Chapitre XX.

Ils prirent par le Vicus Patricius, en longeant le Viminal, jusqu’à l’ancienne porte Viminale ouvrant sur l’espace où plus tard Dioclétien fit bâtir des bains luxueux. Ils dépassèrent les ruines de la muraille de Servius Tullius et arrivèrent, par des voies plus désertes encore, jusqu’à la route Nomentane. Puis, après avoir tourné à gauche vers Salaria, ils se trouvèrent au milieu de collines trouées de carrières de sable et parsemées de cimetières. La nuit s’était épaissie, et la lune n’étant pas encore levée, ils eussent difficilement trouvé leur chemin si, suivant les prévisions de Chilon, les chrétiens ne le leur eussent montré. À droite, à gauche, en avant, on distinguait des silhouettes noires qui se glissaient vers les ravins sablonneux. Quelques-uns de ces piétons portaient des lanternes qu’ils cherchaient à dissimuler sous leurs manteaux. D’autres, plus familiarisés avec la route, s’avançaient dans l’obscurité. Son œil de soldat, accoutumé aux ténèbres permettait à Vinicius de distinguer, d’après leurs gestes, les jeunes gens des vieillards qui s’appuyaient sur des bâtons, et les hommes des femmes soigneusement enveloppées de longues stoles. Les rares passants et les paysans revenant de la ville prenaient sans doute ces pèlerins pour des ouvriers qui se dirigeaient vers les arenaria, ou pour des membres de quelque association funéraire en route vers des agapes nocturnes. Plus le jeune patricien et ses jeunes compagnons avançaient, plus se faisaient nombreuses les lanternes et les silhouettes. Quelques passants chantaient d’une voix assourdie des hymnes qui parurent à Vinicius toutes pleines de mélancolie. Parfois, son oreille percevait des lambeaux de phrases ou de chants, tels que : « Lève-toi, toi qui sommeilles ! » « Ressuscite d’entre les morts ! » Parfois, le nom du Christ était répété par les femmes et par les hommes. Mais Vinicius prêtait peu d’attention aux paroles, car l’idée lui était venue que peut-être, parmi les figures sombres qui passaient, se trouvait Lygie. Quelques-unes des chrétiennes, en les dépassant, prononçaient la formule : « La paix soit avec vous ! » ou « Gloire au Christ ! » Alors, il devenait inquiet et son cœur battait plus fort : il lui semblait entendre la voix de Lygie. Dans une silhouette, à un geste, il croyait sans cesse la reconnaître et il finit par ne plus s’en rapporter à ses yeux, après s’être rendu compte, à plusieurs reprises, qu’il s’était trompé.

La route lui semblait interminable. Il connaissait bien les environs de Rome, mais, dans l’obscurité, il ne s’y retrouvait plus. À chaque instant on se heurtait à des passages étroits, des pans de murs, des constructions, et il ne se souvenait pas les avoir jamais remarqués. Enfin, la lune commença à émerger des nuages et éclaira toute la contrée mieux que la faible lueur des lanternes. Un point lumineux, brasier ou torche, apparut dans le lointain. Vinicius se pencha vers Chilon et lui demanda si c’était là l’Ostrianum.

Chilon, sur qui la nuit, l’éloignement de la ville et tous ces fantômes errants produisaient une impression plutôt désagréable, répondit d’une voix mal assurée :

– Je n’en sais rien, seigneur, je ne suis jamais allé à l’Ostrianum. Mais ils devraient bien louer le Christ plus près de la ville.

Et, sentant la nécessité de s’épancher et de raffermir son courage, il ajouta :

– Ils se glissent comme des brigands, et cependant il leur est défendu de tuer, si toutefois ce Lygien ne m’a pas odieusement trompé.

Bien qu’il ne cessât de songer à Lygie, Vinicius fut également surpris de la prudence et du mystère dont s’entouraient les chrétiens pour aller entendre l’enseignement de leur Pontife suprême. Il dit :

– Cette religion, comme les autres, compte chez nous beaucoup d’adeptes ; mais les chrétiens sont une secte des Juifs. Pourquoi, cependant, se réunissent-ils ici, puisqu’il existe dans le Transtévère des temples où les Juifs peuvent faire leurs sacrifices au grand jour ?

– Non, seigneur, les Juifs sont précisément leurs ennemis les plus acharnés. On m’a dit que déjà avant le règne de notre César, la guerre avait failli éclater entre eux. César Claude fut tellement importuné de ces querelles qu’il fit chasser tous les Juifs ; mais, aujourd’hui, cet édit a été rapporté. Cependant, les chrétiens se cachent des Juifs et du peuple qui, tu ne l’ignores pas, les haïssent parce qu’ils les soupçonnent de divers crimes.

Après un silence, Chilon, dont la terreur s’augmentait à mesure qu’on s’éloignait des portes, reprit :

– En revenant de chez Euricius, je me suis muni d’une perruque chez un barbier et je me suis introduit deux fèves dans le nez. Ainsi, on ne pourra me reconnaître ; et, si même on me reconnaît, on ne me tuera pas. Ce ne sont pas de méchantes gens ! Ce sont même de très honnêtes gens, que j’aime et que j’estime.

– N’essaye pas de les amadouer par des flatteries prématurées, – répliqua Vinicius.

Ils s’étaient engagés dans un étroit ravin fermé de chaque côté par une tranchée, au-dessus desquelles passait un aqueduc. La lune venait de se dégager des nuages ; ils aperçurent à l’extrémité du défilé, en pleine clarté argentée, un mur abondamment recouvert de lierre. C’était l’Ostrianum.

Le cœur de Vinicius tressaillit.

À la porte, deux fossoyeurs recueillaient les insignes. Un instant après, Vinicius et ses compagnons se trouvèrent dans un lieu assez vaste et entouré de murs. Çà et là se dressaient des monuments funéraires ; la crypte même occupait le milieu et sa partie inférieure s’enfonçait sous le sol. À l’entrée de cette crypte coulait une fontaine. Il était facile de se rendre compte que l’hypogée souterrain ne pouvait contenir une foule nombreuse. Vinicius comprit que les chrétiens seraient obligés de se réunir à ciel ouvert, dans l’enceinte où déjà se pressaient de nombreux fidèles. Partout où l’œil pouvait voir, on apercevait des lanternes et encore des lanternes, bien que beaucoup parmi les arrivants n’en fussent pas pourvus. À part quelques chrétiens, qui avaient la tête découverte, tous les autres, par crainte soit de la trahison, soit du froid, étaient restés encapuchonnés. Le jeune patricien songea avec effroi que, s’ils persistaient à rester couverts, il ne lui serait pas possible, dans cette foule et à cette faible lueur, de reconnaître Lygie.

Soudain, près de la crypte, on alluma quelques torches de résine que l’on disposa en un petit bûcher. On y vit plus clair. L’assistance se mit à chanter, d’abord à voix basse, puis en haussant le ton, un hymne étrange. Vinicius n’avait de sa vie entendu pareil chant. Le sentiment de tristesse qui l’avait déjà frappé pendant son trajet vers le cimetière, lorsque lui parvenaient les modulations discrètes des pèlerins isolés, se reflétait à présent dans cet hymne, mais avec une force et une netteté beaucoup plus saisissantes ; cette tristesse s’épandait de plus en plus, enveloppant pour ainsi dire, en même temps que les hommes, le cimetière, les collines, le ravin et tous les environs. Ce chant semblait comme un appel vers le salut, une invocation jaillie des lèvres des gens errant au milieu des ténèbres. Les têtes levées au ciel semblaient voir quelqu’un là-haut, bien haut, et les bras tendus semblaient l’implorer pour qu’il descendît. Quand le chant s’interrompait, il se produisait un moment d’attente si impressionnant, que Vinicius et ses compagnons levaient malgré eux leurs regards vers la voûte étoilée, dans un vague espoir que quelque chose d’extraordinaire allait se passer et qu’un protecteur invisible allait réellement descendre sur la terre. Vinicius, en Asie Mineure, en Égypte, à Rome même, avait visité les temples les plus divers, connu maintes religions et entendu bien des chants ; mais, pour la première fois, il voyait des hommes invoquer la divinité par des hymnes, non pour observer un rituel établi, mais de toute la pureté de leur cœur et avec ce chagrin poignant que seuls peuvent éprouver des enfants éloignés de leur père ou de leur mère. Il eût fallu être aveugle pour ne pas voir que non seulement ces gens-là honoraient leur dieu, mais qu’ils l’aimaient de toute la force de leur âme. Et cela, Vinicius ne l’avait vu dans aucun pays, dans aucune cérémonie, dans aucun temple : à Rome, en Grèce, ceux qui vénéraient encore leurs dieux le faisaient par crainte, ou pour se ménager leur appui : mais personne ne songeait même à les aimer.

Bien que Vinicius fût tout préoccupé de Lygie et que son attention fût absorbée à la chercher dans la foule, il lui était cependant impossible de ne pas voir les choses étranges et extraordinaires qui se passaient autour de lui.

Cependant, on avait jeté encore quelques torches dans le foyer qui projeta sur tout le cimetière une clarté rouge et fit pâlir la lumière des lanternes ; au même instant apparut, sortant de l’hypogée, un vieillard vêtu d’un manteau à capuchon, mais dont la tête était découverte, et qui monta sur une pierre voisine du bûcher.

Un mouvement se produisit dans la foule. Tout près de Vinicius, des voix murmurèrent : « Pierre ! Pierre !… » Les uns s’agenouillèrent, d’autres tendirent les mains vers lui. Puis il se fit un si profond silence qu’on pouvait entendre chaque tison consumé s’affaisser dans le brasier, le bruit lointain des roues sur la Voie Nomentane et le bruissement du vent dans les pins qui avoisinaient le cimetière.

Chilon se pencha pour chuchoter à Vinicius :

– C’est lui, le premier disciple de Chrestos, c’est le pêcheur !

Le vieillard leva la main pour bénir, d’un signe de croix, les assistants, qui tombèrent tous à genoux. Vinicius et ses compagnons, de peur de se trahir, suivirent cet exemple. La figure qu’il avait devant lui parut au jeune homme à la fois assez vulgaire et cependant extraordinaire, d’autant plus que ce qu’il y avait d’extraordinaire en elle émanait de sa simplicité même. Le vieillard n’avait ni mitre, ni couronne de chêne sur la tète, ni palme dans les mains, ni rational doré sur la poitrine, ni vêtements blancs ou semés d’étoiles, aucun de ces emblèmes qui distinguaient les prêtres de l’Orient, de l’Égypte, de la Grèce, ou les flamines de Rome. Et de nouveau Vinicius remarqua ce même contraste dont il s’était déjà rendu compte en écoutant le chant des chrétiens : ce pêcheur lui apparaissait non pas en archiprêtre rompu à la pratique des cérémonies rituelles, mais en simple témoin, âgé et profondément vénérable, venu de loin pour proclamer une grande vérité qu’il avait vue, touchée, à laquelle il avait cru comme on croit à l’évidence, qu’il avait aimée parce qu’il y avait cru et qui, par suite, mettait sur tous ses traits le reflet de cette puissance de conviction que seule peut donner la vérité. Et Vinicius, tout sceptique qu’il fût, ne pouvait cependant se défendre d’une curiosité fiévreuse : il attendait impatiemment ce qui allait sortir de la bouche de ce compagnon du mystérieux Chrestos, afin de savoir quelle était cette doctrine adoptée par Lygie et par Pomponia Græcina.

Pierre commença. Il parla d’abord comme un père qui donne des conseils à ses enfants et leur enseigne comment il leur faut vivre. Il leur recommanda de bannir les excès et le luxe, d’aimer la pauvreté, la pureté des mœurs et la vérité, de supporter patiemment les injustices, les persécutions, d’obéir à leurs supérieurs et aux autorités, d’éviter le crime de trahison, l’hypocrisie, la calomnie, enfin de donner le bon exemple, non seulement entre eux, mais même aux païens. Vinicius, pour qui le bien était ce qui pouvait lui rendre Lygie, et le mal tout ce qui y mettait obstacle, éprouva de ces conseils de l’irritation et du dépit ; car il lui semblait qu’en prônant la chasteté et la lutte contre les passions, le vieillard non seulement condamnait son amour, mais détournait encore de lui Lygie et la raffermissait dans son entêtement. Il comprit que, faisant partie de ces assistants, écoutant ces enseignements et les adoptant avec ferveur, elle ne pouvait, en ce moment, le considérer lui-même autrement que comme un adversaire de cette doctrine et un homme vil. Et à cette pensée, la colère s’empara de lui : « Qu’a-t-il dit de nouveau ? – se demanda-t-il. – Est-ce donc là cette doctrine inconnue ? Tout le monde sait cela. Les cyniques vantent la pauvreté et la limitation des besoins. Socrate a prêché que la vertu, pour si ancienne qu’elle soit, est bonne. Le premier venu des stoïciens, voire un Sénèque, qui possède cinq cents tables en bois de citronnier, glorifie la modération, prône la vérité, la patience devant les difficultés, la fermeté dans le malheur. Tout cela ressemble à du blé oublié dans un coin et grignoté encore par les souris, mais dont les hommes ne veulent plus, parce qu’il est moisi. » Sa colère se doublait d’une déception : il avait cru que de troublants mystères allaient lui être dévoilés ; il avait espéré du moins entendre un rhéteur éloquent : or, les paroles qui frappaient ses oreilles étaient d’une simplicité inouïe, et il s’étonnait du silence et du recueillement que la foule mettait à les écouter.

Cependant, le vieillard exhortait ses auditeurs à être bons, pacifiques, justes, pauvres et chastes, non point pour jouir de la tranquillité en cette vie, mais pour vivre après la mort, et éternellement en le Christ, dans une joie, une gloire, et une splendeur telles que personne encore n’avait pu les atteindre. Si prévenu que fût Vinicius, il ne put s’empêcher cette fois de saisir la différence qui existait entre la doctrine du vieillard et celles des cyniques, des stoïciens et autres philosophes ; eux ne recommandent dans le bien et la vertu qu’une chose raisonnable, uniquement applicable à cette vie ; lui, au contraire, promettait l’immortalité, et non pas cette misérable immortalité souterraine, dans l’ennui, le vide et la solitude, mais resplendissante et presque égale à celle des dieux. En outre il parlait de l’immortalité comme d’une chose absolument sûre, et, grâce à cette croyance, la vertu devenait infiniment précieuse, tandis que les misères terrestres étaient infiniment futiles ; car, souffrir momentanément pour un bonheur éternel ne saurait se comparer avec la souffrance provenant simplement de ce que telle est la loi de la nature. Et le vieillard disait encore qu’il fallait aimer la vertu et la vérité pour elles-mêmes, parce que la vertu suprême et le bien éternel, c’est Dieu ; qui les aime, aime Dieu et, par suite, devient son enfant de prédilection.

Vinicius ne pénétrait pas complètement le sens de ces paroles ; mais, d’après ce que Pomponia Græcina en avait dit à Pétrone, il savait déjà que, suivant les croyances chrétiennes, ce Dieu était unique et tout-puissant. Il apprenait maintenant que ce Dieu était le bien et la vérité suprêmes : et involontairement il songea qu’en face d’un pareil démiurge, Jupiter, Saturne, Apollon, Junon, Vesta et Vénus semblaient plutôt une bande d’écervelés faisant des farces tantôt en commun, tantôt chacun pour son compte. Mais son étonnement n’eut plus de bornes quand il entendit le vieillard proclamer que Dieu était aussi le suprême amour et que, par suite, quiconque aime les hommes accomplit son principal commandement. Et il ne suffit pas d’aimer ceux de sa propre race, car l’Homme-Dieu a versé son sang pour tous ; il a trouvé, même parmi les païens, des élus tels que le centurion Cornélius ; et il ne suffit pas d’aimer ceux qui nous font du bien : le Christ a pardonné même aux Juifs qui l’ont condamné à mourir, et aux soldats romains qui l’ont mis en croix ; non seulement il faut pardonner à ceux qui nous ont offensés, mais encore les aimer et leur rendre le bien pour le mal ; non seulement il faut aimer les bons, mais aussi les méchants, car par l’amour seulement on peut détruire en eux la méchanceté.

Ces paroles firent comprendre à Chilon qu’il s’était donné de la peine en pure perte et que jamais, pas plus cette nuit qu’une autre, Ursus ne se résoudrait à tuer Glaucos. Mais l’enseignement même du vieillard amena Chilon, par contre, à une autre conclusion qui le consola sur-le-champ : c’est que Glaucos ne le tuerait pas lui-même, s’il venait à le reconnaître.

Vinicius ne reprochait plus au sermon du vieillard de ne rien contenir de nouveau ; mais il se demandait avec étonnement : « Quel est ce Dieu ? Quelle est cette doctrine et quels sont ces gens ? »

Décidément, tout ce qu’il venait d’entendre ne pouvait s’ancrer dans son cerveau. Cette conception de la vie, si nouvelle et si inouïe, le stupéfiait. Il sentait que si, par exemple, il voulait suivre cette doctrine, il lui faudrait tout jeter au bûcher : pensées, habitudes, caractère, toute son ancienne nature, brûler tout cela et en disperser les cendres, pour le remplacer par une vie absolument différente, régie par une âme nouvelle. Une doctrine qui lui prescrivait d’aimer les Parthes, les Syriens, les Grecs, les Égyptiens, les Gaulois, les Bretons, de pardonner aux ennemis, de leur rendre le bien pour le mal, lui semblait pure folie ; mais en même temps il sentait que, dans cette folie, il y avait quelque chose de plus puissant que dans tous les systèmes philosophiques connus jusqu’à ce jour. Il lui semblait que son insanité même rendait cette doctrine irréalisable et que, précisément, elle était divine en raison de l’impossibilité qu’il y avait à la mettre en pratique. En son for intérieur, il la niait ; et pourtant, en conscience, il s’en dégageait pour lui qu’elle était semblable à une prairie semée de nard, d’où s’exhale un parfum enivrant tel que quiconque le respire doit – comme cela a lieu dans le pays des Lotophages – oublier tout le reste et ne penser à rien d’autre. Il lui semblait que, dans cette religion, tout était irréel, et en même temps que, comparée à elle, la réalité était si infime qu’il ne valait même pas la peine d’y arrêter sa pensée. Des horizons, jusque-là insoupçonnés, s’ouvraient devant lui, des espaces infinis, de vastes nuages. Ce cimetière lui apparut comme un refuge de fous, et en même temps comme un lieu mystérieux et redoutable où, sur une couche mystique, naît quelque chose de nouveau, jusque-là ignoré de l’univers. Il se remémora tout ce que le vieillard avait dit de la vie, de la vérité, de l’amour de Dieu ; et ses pensées en furent éblouies, de même que le regard est frappé par des éclairs ininterrompus. Comme les hommes qui ont concentré toute leur vie sur une passion unique, il envisageait tout à travers son amour pour Lygie et, à la lueur de ces éclairs, il entrevoyait que si, selon toutes probabilités, elle était dans cette crypte, professait cette doctrine, écoutait et pénétrait les paroles du vieillard, jamais elle ne deviendrait sa maîtresse.

Pour la première fois depuis qu’il l’avait connue dans la maison des Aulus, il comprit que, si même il la retrouvait, elle n’en serait pas moins perdue pour lui. Jusqu’alors, rien de semblable ne lui était venu à l’esprit ; à présent même, il ne pouvait s’en rendre exactement compte ; il n’avait pas une notion précise, mais une sorte de vague pressentiment de quelque perte irrémédiable, d’un malheur. Une inquiétude l’envahit, qui fit place aussitôt à une colère tumultueuse contre les chrétiens en général et contre le vieillard en particulier. Le pêcheur, qu’il avait vu d’abord si simple, lui inspirait à présent presque de la crainte et lui semblait quelque fatum mystérieux qui décidait implacablement et tragiquement de sa destinée.

L’un des fossoyeurs avait de nouveau jeté quelques torches dans le brasier ; le bruit du vent dans les pins s’était tu ; la flamme montait droit vers les astres qui scintillaient au ciel serein, et le vieillard, ayant rappelé la mort du Christ, ne parla plus que de Lui. Tous retinrent leur respiration dans leur poitrine et le silence devint si profond qu’on pouvait presque entendre le battement des cœurs. Cet homme avait vu ! Il contait comme un témoin dont la mémoire garde si bien gravée chaque minute de l’événement, qu’il lui suffit de fermer les yeux pour tout revoir. Il disait comment Jean et lui, après avoir quitté la Croix, avaient passé deux jours et deux nuits sans dormir, sans manger, dans la prostration, dans le chagrin, dans la crainte et dans le doute, la tête entre leurs mains, et se répétant qu’il était mort ! Oïa ! que c’était poignant, que c’était horrible ! Le troisième jour s’était levé ; la lumière avait éclairé les murs, et ils étaient demeurés là tous deux, toujours sans aide et sans espoir. Le sommeil les gagnait (car ils avaient passé aussi sans dormir la nuit qui avait précédé le supplice), et quand ils se réveillaient, c’était pour se lamenter de nouveau. Mais, dès que le soleil s’était montré, Marie de Magdala, essoufflée, les cheveux défaits, était accourue vers eux en s’écriant : « Ils ont enlevé le Seigneur ! » À ces mots, ils s’étaient précipités vers le lieu de la sépulture. Jean, plus jeune, y était arrivé le premier. Le sépulcre était vide et il n’avait osé y pénétrer. Seulement quand tous trois avaient été réunis, lui, qui leur parlait là, était entré dans le tombeau et, sur la pierre, il avait trouvé le suaire et les linceuls ; mais le corps n’y était plus.

Alors, pris de peur, ils avaient supposé que les prêtres avaient enlevé le Christ, et tous deux, plus accablés encore, étaient revenus à la maison. Puis d’autres disciples étaient arrivés et ils s’étaient mis à se lamenter, tantôt tous à la fois, pour que le Défenseur Tout-Puissant les entendît plus facilement, tantôt les uns après les autres. Leurs âmes étaient remplies de trouble. Ils avaient espéré que le Maître rachèterait Israël, et maintenant qu’on était au troisième jour après sa mort ils n’avaient plus d’espoir. Et ils ne comprenaient pas pourquoi le Père avait abandonné son Fils. Ils se sentaient si accablés qu’ils eussent mieux aimé mourir.

Au souvenir de ces affreux moments, deux larmes coulèrent des yeux du vieillard et, à la lueur du foyer, on les vit tomber le long de sa barbe grise. Sa vénérable tête chauve tremblait sur ses épaules et sa voix s’éteignait dans sa poitrine. Vinicius pensa : « Cet homme dit la vérité et il la pleure ». Un chagrin profond remuait tous ces assistants à l’âme simple ; plus d’une fois ils avaient entendu raconter la passion du Christ, et ils savaient que la tristesse ferait place à la joie ; mais, celui qui leur parlait étant l’Apôtre qui « avait vu », l’impression était plus vive ; ils se tordaient les mains en sanglotant, ou bien se frappaient la poitrine. Peu à peu cependant ils se calmèrent, désireux d’entendre la suite. Le vieillard ferma les yeux, comme pour mieux revoir au fond de son âme le passé lointain, et il poursuivit :

« Comme ils se lamentaient ainsi, Marie de Magdala était revenue en courant et en criant qu’elle avait vu le Seigneur. La grande clarté l’empêchant d’abord de le distinguer, elle avait cru que c’était le jardinier ; mais il avait dit : « Marie ! » Alors, elle s’était écriée : « Rabboni ! » elle était tombée à ses pieds, et il lui avait ordonné d’aller trouver les disciples, puis il était devenu invisible. Mais eux, les disciples, n’avaient pas voulu la croire, et comme elle pleurait de joie, d’aucuns la blâmaient, tandis que les autres pensaient que le chagrin lui avait troublé l’esprit, car elle disait aussi qu’elle avait vu des anges debout près du tombeau : et eux y étaient retournés et avaient trouvé le tombeau vide. Puis, vers le soir, Cléophas était venu, de retour d’Emmaüs, où il était allé avec un autre et d’où ils étaient revenus en toute hâte en disant : « C’est vrai que le Seigneur est ressuscité ! » Et tous s’étaient mis à se quereller, après avoir fermé la porte, par crainte des Juifs. Alors, et quoique la porte n’eût pas grincé, il s’était dressé parmi eux, et comme ils avaient peur, Il leur avait dit : « Que la paix soit avec vous ! »

……………………………………………

– Et je l’ai vu, Lui, comme tous l’ont vu. Il était rayonnant de lumière, et nos cœurs s’emplirent de félicité, car nous crûmes qu’il était ressuscité, que les mers allaient se dessécher, les montagnes tomber en poussière, et que sa gloire serait éternelle.

……………………………………………

– Huit jours plus tard, Thomas Didyme mit ses doigts dans les plaies du Maître, toucha son côté et tomba ensuite à ses pieds en s’écriant : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » Et Jésus lui répondit : « Parce que tu as vu, Thomas, tu as cru. Bienheureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru. » Et nous avons entendu ces paroles et nos yeux L’ont regardé, car Il était parmi nous.

Vinicius écoutait et quelque chose d’étrange se passait en lui. Il oubliait où il était, commençait à perdre la notion de la réalité, de la mesure, et la faculté de raisonner. Il se trouvait en présence de deux extrêmes : il ne pouvait croire à ce qu’avait dit le vieillard, et pourtant il sentait qu’il fallait être aveugle ou renier sa propre raison pour penser que cet homme mentait en disant : « J’ai vu ! » Dans son émotion, dans ses larmes, dans tout son extérieur, et dans les détails des événements qu’il racontait, il y avait quelque chose qui éloignait tout soupçon. Par instants, Vinicius croyait rêver ; mais il voyait autour de lui la foule abîmée dans le silence ; l’odeur des lanternes fumeuses lui montait aux narines ; un peu plus loin, des torches brûlaient et, près du bûcher, debout sur une pierre, se tenait un homme âgé, au seuil de la mort, le chef branlant, qui témoignait et qui disait : « J’ai vu ! »

Et celui-ci reprit son récit, contant tout, jusqu’à l’Ascension. Par moments, il s’arrêtait pour respirer, car il s’appesantissait sur tous les détails ; on sentait que chacun de ces détails était gravé dans sa mémoire comme sur une pierre. Ses auditeurs s’enivraient de ses paroles et tous ôtèrent leurs capuchons pour mieux entendre, ne pas perdre un seul de ces mots plus précieux pour eux que toutes choses ; il leur semblait qu’une force surhumaine les transportait en Galilée, qu’ils escortaient les disciples à travers les bois de cette contrée, le long des cours d’eau, que le cimetière où ils se trouvaient devenait le lac de Tibériade et que, sur la rive, dans la brume matinale, le Christ se tenait debout tel qu’il était lorsque Jean, le voyant de sa barque, s’était écrié : « Voilà le Seigneur ! » et lorsque Pierre s’était jeté à la nage pour être plus tôt à ses pieds adorés. On pouvait lire sur les visages un ravissement sans bornes, l’oubli de l’existence, le bonheur et un amour infini. Certainement, durant le long récit de Pierre, quelques-uns avaient eu des visions ; et, quand il se mit à raconter comment, au jour de l’Ascension, les nuages s’étaient glissés sous les pieds du Sauveur, L’avaient enveloppé pour Le dérober aux yeux des Apôtres, toutes les têtes se levèrent involontairement vers le ciel et il y eut un moment d’attente, comme si ces hommes espéraient Le voir apparaître, descendre des prairies célestes, afin de s’assurer comment le vieil Apôtre paissait les brebis qu’il lui avait confiées et pour le bénir lui et son troupeau.

Dans cet instant et pour tout ce monde, plus rien n’existait : ni Rome, ni César en délire, ni temples, ni dieux, ni païens, mais rien que le Christ, qui remplissait la terre, la mer, le ciel, l’univers entier.

Dans les demeures éloignées qui bordaient la Voie Nomentane, les coqs commençaient à chanter minuit. À ce moment, Chilon tira Vinicius par le pan de son manteau et murmura :

– Seigneur, là, non loin du vieillard, j’aperçois Urbain et, près de lui, une jeune fille.

Comme tiré du sommeil, Vinicius se réveilla et, regardant dans la direction indiquée par le Grec, il reconnut Lygie.

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