LXIV LANTERNE MAGIQUE DU DIABLE

Aussitôt il sembla que l’un des côtés de la chambre se fût changé en un vaste théâtre sur lequel on jouait un drame dont Luizzi était le spectateur. Et il vit d’abord une nombreuse assemblée d’hommes : quelques-uns étaient assis devant une table et d’autres jetaient des petits billets écrits dans une urne. C’était une élection de députés. Une foule avide était amassée à la porte de cette assemblée : on parlait, on s’agitait, on s’interpellait. On eût dit que l’issue de cette élection était d’un grand intérêt pour toute la ville ; il ne s’agissait rien moins que d’un ballottage entre les deux hommes les plus considérables du pays. Enfin, le scrutin fut fermé, on le dépouilla sans que personne quittât sa place, tant chacun était curieux de connaître le vainqueur, et au bout de quelques heures on proclama comme député de l’arrondissement le baron de Carin, qui ne l’avait emporté que de quelques voix sur M. Félix Ridaire, son honorable concurrent.

– Infamie ! murmura Luizzi.

Et comme si ce mot eût été le signal que donne le machiniste de l’Opéra, la scène changea. Et il vit une prison où était accroupie une femme tenant dans ses bras une enfant prête à mourir, et il reconnut Henriette Buré ; tandis qu’une autre femme, collée aux barreaux de cette loge infâme, accablait d’injures la malheureuse Henriette. Et Luizzi reconnut madame de Carin.

– Horreur ! s’écria-t-il.

Et comme la première fois, la scène changea encore. C’était une église magnifiquement parée. Deux chapelles y étaient tendues de blanc, et l’une d’elles étincelait de bougies, de tentures, d’ornements magnifiques, tandis que l’autre était écussonnée aux armes de marquis. Presque en même temps, deux cortéges pénétrèrent dans l’église. Celui qui se dirigea vers la riche chapelle était celui de Fernand et de mademoiselle Mathieu Durand. Celui qui se dirigea vers la chapelle blasonnée était celui de M. le marquis de Bridely et de mademoiselle Juliette Bricoin, qui portait sur sa robe de vierge le deuil de son grand-père, dont sa mère venait de recueillir, l’immense héritage : le comte de Lozeraie servait de témoin à mademoiselle Mathieu Durand et Edgard du Bergh donnait la main à Juliette.

– C’est assez, c’est assez, dit Luizzi ; et, comme les autres fois, ces paroles firent changer la scène, et alors :

C’était, dans une chambre bourgeoise, un petit souper gourmand ; aux trois côtés de la table, Ganguernet, le vieux Rigot et Barnet soupant joyeusement et servis par la petite Lili, qui était rentrée chez le notaire.

– Honte et dégoût ! s’écria Luizzi.

Et tout aussitôt le théâtre changea encore une fois et représenta une immense galerie, où passait en courant une foule de gens :

Et d’abord M. Furnichon devenu agent de change ;

M. Marcoine, devenu notaire ;

M. Bador, maire de la ville de Caen ;

M. de Lemée, pair de France, nommé rapporteur du budget ;

Le marquis du Val, essayant un habit d’Humann chez une danseuse de l’Opéra ;

Petit-Pierre nommé conducteur de diligence ;

Madame du Bergh offrant de la tisane à son confesseur ;

Madame de Marignon présidant un conseil de charité pour l’éducation des jeunes filles ;

Madame de Crancé au pied du lit de sa fille qui venait d’accoucher, et lui enseignant le devoir de mère envers leurs enfants ;

M. Crostencoupe, nommé par acclamation membre de l’Académie des sciences ;

Pierre, l’ancien valet de chambre du baron, marié à madame Humbert, la garde-malade, et tenant dans la rue Richelieu un riche hôtel garni. Luizzi reconnut ses meubles ;

Louis, devenu cocher particulier de l’empereur de Russie ;

Akabila, retourné dans son pays et ayant repris le trône de son père ;

Hortense Buré, chassant de chez elle une servante qui avait fait un enfant. Tout cela passait, repassait, le sourire aux lèvres, la joie dans les yeux, le calme sur le visage. Puis il sembla tout à coup au baron qu’une musique, si extraordinaire qu’il n’aurait jamais pu s’en faire d’idée quand même il eût assisté aux orgies du bal Musard, commençait une espèce de galop inouï. Alors toutes ces figures se mirent à danser, à courir, à voler : elles allaient, elles venaient. Le plaisir ruisselait de leurs yeux, leur voix était joyeuse : c’était un charme que de les voir tous si légers, si frivoles, si insouciants. Ils passaient et repassaient devant Luizzi, lui souriant, l’appelant ; puis, au son de la musique, à l’ardeur de la danse, se mêlaient des parfums enivrants, et ce fut un délire, une joie où tous semblaient nager avec délices ; et Luizzi sentait l’activité de tous ces mouvements agiter son corps, les accents fiévreux de cette musique irriter son âme, l’ivresse de ces parfums l’inonder et le pénétrer ; et, comme il allait crier à Satan de faire disparaître cet infernal tableau, il vit tout à coup Juliette, Juliette valsant, Juliette penchée sur un homme dont le visage échappait toujours aux regards de Luizzi… Oh ! que Caroline avait raison lorsqu’elle disait que rien ne pouvait rendre la grâce de cette taille flexible, l’abandon luxurieux de ce corps élancé ! Elle tournait, elle tournait, et sa robe, fouettée par le vent, dessinait les formes fluides et souples de son corps ; ses cheveux volaient autour de sa tête ; son œil, à demi fermé, vibrait et haletait, pour ainsi dire, lançant autour d’elle des regards trempés de volupté ; sa bouche, entr’ouverte, montrait l’émail de ses dents ; ses lèvres frémissaient ; tout son corps semblait tendu dans un paroxysme effréné d’amour, et Luizzi sentait remuer en lui les désirs ardents que cette fille lui avait sans cesse inspirés, lorsque tout d’un coup elle sembla défaillir et se pâmer dans les bras de son danseur ; elle lui échappa, et, au moment de tomber, elle tendit la main vers Luizzi, qui, emporté par un délire insensé, s’élança vers elle… Mais, au moment où sa main allait toucher la main de Juliette, une autre main l’arrêta. Tout disparut, et il vit Caroline à genoux devant lui : elle était pâle, harassée, mourante.

– Armand ! lui dit-elle alors, tu es sauvé !

Le baron releva sa sœur, et, l’ayant longtemps considérée, puis serrée contre son cœur, il lui dit :

– Ah ! c’est toi, n’est-ce pas, Caroline, c’est toi… toi qui m’as sauvé ?

– Oui, c’est elle, lui dit une voix bien connue, et qui fit détourner la tête à Luizzi ; et il reconnut Léonie.

– Oui, ajouta une autre voix, c’est elle qui vous a sauvé, et il reconnut Eugénie.

À l’aspect de ces trois femmes, toutes les terreurs profondes qu’il avait éprouvées, tous les déchirements affreux qu’il avait subis, tous les désirs frénétiques dont il avait été dévoré un instant auparavant, s’effacèrent de son âme. Un calme doux, serein et bienfaisant y succéda, il n’éprouva plus qu’une tristesse vague, une mélancolie qui ne semblait être que le ressentiment d’une douleur qui s’effaçait, et il leur dit :

– Oh ! venez, mes anges, venez, vous qui êtes accourues vers moi, et qui ne m’avez pas abandonné !

– Non, Armand, dit Léonie, ne nous appelez pas ainsi, il n’y a qu’un ange devant vous, et cet ange c’est Caroline. C’est elle qui, nous ayant trouvées malades dans la misérable auberge de Bois-Mandé, nous a rendu le courage ; c’est elle qui nous a guéries et nous a sauvées toutes deux ; c’est elle qui, lorsque cette pénible tâche était achevée, sachant quels dangers vous menaçaient et ayant appris comment on pouvait vous sauver, n’a pas hésité entre le mépris du monde et la justice ; car moi, Armand, fatiguée de malheur, j’en étais venue à douter si je devais braver l’opinion à ce point d’accuser mon meurtrier du meurtre de mon mari pour sauver mon amant. Mais elle n’a pas hésité, elle, à accuser le criminel pour sauver l’innocent, et elle l’a fait avec un courage bien vertueux : car il lui a fallu braver l’ironie des juges eux-mêmes qui disaient que c’était pour se venger de son abandon qu’elle accusait son époux, et le monde a répété cette calomnie, et elle l’a méprisée ; il a fallu obtenir de Jacques Bruno le témoignage de la vérité ; il lui a fallu ce courage pour sauver un homme qui semblait ne pas pouvoir lui en être reconnaissant, car alors votre raison était perdue, Armand ; mais elle a voulu pour l’insensé ce qui était juste, et, après vous avoir arraché à l’infamie, c’est elle qui vous a arraché à la mort ; c’est elle qui a passé près de vous toutes les nuits, tous les jours, épiant vos gestes, vos paroles, votre souffle.

– Et vous étiez à mes côtés toutes deux, dit Caroline, et vous m’avez soutenue dans cette rude entreprise, et Dieu m’a tendu la main pour me mener jusqu’au but et le sauver.

– Moi ! s’écria Luizzi, à qui revint le souvenir du choix qu’il avait à faire ; moi ! il n’est plus temps, je suis perdu !

– Non ! mon frère, repartit Caroline : et s’il est vrai, comme je l’ai entendu dire quelquefois, que notre famille soit vouée au malheur et au crime ; s’il est vrai, comme me l’a dit Léonie, qu’une fatalité épouvantable te poursuit.

– Oui ! c’est vrai, dit Luizzi, et elle m’a partout accablé ; j’ai voulu m’appuyer sur toutes les choses de ce monde, et elles se sont toutes brisées dans mes mains, pourries et corrompues qu’elles étaient par le vice ; j’ai voulu savoir la vérité, et la vérité n’a été pour moi qu’un tableau hideux et repoussant ; j’ai tendu la main à tous ceux que j’ai rencontrés, et la main des heureux a déchiré la main que je leur tendais, et la main que je leur tendais a semblé écraser tous les malheureux que j’ai voulu secourir. Ma sœur, ma sœur, je suis maudit !

– Armand, reprit Caroline, n’as-tu donc jamais tourné tes mains vers Dieu ?

– Vers Dieu ? dit le baron.

Et comme ses genoux se ployaient, comme ses mains s’unissaient pour prier, une horloge sonna, et une voix retentissante s’écria :

– L’heure de ton choix est passée, baron, suis-moi !

Tout aussitôt, et comme si les feux d’un volcan l’eussent dévoré en moins d’une seconde, le château de Ronquerolles disparut, et il ne resta à sa place qu’un précipice profond que les paysans appellent le trou de l’enfer. On dit aussi qu’à ce moment on vit s’élever du bord de ce gouffre trois blanches figures : elles montèrent vers le ciel, et l’une d’elles, s’avançant jusqu’au pied du trône de Dieu, pria pour celles qui étaient restées en arrière ; et, quand le Seigneur eut montré qu’elles pouvaient entrer, la vierge pure, la jeune fille coupable et la femme adultère se mirent toutes trois à genoux et prièrent pour l’âme du baron FRANÇOIS-ARMAND DE LUIZZI.

FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME.

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