IX. Fin du récit de Paul.

Le lendemain, les enfants avaient rejoint M. et Mme de Rosbourg et Marguerite. Ils trouvèrent Lecomte dans la joie, parce que M. de Rosbourg venait de lui promettre qu’il le prendrait à son service, que sa femme serait près de Mme de Rosbourg comme femme de charge. Lucie devait être plus tard femme de chambre de Marguerite.

Ils restèrent quelque temps chez Lecomte qui leur raconta comment il s’était échappé de chez les sauvages. « Je les ai tout de même bien attrapés, et ils n’ont rien gagné à m’avoir séparé de mon commandant et de M. Paul. Ils croyaient que j’allais leur bâtir des maisons. Ils me montraient toujours ma hache. « Eh bien ! qu’est-ce que vous lui voulez à ma hache ? que je leur dis. Croyez-vous pas qu’elle va travailler pour vous, cette hache ? Elle ne vous coupera pas seulement un brin d’herbe. » Et comme ils avaient l’air de vouloir me la prendre : « Essayez donc, que je leur dis en la brandissant autour de ma tête, et le premier qui m’approche je le fends en deux depuis le sommet de la tête jusqu’au talon. » Ils ont eu peur tout de même, et m’ont laissé tranquille pendant quelques jours. Puis j’ai vu que ça se gâtait ; ils me regardaient avec des yeux, de vrais yeux de diables rouges. Si bien qu’une nuit, pendant qu’ils dormaient, je leur ai pris un de leurs canots, pas mal fait tout de même pour des gens qui n’ont que leurs doigts, et me voilà parti. J’ai ramé, ramé, que j’en étais las. J’aperçois terre à l’horizon ; j’avais soif, j’avais faim ; je rame de ce côté et j’aborde ; j’y trouve de l’eau, des coquillages, des fruits. J’amarre mon canot, je bois, je mange, je fais un somme. Je charge mon canot de fruits, d’eau que je mets dans des noix de coco évidées, et me voilà reparti. Je suis resté trois jours et trois nuits en mer. J’allais où le bon Dieu me portait. Les provisions étaient finies ; l’estomac commençait à tirailler et le gosier à sécher, quand je vis encore terre. J’aborde ; j’amarre, je trouve ce qu’il faut pour vivre ; arrive une tempête qui casse mon amarre, emporte mon canot, et me voilà obligé de devenir colon dans cette terre que je ne connaissais pas. J’y ai vécu près de cinq ans, attendant toujours, demandant toujours du secours au bon Dieu, et ne désespérant jamais. Rien pour me remonter le cœur, que l’espérance de revoir mon commandant, ma femme et ma Lucie. Un jour je bondis comme un chevreuil : j’avais aperçu une voile, elle approchait ; je hissai un lambeau de chemise, on l’aperçut, il vint du monde ; quand ils me virent, je vis bien, moi, que ce n’étaient pas des Français, mais des Anglais. Ils m’ont pourtant ramassé, mais ils m’ont traîné avec eux pendant six mois. Je m’ennuyais, j’ai fait leur ouvrage, et joliment fait encore ! Ils ne m’ont seulement pas dit merci ; et, quand ils m’ont débarqué au Havre, ils ne m’ont laissé que ces méchants habits que j’avais sur le dos quand vous m’avez trouvé dans la forêt, messieurs, mesdames, et pas un shilling avec. »

Le soir, Sophie rappela que Paul n’avait pas entièrement terminé l’histoire de leur délivrance. Tout le monde en ayant demandé la fin, Paul reprit le récit interrompu la veille.

« Il ne me reste plus grand-chose à raconter. Je me retrouvai avec bonheur sur un vaisseau français. Je reconnus beaucoup de choses pareilles à celles que j’avais vues sur la Sibylle. J’avais tout à fait oublié le goût des viandes et des différents mets français. Je trouvai très drôle de me mettre à table, de manger avec des fourchettes, des cuillers, de boire dans un verre. Le dîner fut très bon ; je goûtai une chose amère, que je trouvai mauvaise d’abord, bonne ensuite. C’était de la bière. Je pris du vin, que je trouvai excellent ; mais je n’en bus que très peu parce que mon père me dit que je serais ivre si j’en avalais beaucoup. Ce qui me rendait plus heureux que tout cela, c’était le bonheur de mon père : ses yeux brillaient comme je ne les avais jamais vus briller ; je suis sûr qu’il aurait voulu embrasser tous les hommes de l’équipage.

» Le lendemain, après une bonne nuit dans ce hamac, qui me parut un lit délicieux, on nous apporta des vêtements. L’habit de mon père était superbe, avec des galons partout ; le mien était un habillement de mousse et très joli. Après un bon déjeuner nous retournâmes voir nos sauvages qui nous attendaient sur le rivage. Le capitaine nous avait donné une escorte nombreuse, de peur que les sauvages ne voulussent nous garder de force. Le roi et mes jeunes amis vinrent nous recevoir ; ils avaient l’air triste et abattu. Au moment de se rembarquer, mon père donna au roi sa hache et son couteau. Je donnai un couteau à chacun de mes petits amis. Le capitaine avait fait porter sur la chaloupe cinquante haches et deux cents couteaux, que mon père distribua aux sauvages. Il leur donna aussi des clous et des scies, des ciseaux, des épingles et des aiguilles pour les femmes.

» Ces présents causèrent une telle joie que notre départ devint facile. La nuit était venue quand nous arrivâmes à l’Invincible. Deux heures après on appareilla, c’est-à-dire qu’on se mit en marche ; le lendemain, la terre avait disparu ; nous étions en pleine mer. Notre voyage fut des plus heureux ; trois mois après, nous arrivions au Havre, où recommencèrent les joies de mon père qui se sentait si près de ma mère et de ma sœur. Nous partîmes immédiatement pour Paris ; nous courûmes au Ministère de la Marine, où nous rencontrâmes M. de Traypi. Mon père repartit sur-le-champ pour Fleurville, où M. de Traypi nous fit arriver par la ferme de peur d’un trop brusque saisissement pour ma pauvre mère. Il y avait dix minutes à peine que nous étions arrivés, lorsque Mme de Rosbourg rentra. J’entendis son cri de joie et celui de mon père ; j’étais heureux aussi, et je riais tout seul, lorsque Sophie se précipita à mon cou dans la chambre. Vous savez le reste. »

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