, lui qui est toujours si disposé à donner des avis ? où peuvent-ils être allés tous deux ? – Ah ! si mon père pouvait sortir de cette stupeur ?
– Votre père n’est point en stupeur, miss Lee, dit sir Henry en se levant et en s’avançant vers eux, comme s’il eût recouvré toute l’énergie de la maturité de l’âge ; je ne faisais que recueillir mes pensées ; la présence d’esprit manquera-t-elle à un Lee quand son roi a besoin d’aide ou de conseils ? Il commença alors à parler avec la précision et la fermeté d’un général qui est à la tête d’une armée et qui ordonne tous les mouvemens d’attaque et de défense, plein de calme lui-même, mais avec cette énergie qui force l’obéissance, et l’obéissance empressée, de tout ce qui l’entoure. – Ma fille, dit-il, éveillez dame Jellicot ; – que Phœbé se lève, fût-elle à la mort, et qu’on ferme avec soin toutes les portes et toutes les fenêtres.
– C’est une précaution qu’on a prise régulièrement depuis que Sa Majesté a honoré cette maison de sa présence, répondit Alice ; mais je vais faire faire une nouvelle visite partout.
Elle sortit pour donner les ordres nécessaires, et revint presque au même instant.
Sir Henry continua avec le même ton de vivacité et de résolution : – Où sont placés vos premiers relais, Albert ?
– À Rothebury, par Henley, chez Gray, répondit Albert. Sir John Acland et le jeune Knolles doivent y tenir des chevaux prêts ; mais comment y arriver avec les nôtres, qui sont épuisés ?…
– Fiez-vous à moi pour cela, répondit le chevalier, et il continua avec le même ton d’autorité : – Il faut que Votre Majesté se rende sur-le-champ à la cabane de Jocelin, où elle trouvera des chevaux et par conséquent des moyens de fuite. En nous servant avec adresse des passages et appartemens secrets de ce château, nous pouvons tenir en haleine ces chiens de rebelles deux ou trois bonnes heures. – Je crains bien que Rochecliffe ne soit entre leurs mains ; il aura été trahi par son indépendant. – Plût au ciel que j’eusse mieux jugé le misérable ! j’aurais employé contre lui le fer émoulu, comme dit Will ; – Quant à un guide, lorsque vous serez à cheval, vous trouverez la cabane de Martin le verdier à un demi-trait de flèche de celle de Jocelin. Il a une vingtaine d’années de plus que moi, mais il est vert comme un vieux chêne ; rendez-vous chez lui, et qu’il coure avec vous comme pour la vie ou la mort. Il vous conduira à vos relais, car il n’y a pas un renard qui se soit jamais terré dans le bois qui connaisse si bien le pays à sept lieues à la ronde.
– Excellent ! mon père, excellent ! s’écria Albert. J’avais oublié le verdier Martin.
– Oui, dit le vieux chevalier, la jeunesse oublie. – Pourquoi faut-il que les membres manquent quand la tête, qui peut les diriger, arrive peut-être à son point de perfection ?
– Mais, dit le roi, des chevaux fatigués ! Ne pourrions-nous nous en procurer d’autres ?
– Impossible à cette heure de la nuit, répondit sir Henry. Mais des chevaux fatigués peuvent rendre de bons services en sachant s’y prendre. Il courut au secrétaire qui était dans l’embrasure d’une croisée, et chercha à la hâte quelque chose dans les tiroirs qu’il ouvrit les uns après les autres.
– Nous perdons du temps, mon père, dit Albert craignant que l’intelligence et l’énergie que le vieillard venait de montrer ne fussent que l’éclat passager d’une lampe prête à s’éteindre.
– Silence, jeune homme ! lui répondit son père d’un ton sévère ; devez-vous me parler ainsi en présence de Sa Majesté ? – Sachez que, quand toutes les Têtes-Rondes qui ne sont pas encore dans l’enfer seraient autour de Woodstock, j’en pourrais faire sortir l’espoir de l’Angleterre d’une manière dont le plus fin d’entre eux ne pourrait se douter. – Alice, ma chère enfant, ne me faites pas de questions ; – courez à la cuisine, et rapportez-moi une couple de tranches de bœuf ou plutôt de venaison : – coupez-les longues et minces. – Me comprenez-vous ?
– C’est de l’égarement d’esprit, dit Albert à part au roi ; nous lui faisons injustice, et nous risquons de nuire à la sûreté de Votre Majesté en l’écoutant.
– Je pense autrement, dit Alice, et je connais mon père mieux que vous.
Et à ces mots elle sortit pour aller exécuter ses ordres.
– Je pense comme votre sœur, dit Charles. En Écosse, les ministres presbytériens, quand ils tonnaient dans leurs chaires contre mes péchés et ceux de ma maison, prenaient la liberté de m’appeler en face Jéroboam, Roboam ou quelque nom semblable, parce que je suivais les avis de jeunes conseillers. – Corbleu ! pour cette fois je suivrai celui de la barbe grise, car jamais je n’ai vu plus d’intelligence et moins d’indécision que sur les traits de ce noble vieillard.
Sir Henry avait alors trouvé ce qu’il cherchait. – Dans cette boîte d’étain, dit-il, sont six petites boules composées d’épices et de médicamens choisis, d’une vertu fortifiante. En lui en donnant une d’heure en heure, enveloppée dans une tranche de bon bœuf ou de venaison, un cheval qui a quelque feu courra cinq heures de suite, à raison de quinze milles par heure, et s’il plaît à Dieu, le quart de ce temps suffira pour mettre Votre Majesté en sûreté. – Le reste pourra vous servir en quelque autre occasion. – Martin sait comment les administrer. Les chevaux fatigués d’Albert, si vous les ménagez pendant dix minutes, seront en état de dévorer le chemin, comme le dit le vieux Will. – Ne perdez pas de temps en discours, Sire ; Votre Majesté me fait trop d’honneur en acceptant ce qui lui appartient. – Maintenant, Albert, voyez si la côte est sûre ; et en ce cas, que Sa Majesté parte sur-le-champ. – Nous jouerons mal nos rôles si quelque corsaire lui donne la chasse pendant ces deux heures qui restent de la nuit au jour. – Passez dans ma chambre à coucher pour changer d’habits, comme vous vous le proposiez ; cela peut, aussi avoir son utilité.
– Mais, mon bon sir Henry, dit Charles, votre zèle oublie un point principal. Il est bien vrai que je suis venu de la cabane du garde forestier dont vous parlez en ce château ; mais c’était en plein jour, et j’avais un guide. Jamais je n’en trouverai le chemin, seul et dans l’obscurité. – Je crois qu’il faut que vous permettiez au colonel de m’accompagner, – et je vous prie, je vous commande de ne vous exposer à aucun risque en cherchant à défendre cette maison. Mettez seulement tout le délai que vous pourrez à en montrer les endroits secrets.
– Comptez sur moi, Sire, répondit sir Henry. Mais il faut qu’Albert reste ici. Alice conduira Votre Majesté, en place de son frère, à la hutte de Jocelin.
– Alice ! répéta Charles en reculant de surprise. Quoi ! par une nuit si obscure, – et, – et…… Il jeta un coup d’œil sur Alice qui était alors de retour dans l’appartement, et vit dans ses regards du doute et de l’appréhension, – symptôme qui lui faisait connaître que la réserve à laquelle il avait soumis ses dispositions à la galanterie, depuis la matinée du duel projeté, n’avait pas tout-à-fait effacé le souvenir de sa conduite précédente. Voyant l’embarras que semblait lui causer cette offre, il se hâta de la refuser positivement. – Il m’est impossible d’accepter les services de miss Lee, sir Henry, dit-il ; il faut que je coure comme si j’avais sur les talons une meute de lévriers.
– Il n’y a pas une jeune fille dans tout le comté d’Oxford à qui Alice ne soit en état de disputer le prix de la course, dit le chevalier. – À quoi servirait à Votre Majesté de courir si vous ne saviez par où aller ?
– Non, non ! sir Henry, dit le roi, la nuit est trop obscure ; nous tardons trop long-temps. – Je trouverai le chemin.
– Ne perdez pas de temps, changez promptement d’habits avec Albert, Sire, dit le chevalier, et laissez-moi le soin du reste.
Charles voulait encore argumenter ; cependant il suivit le jeune Lee dans l’appartement où ils devaient changer de vêtemens. Pendant ce temps sir Henry dit à sa fille : – Prends une mante, Alice, et mets de bons souliers. – Tu aurais pu monter Pixie ; mais il est un peu vif, et tu n’as jamais été très-brave à cheval ; – c’est la seule faiblesse que je te connaisse.
– Mais, mon père, dit Alice en fixant ses yeux sur ceux du vieillard, faut-il réellement que j’aille seule avec le roi ? Ne puis-je me faire accompagner par Phœbé ou dame Jellicot ?
– Non, non, non ! s’écria le chevalier. Phœbé, comme tu le sais, a eu des attaques de nerfs toute la nuit, et une promenade comme celle que tu vas faire n’est pas propre à les faire passer. – Dame Jellicot marche comme une vieille jument poussive, et d’ailleurs sa surdité, si tu avais besoin de lui parler… Non, non ; il faut que tu ailles seule, et que tu acquières le droit de faire inscrire sur ta tombe : Ci-gît celle qui a sauvé le roi. – Et écoute-moi, ne songe pas à revenir cette nuit ; tu resteras chez le verdier avec sa nièce. – Le parc et tous les environs du château vont être occupés par nos ennemis ; tu apprendras demain assez tôt ce qui se sera passé ici.
– Et qu’apprendrai-je demain ? dit Alice. Hélas ! qui pourrait me le dire ! Ô mon père, permettez-moi de rester et de partager votre sort ! Vous ne trouverez plus en moi une jeune fille timide ; – je combattrai pour le roi s’il est nécessaire ; mais je ne puis penser à le suivre seule, par une nuit si obscure, et sur une route si isolée.
– Comment ! s’écria le chevalier en élevant la voix et en passant la main sur sa barbe grise, mettrez-vous en avant les sots scrupules d’une fausse délicatesse quand il s’agit de la sûreté du roi, peut-être de sa vie ? Si je pouvais croire que vous n’êtes pas ce que doit être une fille de la maison de Lee, je…
Le roi et le colonel l’interrompirent en rentrant dans l’appartement après avoir changé d’habits, et à la taille on pouvait les prendre l’un pour l’autre, quoique Albert fût un beau jeune homme, et que les traits de Charles ne méritassent pas la même épithète. Leur teint et leurs cheveux ne se ressemblaient pas ; mais on ne pouvait remarquer sur-le-champ cette différence, Albert ayant pris une perruque noire, et s’étant noirci les sourcils.
Albert Lee sortit de la maison, et fit le tour de la Loge pour voir si les ennemis n’approchaient pas et vérifier de quel côté le roi pouvait en sortir sans danger. Cependant Charles, qui était entré le premier dans l’appartement, avait entendu le ton courroucé avec lequel le vieux chevalier parlait à sa fille, et il n’avait pas été embarrassé pour en deviner le motif. Il s’avança vers lui avec l’air de dignité qu’il savait parfaitement prendre quand il le voulait.
– Sir Henry, lui dit-il, notre bon plaisir, notre volonté, est que vous vous absteniez de tout exercice de l’autorité paternelle en cette occasion. Je suis certain que miss Lee doit avoir de bonnes et fortes raisons pour tout ce qu’elle désire, et je ne me pardonnerais jamais si elle se trouvait placée dans une situation désagréable à cause de moi. Je connais trop bien ces bois pour craindre de m’égarer au milieu des chênes de Woodstock qui m’ont vu naître.
– Votre Majesté, dit Alice, qui n’hésita plus en entendant la manière calme et franche dont Charles venait de prononcer ces mots, ne courra aucun danger, pas le moindre risque qu’il soit en mon pouvoir de prévenir ; et les circonstances du temps où j’ai vécu m’ont rendue en état de trouver mon chemin dans la forêt aussi facilement la nuit que le jour. Si donc Votre Majesté ne dédaigne pas ma compagnie, partons à l’instant.
– Si vous m’accordez votre compagnie volontairement, répondit Charles, je l’accepte avec reconnaissance.
– Volontairement, dit Alice ; très-volontairement. Qu’il me soit permis d’être la première à vous prouver ce zèle et cette confiance que j’espère que tous les Anglais, à l’envi l’un de l’autre, montreront un jour à Votre Majesté.
Elle s’expliqua avec tant de vivacité, et fit son changement de costume avec une telle promptitude, qu’il était facile de voir que toutes ses craintes étaient dissipées, et qu’elle entreprenait de tout cœur la mission dont son père l’avait chargée.
– Tout est tranquille dans les environs, dit Albert en rentrant. Votre Majesté peut partir par où bon lui semblera. Cependant la sortie la plus secrète sera la meilleure.
Charles, avant de partir, s’avança avec grace vers sir Henry Lee. Lui prenant la main, – Je suis trop fier, dit-il, pour faire des promesses que je ne serai peut-être jamais en état de remplir ; mais tant que Charles Stuart vivra, il sera le débiteur reconnaissant de sir Henry Lee.
– Que Votre Majesté ne parle pas ainsi ! s’écria le vieillard luttant contre des sanglots qui voulaient lui couper la parole ; celui qui a droit à tout ne peut devenir débiteur en acceptant une faible partie de ce qui lui est dû.
– Adieu, mon digne ami, adieu, dit le roi ; pensez à moi comme à un fils, comme à un frère d’Albert et d’Alice, qui, à ce que je vois, sont impatiens de me voir partir. Donnez-moi la bénédiction d’un père, et je pars.
– Que le Dieu qui fait régner les rois bénisse Votre Majesté ! dit sir Henry en s’agenouillant et en levant vers le ciel son visage vénérable et ses mains jointes. Que le Dieu des armées vous bénisse, garantisse Votre Majesté des dangers auxquels elle est exposée, et la remette, au temps qu’il a fixé, en possession de la couronne qui vous appartient !
Charles reçut sa bénédiction comme si c’eût été celle d’un père, et sortit de l’appartement avec Alice et Albert.
En finissant cette prière fervente, le vieux chevalier laissa retomber ses mains, et baissa la tête sur sa poitrine. Son fils le trouva encore dans cette attitude quand il revint près de lui. D’abord il n’osa troubler ses méditations ; mais, craignant que la violence de ses sensations ne fût au-dessus des forces de sa constitution, et qu’il ne finît par perdre connaissance, il se hasarda enfin à s’approcher de lui, et même à le toucher. Le vieux chevalier se releva sur-le-champ, et montra la même activité, la même présence d’esprit et la même prévoyance dont il venait déjà de faire preuve.
– Vous avez raison, mon fils, lui dit-il ; il faut que nous agissions, et sans délai. – Ils en ont menti, les chiens de Têtes-Rondes qui l’appellent dissolu et impie. Il a des sentimens dignes du fils du bienheureux martyr. Vous avez vu que, même dans ce moment de danger extrême, il aurait mis sa sûreté en péril plutôt que d’accepter Alice pour guide quand la sotte semblait hésiter à lui en servir. Le libertinage est essentiellement égoïste, et ne s’inquiète pas de ce que sentent les autres. – Mais dis-moi, Albert, as-tu eu soin de tirer les verrous, de baisser les barres de fer après eux ? Sur ma foi, je les ai à peine vus quitter cet appartement.
– Je les ai fait sortir par la petite poterne, et en rentrant ici je craignais que vous ne fussiez indisposé.
– C’était de la joie, Albert : – de la joie, rien que de la joie ; – je ne puis permettre à un doute d’entrer dans mon esprit. – Dieu n’abandonnera pas le descendant de cent rois. – Il n’abandonnera pas aux brigands l’héritier légitime du trône. – Il y avait une larme dans ses yeux quand il a pris congé de moi. – Ne mourrais-tu pas volontiers pour lui, mon fils ?
– Si je perds la vie pour lui cette nuit, je ne la regretterai que parce que je ne pourrai apprendre demain qu’il est en sûreté.
– Hé bien ! mettons-nous en besogne. – Crois-tu, à présent que tu portes les habits du roi, que tu puisses assez bien imiter ses manières pour faire croire à nos femmes que tu sois le page Kerneguy ?
– Hélas ! il n’est pas très-facile de jouer le rôle du roi quand il est question de femmes ; au surplus, il y a peu de lumières en bas, et je puis essayer.
– Essaie sur-le-champ, car les misérables arriveront dans un instant.
Albert sortit de l’appartement, et son père continua ses réflexions en se parlant à lui-même : – Si nos femmes sont bien convaincues que Louis Kerneguy est encore ici, cela donnera une nouvelle force à mon projet. – Les coquins de bassets suivront une fausse piste, et le cerf royal aura gagné son couvert avant qu’ils en aient retrouvé les traces. – Et les faire courir de cachette en cachette ! – Quoi ! le soleil sera levé avant qu’ils en aient vu la moitié. – Oui, je jouerai à cache-cache avec eux, et je leur mettrai sous le nez l’appât, auquel ils ne toucheront jamais. Je les mènerai par un labyrinthe dont il leur faudra quelque temps pour se tirer. – Mais à quel prix ferai-je tout cela ? continua le vieux chevalier interrompant le cours de ses idées. – Ô Absalon ! mon fils ! mon fils ! – N’importe, il ne peut que mourir comme ses pères sont morts, et pour la cause pour laquelle ils ont vécu. – Mais le voici, chut ! – Hé bien Albert, as-tu réussi ? la royauté a-t-elle passé en toi pour monnaie courante ?
– Oui, mon père, répondit Albert. Nos femmes jureront que Louis Kerneguy était au château à l’instant même.
– Fort bien. – Ce sont de bonnes et fidèles créatures, qui, dans tous les cas, feraient tous les sermens qu’il faudrait pour la sûreté du roi ; mais elles le feront avec plus de naturel et d’efficacité si elles croient dire la vérité. Comment as-tu réussi à les tromper ?
– En imitant les manières du roi dans une bagatelle qui ne vaut pas la peine qu’on en parle.
– Ah ! drôle, je crains que la réputation du roi ne souffre de ton imitation.
– Hum ! pensa Albert, car il n’osait faire cette réflexion tout haut devant son père ; si je l’imitais trop fidèlement, je sais qui courrait des risques pour sa réputation.
– Hé bien, il faut à présent que nous arrangions entre nous la défense des postes avancés, que nous convenions de nos signaux, et que nous cherchions les meilleurs moyens pour déjouer l’ennemi le plus long-temps possible.
Il ouvrit de nouveau les tiroirs du secrétaire, et y prit un parchemin sur lequel était tracé un plan. – Voici, dit-il, le plan de la citadelle qui peut tenir encore assez long-temps après que tu auras été forcé d’évacuer les lieux de retraite que tu connais déjà. Le grand-maître de la capitainerie de Woodstock prêtait toujours serment de ne faire connaître ce secret qu’à une seule personne en cas de mort subite. – Asseyons-nous, et étudions-le bien ensemble.
La manière dont ils concertèrent leurs mesures se développera mieux d’après ce qui arriva ensuite que si nous rapportions ici les divers projets qu’ils formèrent et les précautions qu’ils prirent contre des événemens qui n’eurent pas lieu.
Enfin le jeune Lee prit congé de son père, et, s’étant pourvu de quelques approvisionnemens solides et liquides, il alla s’enfermer dans l’appartement de Victor Lee, d’où une issue secrète conduisait dans le labyrinthe de chambres et de passages cachés dont on s’était si bien servi pour jouer différens tours aux commissaires du parlement.
– J’espère, dit sir Henry en s’asseyant devant son bureau après avoir fait à son fils les plus tendres adieux, que Rochecliffe n’aura pas été assez bavard pour initier dans les mystères du château ce misérable Tomkins, qui était homme à divulguer les secrets de l’école. – Mais me voilà ici, peut-être pour la dernière fois. – Ma Bible à droite, mon Shakspeare à gauche, et prêt, grace à Dieu, à mourir comme j’ai vécu. – Je suis surpris qu’ils n’arrivent pas, ajouta-t-il après un certain intervalle ; – je croyais que le diable avait de meilleurs éperons pour faire marcher les agens occupés de son service spécial.