18. À Madame de Grignan

À Sainte-Marie du faubourg vendredi 29ème janvier 1672, jour de saint François de Sales, et jour que vous fûtes mariée.

Voilà ma première radoterie ; c’est que je fais des bouts de l’an de tout.

Me voici dans un lieu, ma bonne, qui est le lieu du monde où j’ai pleuré, le jour de votre départ, le plus abondamment et le plus amèrement ; la pensée m’en fait tressaillir. Il y a une bonne heure que je me promène toute seule dans le jardin. Toutes nos sœurs sont à vêpres, embarrassées d’une méchante musique, et moi, j’ai eu l’esprit de m’en dispenser. Ma bonne, je n’en puis plus. Votre souvenir me tue en mille occasions ; j’ai pensé mourir dans ce jardin, où je vous ai vue mille fois. Je ne veux point vous dire en quel état je suis ; vous avez une vertu sincère, qui n’entre point dans la faiblesse humaine. Il y a des jours, des heures, des moments où je ne suis pas la maîtresse ; je suis faible et ne me pique point de ne l’être pas. Tant y a, je n’en puis plus, et pour m’achever, voilà un homme que j’avais envoyé chez le chevalier de Grignan, qui me dit qu’il est extraordinairement mal. Cette pitoyable nouvelle n’a pas séché mes yeux. Je crois qu’il dispose de ce qu’il a en votre faveur. Gardez-le, quoique ce soit peu, pour une marque de sa tendresse, et ne le donnez point comme votre cœur le voudrait ; il n’y a pas un de vos beaux-frères qui, à proportion, ne soit plus riche que vous. Je ne vous puis dire le déplaisir que j’ai dans la crainte de cette perte. Hélas ! un petit aspic, comme M. de Rohan, revient de la mort, et cet aimable garçon, bien né, bien fait, de bon naturel, d’un bon cœur, dont la perte ne fait de bien à personne, nous va périr entre les mains ! Si j’étais libre, je ne l’aurais pas abandonné ; je ne crains point son mal. Mais je ne fais pas sur cela ma volonté. Vous recevrez cet ordinaire des lettres écrites plus tard, qui vous parleront plus précisément de ce malheur. Pour moi, je me contente de le sentir.

Voilà une permission de vendre et de transporter vos blés. M. Le Camus l’a obtenue, et y a joint une lettre de lui. Je n’ai jamais vu un si bon homme, ni plus vif sur tout ce qui vous regarde. Écrivez-moi quelque chose de lui, que je lui puisse lire.

Hier au soir, Mme du Fresnoy soupa chez nous. C’est une nymphe, c’est une divinité, mais Mme Scarron, Mme de La Fayette et moi, nous voulûmes la comparer à Mme de Grignan. Et nous la trouvâmes cent piques au-dessous, non pas pour l’air et pour le teint, mais ses yeux sont étranges, son nez n’est pas comparable au vôtre, sa bouche n’est point finie ; la vôtre est parfaite. Et elle est tellement recueillie dans sa beauté, que je trouvai qu’elle ne dit précisément que les paroles qui lui siéent bien ; il est impossible de se la représenter parlant communément et d’affection sur quelque chose. C’est la résidence de l’abbé Têtu auprès de la plus belle ; il ne la quitta pas. Et pour votre esprit, ces dames ne mirent aucun degré au-dessus du vôtre, et votre conduite, votre sagesse, votre raison, tout fut célébré. Je n’ai jamais vu une personne si bien louée ; je n’eus pas le courage de faire les honneurs de vous, ni de parler contre ma conscience.

On dit que le Chancelier est mort. Je ne sais si on donnera les sceaux avant que cette poste parte. La Comtesse est très affligée de sa fille ; elle est à Sainte-Marie de Saint-Denis. Ma bonne, on ne peut assez se conserver, et grosse, et en couche, et on ne peut assez éviter d’être dans ces deux états ; je ne parle pour personne.

Adieu, ma très chère, cette lettre sera courte. Je ne puis rien écrire dans l’état où je suis ; vous n’avez pas besoin de ma tristesse. Mais si, quelquefois, vous en recevez d’infinies, ne vous en prenez qu’à vous, et aux flatteries que vous me dites sur le plaisir que vous donne leur longueur ; vous n’oseriez plus vous en plaindre.

Je vous embrasse mille fois, et m’en retourne à mon jardin, et puis à un bout de salut, et puis chez des malades qui sont aussi chagrins que moi.

Voilà Madeleine-Agnès qui entre, et qui vous salue en Notre-Seigneur.

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