Chapitre VII.

Devant Acté, quand elle était la maîtresse de Néron, les têtes les plus altières de Rome s’étaient jadis inclinées. Même alors, elle ne se mêlait en rien des affaires de l’État, et si parfois elle usait de son influence sur le jeune empereur, c’était pour obtenir la grâce de quelqu’un. Douce et résignée, elle s’était attiré la gratitude de beaucoup et n’avait provoqué contre elle-même aucune animosité. Octavie même n’avait pu la haïr. Ses rivales la tenaient pour insignifiante. On savait qu’elle continuait à aimer Néron d’un amour triste et douloureux, sans espoir, alimenté par le seul souvenir du temps où il était non seulement plus jeune et plus aimant, mais aussi meilleur. On la savait tout entière, âme et pensée, absorbée dans le passé et n’attendant plus rien de l’avenir. Et, comme il n’était pas à craindre que César revint à elle, on la considérait comme absolument désarmée, et on la laissait en paix. Poppée voyait en elle une servante docile, si inoffensive qu’elle n’avait même pas demandé son renvoi du palais.

En considération de l’amour que Néron avait eu autrefois pour Acté, et de ce qu’il s’était séparé d’elle sans haine, presque amicalement, elle restait entourée de certains égards. César, en lui rendant sa liberté, lui avait réservé dans le palais un cubiculum et des serviteurs particuliers. Comme jadis Pallas et Narcisse, eux aussi des affranchis, étaient non seulement admis à la table de Claude, mais encore y occupaient, en tant que ministres puissants, des places d’honneur, ainsi l’on invitait parfois Acté à la table de César, où peut-être bien son charme était l’un des ornements du festin.

César, d’ailleurs, était devenu depuis longtemps peu scrupuleux sur le choix des convives. Souvent une compagnie des plus mêlée, d’hommes de toutes classes et de toutes conditions se réunissait à ces festins. On y trouvait des sénateurs, ceux-là surtout qui consentaient à jouer le rôle de bouffons ; des patriciens, vieux et jeunes, assoiffés de plaisirs, de luxe et de débauche ; des femmes pourvues d’un grand nom et qui, le soir venu, s’affublaient de perruques fauves pour aller courir aventure dans les ruelles sombres ; des pontifes qui, la coupe pleine, raillaient leurs propres dieux. Parmi eux, un ramassis de chanteurs, de mimes, de musiciens, de danseurs et de danseuses ; des rimeurs qui, en déclamant leurs vers, calculaient de combien de sesterces seraient rétribuées leurs louanges aux vers de César ; on y voyait aussi des philosophes affamés qui suivaient les plats avec des regards de gloutons ; des cochers en renom, des prestidigitateurs, des thaumaturges, des conteurs, des baladins, une foule de charlatans et de gueux, dotés par la mode ou par la sottise d’une notoriété éphémère, et parmi lesquels un certain nombre dissimulaient sous des boucles un peu longues leurs oreilles percées, marque de l’esclavage.

Le dessus du panier prenait place à la table ; le menu fretin, lui, servait aux interludes, guettant le moment où les gens de service jetteraient en pâture à son avidité les restes des mets et des boissons. Cette catégorie d’invités était recrutée par Tigellin, Vatinius et Vitellius, obligés souvent de fournir à cette racaille des oripeaux qui fussent dignes de figurer dans le palais de César. Celui-ci, d’ailleurs, aimait cette société, parmi laquelle il se sentait à l’aise. Le luxe de la cour dorait tout, couvrait tout de splendeur. Grands et petits, descendants de nobles familles et tourbe de la rue, artistes véritables et pitoyables scories du talent, tous affluaient au palais pour rassasier leurs yeux du luxe aveuglant qui dépassait toute imagination, pour approcher de ce dispensateur de tous les bienfaits, de toutes les richesses, dont un caprice pouvait, ou les précipiter dans l’abîme, ou les porter au faîte.

C’est à un tel festin que Lygie devait ce jour-là prendre place. La crainte, la timidité, si naturelles après le choc soudain qu’elle venait de subir, luttaient dans son cœur avec le désir de la révolte. Elle avait peur de César, peur des hommes, peur de ce palais en rumeur, peur de ces fêtes dont les conversations d’Aulus, de Pomponia Græcina et de leurs amis, lui avaient révélé l’ignominie. Malgré sa jeunesse, elle n’était pas une ingénue : en ces temps troublés, la notion du mal arrivait de bonne heure jusqu’aux oreilles des enfants. Elle n’ignorait donc pas que dans ce palais on comploterait sa perte ; Pomponia l’en avait avertie déjà au moment de leur séparation. Mais l’âme juvénile de Lygie n’avait pu être dissolue encore, et, ayant accueilli la haute doctrine que lui avait enseignée sa mère adoptive, elle jura de se défendre, à sa mère, à elle-même, et à ce divin maître en qui non seulement elle avait foi, mais qu’elle aimait de tout son cœur d’enfant, pour la douceur de son enseignement, l’amertume de sa mort et la gloire de sa résurrection.

Certaine maintenant que ni Aulus, ni Pomponia Græcina, ne pouvaient être rendus responsables de ses actes, elle se demandait s’il ne valait pas mieux résister et ne point paraître au festin. Elle ressentait, d’une part, de la crainte et de l’inquiétude ; de l’autre, naissait en elle le désir de montrer son courage, sa fermeté, son mépris des souffrances et de la mort. Le Divin Maître a dit de faire ainsi et donné l’exemple. Et Pomponia elle-même lui avait dit que les adeptes les plus ardents avaient, de toute leur âme, soif de cette épreuve et la demandaient dans leurs prières. Chez Aulus, elle avait déjà été altérée de ce même désir. Elle se figurait martyre, les pieds et les mains saignant par des plaies béantes, blanche comme la neige, belle d’une beauté céleste, emportée vers l’azur par des anges immaculés. Et cette vision, alors, la séduisait. Il y avait là beaucoup d’enfantine rêverie, mais aussi une parcelle de contemplation de soi-même que Pomponia avait désapprouvée. À présent que la résistance à la volonté de César pouvait provoquer quelque horrible châtiment et que, d’imaginaires, les tortures pouvaient devenir réelles, aux visions ravissantes, à l’admiration de soi-même, venait s’ajouter une vague curiosité mêlée d’effroi : savoir comment on la châtierait et quel genre de torture lui serait appliqué.

Ainsi, son âme hésitait entre les deux partis à prendre. Mais, lorsqu’elle eut confié son indécision à Acté, celle-ci la regarda avec stupeur, comme si la jeune fille eût déliré. Contrecarrer la volonté de César ? Dès le premier jour, s’exposer à sa colère ? Pour agir de la sorte, il fallait être une enfant inconsciente. Lygie, comme il résultait de ses propres paroles, n’était pas, en somme, un otage, mais une fillette oubliée par ses compatriotes, c’est-à-dire nullement protégée par le droit des gens. Et, si même elle eût pu s’en réclamer, César était assez puissant pour ne pas craindre de le fouler aux pieds, en un moment de fureur. Il avait plu à César de la prendre ; désormais, il disposait d’elle ; désormais, elle était en son pouvoir au-dessus duquel rien n’existait au monde.

– Oui, – poursuivit-elle, – j’ai lu, moi aussi, les lettres de Paul de Tarse, et je sais que par-delà la terre, il y a Dieu, et le Fils de Dieu, ressuscité d’entre les morts. Mais, sur terre, il n’y a que César. Ne l’oublie pas, Lygie. Je n’ignore pas non plus qu’il t’est défendu par ta doctrine d’être ce que je fus moi-même, et que, semblables aux stoïciens dont Épictète m’a souvent parlé, entre le déshonneur et la mort, vous ne pouvez choisir que la mort. Mais es-tu certaine que la mort seule t’attende, sans être accompagnée du déshonneur ? Ignores-tu le sort de la fille de Séjan ? À peine était-ce une fillette. Or, pour ne pas violer la loi, qui défend de punir de mort les vierges, elle fut, sur l’ordre de Tibère, violée elle-même avant d’être mise à mort. Lygie, Lygie, n’irrite point César ! Quand sera venu l’instant décisif où tu seras forcée de choisir entre le déshonneur et la mort, tu feras alors ce que te prescrit ta Vérité ; mais, ne provoque pas ta perte et, pour une cause futile, ne va pas irriter un dieu qui est terrestre, mais impitoyable.

Acté, pleine d’une compassion profonde, parlait avec chaleur. Un peu myope, elle rapprochait son doux visage de celui de Lygie, pour mieux y suivre l’effet de ses paroles.

Lygie, avec une confiance enfantine, lui noua ses bras autour du cou et lui dit :

– Tu es si bonne, Acté !

Touchée de cet élan flatteur et confiant de Lygie, Acté la pressa contre sa poitrine et répondit :

– Mon bonheur est passé, passée aussi ma joie, mais je ne suis point méchante.

À grands pas précipités, elle se mit à arpenter la pièce, tout en se parlant à elle-même avec une sorte de désespoir.

– Non, il n’était pas méchant, lui non plus. Il se croyait même bon, il voulait être bon. Je le sais mieux que personne. Il n’est devenu autre que plus tard… quand il a cessé d’aimer. D’autres l’ont fait ce qu’il est, oui, d’autres, et Poppée.

Des larmes perlèrent à ses cils. Lygie l’observa quelque temps de ses yeux d’azur, et enfin lui demanda :

– Tu le plains donc, Acté ?

– Je le plains… – répondit la Grecque d’une voix sourde.

Puis, les mains crispées, le visage navré, elle reprit son va-et-vient.

Lygie continua à la questionner avec timidité :

– Tu l’aimes encore, Acté ?

– Je l’aime…

Et, un instant après, elle ajouta :

– Personne ne l’aime… que moi.

Il y eut un silence pendant lequel Acté s’efforça de maîtriser l’émotion provoquée en elle par ces réminiscences. Enfin son visage reprit son expression de douce mélancolie et elle dit :

– Parlons de toi, Lygie. Il ne faut même pas songer à s’insurger contre la volonté de César. Ce serait de la folie. D’ailleurs, tu peux te rassurer : je connais bien cette maison et je pense que, de la part de César, aucun danger ne te menace. Si Néron t’avait fait enlever pour son propre compte, on ne t’aurait pas amenée au Palatin. C’est Poppée qui règne ici, et, depuis qu’elle lui a donné une fille, Néron subit plus que jamais son influence… Non… Il a bien donné des ordres pour que tu assistes au festin ; mais il ne t’a pas vue encore et n’a questionné personne à ton sujet : donc tu ne l’intéresses pas. Peut-être t’a-t-il enlevée par animosité contre Aulus et Pomponia ?… Pétrone m’a écrit de te prendre sous ma protection ; et, comme Pomponia m’a fait la même demande, il est probable qu’ils se sont concertés. Peut-être même l’a-t-il fait sur la prière de Pomponia, et si, par suite, il te prend sous sa protection, alors rien ne te menace. Qui sait s’il ne persuadera pas Néron de te renvoyer chez Aulus ? Je ne crois pas que Néron aime fort Pétrone, mais il est rare qu’il ose ne pas être du même avis.

– Ah ! Acté ! – répondit Lygie, – Pétrone est venu chez nous avant qu’on m’en emmène, et ma mère a la conviction que c’est lui qui a poussé Néron à me réclamer.

– Alors, ce serait de mauvais augure, – fit Acté. Et, après un instant de réflexion, elle continua :

– Peut-être qu’à quelque souper, devant Néron, Pétrone a simplement raconté qu’il avait vu chez les Aulus l’otage des Lygiens ; et Néron, jaloux de ses prérogatives, t’aura réclamée uniquement parce que les otages appartiennent à César. De plus, il n’aime pas Aulus et Pomponia… Non, je doute que Pétrone eût usé d’un moyen semblable s’il eût voulu t’enlever. Je ne sache pas qu’il soit meilleur que le reste de l’entourage de César, mais il est différent… Enfin, outre Pétrone, peut-être trouveras-tu encore quelqu’un qui consente à prendre ta défense. N’as-tu pas connu, chez les Aulus, quelque familier de César ?

– J’y ai vu Vespasien et Titus.

– César ne les aime pas.

– Et Sénèque.

– Il suffit à Sénèque de conseiller une chose pour que Néron fasse tout l’opposé.

Le clair visage de Lygie prit une teinte rose :

– Et Vinicius…

– Je ne le connais pas.

– C’est un parent de Pétrone. Il est revenu dernièrement d’Arménie…

– Penses-tu que Néron soit bien disposé pour lui ?

– Vinicius est aimé de tout le monde.

– Et il consentirait à intercéder en ta faveur ?

– Oui.

Acté sourit avec tendresse et poursuivit :

– Alors tu vas le voir au festin. Il te faut donc y assister, avant tout parce que tu y es obligée… Seule, une enfant comme toi pouvait espérer faire autrement. Ensuite, si tu veux retourner dans la maison des Aulus, ce festin te fournira l’occasion de demander à Pétrone et à Vinicius qu’ils emploient dans ce but leur influence. S’ils étaient ici, ils te diraient ce que je dis moi-même : toute résistance serait folle et causerait ta perte. Il pourrait certes se faire que César ne s’aperçût pas de ton absence, mais dans le cas contraire, s’il lui venait à l’idée que tu eusses l’audace de contrecarrer sa volonté, il n’y aurait plus de salut pour toi. Viens, Lygie… Entends-tu dans le palais ce bruit de voix ? Déjà le soleil descend à l’horizon ; bientôt les invités vont venir.

– Tu as raison, Acté, – répondit Lygie. – Je suivrai ton conseil.

Que prédominait dans cette résolution ? était-ce le désir de voir Pétrone et Vinicius, ou la curiosité bien féminine de contempler au moins une fois dans sa vie une telle fête, d’y voir César, sa cour, la fameuse Poppée, d’autres beautés, et toute cette splendeur tant vantée à Rome ? Lygie elle-même n’aurait pu le dire. Elle comprenait seulement qu’Acté disait vrai. Il fallait donc s’y rendre, et puisque la nécessité et la raison renforçaient sa tentation intime, la jeune fille cessa d’hésiter.

Acté la conduisit alors vers son unctorium, pour la frotter d’aromates et la parer ; et, bien que les esclaves féminines ne fissent pas défaut dans la maison de César et qu’Acté en eût un certain nombre à son service, celle-ci, touchée de la beauté et de la candeur de la jeune fille, décida de l’habiller elle-même. Il fut aussitôt visible que, malgré son affliction et la lecture assidue des épîtres de Paul de Tarse, la jeune Grecque avait gardé beaucoup de l’ancienne âme hellène, qui, par-dessus tout, vénère la beauté du corps. En voyant nu celui de Lygie, aux formes à la fois graciles et pleines, pétries de nacre perlide et de roses, elle ne put retenir un cri d’admiration et se recula de quelques pas pour contempler, tout enthousiasmée, cette éblouissante incarnation du printemps.

– Lygie ! – s’exclama-t-elle enfin – tu es cent fois plus belle que Poppée !

La jeune fille, élevée dans la maison de l’austère Pomponia où, même entre femmes, on observait la pudeur, restait là, splendide comme un rêve merveilleux, harmonieuse comme un marbre de Praxitèle, comme un hymne, toute rose et pudique, les genoux rapprochés, les mains croisées sur la poitrine, les cils baissés. Enfin, elle leva les bras d’un geste brusque, ôta les épingles qui maintenaient ses cheveux et, d’un mouvement de tête, les épandit pour s’en couvrir toute, ainsi que d’un peplum.

Acté s’approcha et caressa la sombre toison :

– Oh ! quels cheveux tu as !… Je ne les poudrerai pas d’or : leurs ondes ont déjà des reflets dorés… Peut-être ajouterai-je seulement çà et là un soupçon de poudre, pour les irradier d’un rayon de soleil… Il doit être enchanteur, ton pays lygien, où poussent de telles filles.

– Je ne m’en souviens plus. Ursus m’a dit que chez nous il y a des forêts, des forêts, des forêts.

– Et dans ces forêts des fleurs… – poursuivit Acté, trempant ses mains dans un vase rempli de verveine, pour en humecter les cheveux de Lygie.

Puis elle lui frotta légèrement le corps d’huiles odorantes d’Arabie, et la revêtit d’une tunique dorée, souple et sans manches, sur laquelle devait être posé le neigeux peplum. Mais, comme il fallait la coiffer d’abord, elle enveloppa Lygie, en attendant, d’un ample vêtement appelé synthèse, la fit asseoir et la remit aux mains des esclaves qu’elle surveillait de loin. Pendant ce temps, deux autres esclaves chaussaient Lygie de cothurnes blancs brodés de pourpre et liés de tressés d’or jusqu’à la hauteur de ses mollets d’albâtre. La coiffure achevée, on drapa sur elle les plis légers d’un peplum. Acté lui mit des perles au cou, lui effleura les cheveux d’un peu de poudre d’or, et se fit elle-même habiller par ses femmes, mais sans cesser de suivre Lygie de son regard émerveillé.

Bientôt elle fut prête. Dès que les premières litières firent leur apparition devant la porte principale, les deux jeunes femmes se dirigèrent vers un cryptoportique latéral d’où l’on dominait du regard l’entrée, les galeries intérieures et la cour, entourée d’une colonnade de marbre de Numidie.

La foule devenait plus épaisse à mesure qu’elle s’engouffrait sous la voûte élancée du péristyle, surmonté du superbe quadrige de Lysias qui semblait emporter vers le firmament Apollon et Diane. Lygie contemplait avec des yeux étonnés ce spectacle, dont jamais elle n’avait pu se faire une idée dans l’austère maison des Aulus. Le soleil dérivait au couchant. Ses derniers rayons caressaient le marbre jaune des colonnes qui s’allumait d’un reflet tout à la fois d’or et de rose. Sous la colonnade, frôlant les blanches statues des Danaïdes, des dieux et des héros, roulait le flot des hommes et des femmes, tous semblables à des statues, drapés dans des toges, des peplums, des stoles, qui tombaient en plis pittoresques et sur lesquels achevaient de s’éteindre les rayons mourants. Un Hercule gigantesque, la tête encore éclairée et, à partir du torse, noyé dans l’ombre projetée par les colonnes, contemplait de sa hauteur cette cohue.

Acté signalait à Lygie les sénateurs, avec leurs toges à larges bords, leurs tuniques de couleur et leurs sandales ornées de croissants ; puis les patriciens, les artistes en renom, les dames drapées à la romaine ou à la grecque, ou parées des étranges costumes de l’Orient, coiffées comme de tours ou de pyramides, ou bien à la façon des statues de déesses, très bas sur le front et les cheveux enguirlandés de fleurs ; elle nommait nombre de ces hommes, de ces femmes, et parfois ajoutait des commentaires brefs et effrayants, qui terrifiaient sa compagne, l’étonnaient et la déconcertaient. À Lygie se révélait un monde étrange, dont la beauté enchantait son regard, sans que son jeune esprit pût cependant en concilier les contrastes. Dans cette lumière défaillante du couchant, devant ces rangées de muettes colonnes qui se perdaient dans le lointain, parmi ces hommes semblables à des statues, se dégageait un indicible apaisement. Mais, tandis qu’il eût semblé que, parmi ces marbres aux lignes pures, dussent vivre des demi-dieux exempts de soucis, calmes et heureux, la douce voix d’Acté dévoilait les secrets toujours nouveaux et toujours plus terribles de ce palais et de ces hommes. Là-bas, c’est le cryptoportique où se voient encore les traces de sang dont furent éclaboussées les blanches colonnes quand Caligula tomba sous le poignard de Cassius Chéréas ; c’est là aussi que fut égorgée sa femme ; un peu plus loin que son enfant eut la tête fracassée sur le pavé. Là-bas, sous cette aile du palais, se creuse une oubliette où le plus jeune des Drusus, torturé par la faim, se rongea les poignets ; là, son frère aîné mourut empoisonné ; ici, rugit de peur Gemellus ; là, se tordit dans des convulsions Claude, et là Germanicus !… Ces murs ont entendu les hoquets et les râles des mourants : et ces hommes, qui maintenant se hâtent vers le festin en tuniques chatoyantes ornées de bijoux et de fleurs, sont à la veille peut-être d’être condamnés. Le sourire, sur maint visage, cache peut-être l’incertitude et la peur du lendemain. Peut-être que la passion, la cupidité, l’envie rongent le cœur de ces demi-dieux couronnés et impavides.

L’esprit épouvanté de Lygie ne parvenait pas à suivre les paroles d’Acté. Et, tandis que ce monde merveilleux fascinait ses regards avec une puissance croissante, son cœur se serra d’effroi, son âme fut poignée soudain du regret infini de la très aimée Pomponia Græcina, et de la maison paisible d’Aulus où régnait, non pas le crime, mais l’amour.

Cependant, les vagues sans cesse renouvelées des invités affluaient du Vicus Apollinis. Derrière la porte montaient le brouhaha et les exclamations des clients qui avaient escorté leurs patrons jusqu’au palais. La cour et les colonnades étaient sillonnées par de nombreux esclaves de César, hommes et femmes, par des enfants et des prétoriens de garde au palais. Çà et là, parmi les visages blancs ou hâlés, ressortait la face noire d’un Numide au casque empenné, aux oreilles adornées de grands anneaux d’or. On transportait des luths, des cithares, des gerbes de fleurs cultivées artificiellement, en dépit de l’automne avancé, et des flambeaux d’argent, d’or et de bronze. Le bourdonnement croissant des conversations se mêlait au clapotis de la fontaine dont les jets, rosés par les rayons du couchant, tombaient en se brisant sur le marbre des dalles avec l’accent d’une plainte.

Acté avait cessé de parler. Lygie regardait toujours, semblant chercher quelqu’un dans la foule. Soudain, son visage se teinta de rose : entre les colonnes venaient d’apparaître Pétrone et Vinicius, qui s’avançaient vers le grand triclinium, beaux, calmes, en leurs toges blanches, tels des dieux.

Quand Lygie aperçut, parmi tous ces étrangers, ces visages connus et amis, quand surtout elle regarda Vinicius, il lui sembla que son cœur s’allégeait d’un poids énorme. Elle se sentit moins seule. Son douloureux regret de Pomponia et de la maison d’Aulus perdit de son acuité. Le désir de voir Vinicius, de lui parler, dissipa en elle tous les autres soucis. En vain, elle se remémora les sinistres récits qui lui avaient été faits sur la maison de César, et les paroles d’Acté, et les avertissements de Pomponia ; elle sentit qu’elle irait au festin, non seulement pour obéir à la nécessité, mais encore à un irrésistible entraînement. À la pensée que, dans un instant, elle allait entendre de nouveau cette voix si chère qui lui avait parlé d’amour, de bonheur digne des dieux, et qui résonnait encore comme un chant à ses oreilles, elle fut transportée de joie.

Mais bientôt cette joie même l’épouvanta. Elle se crut parjure à la pure doctrine dans laquelle on l’avait élevée, à Pomponia, à elle-même. C’était autre chose de céder à la contrainte, ou bien de se réjouir de la violence qui lui était faite. Elle se sentit en faute, indigne et perdue. Un désespoir immense s’empara d’elle. Des larmes montèrent à ses yeux. Si elle eût été seule, elle fût tombée à genoux et se fût frappé la poitrine en répétant : C’est ma faute, c’est ma faute !

Acté, la prenant par la main, la conduisit, à travers les appartements intérieurs, vers le grand triclinium, où se tenait le festin. Les yeux de Lygie étaient troubles, ses oreilles bourdonnaient et les battements de son cœur arrêtaient sa respiration. Elle vit comme en un songe, sur les tables et aux murs, des milliers de lampes vacillantes ; comme en un songe, elle perçut les acclamations dont on saluait César ; et, comme à travers un brouillard, elle vit César lui-même. Ces cris l’assourdissaient, elle était aveuglée par l’éclat des lumières, enivrée par l’odeur des parfums. Presque défaillante, elle distinguait à peine Acté qui l’installait à table et prenait place à son côté.

Peu après, de l’autre côté, une voix connue l’interpella doucement :

– Salut à la plus belle des vierges terrestres, à la plus belle des étoiles célestes ; salut à la divine Callina !

Reprenant un peu ses esprits, Lygie tourna la tête : près d’elle s’était étendu Vinicius.

Il était sans toge, l’usage étant, pour plus de commodité, de l’ôter avant le festin ; il portait seulement une tunique écarlate, sans manches, brodée de palmes d’argent ; ses bras nus, cerclés au-dessus du coude de deux larges bracelets d’or, à l’orientale, étaient plus bas soigneusement épilés, lisses, mais trop musculeux peut-être : vrais bras de guerrier, faits pour le glaive et le bouclier. Il était couronné de roses. Avec ses sourcils d’un seul arc, ses yeux magnifiques, son teint hâlé, il incarnait la jeunesse et la force. Lygie le vit si beau que, son premier trouble s’étant cependant évanoui, elle put à peine balbutier :

– Salut à toi, Marcus…

Et lui disait :

– Heureux mes yeux qui te contemplent ! heureuses mes oreilles qui écoutent ta voix plus douce que flûtes et cithares ! Si j’avais eu à choisir qui, de Vénus ou de toi, viendrait à cette table reposer à mes côtés, c’est toi que j’aurais élue, ô divine !

Il la contemplait, comme s’il eût voulu rassasier sa vue de sa beauté ; de son regard il l’incendiait, lui en caressait tantôt le visage, tantôt le cou, les bras nus, les traits délicieux ; il s’en délectait, l’enveloppait, la dévorait ; et il s’enflammait pour elle, non seulement de désir, mais de bonheur, de tendresse et d’adoration infinie.

– Je savais te retrouver dans la maison de César, – reprit-il. – Pourtant, en te revoyant, j’ai été remué d’une joie telle qu’il m’a semblé en ressentir un bonheur imprévu.

Lygie eut la sensation que dans cette multitude, dans ce palais, lui seul lui était proche, et elle se mit à l’interroger sur tout ce que, pour elle, il y avait ici d’incompréhensible et d’effrayant. Comment savait-il qu’il l’y retrouverait ? Pourquoi l’y avait-on amenée ? Pourquoi César l’avait-il retirée de chez Pomponia ? Tout ici lui faisait peur. Elle voulait retourner auprès de sa mère. Sans l’espoir que Pétrone et lui, Vinicius, intercéderaient pour elle auprès de César, elle fût morte de regret et d’angoisse.

Vinicius lui expliqua que la nouvelle de son enlèvement lui avait été donnée par Aulus lui-même.

Pourquoi était-elle là ? Il l’ignorait, César n’ayant pas coutume de rendre compte à qui que ce fût de ses décisions ni de ses ordres. Qu’elle ne craignît rien, pourtant, puisque lui, Vinicius, était et resterait près d’elle. Il eût préféré perdre la vue que de ne pas la voir, sacrifier sa vie que de l’abandonner. Elle était devenue son âme, il veillerait sur elle comme sur son âme à lui. Il lui élèverait, comme à une divinité, un autel dans sa maison ; il lui apporterait, en offrande, de la myrrhe et de l’aloès et, au printemps, des primevères et des fleurs de pommier… Et, si la maison de César lui faisait peur, il pouvait lui affirmer qu’elle n’y resterait pas.

Bien qu’il parlât de façon évasive, ou même qu’il rusât par instants, sa voix vibrait cependant de l’accent de la vérité, car ses sentiments pour elle étaient vrais. Une sincère compassion s’était emparée de lui et les paroles de Lygie pénétraient jusqu’à son cœur. Aussi, comme elle lui exprimait sa gratitude, l’assurait que Pomponia l’aimerait pour sa bonté et qu’elle-même lui serait reconnaissante jusqu’à son dernier souffle, il en fut plus profondément remué encore, et il lui sembla que jamais il ne se résignerait à contrarier la volonté de la jeune fille. Son cœur se fondait dans la félicité. La grâce de Lygie exacerbait sa passion et, en même temps, elle lui devenait plus chère que tout au monde, et il se sentait capable de l’adorer comme une vraie divinité. Il éprouvait un irrésistible besoin de lui parler de sa beauté, de son amour. Et, comme le brouhaha du festin redoublait, il se pencha vers elle pour lui murmurer de bonnes et douces paroles venues du fond de l’âme, harmonieuses comme une musique, enivrantes comme le vin.

Elle, s’enivrait de ses paroles. Environnée de tous ces étrangers, elle le sentait, lui, toujours plus proche, plus cher, plus sûr, et si dévoué ! Il la rassura, promit de la tirer de la maison de César, de ne pas l’abandonner, mais de la servir. Jadis, chez les Aulus, il lui avait parlé de l’amour, comme du bonheur qu’il peut donner en général ; à présent, il lui disait sans détours qu’il l’aimait, qu’elle lui était plus séduisante et plus précieuse que tout au monde. Pour la première fois, elle entendait de telles paroles sortir de la bouche d’un homme, et à mesure qu’elle les écoutait, attentive, quelque chose s’éveillait en elle, tout son être était rempli d’une félicité inconnue, une immense joie se confondait en elle avec une incommensurable angoisse. Ses joues s’enflammèrent, son cœur battit à coups précipités, ses lèvres étonnées s’entr’ouvrirent. Elle avait peur d’écouter de pareils aveux et plus peur encore d’en perdre une syllabe. Par instants, elle baissait les yeux, pour relever bientôt sur Vinicius son regard lumineux, à la fois timide et interrogateur, comme pour lui dire : « Parle encore ! » Le bruit des conversations, la musique, l’arôme des fleurs et le parfum des encens l’enivrèrent de nouveau. Auprès d’elle était étendu Vinicius, la coutume étant, à Rome, de se coucher auprès de la table. Mais jusqu’alors, Lygie avait occupé une place entre Pomponia et le petit Aulus, tandis qu’à présent il était là, lui, jeune, athlétique, amoureux, et tout enflammé de désir. Elle-même, pénétrée par l’ardeur de la passion qui se dégageait de lui, en éprouvait à la fois honte et plaisir. Elle se laissait aller à une douce langueur, faiblissait et s’oubliait, comme envahie par le sommeil.

Mais le voisinage de Lygie avait aussi son action sur Vinicius. Son visage était pâle, ses narines dilatées comme celles d’un coursier d’Arabie. Sans nul doute, son cœur sursautait sous sa tunique pourpre, car son souffle était haletant et sa voix saccadée. Jamais il n’avait été aussi près d’elle. Ses idées se brouillaient et dans ses veines coulait du feu, qu’il essayait vainement de noyer dans du vin.

Ce qui l’enivrait de plus en plus, ce n’était pas le vin, mais ce merveilleux visage, ces bras nus, cette gorge virginale qui soulevait la tunique d’or, et ce corps qu’il devinait sous les plis du neigeux peplum. Soudain, il prit la main de Lygie au-dessus du poignet, comme déjà il avait fait dans la maison d’Aulus, et, l’attirant vers lui, il lui murmura, les lèvres frémissantes :

– Je t’aime, Callina, ma divine !

– Marcus, laisse-moi, – balbutia Lygie.

Mais lui, les yeux voilés de passion :

– Ma divine, aime-moi !…

À cette minute s’éleva la voix d’Acté :

– César vous regarde.

Une brusque colère contre César et contre Acté s’empara de Vinicius. Ces seuls mots avaient rompu le charme. En un tel moment, même une voix aimée eût déplu au jeune homme ; et il jugea qu’Acté avait volontairement interrompu l’entretien.

Levant la tête et toisant la jeune affranchie par-dessus les épaules de Lygie, il lui dit avec colère :

– Ils ne sont plus, Acté, les temps où, dans les festins, tu te couchais aux côtés de César, et l’on prétend que tu es en voie de devenir aveugle : alors, comment peux-tu voir César ?

Acté lui répondit d’une voix attristée :

– Je l’aperçois, pourtant. Lui aussi a la vue basse, mais il vous observe à travers son émeraude.

Chacun des actes de Néron inspirait l’inquiétude même à son plus proche entourage ; aussi Vinicius s’inquiéta-t-il ; il se maîtrisa, et se mit à suivre à la dérobée les mouvements de César. Lygie qui, au début du festin, ne l’avait vu qu’à travers un brouillard, et ensuite, absorbée dans son entretien avec Vinicius, n’avait pas songé à le regarder, tourna vers lui des yeux effrayés et en même temps curieux.

C’était bien vrai, ce qu’avait dit Acté. Accoudé sur la table, un œil mi-clos, l’autre rapproché de l’émeraude ronde et polie dont il se servait d’ordinaire, César les examinait.

Son regard rencontra celui de Lygie, et le cœur de celle-ci se glaça. Jadis, dans la propriété d’Aulus, en Sicile, alors qu’elle était enfant ; elle se faisait conter, par une vieille esclave égyptienne, des histoires de dragons, habitants des gorges. Il lui sembla qu’en ce moment c’était l’œil glauque d’un de ces dragons qui la fixait. Comme un enfant craintif, elle s’empara de la main de Vinicius, et dans sa tête se heurtèrent des impressions rapides et confuses : c’était donc lui, l’effroyable, le tout-puissant ? Jamais encore elle ne l’avait vu, et elle se le figurait tout autre. Son imagination lui représentait une face horrible et des traits où serait figée la méchanceté. Or, elle apercevait une énorme tête plantée sur un cou puissant, une tête terrifiante, c’est vrai, mais presque grotesque et, de loin, semblable à une tête d’enfant. Une tunique améthyste, interdite aux simples mortels, jetait un reflet bleuâtre sur sa face large et courte. Ses cheveux sombres étaient, suivant la mode inaugurée par Othon, séparés en quatre rangs de boucles. Il n’avait point de barbe, l’ayant tout récemment offerte à Jupiter. Pour cela, Rome entière lui avait décerné des actions de grâces, bien que tout bas on attribuât ce sacrifice à ce qu’il avait la barbe rouge, comme tous ceux de sa famille. Pourtant, dans son front saillant vigoureusement au-dessus des sourcils, il y avait quelque chose d’olympien, et ses sourcils froncés le révélaient pénétré de sa toute-puissance ; mais, sous son front de demi-dieu s’écrasait une face de singe, d’ivrogne et de cabotin, insignifiante, reflétant sans cesse des désirs inconstants, maladive et, quoique jeune encore, déjà bouffie de graisse. Lygie le vit sinistre, et surtout hideux.

Il posa son émeraude et cessa de la regarder. Alors elle distingua deux yeux bleus à fleur de tête, papillotants à la crudité des lumières, vitreux, stupides, tels les yeux d’un cadavre.

César se tourna vers Pétrone et lui demanda :

– Est-ce là l’otage dont Vinicius est amoureux ?

– Oui, c’est elle.

– Quel est le nom de son peuple ?

– Lygien.

– Vinicius la trouve belle ?

– Habille un tronc d’olivier pourri d’un péplum de femme, et Vinicius l’admirera. Mais sur ton visage, ô juge incomparable de la beauté, je lis déjà ton opinion sur son compte. Tu n’as pas à prononcer ta sentence. Oui, tu as raison, elle est trop maigre, trop sèche, en effet, telle une tête de pavot sur sa tige trop grêle. Or, toi, divin esthète, ce qui t’intéresse dans la femme, c’est la tige ; et tu as trois fois, quatre fois raison. À lui seul, le visage ne signifie rien. J’ai beaucoup appris en ta compagnie, sans que pour cela mon coup d’œil ait acquis la sûreté du tien. Et je veux parier avec Tullius Sénécion, sa maîtresse étant l’enjeu, que toi, en ce festin où tout le monde est couché et où il est fort difficile de juger de l’ensemble d’une femme, tu t’es déjà dit : « Hanches trop étriquées ».

– Hanches trop étriquées, – répéta Néron, les yeux mi-clos.

Un sourire imperceptible plissa les lèvres de Pétrone, tandis que Tullius Sénécion, qui jusqu’alors avait causé avec Vestinus, ou plutôt avait raillé la croyance de ce dernier aux songes, se tournait vers Pétrone, et sans rien savoir de ce dont il était question, s’écriait :

– Tu te trompes. Je tiens avec César.

– Parfait, – riposta Pétrone. – Je prétendais justement que tu avais quelque lueur d’intelligence. César, au contraire, affirmait que tu es un âne tout pur.

Habet ! – dit Néron en riant et le pouce tourné vers le sol, comme au cirque, lorsque doit être achevé le gladiateur vaincu.

Vestinus, croyant qu’on parlait toujours des songes, intervint :

– Eh bien ! moi, je crois aux songes, et Sénèque de même ; il me l’a dit un jour.

– La nuit dernière, j’ai rêvé que j’étais devenue vestale, – dit Calvia Crispinilla en se penchant sur la table.

Néron se mit aussitôt à applaudir, et tout le monde après lui, car le dévergondage de Crispinilla, femme maintes fois divorcée, était légendaire dans Rome entière. Mais, sans se déconcerter, elle ajouta :

– Eh bien quoi ? elles sont toutes vieilles et laides. Seule, Rubria a figure humaine. Ainsi, nous serions deux, encore que, l’été, Rubria soit mouchetée de taches de rousseur.

– Admets pourtant, très pure Calvia, – fit Pétrone, – qu’il te serait difficile de devenir vestale autrement qu’en rêve.

– Mais, si c’était l’ordre de César ?

– Alors, je croirais réalisables les songes les plus fantastiques.

– À coup sûr, ils se réalisent, – appuya Vestinus. – Je comprends qu’on ne croie pas aux dieux ; mais comment ne pas croire aux songes ?

– Et les prédictions ? – questionna Néron. – On m’a prédit autrefois que Rome cesserait d’exister et, par contre, que je régnerais sur tout l’Orient.

– Les prédictions et les songes, tout s’enchaîne, – dit Vestinus. – Un jour, un proconsul des plus sceptiques envoya au temple de Mopsus un esclave porteur d’une lettre scellée, avec ordre de ne pas la décacheter, afin d’éprouver si la divinité saurait répondre à la question qui y était posée. L’esclave passa la nuit dans le temple, pour y avoir un songe prophétique. À son retour, il raconta : « J’ai vu en songe un jeune homme resplendissant comme le soleil et qui m’a dit un seul mot : Noir. » À cette nouvelle, le proconsul pâlit et, tourné vers ses invités, aussi sceptiques que lui, il leur dit : « Savez-vous ce qu’il y avait dans cette lettre ? »

Vestinus suspendit un instant son récit, leva sa coupe et se mit à boire.

– Que contenait cette lettre ? – interrogea Sénécion.

– La question suivante : « Quel taureau dois-je offrir en sacrifice : un blanc ou un noir ? »

Mais l’intérêt provoqué par ce récit fut coupé par Vitellius, déjà allumé en arrivant au festin et qui, tout à coup, sans motif aucun, éclata d’un rire idiot.

– De quoi rit donc cette barrique de suif ? – demanda Néron.

– Le rire distingue les hommes des bêtes, – dit Pétrone. – Celui-là n’a pas d’autre moyen de nous prouver qu’il n’est pas un sanglier.

Mais Vitellius ne riait plus. Faisant claquer ses lèvres luisantes de graisse et de sauces, il considérait, abruti, les assistants, comme s’il les voyait pour la première fois.

Enfin, il leva une main épaisse comme un coussin et dit, la voix éraillée :

– J’ai perdu mon anneau de chevalier, l’anneau que je tiens de mon père…

– Lequel était savetier, ajouta Néron.

De nouveau, Vitellius fut secoué d’un rire absurde, et on le vit chercher son anneau dans le peplum de Calvia Crispinilla.

Ce fut prétexte à Vatinus de simuler des cris de femme effarouchée, cependant que l’amie de Calvia, Nigidia, jeune veuve aux yeux pervers dans un visage d’enfant, s’écriait :

– Ce qu’il cherche, il ne l’a point perdu.

– Et s’il le trouve, il est fort incapable de s’en servir, ajouta Lucain.

Le festin s’animait. La foule des esclaves apportait sans répit de nouveaux plats. Des flancs de grands vases pleins de neige et festonnés de lierre, on tirait sans cesse des cratères de vins variés. On buvait ferme. De la voûte, il pleuvait des roses sur la table et sur les convives.

Avant que ceux-ci fussent tout à fait ivres, Pétrone pria Néron de rehausser le festin de son chant, ce qui fut appuyé en chœur. Néron refusa tout d’abord. Il ne s’agissait pas seulement de son assurance, bien qu’elle lui fît assez souvent défaut… Les dieux savaient ce qu’il lui en coûtait, chaque fois qu’il paraissait en public… Toutefois il ne se dérobait pas, car l’art a ses exigences. Et, puisque Apollon l’avait doué de quelque voix, il ne convenait pas de négliger le don des dieux. Même, il se rendait compte que c’était là un devoir vis-à-vis de l’État ; mais, aujourd’hui, il était réellement enroué. La nuit, il s’était mis des lingots d’étain sur la poitrine, et le moyen ne lui avait pas réussi… Aussi songeait-il à partir respirer à Antium l’air marin.

Alors, Lucain le supplia, au nom de l’art et de l’humanité. Le monde entier savait que le poète, le chanteur divin, avait composé un nouvel hymne à Vénus, auprès duquel celui de Lucrèce n’était que vagissement de louveteau. Que ce festin fût donc un festin véritable ! Lui, souverain si bon, ne pouvait infliger de telles souffrances à ses sujets :

« Ne sois point cruel, César ! »

– Ne sois point cruel ! répétèrent les assistants les plus proches.

Néron étendit les mains, pour marquer qu’on le contraignait à céder. Sur tous les visages se peignit la gratitude ; tous les regards se tournèrent vers lui. Alors il donna l’ordre d’annoncer à Poppée qu’il allait chanter, et il informa les convives qu’une indisposition avait empêché celle-ci de paraître au festin. Or, comme aucun remède ne lui procurait un aussi grand soulagement que son chant, il regretterait de la priver d’un tel bienfait.

Poppée vint aussitôt. Elle régnait encore sur Néron, autant que lui sur ses sujets ; mais elle n’oubliait pas, cependant, qu’il eût été dangereux d’irriter César dans son amour-propre de chanteur, de poète ou de conducteur de chars. Belle comme une déesse, elle entra, vêtue, elle aussi, d’une tunique améthyste, avec, au cou, une rangée d’énormes perles provenant du butin fait sur Massinissa ; elle avait des cheveux d’or, souriait, et, bien que femme deux fois divorcée, elle avait conservé le regard et le visage d’une vierge. Elle fut saluée par des acclamations, où revenait sans cesse le nom de « Divine Augusta ». De sa vie, Lygie n’avait vu pareille beauté. Elle avait peine à en croire ses yeux, car elle savait que Poppæa Sabina était la plus vicieuse des femmes. Elle avait appris de Pomponia que c’était à l’instigation de Poppée que César avait fait assassiner sa mère et sa femme. Elle savait ce dont elle était capable par les récits des visiteurs et des esclaves d’Aulus. Elle avait entendu dire que, la nuit, on renversait dans la ville les statues de Poppée et que des inscriptions, pour lesquelles les coupables étaient cruellement punis, reparaissaient quand même chaque matin sur tous les murs. Et malgré cela, à la vue de la fameuse Augusta, qui, aux yeux des adeptes du Christ, incarnait le mal et le crime, la jeune fille songea que seuls les anges et les esprits célestes pouvaient être aussi beaux. Elle ne pouvait détacher d’elle ses yeux et, involontairement, elle s’écria :

– Ah ! Marcus, est-ce possible ?…

Lui, animé par le vin et mécontent que l’attention de sa voisine se détournât constamment de lui et de ce qu’il disait, répondit :

– Oui, elle est belle : mais toi, tu l’es cent fois plus. Tu ignores ta beauté, sans quoi tu deviendrais, comme Narcisse, amoureuse de toi-même… Elle se baigne dans du lait d’ânesse : Vénus a dû te baigner, toi, dans son propre lait. Tu ne te connais pas, ocelle mi !… Ne la regarde pas ! Tourne vers moi tes yeux, ocelle mi !… Touche de tes lèvres le bord de cette coupe, pour que j’applique les miennes au même endroit.

Et il s’approchait toujours plus, tandis que Lygie se reculait vers Acté. À ce moment, le silence se fit, car César venait de se lever. Le chanteur Diodore lui mit dans la main un luth delta, tandis que, pour l’accompagner, le chanteur Terpnos se munissait d’un nablium. Néron, son delta appuyé sur la table, leva les yeux vers le ciel. Le silence qui planait dans le triclinium ne fut plus troublé que par le bruit soyeux des roses qui tombaient de la voûte.

Il chanta, ou plutôt il déclama, d’une voix chantante et rythmique, avec l’accompagnement des deux luths, son hymne à Vénus. Sa voix, bien que voilée, et ses vers n’étaient pas sans mérite. Et de nouveau, le remords s’empara de la pauvre Lygie : cet hymne à la gloire de l’impure et païenne Vénus ne lui semblait que trop beau, et César lui-même, couronné de lauriers, les yeux au ciel, lui apparaissait plus majestueux, moins terrifiant et moins repoussant qu’au début du festin.

Un tonnerre d’applaudissements retentit. « Ô voix céleste ! » s’exclamait-on de partout. Des femmes qui, pendant le chant, avaient levé les bras, restaient ainsi, en extase, après qu’il eut cessé. D’autres essuyaient leurs yeux en larmes. Dans la salle entière, ce fut comme un bourdonnement de ruche. Poppée, inclinant sa tête dorée, colla ses lèvres sur la main de Néron, qu’elle tint longtemps ainsi, sans parler. Pythagore, un jeune Grec d’une merveilleuse beauté que plus tard, à demi fou, César devait épouser en grande cérémonie par-devant les flamines, s’agenouilla à ses pieds.

Mais Néron, sensible avant tout à la louange de Pétrone, regardait avec attention de son côté. Et Pétrone lui dit :

– Pour ce qui est de la musique, Orphée doit être aussi jaune d’envie que Lucain ici présent ; quant aux vers, je les eusse préférés moins bons : cela m’eût permis de trouver une louange qui ne fût pas indigne d’eux.

Lucain ne se vexa point de ce mot ; au contraire, il adressa à Pétrone un regard de reconnaissance ; néanmoins, il feignit l’humeur et répliqua :

– Maudit soit le Destin, qui me fait contemporain d’un tel poète ! On aurait eu sa place dans le souvenir des hommes et sur le mont du Parnasse, si l’on n’était éclipsé par César comme une veilleuse par le soleil !

Cependant Pétrone, dont la mémoire était fidèle, se mit à répéter des passages de l’hymne, à en citer des vers isolés, tout en examinant et en faisant ressortir les expressions les plus heureuses. Lucain, semblant dédaigner la jalousie devant le charme d’un tel poète, partagea l’admiration de Pétrone. Le visage de Néron reflétait une ivresse et une vanité incommensurables, non seulement toutes proches de la sottise, mais qui se confondaient complètement avec elle. Il signala lui-même les vers qu’il regardait comme les plus beaux ; il s’efforça ensuite de consoler Lucain, en l’invitant à ne point perdre courage, personne, en effet, ne pouvant acquérir des facultés dont il n’a pas été doué ; ce qui n’empêche que, faute d’adorer Jupiter, on puisse avoir le culte des autres dieux.

Il se leva pour reconduire Poppée, réellement malade, et qui désirait se retirer. Toutefois, il priait les convives de ne point quitter leur place. Un instant après il revenait, prêt à s’étourdir à la fumée des encens et à jouir du spectacle qu’il avait préparé lui-même, de concert avec Pétrone et Tigellin, en vue de compléter le festin.

On lut encore des vers, on récita quelques dialogues où l’affectation tenait lieu d’esprit. Puis, le célèbre mime Pâris interpréta les aventures d’Io, fille d’Inachos. Les convives, et Lygie surtout qui n’était point habituée à ce spectacle, croyaient voir des miracles et des sortilèges. Par des mouvements de ses bras et de son corps, Pâris savait exprimer des choses qu’il paraissait impossible de rendre par la danse. Ses mains battaient l’air, créant comme un nuage lumineux et animé, frémissant de volupté, enveloppant une forme virginale qui défaillait dans l’extase. C’était un tableau, non une danse, un tableau éloquent qui dévoilait le mystère même de l’amour fascinateur et lubrique. Et ensuite, quand entrèrent les corybantes qui, avec des jeunes filles syriaques, exécutèrent, au son des cithares, des flûtes, des cymbales et des tambourins, une danse bachique accentuée par des cris sauvages et pleine d’un cynisme plus sauvage encore, Lygie crut que le feu du ciel allait la consumer, le tonnerre frapper cette maison et la voûte s’effondrer sur la tête de ces gens en liesse.

Mais, de l’épervier d’or tendu sur eux, ne tombaient que des roses… Et Vinicius, à demi ivre, disait à Lygie :

– Je t’ai vue dans la maison d’Aulus, auprès de la fontaine, et je t’ai aimée. C’était à l’aube ; tu croyais n’être vue de personne, et je t’ai vue, moi !… Et je te vois toujours ainsi, malgré ce péplum qui te dérobe à mon regard. Laisse-le glisser, comme Crispinilla. Vois, les dieux et les hommes ont soif d’amour. Il n’y a rien autre en ce monde ! Pose ta tête sur ma poitrine et ferme les yeux.

Le sang affluait et battait avec violence aux tempes et aux poignets de Lygie ; elle eut peur, se sentit comme précipitée dans un abîme ; et ce même Vinicius, qui lui avait paru tout d’abord si proche et si dévoué, au lieu de venir à son secours, l’attirait maintenant vers cet abîme. Elle eut un regret, fut peinée de ce changement. De nouveau, elle eut peur de ce festin, de Vinicius et d’elle-même. Une voix qui lui rappelait celle de Pomponia s’élevait dans son âme : « Reprends-toi, Lygie ! » Mais quelque chose aussi lui criait qu’il était déjà trop tard. Quiconque a brûlé d’une pareille flamme, a assisté à tout ce qui se passait dans ce festin, a senti battre son cœur comme battait celui de Lygie quand elle écoutait les paroles de Vinicius, a été secoué d’un frisson semblable à celui qu’elle avait ressenti quand il s’était approché d’elle, est perdu sans retour.

Elle se sentait faiblir. Il lui semblait par instants qu’elle allait perdre ses sens et qu’il en résulterait quelque chose de terrible. Elle savait que, sous peine de s’attirer la colère de César, personne ne pouvait se lever avant lui ; d’ailleurs, même sans cette interdiction, elle n’eût pas eu la force de s’éloigner.

Cependant, le festin n’était pas près d’être achevé. Les esclaves apportaient toujours de nouveaux mets et remplissaient de vin les coupes.

Devant la table, disposée en fer à cheval, parurent deux athlètes prêts à donner aux convives le spectacle de la lutte.

Ils commencèrent aussitôt. Leurs torses puissants, luisants d’huile, se fondirent en un seul bloc vivant, tandis que leurs os craquaient sous l’effort de leurs bras de fer et que de leurs mâchoires s’échappait un grincement sinistre. Les dalles, poudrées de safran, résonnaient par instants du choc sourd de leurs pieds. Puis, soudain, ils s’immobilisèrent, impassibles, et il sembla aux spectateurs qu’ils avaient devant eux un groupe taillé dans de la pierre. Les Romains suivaient avec délices le mouvement des échines affreusement bandées, des mollets et des bras. Toutefois, la lutte fut de courte durée, Croton, maître et chef de l’école des gladiateurs, passant à bon droit pour l’homme le plus fort de l’Empire. Bientôt le souffle de son adversaire devint haletant ; il se mit à râler ; sa face bleuit ; un filet de sang jaillit de sa bouche, et il s’affala sur le sol.

On salua par des applaudissements la fin de cette lutte. À présent Croton, un pied sur l’épaule du vaincu et croisant ses bras énormes, promenait sur toute la salle un regard triomphant.

Ensuite se succédèrent des imitateurs de cris d’animaux, des jongleurs et des bouffons. Mais personne n’y fit attention, car le vin brouillait déjà tous les regards. Le festin se transformait graduellement en une orgie d’ivresse et de débauche. Les jeunes Syriaques, qui avaient pris part aux danses bachiques, s’étaient mêlées aux convives. La musique s’était déchaînée en un vacarme discordant de cithares, de luths, de cymbales arméniennes, de sistres égyptiens, de trompes et de cors. Mais, comme certains convives tenaient à causer, ils forcèrent à grands cris les musiciens à s’en aller. L’atmosphère du triclinium était saturée du parfum des fleurs, des huiles dont se servaient des éphèbes de merveilleuse beauté pour asperger sans cesse les pieds des soupeurs, de l’odeur du safran, d’effluves humains, et elle devenait pesante. Les lumières brûlaient d’une flamme terne, les couronnes chaviraient sur les têtes, les visages étaient blêmes et emperlés de sueur.

Vitellius roula sous la table ; Nigidia, ivre, le torse nu, laissa choir sa tête enfantine sur la poitrine de Lucain, ivre lui-même, qui se mit à souffler sur la poussière d’or dont elle avait les cheveux saupoudrés, et il suivait avec un extrême intérêt l’envol des paillettes d’or. Vestinus, avec un entêtement d’ivrogne, rabâchait pour la dixième fois la réponse de Mopsus à la lettre close du proconsul, tandis que Tullius raillait les dieux et disait d’une voix éteinte, secouée de hoquets :

– Si l’on admet que le Sphéros de Xénophane est un dieu tout rond, alors, comprends bien, ce dieu-là, on peut le faire rouler du pied devant soi, comme une barrique.

Mais de tels propos indignèrent Domitius Afer, vieux coquin et délateur, qui, d’indignation, inonda de Falerne sa tunique. Lui était toujours croyant. On disait que Rome devait périr. D’aucuns même prétendaient qu’elle périssait déjà. Et cela n’était pas surprenant !… Si la chose devait arriver, la faute en serait à la jeunesse, qui n’avait plus la foi ; et, sans la foi, il n’y a plus de vertu. On mettait au rancart les coutumes sévères de jadis, et personne ne songeait que les épicuriens étaient incapables de tenir tête aux Barbares. Quoi alors ?… Quant à lui, il regrettait d’avoir vécu jusqu’en des temps pareils et d’en être arrivé à demander au plaisir l’oubli des chagrins qui le terrasseraient.

Sur quoi il agrippa une des danseuses syriaques dont il se mit à baiser, de sa bouche édentée, le cou et les épaules. À cette vue, le consul Memmius Regulus éclata de rire et, la couronne de travers sur sa calvitie, s’écria :

– Où sont ceux qui prétendent que Rome va périr ? Quelle sottise !… Moi ; consul, je le sais mieux que personne… Videant consules !… Trente légions sauvegardent la paix romaine !…

Les tempes entre ses poings, il beugla à tue-tête :

– Trente légions ! Trente légions !… De la Bretagne à la frontière des Parthes !

Soudain, il se mit à réfléchir et, le doigt au front, il conclut :

– Après tout, peut-être bien qu’il y en a trente-deux…

Il s’effondra sous la table, où il se mit incontinent à expectorer les langues de flamants, les cèpes rôtis, les champignons glacés, les sauterelles au miel, les poissons, les viandes, tout ce qu’il avait mangé ou bu.

Pourtant, le nombre des légions qui sauvegardaient la paix romaine ne rassurait pas Domitius : « Non, non, Rome devait périr, puisque la foi aux dieux et les mœurs austères avaient péri ! Rome devait périr !… Pourtant, quel dommage !… car la vie était bonne, César magnanime, le vin excellent. Ah ! que c’était dommage ! »

Alors, la tête enfouie entre les omoplates de la danseuse syriaque, il se mit à larmoyer.

– Et puis, que m’importe je ne sais quelle vie future ?… Achille disait avec raison qu’il vaut mieux être le dernier des bouviers en ce monde sublunaire, que roi dans les régions cimmériennes. À savoir encore, si les dieux existent, bien que le doute soit funeste à la jeunesse.

Pendant ce temps, Lucain en avait fini de disperser les dernières paillettes d’or des cheveux de Nigidia, qui dormait, complètement ivre. Il détacha le lierre qui ornait une amphore voisine, pour en enguirlander la dormeuse. Sur ce, il se mit à promener sur l’assistance un regard interrogateur et béat ; puis, se parant de lierre à son tour, il déclara sur un ton de conviction profonde :

– Je ne suis pas du tout un homme ; je suis un faune.

Pétrone n’était point ivre ; quant à Néron, soucieux de sa voix céleste, il avait bu d’abord avec modération, mais après, il avait vidé coupe sur coupe et s’était grisé. Il voulait même chanter encore de ses vers, cette fois des vers grecs, et il ne les retrouvait plus dans sa mémoire ; par erreur, il entonna une chanson d’Anacréon. Pythagore, Diodore et Terpnos l’accompagnèrent, mais, cela ne leur réussissant point, ils y renoncèrent.

Néron, en tant qu’esthète et connaisseur, s’extasiait à présent sur la beauté de Pythagore et, dans son admiration, lui baisait les mains. D’aussi belles mains, il en avait vu jadis… chez qui ?…

Portant la main à son front moite, il fouilla dans ses souvenirs. Brusquement, son visage s’effara :

– Ah oui, chez ma mère, chez Agrippine !

Aussitôt de sombres visions le hantèrent.

– On affirme, – dit-il, – que la nuit, aux rayons de la lune, on la voit errer sur la mer, près de Baïa et de Baula… Et rien autre… Elle erre, elle erre, comme si elle cherchait quelque chose… Elle s’approche parfois d’une barque, la regarde et disparaît. Et le pécheur que son regard a fixé meurt.

– Pas mal, le thème, – fit Pétrone.

Vestinus, allongeant son cou de héron, balbutia d’un air mystérieux :

– Je ne crois pas aux dieux ; mais je crois aux spectres. Oh !…

Sans prêter aucune attention à ce qu’ils disaient, Néron continua :

– J’ai pourtant célébré les Lemuralia ! Je ne veux plus la voir ! Il y a cinq ans déjà ! J’ai été forcé, forcé de la condamner : elle avait soudoyé un assassin, et si je n’avais pris l’avance, vous n’auriez pas entendu mon chant ce soir.

– Grâces te soient rendues, César, au nom de Rome et de l’univers entier ! – s’exclama Domitius Afer.

– Du vin ! et que les tympanons résonnent !

Ce fut un nouveau vacarme. Lucain, tout enguirlandé de lierre, essaya de le dominer, se dressa et hurla :

– Je ne suis pas un homme ! Je suis un faune, hôte des forêts. É… cho… oooo !

Puis, César fut ivre aussi ; hommes, femmes, tous étaient ivres. Vinicius l’était autant que les autres. Outre son excitation passionnelle, montait en lui une rage de querelle, ce qui lui arrivait toujours quand il avait bu plus que de raison. Son visage hâlé avait encore pâli, et, la langue pâteuse déjà, il ordonnait à voix haute et impérieuse :

– Donne tes lèvres ! Aujourd’hui, demain, qu’importe ?… J’ai assez attendu !… César t’a reprise aux Aulus pour te donner à moi, comprends-tu ? Demain au soir, je t’enverrai prendre, comprends-tu ?… Avant de te réclamer, César t’a promise à moi… Tu dois être à moi ! Donne tes lèvres ! Je ne veux pas attendre demain… Vite, tes lèvres !

Il l’entoura de ses bras. Mais Acté la défendait et elle-même se débattait de toutes les forces qui lui restaient, car elle sentait qu’elle allait succomber. En vain elle s’efforçait, de ses deux mains, de rompre l’étreinte de ces bras épilés ; en vain, la voix tremblante d’effroi et d’amertume, elle le suppliait de ne point être ainsi, d’avoir pitié d’elle. L’haleine avinée de Vinicius lui arrivait de plus en plus forte, son visage, à lui, touchait presque le sien. Ce n’était plus le Vinicius de naguère, bon et presque cher à son cœur, mais un satyre méchant, ivre, qui ne lui inspirait plus que terreur et répulsion.

Cependant, ses forces faiblissaient de plus en plus. Vainement elle reculait et détournait la tête pour échapper aux baisers, Vinicius se souleva, la saisit des deux bras, lui amena la tête sur sa poitrine et, d’une bouche haletante, se mit à lui écraser ses lèvres blêmies.

Mais soudain une force effroyable lui dénoua les bras aussi aisément que des bras d’enfant, et lui-même fut repoussé comme un fétu ou une feuille sèche. Que s’était-il passé ? Stupéfait, Vinicius se frotta les yeux et vit se dresser au-dessus de lui la gigantesque stature du Lygien Ursus qu’il avait rencontré autrefois dans la maison d’Aulus.

Le Lygien demeurait impassible. Mais ses yeux bleus fixaient sur Vinicius un regard si aigu que le jeune homme sentit son sang se glacer. Ursus, prenant alors sa reine dans ses bras, sortit du triclinium d’un pas ferme et assuré.

Acté le suivit.

Un instant, Vinicius resta comme pétrifié. Puis il se leva d’un bond et s’élança vers l’issue en criant :

– Lygie ! Lygie !

Mais la violence de sa passion, la stupéfaction, la rage et l’ivresse lui fauchèrent les jambes. Il trébucha, se raccrocha aux épaules nues d’une bacchante et demanda, les paupières clignotantes :

– Que s’est-il passé ?

Elle, avec un sourire dans ses yeux troubles, lui tendit une coupe.

– Bois, – dit-elle.

Vinicius but et roula à terre.

Les convives avaient, pour la plupart, disparu sous la table ; quelques-uns titubaient par le triclinium ; d’autres dormaient sur les lits de repos, au long de la table, ronflant ou, dans le sommeil, expectorant leur trop-plein de boisson ; et sur les consuls ivres, sur les sénateurs, les chevaliers, les poètes, les philosophes ivres, sur les danseuses et sur les patriciennes, sur tout ce monde tout-puissant encore et déjà privé d’âme, couronné et licencieux, et déjà sombrant à son déclin, sans trêve, de l’épervier d’or tendu sous la voûte, s’égrenaient des roses.

Dehors, pointait l’aube.

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