V. Le naufrage de Sophie.

Quand les enfants purent se trouver seuls, ils demandèrent à Sophie de leur raconter son naufrage.

« Allons, dit Jacques, dans notre cabane ; nous y serons bien tranquilles, personne ne nous dérangera, et nous ne craindrons pas que Mme de Rosbourg nous entende. »

Les enfants trouvèrent l’idée bonne et coururent tous à leur petit jardin. Jacques, qui avait couru plus fort que les autres, les reçut à la porte de sa cabane ; chacun se plaça de son mieux, les uns sur les chaises et les tabourets, les autres sur la table et par terre. On avait installé Sophie dans un fauteuil, et elle commença au milieu d’un grand silence :

« J’étais bien petite, car j’avais à peine quatre ans, et j’avais tout oublié ; mais, à force de chercher à me rappeler, je me suis souvenue de bien des choses, et entre autres de la visite d’adieu que je vous ai faite avec mon pauvre petit cousin Paul, maman et ma tante d’Aubert. »

CAMILLE. – Ton papa était parti, je crois ?

SOPHIE. – Il nous attendait à Paris. J’étais contente de partir, de voyager. Maman me dit que nous monterions sur un navire. Je n’en avais jamais vu, ni Paul non plus. Puis, j’aimais beaucoup Paul, et j’étais bien, bien contente de ne pas le quitter. Je ne me rappelle pas ce que nous avons fait à Paris ; je crois que nous n’y sommes restés que quelques jours. Puis nous avons voyagé en chemin de fer ; nous avons couché dans un hôtel à Rouen, je crois, et nous sommes arrivés le lendemain dans une grande ville qui était pleine de perroquets, de singes. J’ai demandé à maman de m’en acheter un ; elle n’a pas voulu.

» Je ne me rappelle pas trop ce qui arriva sur le vaisseau ; je me souviens seulement d’un excellent capitaine, qui était, à ce qu’il paraît, ton papa, Marguerite ; il était très bon pour moi et pour Paul aussi ; il nous disait qu’il nous aimait beaucoup, et que nous devrions bien rester avec lui et le prendre pour notre papa. Il y avait aussi ce matelot que j’ai reconnu, et qu’on appelait le Normand ; je ne savais pas du tout que son nom fût Lecomte. Tout le monde l’appelait le Normand. Le voyage dura très longtemps. Quand il pleuvait, c’était ennuyeux, parce qu’on était obligé de rester dans des cabines basses et étouffantes ; mais, quand il faisait beau, nous allions sur le pont, Paul et moi.

» Depuis deux jours il faisait un vent terrible ; tout le monde avait l’air inquiet ; ni le capitaine ni le Normand ne s’occupaient plus de Paul ni de moi ; maman me tenait près d’elle ; ma tante d’Aubert gardait aussi Paul, quand tout à coup j’entendis un craquement affreux, et en même temps il y eut une secousse si forte, que nous tombâmes tous à la renverse. Puis j’entendis des cris horribles ; on courait, on criait, on se jetait à genoux. Papa et mon oncle coururent sur le pont, maman et ma tante les suivirent. Paul et moi, nous eûmes peur de rester seuls et nous montâmes aussi sur le pont. Paul aperçut le capitaine et s’accrocha à ses habits ; je me souviens que le capitaine avait l’air très agité ; il donnait des ordres. J’entendis qu’on criait : Les chaloupes à la mer ! Le capitaine nous vit. Il me saisit dans ses bras, m’embrassa et me dit : « Pauvre petite, va avec ta maman. » Puis il embrassa Paul et voulut le renvoyer. Mais Paul ne voulait pas le lâcher. « Je veux rester avec vous, criait-il ; laissez-moi près de vous. »

» Je ne sais plus ce qui arriva. Je sais seulement que papa vint me prendre dans ses bras et qu’il cria : « Arrêtez ! arrêtez ! la voici, je l’ai trouvée. » Il courait et il voulut sauter avec moi dans une chaloupe où étaient maman, ma tante et mon oncle, mais il n’en eut pas le temps : la chaloupe partit. Je criais : « Maman, maman, attendez-nous ! » Papa restait là sans dire un mot. Il était si pâle que j’eus peur de lui. Je n’ai pas oublié les cris de ma pauvre maman et de ma tante d’Aubert quand la chaloupe est partie. J’entendais crier : « Sophie ! Paul ! mon enfant ! mon mari ! » Mais cela ne dura pas longtemps, car tout d’un coup une grosse vague vint les couvrir. J’entendis un affreux cri, puis je ne vis plus rien. Maman était disparue ; tous avaient été engloutis par la vague. Cette nuit, je me suis souvenue de tout cela.

JEAN. – Pauvre Sophie ! Comment as-tu pu te sauver ?

SOPHIE. – Je ne sais pas du tout comment a fait papa ; le capitaine lui a parlé ; ils ont embrassé Paul tous les deux ; le capitaine a dit : « Je vous le jure ! » puis le Normand a aidé papa à descendre avec moi dans un énorme baquet qui était sur la mer. J’appelais Paul et je pleurais ; je voyais mon pauvre Paul qui pleurait aussi, et le capitaine qui le tenait dans ses bras et l’embrassait. Puis les vagues nous ont entraînés. Je me suis endormie et je ne me souviens plus bien de ce qui est arrivé. Papa me donnait de l’eau qu’il avait dans un petit tonneau, et du biscuit ; je dormais, car je m’ennuyais beaucoup. Papa pleurait ou restait triste et pâle, sans parler.

Un jour, je me suis trouvée, je ne sais pas comment, sur un autre vaisseau. Papa a été malade ; je m’ennuyais, j’étais triste de ne pas voir maman et mon cher Paul. Depuis, papa m’a dit que ce pauvre Paul avait été noyé avec le capitaine et le Normand, parce qu’ils étaient restés sur le vaisseau, qui s’était perdu en se cognant contre un rocher. D’après ce que nous a dit le Normand, j’espère que Paul et le bon capitaine se sont sauvés comme papa et moi.

Sophie pleurait en terminant l’histoire de son naufrage ; tous ses amis pleuraient aussi.

LÉON. – Mais tout cela ne nous explique pas pourquoi tu t’appelles FICHINI au lieu de RÉAN.

SOPHIE. – J’ai oublié beaucoup de choses, parce que papa m’a défendu de jamais lui parler de ce naufrage, de ma pauvre maman, et de lui faire aucune question sur son mariage avec ma belle-mère. Mais, en rappelant mes souvenirs, voici ce que j’ai trouvé : Quand nous sommes arrivés en Amérique, où nous allions, nous avons été demeurer chez un ami de papa, M. Fichini, qui était mort ; mais j’ai entendu parler devant moi d’un testament par lequel il laissait à papa et à ma tante d’Aubert toute sa fortune, à condition qu’il prendrait son nom et qu’il garderait chez lui et n’abandonnerait jamais une orpheline que M. Fichini avait élevée. Papa était si triste qu’il ne s’occupait pas beaucoup de moi. Cette orpheline, qui s’appelait Mlle Fédora, soignait beaucoup papa et me témoignait aussi beaucoup d’amitié. Quelque temps après, papa l’a épousée, et alors elle a changé tout à fait de manières ; elle avait des colères contre papa qui la regardait de son air triste, et s’en allait. Avec moi elle était aussi toute changée ; elle me grondait, me battait. Un jour, je me suis sauvée près de papa ; j’avais les bras, le cou et le dos tout rouges des coups de verges qu’elle m’avait donnés. Jamais je n’oublierai le visage terrible de papa quand je lui dis que c’était ma belle-mère qui m’avait battue. Il sauta de dessus sa chaise, saisit une cravache qui était sur la table, courut chez ma belle-mère, la saisit par le bras, la jeta par terre et lui donna tant de coups de cravache qu’elle hurlait plutôt qu’elle ne criait. Elle avait beau se débattre, il la maintenait avec une telle force d’une main pendant qu’il la battait de l’autre, qu’elle ne pouvait lui échapper. Quand il la laissa relever, elle avait un air si méchant qu’elle me fit peur. « Tous les coups que vous m’avez donnés, s’écria-t-elle, je les rendrai à votre fille. »

» – Chaque fois que vous oserez la toucher pour la maltraiter, je vous cravacherai comme je l’ai fait aujourd’hui, madame, répondit papa.

» Il sortit, m’emmenant avec lui. Quand il fut dans sa chambre, il me prit dans ses bras, me couvrit de baisers, pleura beaucoup.

» Mais, ajouta Sophie en pleurant, dans la nuit, il fut pris d’un vomissement de sang, à ce que m’ont dit les domestiques, et il mourut le lendemain, me tenant dans ses bras et me demandant pardon.

» Depuis ce malheureux jour, continua Sophie après quelques minutes d’interruption et de larmes, vous ne pouvez vous figurer combien je fus malheureuse. Ma belle-mère tint la promesse qu’elle avait faite à papa, et me battit avec une telle cruauté que tous les jours j’avais de nouvelles écorchures, de nouvelles meurtrissures.

CAMILLE, l’embrassant. – Oui, ma pauvre Sophie, deux fois nous avons été témoins de la méchanceté de ta belle-mère, et c’est une des raisons qui nous ont attachées à toi.

JEAN. – Cette méchante femme ! Si je la voyais, je l’assommerais ! Je suis enchanté que ton papa l’ait si bien cravachée ; elle l’avait bien mérité.

SOPHIE. – Oui, mais elle me l’a fait bien payer, je t’assure.

MADELEINE. – Et que faisais-tu toute la journée ?

SOPHIE. – Je m’ennuyais ; je pleurais souvent. Ce qui m’étonne, c’est que vous ne m’ayez jamais parlé de maman, de papa, ni de Paul.

CAMILLE. – Tu sais que nous ne te voyions pas bien souvent. Nous savions bien que vous étiez tous partis, mais, ne te voyant plus, nous n’y avons plus pensé. Je me souviens qu’une fois maman nous a dit : « Vous allez bientôt revoir votre petite voisine Sophie ; elle s’appelle maintenant Fichini au lieu de Réan ; mais ne lui parlez jamais ni de son papa ni de sa maman, qui sont morts, ainsi que son cousin, sa tante et son oncle. Elle a une belle-mère avec laquelle elle vit et qui doit nous l’amener un de ces jours. » C’est pourquoi nous ne t’en avons jamais parlé, et j’avoue que je n’y ai même plus pensé, puisque je ne devais pas en parler.

MADELEINE. – Mais toi-même, pourquoi ne nous as-tu jamais raconté tout cela depuis trois ans que nous sommes ensemble ?

SOPHIE. – À force de n’en pas parler, je n’y ai plus pensé, et je l’avais pour ainsi dire oublié. La vue du Normand et le peu qu’il m’a raconté ont tout rappelé à ma mémoire ; je me suis souvenue de ce que j’avais si bien oublié. Même tout à l’heure, en vous racontant mon naufrage et le mariage de papa, beaucoup de choses me sont revenues, et à présent je crois voir ce bon capitaine embrassant Paul qui pleurait et lui tenait les mains et le visage pâle et désolé de mon pauvre papa. Je crois entendre les cris de maman et de ma tante quand la chaloupe s’est éloignée et puis quand elle s’est enfoncée dans la vague. Un autre souvenir qui m’est revenu aussi depuis que j’ai vu le Normand, c’est la mort de papa et la scène de la veille. C’est singulier qu’on puisse si bien oublier pendant des années ce dont on se souvient si clairement après.

Le récit de Sophie avait été long ; on s’étonnait au salon de leur absence. M. de Rugès avait profité de ce temps pour préparer Mme de Rosbourg à revoir Lecomte et à accueillir l’espoir du retour du commandant de Rosbourg, retour presque miraculeux, sans doute, mais enfin possible, comme celui de Lecomte. Après deux heures de larmes et d’agitation, entremêlées d’espérance et de bonheur, elle pria M. de Rugès de lui amener le lendemain le Normand dans son salon particulier ; elle voulait le voir seul, lui parler sans témoins. Quand les enfants rentrèrent, elle vit qu’ils avaient tous pleuré ; elle appela Marguerite, la serra contre son cœur et lui dit :

« Tu sais ?… tu sais que ton cher papa peut revenir encore ? Viens avec moi, mon enfant ; viens à l’église prier Dieu pour ton père et lui demander de nous le rendre. »

SOPHIE. – Me permettez-vous de vous accompagner, madame ? Je prierai aussi pour ce bon commandant qui m’aimait et pour mon pauvre Paul !

Mme de Rosbourg ne lui répondit qu’en l’embrassant tendrement et en lui prenant la main pour l’emmener. Tous les enfants demandèrent à joindre leurs prières à celles de Mme de Rosbourg. Mme de Fleurville, qui accompagnait son amie, y consentit, et tous allèrent à l’église prier pour le retour des pauvres naufragés. Au retour, ils trouvèrent M. de Traypi faisant sa malle :

« Je pars pour Paris, dit-il. Je veux aller au Ministère de la Marine ; peut-être y apprendrai-je quelque nouvelle. Je leur dirai le retour de Lecomte et la captivité de M. de Rosbourg et du petit Paul. Qui sait, peut-être aurai-je de bonnes nouvelles à vous donner.

– Que vous êtes bon et que je vous remercie, mon ami ! dit Mme de Rosbourg les larmes aux yeux. Le bon Dieu me protège puisqu’il me donne des amis tels que vous. Puisse-t-il me protéger jusqu’à la fin et me rendre mon cher mari ! »

Le lendemain, de bonne heure, on frappait doucement à la porte de Mme de Rosbourg.

« Entrez », dit-il d’une voix émue.

La porte s’ouvrit ; Lecomte entra ; il osait à peine lever les yeux sur Mme de Rosbourg, qui, pâle et tremblante, s’avançait pourtant avec rapidité vers lui. Elle voulut lui parler, l’interroger ; les larmes lui coupèrent la parole ; elle prit les grosses mains rugueuses de Lecomte et les serra dans les siennes.

LECOMTE. – Madame, ma chère dame, je devrais être à vos pieds pour vous remercier de tout ce que vous avez fait pour ma femme et mon enfant !

Tout en parlant, il l’avait respectueusement soutenue et placée sur un fauteuil. Mme de Rosbourg sanglotait. « Pardonnez-moi… cette faiblesse… dit-elle d’une voix entrecoupée par ses sanglots. La vue de l’ami dévoué, du compagnon de mon mari, m’a ôté tout courage. Mais… je saurai me vaincre… ayez patience… quelques minutes encore… et je pourrai vous interroger, savoir de vous quelles doivent être mes craintes, quelles peuvent être mes espérances. »

LECOMTE. – Vous êtes une brave dame, allez ; tout à fait digne de lui. Ce pauvre cher homme ! Lui aussi, il pleurait en parlant de vous et de sa petite. Il s’en cachait, mais je l’ai vu souvent essuyer ses yeux quand il parlait de vous deux. Ah ! c’est qu’il ne lui était pas facile de se cacher de moi. Je l’aimais tant que je ne le perdais jamais de l’œil. Quand ces satanés sauvages m’ont embarqué dans leur satanée barque, je leur en disais des injures, tout garrotté que j’étais. Mon pauvre commandant ! Faut-il qu’ils m’aient enlevé sans que j’aie pu seulement couper bras, jambes et têtes pour le délivrer !

Ce discours donna à Mme de Rosbourg le temps de se remettre. Après avoir affectueusement remercié Lecomte de son attachement pour M. de Rosbourg, elle l’interrogea sur tous les détails de leur naufrage, de leur débarquement, de leur capture par les sauvages, de leur séparation, M. de Rosbourg et Paul ayant été gardés par une bande de ces sauvages, tandis que Lecomte se trouvait emmené par une autre bande. Après l’avoir entendu pendant deux heures et avoir causé avec lui des chances probables de l’évasion de M. de Rosbourg, elle conçut l’espoir fondé de l’existence de son mari et de son retour.

« Merci, mon brave Lecomte, lui dit-elle en le congédiant. Jamais je ne pourrai assez vous témoigner ma reconnaissance de l’attachement, du dévouement que vous avez montrés à mon mari. Je suis doublement heureuse d’avoir pu être utile à votre digne femme et à votre excellente Lucie.

– Pardon, si j’interromps madame, s’écria vivement Lecomte. Utile ! vous appelez cela utile ? Mais vous avez été une providence pour elles ; vous les avez sauvées de la mort, tirées de la misère ; vous les avez soutenues, nourries ; vous avez fait apprendre un état à ma Lucie ; vous avez été leur sauveur et le mien. Oh ! chère dame, à moi, oui, à moi, à vous honorer comme une providence, à vous remercier à genoux. »

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