SCÈNE II

Entrent CASSIUS, CASCA, DÉCIUS, CINNA, MÉTELLUS, CIMBER ET TRÉBONIUS.

CASSIUS. – Je crains que nous n’ayons trop indiscrètement troublé votre repos. Bonjour, Brutus : sommes-nous importuns ?

BRUTUS. – Je suis levé depuis une heure ; j’ai passé toute la nuit sans dormir. Dites-moi si je connais ceux qui vous accompagnent.

CASSIUS. – Oui, vous les connaissez tous ; et pas un ici qui ne vous honore, pas un qui ne désire que vous ayez de vous-même l’opinion qu’a de vous tout noble Romain. Voici Trébonius.

BRUTUS. – Il est le bienvenu.

CASSIUS. – Celui-ci est Décius Brutus.

BRUTUS. – Il est aussi le bienvenu.

CASSIUS. – Celui-ci est Casca ; celui-là Cinna ; celui-là Métellus Cimber.

BRUTUS. – Tous sont les bienvenus. Quels soucis vigilants sont venus s’interposer entre la nuit et vos paupières  ?

CASSIUS. – Pourrai-je dire un mot ?

(Ils se parlent bas.)

DÉCIUS. – C’est ici l’orient : n’est-ce pas là le jour qui commence à poindre de ce côté ?

CASCA. – Non.

CINNA. – Oh ! pardon, seigneur, c’est le jour ; et ces lignes grisâtres qui prennent sur les nuages sont les messagers du jour.

CASCA. – Vous allez m’avouer que vous vous trompez tous deux. C’est là, à l’endroit même où je pointe mon épée, que se lève le soleil, beaucoup plus vers le midi, en raison de la jeune saison de l’année. Dans deux mois environ, plus élevé vers le nord, il lancera de ce point ses premiers feux ; et l’orient proprement dit est vers le Capitole, dans cette direction-là.

BRUTUS. – Donnez-moi tous la main, l’un après l’autre.

CASSIUS. – Et jurons d’accomplir notre résolution.

BRUTUS. – Non, point de serment. Si notre figure d’hommes , la souffrance de nos âmes, les iniquités du temps sont des motifs impuissants, rompons sans délai : que chacun de nous retourne à son lit oisif ; laissons la tyrannie à l’œil hautain se promener à son gré, jusqu’à ce que chacun de nous tombe désigné par le sort. Mais si, comme j’en suis certain, ces motifs portent avec eux assez de feu pour enflammer les lâches, et pour donner une trempe valeureuse à l’esprit mollissant des femmes ; alors, compatriotes, quel autre aiguillon nous faut-il que notre propre cause pour nous exciter au redressement de nos droits ? Quel autre lien que ce secret gardé par des Romains qui ont dit le mot et ne biaiseront point ? et quel autre serment que l’honnêteté engagée envers l’honnêteté à ce que cela soit ou que nous périssions. Laissons jurer les prêtres, les lâches, les hommes craintifs, ces vieillards qu’affaiblit un corps décomposé, et ces âmes patientes de qui l’injustice reçoit un accueil serein. Qu’elles jurent au profit de la cause injuste, les créatures dont on peut douter : mais nous, ne faisons pas à l’immuable sainteté de notre entreprise, ni à l’insurmontable constance de nos âmes, l’affront de penser que notre cause ou notre action eurent besoin d’un serment, tandis que chaque Romain doit savoir que chaque goutte du sang qu’il porte dans ses nobles veines s’entache d’une multiple bâtardise, du moment où il manque à la plus petite particule de la moindre promesse sortie de sa bouche.

CASSIUS. – Mais que pensez-vous de Cicéron ? êtes-vous d’avis de le sonder ? je crois qu’il entrerait fortement dans notre projet.

CASCA. – Il ne faut pas le laisser de côté.

CINNA. – Non, gardons-nous-en bien.

MÉTELLUS CIMBER. – Oh ! ayons pour nous Cicéron : ses cheveux d’argent nous gagneront la bonne opinion des hommes, et nous achèteront des voix qui célébreront notre action : on dira que sa sagesse a dirigé nos bras ; il ne sera plus question de notre jeunesse, de notre témérité ; tout sera enveloppé dans sa gravité.

BRUTUS. – Oh ! ne m’en parlez pas ; ne nous ouvrons point à lui ; jamais il n’entrera dans ce que d’autres auront commencé.

CASSIUS. – Laissons-le donc à l’écart.

CASCA. – En effet, il ne nous convient pas.

DÉCIUS. – Ne frappera-t-on aucun autre que César ?

CASSIUS. – C’est une question bonne à élever, Décius. Moi, je pense qu’il n’est pas à propos que Marc-Antoine, si chéri de César, survive à César. Nous trouverons en lui un dangereux machinateur ; et, vous le savez, ses ressources, s’il les met en œuvre, pourraient s’étendre assez loin pour nous susciter à tous de grands embarras. Il faut, pour les prévenir, qu’Antoine et César tombent ensemble.

BRUTUS. – Nos procédés paraîtront bien sanguinaires, Caïus Cassius, si après avoir abattu la tête nous mettons ensuite les membres en pièces, comme le fait la colère en donnant la mort, et la haine après l’avoir donnée ; car Antoine n’est qu’un membre de César. Soyons des sacrificateurs et non des bouchers, Cassius. C’est contre l’esprit de César que nous nous élevons tous : dans l’esprit de l’homme il n’y a point de sang. Oh ! si nous pouvions atteindre à l’esprit de César sans déchirer César ! Mais, hélas ! pour cela il faut que le sang de César coule ; mes bons amis, tuons-le hardiment, mais non avec rage : dépeçons la victime comme un mets propre aux dieux, ne la mettons pas en lambeaux comme une carcasse bonne à être jetée aux chiens. Que nos cœurs soient semblables à ces maîtres habiles qui commandent à leurs serviteurs un acte de violence, et semblent ensuite les en réprimander. Alors notre action semblera naître de la nécessité, et non de la haine ; et lorsqu’elle paraîtra telle aux yeux du peuple, nous serons nommés des purificateurs, non des assassins. Quant à Marc-Antoine, ne songez point à lui : il ne peut rien de plus que ne pourra le bras de César, quand la tête de César sera tombée.

CASSIUS. – Cependant je le redoute, car cette tendresse qui s’est enracinée dans son cœur pour César…

BRUTUS. – Hélas ! bon Cassius, ne songez point à lui. S’il aime César, tout ce qu’il pourra faire n’agira que sur lui-même ; il pourra se laisser aller au chagrin, et mourir pour César ; et ce serait beaucoup pour lui, livré comme il l’est aux plaisirs, à la dissipation et aux sociétés nombreuses.

TRÉBONIUS. – Il n’est point à craindre : qu’il ne meure point par nous, car nous le verrons vivre et rire ensuite de tout cela.

(L’horloge sonne.)

BRUTUS. – Silence, comptons les heures.

CASSIUS. – L’horloge a frappé trois coups.

TRÉBONIUS. – Il est temps de nous séparer.

CASSIUS. – Mais il est encore incertain si César voudra ou non sortir aujourd’hui, car il est depuis peu devenu superstitieux, et s’éloigne tout à fait de l’opinion générale qu’il s’était autrefois formée sur les visions, les songes et les présages tirés des sacrifices . Il se pourrait que ces prodiges si marquants, les terreurs inaccoutumées de cette nuit, et les sollicitations de ses augures le retinssent aujourd’hui loin du Capitole.

DÉCIUS. – Ne le craignez pas. Si telle est sa résolution, je me charge de la surmonter ; car il aime à entendre répéter qu’on prend les licornes avec des arbres 27 , les ours avec des miroirs, les éléphants dans des fosses, les lions avec des filets, et les hommes avec des flatteries : mais quand je lui dis que lui il hait les flatteurs, il me répond que cela est vrai ; et c’est alors qu’il est le plus flatté. Laissez-moi faire ; je sais tourner son humeur comme il me convient, et je le mènerai au Capitole.

CASSIUS. – Nous irons tous chez lui le chercher.

BRUTUS. – À la huitième heure. Est-ce là notre dernier mot ?

CINNA. – Que ce soit le dernier mot, et n’y manquons pas.

MÉTELLUS CIMBER. – Caïus Ligarius veut du mal à César, qui l’a maltraité pour avoir bien parlé de Pompée. Je m’étonne qu’aucun de vous n’ait songé à lui.

BRUTUS. – Allez donc, cher Métellus, allez le trouver. Il m’aime beaucoup, et je lui en ai donné sujet : envoyez-le-moi seulement, et j’en ferai ce que je voudrai.

CASSIUS. – Le jour va nous atteindre. Nous allons vous quitter, Brutus ; et vous, amis, dispersez-vous : mais souvenez-vous tous de ce que vous avez dit, et montrez-vous de vrais Romains.

BRUTUS. – Mes bons amis , prenez un visage riant et serein. Que nos regards ne manifestent pas nos desseins ; mais qu’ils portent le secret, comme nos acteurs romains, sans apparence d’abattement et d’un air imperturbable. Maintenant je vous souhaite à tous le bonjour.

(Tous sortent excepté Brutus.)

BRUTUS appelle Lucius. – Garçon ! Lucius ! Il dort de toutes ses forces. À la bonne heure, goûte le bienfait de la douce rosée que le sommeil appesantit sur toi ; tu n’as point de ces images, de ces fantômes que l’active inquiétude trace dans le cerveau des hommes. Aussi dors-tu bien profondément.

(Entre Porcia.)

PORCIA. – Brutus, mon seigneur !

BRUTUS. – Porcia, quel est votre dessein ? pourquoi vous lever à cette heure ? Il n’est pas bon pour votre santé d’exposer ainsi votre complexion délicate au froid humide du matin.

PORCIA. – Cela n’est pas bon non plus pour la vôtre. Vous vous êtes brusquement dérobé de mon lit, Brutus ; et hier au soir, à souper, vous vous êtes levé tout à coup, vous avez commencé à vous promener les bras croisés, pensif, et poussant des soupirs ; et quand je vous ai demandé ce qui vous occupait, vous avez fixé sur moi des regards troublés et mécontents. Je vous ai pressé de nouveau : alors vous grattant le front, vous avez frappé du pied avec impatience. Cependant j’ai insisté encore ; mais d’un geste irrité de votre main, vous m’avez fait signe de vous laisser. Je vous ai laissé, dans la crainte d’irriter cette impatience qui déjà ne paraissait que trop allumée, espérant d’ailleurs que ce n’était là qu’un des accès de cette humeur qui de temps à autre trouve son moment près de tout homme quel qu’il soit . Ce chagrin ne vous laisse ni manger, ni parler, ni dormir ; et s’il agissait autant sur votre figure qu’il a déjà altéré votre manière d’être, je ne vous reconnaîtrais plus, Brutus. Mon cher époux, faites-moi connaître la cause de votre chagrin.

BRUTUS. – Je ne me porte pas bien ; voilà tout.

PORCIA. – Brutus est sage, et s’il ne se portait pas bien, il emploierait les moyens nécessaires pour recouvrer sa santé.

BRUTUS. – Et c’est ce que je fais. Ma bonne Porcia, retournez à votre lit.

PORCIA. – Brutus est malade ! Est-ce donc un régime salutaire que de se promener à demi vêtu, et de respirer les humides exhalaisons du matin ? Quoi ! Brutus est malade, et il se dérobe au repos bienfaisant de son lit pour affronter les malignes influences de la nuit, et l’air impur et brumeux qui ne peut qu’aggraver son mal ! Non, non, cher Brutus ; c’est dans votre âme qu’est le mal dont vous souffrez ; et en vertu de mes droits, de mon titre auprès de vous, je dois en être instruite ; et à deux genoux je vous supplie, au nom de ma beauté autrefois vantée, au nom de tous vos serments d’amour, et de ce serment solennel qui a réuni nos personnes en une seule, de me découvrir, à moi cet autre vous-même, à moi votre moitié, ce qui pèse sur votre âme ; dites-moi aussi quels étaient ceux qui sont venus vous trouver cette nuit ? car il est entré ici six ou sept hommes qui cachaient leurs visages à l’obscurité même.

BRUTUS. – Ne vous mettez pas ainsi à genoux, ma bonne Porcia.

PORCIA. – Je n’en aurais pas besoin si vous étiez mon bon Brutus. Dites-moi, Brutus, est-il fait pour nous cette exception aux liens de mariage, que je ne participe point aux secrets qui vous appartiennent ? ne suis-je une autre vous-même que jusqu’à un certain point, et avec de certaines réserves ? pour vous tenir compagnie à table, faire la douceur de votre couche, et vous adresser quelquefois la parole ? N’occupé-je donc que les avenues de votre affection ? Ah ! si je n’ai rien de plus, Porcia est la concubine de Brutus, et non pas sa femme.

BRUTUS. – Vous êtes ma femme fidèle et honorée, aussi précieuse pour moi que les gouttes rougeâtres qui arrivent à mon triste cœur.

PORCIA. – Si cela était vrai, je saurais déjà ce secret. Je suis une femme, j’en conviens, mais une femme que le grand Brutus a prise pour épouse. Je suis une femme, j’en conviens, mais une femme de bon renom, la fille de Caton. Pensez-vous que je ne sois pas plus forte que mon sexe, fille d’un tel père et femme d’un tel époux ? Dites-moi ce que vous méditez, je ne le révélerai point. J’ai voulu fortement éprouver ma constance ; je me suis fait une blessure ici à la cuisse : capable de soutenir ceci avec patience, pourrais-je ne pas l’être de porter les secrets de mon mari ?

BRUTUS. – Ô vous, dieux, rendez-moi digne de cette noble épouse. (On frappe derrière le théâtre.) Écoutez, écoutez, on frappe. – Porcia, rentre un moment, et bientôt ton sein va partager tous les secrets de mon cœur ; je te développerai tous mes engagements et tout ce qui est écrit sur mon triste front . Retire-toi promptement. (Porcia sort.) – Lucius, qui est-ce qui frappe ?

LUCIUS. – Il y a là un homme malade qui voudrait vous entretenir.

BRUTUS. – C’est Caïus Ligarius, dont Métellus nous a parlé. Lucius, éloigne-toi. – Caïus Ligarius, comment êtes-vous ?

LIGARIUS. – Recevez le bonjour que vous adresse une voix bien faible.

BRUTUS. – Oh ! quel temps avez-vous choisi, brave Caïus, pour garder votre bonnet de nuit ? Que je voudrais que vous ne fussiez pas malade !

LIGARIUS. – Je ne suis plus malade, si Brutus a en main quelque exploit digne d’être marqué du nom de l’honneur.

BRUTUS. – J’aurais en main un exploit de ce genre, Ligarius, si pour l’entendre vous aviez l’oreille de la santé.

LIGARIUS. – Par tous les dieux devant qui se prosternent les Romains, je chasse loin de moi mon infirmité. Âme de Rome, fruit généreux des reins d’un père respecté, comme un exorciste tu as conjuré l’esprit de maladie. Ordonne-moi d’aller en avant, et mes efforts tenteront des choses impossibles ; que dis-je ! ils en viendront à bout. – Que faut-il faire ?

BRUTUS. – Une œuvre par laquelle des hommes malades retrouveront la santé.

LIGARIUS. – Mais n’est-il pas quelques hommes en santé que nous devons rendre malades ?

BRUTUS. – C’est aussi ce qu’il faudra. Ce que c’est, cher Caïus, je te l’expliquerai en nous rendant ensemble au lieu où la chose doit se faire.

LIGARIUS. – Que votre pied m’indique la route, et d’un cœur animé d’une flamme nouvelle, je vous suivrai sans savoir à quelle entreprise : il suffit que Brutus me guide.

BRUTUS. – Suis-moi donc.

(Ils sortent.)

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