XL SECOND ACTE.

– Or, reprit le Diable, comme Lionel et sa mère finissaient cette explication, le vieux Hugues reparut dans la grande salle du château. On y préparait les tables pour le souper, et tous les habitants de la forteresse s’y rendaient un à un. La nuit était venue, l’on n’attendait plus que Gérard, et Gérard ne rentrait pas. Chacun s’en étonnait, à l’exception du vieillard. Il répondit aigrement à sa femme, qui s’inquiétait de cette absence :

« – Ceux qui s’en vont chevaucher par les campagnes peuvent trouver souvent des obstacles qui les retardent, mais il est étonnant que ceux qui n’ont qu’une porte à traverser ne soient pas ici à l’heure exacte des repas. Où est Alix ?

– Qu’on aille la prévenir, » dit Ermessinde.

Pendant ce temps, le vieillard baissa la tête ; mais son œil fauve, ombragé par ses longs sourcils pendants, s’attacha au visage de Lionel. Alix entra. Lionel demeura immobile et impassible. Le vieillard reprit d’un ton doucereux :

« – Eh bien ! ma fille, vous ne voulez donc pas de notre compagnie, et, lorsque Gérard n’est pas au château, il n’y a donc plus personne ici qui vous plaise ? Voici cependant un beau et brave chevalier que je vous présente, c’est mon fils Lionel. »

Alix et le jeune homme se saluèrent froidement. Hugues les considérait avec attention. Ermessinde, qui était près de son fils, lui dit tout bas :

« – Ne t’étonne pas du froid accueil de la femme de ton frère, elle est encore bien timide. »

Lionel sourit amèrement, puis repartit :

« – Rien ne m’étonne, ma mère. »

C’était, comme vous pouvez le voir, un étrange retour, un étrange accueil, et, entre une belle-sœur et un beau-frère qui étaient censés se voir pour la première fois, c’était une étrange entrevue. Cependant l’heure se passait, chacun gardait le silence ; le vieillard ne semblait ni s’irriter ni s’alarmer de l’absence prolongée de son fils aîné, Alix ne s’en informait pas ; Lionel, plongé dans ses réflexions, suivait de l’œil les jets capricieux de la flamme du foyer ; Ermessinde regardait son mari avec anxiété, comme si elle redoutait l’issue de ce silence. À ce moment on entendit un nouveau bruit à l’entrée de la forteresse, et presque aussitôt Gérard parut. Alix se leva et courut au-devant de lui avec un empressement qui semblait extraordinaire après l’indifférence qu’elle avait montrée. Mais, en le voyant, elle recula vivement, devint rouge et baissa les yeux avec une vive expression de colère et de ressentiment. Gérard était ivre à ne pouvoir se tenir ; il s’avança vers sa femme en trébuchant. Bossu, boiteux, laid, petit, rouge, souillé de vin et de boue, car il était tombé de cheval, Gérard eût fait lever le cœur à une fille de basse-cour. Alix ne put donc que se taire, malgré son désir, d’accueillir gracieusement son époux. Quant à Hugues, quelque colère qu’il éprouvât de voir ainsi son fils chéri se dégrader devant tant de gens, il ne voulut pas que personne manifestât sa répugnance, et il étendit sur tous un regard qui semblait dire : Qui osera blâmer celui que je préfère ? Ermessinde tenait les yeux baissés, Alix avait détourné la tête, et Lionel la regardait avec un sourire de dédain. Tous les autres ne paraissaient pas s’être aperçus de l’entrée de Gérard, et chacun se tenait dans son coin.

« – Hé ! que m’a-t-on dit à la porte ? s’écria Gérard, que mon frère Lionel était ici ?… put !… hé ! bonjour… peuh ! bonjour, Lionel… peueuh ! que je t’embrasse ! »

Lionel resta les bras croisés.

« – Tu n’embrasses pas ton frère ! » s’écria le vieillard avec colère.

Sur un regard suppliant de sa mère, Lionel obéit. Mais dans cette embrassade, la boue et le vin qui étaient sur les habits de Gérard touchèrent la cotte de mailles du jeune chevalier, qui, appelant un page, lui dit d’un air dédaigneux :

« – Essuie cette boue et ce vin ; l’acier le plus pur se ternit et se rouille quand on n’efface pas vite de pareilles taches, et il arrive un jour où la noble armure ainsi dévorée ne peut plus défendre son maître. »

Il n’y avait pas grand’chose à redire au soin que Lionel venait de prendre ; mais Hugues sentit aisément que la cotte de mailles faisait allusion au nom des sires de Roquemure, et que c’était un amer avertissement du danger auquel l’exposait la conduite déréglée de Gérard. Hugues lança à son jeune fils un regard de haine, tandis qu’Ermessinde faisait servir le souper pour distraire l’attention de chacun, et qu’Alix essuyait une larme de dépit. Pendant ce temps, Gérard allait de çà, de là, tenant à haute voix des propos dissolus aux belles filles qui servaient dans cette noble maison. Hugues se taisait et supportait toutes ces insolences avec patience, ne voulant pas donner un blâme au fils de sa prédilection devant Ermessinde et Lionel. Enfin, le repas étant servi, chacun y prit place ; Gérard s’y assit, quoiqu’il n’en eût certes pas besoin, et, au bout de quelques minutes, il s’endormit la tête appuyée sur la table. Durant tout le repas, Lionel s’occupa attentivement de sa mère, tandis qu’Alix, rouge de honte et d’indignation, dévorait silencieusement ses larmes. Lorsqu’il fut temps de se retirer, Hugues se leva et fit un signe que comprirent trois ou quatre valets pour lesquels sans doute cet ordre muet n’était pas nouveau : ils s’emparèrent de Gérard et se mirent en devoir de le transporter hors de la salle. Hugues leur désigna une porte du doigt, c’était la porte qui menait à la chambre d’Alix. Celle-ci, absorbée dans le sentiment de son humiliation, n’avait rien vu de ce qui s’était passé ; mais, au moment où les valets furent prêts à franchir la porte qui conduisait dans son appartement, elle se leva soudainement et s’écria avec violence :

« – Pas chez moi, pas chez moi ! portez-le aux étables ! »

Le vieil Hugues la regarda de travers.

« – Votre mari ! lui dit-il, votre mari !

– Un homme ivre ! » répondit-elle avec une expression insurmontable de dégoût.

Et elle se leva pour sortir.

Ermessinde et Lionel se trouvaient sur son passage. La première essaya de lui parler pour la calmer ; mais Alix, la repoussant, lui dit avec colère :

« – Laissez-moi, laissez-moi, vous et votre fils ! »

Peut-être Alix voulait-elle parler de Lionel ; mais celui-ci, qui n’avait pas fait un geste, crut qu’il s’agissait de Gérard, et repartit :

« – Son fils, il ne l’est pas, Madame. »

À cette parole, et comme si le son de la voix de Lionel, s’adressant à elle pour la première fois, eût opéré en elle une révolution imprévue, Alix se retourna et dit aux valets :

« – Mon père a raison, c’est mon mari, et l’amour doit excuser une faute si légère. Venez par ici. »

Les valets obéirent, elle les laissa passer devant elle ; puis elle sortit, après avoir jeté à Lionel un regard de bravade insultante. Lionel était resté les yeux fixés sur la porte de la chambre où Alix venait d’entrer, tandis que sire Hugues examinait la pâleur livide du visage de son jeune fils et la contraction de ses lèvres. Le vieillard ne quitta pas sa place, il ne fit ni un signe ni un geste, mais quelqu’un qui eût été près de lui aurait pu l’entendre murmurer sourdement :

« – Oh ! c’est vrai. »

Un moment après, et comme s’il eût obéi à la pensée qui venait de le faire parler, il ordonna à tous les serviteurs de se retirer. Lionel et Ermessinde étant demeurés seuls avec Hugues, celui-ci dit à son fils :

« – Retirez-vous, Lionel, votre mère aura à vous parler tout à l’heure. »

Lionel sortit, et Ermessinde se trouva seule en présence de son mari. On eût dit que c’était chose rare et redoutable pour elle, car elle avait à la fois l’air étonné et tremblant. Hugues n’eut pas plutôt entendu s’affaiblir au loin le bruit des pas de ceux qui se retiraient, que, montrant l’endroit par où Lionel était sorti, il s’écria avec violence :

« – Il faut qu’il quitte le château demain.

– Qui ?… Lionel ?

– Demain, avant le lever du soleil.

– Lionel ! répéta Ermessinde avec épouvante.

– Et maudit soit le jour où il y est rentré, comme celui où il y est né ! » dit Hugues en éclatant.

Ermessinde baissa la tête, tandis que le vieillard s’agitait avec colère et frappait la terre du pied. Ermessinde semblait anéantie. Enfin elle se hasarda à dire timidement :

« – Mais qu’a-t-il fait pour être traité si sévèrement ? »

Hugues ne répondit pas, et, son silence enhardissant Ermessinde, elle reprit avec plus de confiance :

« – Est-ce sa faute s’il a été le témoin d’une scène qui n’arrive que trop souvent dans cette maison ?

– Non, répondit le vieillard amèrement, mais je ne veux pas que cette maison revoie une scène plus honteuse.

– Je ne vous comprends pas, repartit Ermessinde.

– Mère de Lionel ! s’écria Hugues d’une voix tonnante, tu ne me comprends pas ? »

Ermessinde baissa encore une fois la tête et répondit en balbutiant :

« – Je n’ai rien oublié du passé, seigneur ; mais je ne sais ce que vous prévoyez dans l’avenir.

– Écoute-moi donc, Ermessinde, dit le vieillard en se radoucissant : tu as flétri ma vieillesse et tu as mis dans mon âme le désespoir d’une injure que je n’ai pu venger, mais je t’ai rendue bien malheureuse. Voilà vingt-deux ans que tu pleures, je suis las de ma douleur et de la tienne, écoute-moi donc : Lionel aime Alix.

– Il ne la connaît pas, il l’a vue ce soir pour la première fois.

– Il la connaît depuis longtemps, il y a dix-huit mois… »

– Voilà les fameux dix-huit mois ! s’écria le poëte en interrompant le Diable, qui nageait en plein dans son récit, où Luizzi le suivait avec une attention toute particulière.

Luizzi eut encore grand’peine à contenir un moment d’impatience, et il répliqua à l’interrupteur avec une politesse trop marquée pour ne pas être impolie :

– En vérité, vous seriez le plus aimable homme du monde si vous pouviez me laisser écouter ce récit d’un bout à l’autre sans l’interrompre à chaque instant.

– Pardon ! fit l’homme de génie, mais je crois que c’est pour moi que Monsieur fait ce récit.

– Tenez, reprit Satan, je crois que je commence à vous ennuyer l’un et l’autre, je vais en rester là.

– Non, oh ! non, dit le baron avec vivacité, parlez, je veux savoir la fin de cette aventure.

– Est-ce que vous faites aussi du drame ? repartit le Diable.

– Je n’ai pas cette prétention, mais je ne suis pas moins curieux que Monsieur de ces sortes de ballades diaboliques.

– Tiens ! fit Satan d’un air étonné, vous connaissez donc celle-ci, puisque vous savez que le Diable s’en mêle ?

– Il me semble que vous nous en avez prévenus. Du reste, je vous prie… je vous serai obligé de finir.

– Je le veux bien, dit le conteur.

– Hugues, reprit-il, répondit donc ainsi à Ermessinde, qui l’écoutait avec stupéfaction :

« – Il y a dix-huit mois, Alix était à Paris, et il y a dix-huit mois, elle y rencontra Lionel dans ces joutes brillantes où il s’est requis un si grand renom. J’ignorais cela lorsqu’elle vint voir à Orléans le seul proche parent qui lui restât, le sire de Péruse. Ce fut chez lui que je la vis, ce fut à lui que je m’adressai pour l’obtenir. Elle était orpheline, elle n’avait qu’une misérable terre qu’elle ne pouvait protéger ni contre la révolte de ses vassaux ni contre les agressions de ses voisins. Les fautes de sa mère avaient laissé à son nom une tache qui devait lui rendre difficile toute alliance honorable ; mais elle était jeune, belle, séduisante, et j’espérai que l’amour qu’elle inspirerait à Gérard arracherait celui-ci à ses honteuses habitudes de débauche. Lorsque le sire de Péruse me donna la réponse d’Alix, il m’étonna cependant en me disant qu’elle avait accepté avec joie la proposition d’être la bru du sire de Roquemure. Je supposai alors ou qu’elle avait compris le malheur de sa position, ou qu’elle était ambitieuse et que l’espoir d’être la femme d’un riche héritier lui cachait les défauts de Gérard ; car, je vous le jure, je n’avais pas trompé le sire de Péruse.

Je devais partir d’Orléans le lendemain ; nos paroles furent échangées, et il fut convenu que, quelques jours après, Péruse et sa nièce viendraient à ce château.

– Ils y vinrent en effet, dit Ermessinde.

– Oui, Alix y vint, et elle épousa Gérard sans témoigner ni répugnance ni dégoût. Ce ne fut que plus tard, et par le sire de Péruse lui-même qu’un voyage à Paris en avait informé, que j’appris qu’Alix y avait connu Lionel et que l’amour de votre fils pour cette reine de la beauté s’y était signalé par les actions les plus éclatantes.

– C’était donc elle ! » murmura Ermessinde.

Hugues n’entendit pas, et continua :

« – Je ne suis pas injuste pour Lionel, je sais ce qu’il vaut. Je m’étonnai qu’Alix lui eût préféré Gérard ; mais Gérard sera l’héritier de ce château et de ses vastes domaines, et l’ambition m’expliqua tout. Je vivais dans cette sécurité, lorsque nos dissensions avec les sires de Malize me firent penser à appeler près de moi un homme capable de venger mes injures ; car j’ai un fils qui n’est pas un fils, il n’est pas même un homme, mais c’est mon fils à moi, et la honte qu’il me cause se double de l’orgueil que vous inspire votre Lionel. Cependant je consentis à le laisser entrer dans ce château. Vous savez, Ermessinde, quelles furent mes conditions. Je vous dis alors : Je rappellerai Lionel, je le traiterai comme s’il n’était pas l’enfant d’un adultère ; il l’ignore et il ne le saura jamais. Je consentirai à lui devoir quelque chose ; mais je veux que vous vous engagiez à le faire partir dès le premier jour de son arrivée, si je vous l’ordonne. Ermessinde, je ne lui en veux pas de sentir qu’il est beau, brave et fort ; je ne lui en veux pas de s’irriter de la cruelle partialité de celui qu’il croit son père. Ce n’est pas parce qu’il méprise Gérard que je veux qu’il parte ; je veux qu’il parte parce qu’il aime Alix et qu’Alix l’aime encore.

– C’est impossible s’écria Ermessinde emportée par son désir de trouver une réponse à l’arrêt qui devait la séparer encore de son fils.

– Impossible, Ermessinde ! lui dit amèrement Hugues. Impossible ! dis-tu ? Mais quand je t’épousai, toi, tu aimais un page de ton père sans nom et sans richesse, et tu as préféré au vieillard le beau page sans nom et sans richesse : tu l’as introduit dans ce château comme un frère, et il t’a quittée comme un amant !

– C’est vrai ! dit Ermessinde en baissant les yeux, mais Alix n’oubliera pas ce qu’elle doit au nom de son mari.

– Tu l’as bien oublié, toi ! Et cependant je n’étais ni un débauché honteux ni un misérable difforme et sans forme ; j’étais un vieillard, mais un vieillard qui avais un nom illustré par quelques victoires et quelques nobles combats.

– C’est vrai ! dit Ermessinde en pliant sous ces déplorables souvenirs.

– Et te souviens-tu de la nuit où je te surpris, nue et ivre d’amour, dans les bras de ton séducteur, dans les bras de ce misérable Génois, de ce Zi… ? Mais je ne prononcerai jamais ce nom infâme, je l’ai juré. Te souviens-tu, Ermessinde, que, faible et malade que j’étais, je voulus vous tuer tous les deux, et que je fus abattu d’un seul coup de la main de… »

Le nom s’arrêta encore dans la bouche du vieillard.

Il reprit :

« – Je fus abattu comme un enfant sur ce lit où tu venais de m’outrager, et là, le poignard sur la gorge, j’allais mourir, lorsque Audoin parut. Ce fut lui qui, ne pouvant m’arracher de la main de fer de l’infâme, me persuada de jurer que, pour prix de la vie qu’il me laissait, je ne dirais jamais le secret de ton crime et que je te le pardonnerais. Je consentis à cette lâcheté. J’y consentis, Ermessinde, parce que je t’aimais encore comme mon enfant et mon espoir, parce que j’avais peur de voir tourner en dérision mes cheveux blancs par ceux qui m’avaient raillé le jour où je t’avais choisie pour épouse. Je donnai ma parole. Une heure après, je l’aurais rachetée au prix de mon salut, et, depuis vingt-deux ans passés, ce souvenir me pèse et me ronge… Eh bien, je ne veux pas que mon fils hérite de ce malheur ; je ne veux pas, une nuit, l’entendre crier grâce sous le couteau de ton fils, et moi courir, faible et tremblant, pour lui dire, comme le prêtre me disait : Jure d’oublier, jure de pardonner, et l’amant de ta femme te laissera vivre ! Non, non, je ne veux pas cela… Je ne le veux pas !

Ermessinde se taisait, tandis que le vieillard parlait avec une exaltation de colère qui donnait à son corps une apparence de vigueur. Le cœur d’une mère a ses résignations bien hautes, et celle-ci, dans l’espoir de ne pas être séparée de son fils, s’humilia assez pour répondre :

« – Toutes les femmes n’ont pas perdu, comme moi, le sentiment de leurs devoirs, et Alix… »

Hugues la regarda avec pitié.

« – Ton crime a été un grand crime, Ermessinde, et cependant je me fierais plutôt à toi, qui as été coupable, qu’à Alix que je crois encore innocente. Lionel partira, je le veux ! Tu sais ce qui te reste à faire. C’est toi qui le renverras de ce château. Je ne veux pas avoir à lui rendre compte d’une décision dont il pourrait me demander la cause, car je la lui dirais peut-être.

– Oh ! non, non, s’écria Ermessinde, ne me faites pas rougir devant mon fils ! Je l’éloignerai.

– J’y compte, il partira demain.

– À la pointe du jour.

– Faites-le donc appeler.

– Je vais chez lui. »

Elle quitta la salle, et Hugues appela deux valets qui le conduisirent dans son appartement en le soutenant sous les bras ; car ç’avait été une rude journée pour ce vieillard auquel il ne restait d’autre force que celle d’une volonté inflexible.

– Ps, ps, ps, ps ! fit le poëte en interrompant encore le conteur, voilà qui manque tout à fait d’habileté : la pièce est finie, on connaît le mystère de la haine de Hugues, on sait l’amour de Lionel et d’Alix, la curiosité est satisfaite, le public s’en va ou bien il siffle, c’est une œuvre manquée.

– Mais il me semble, repartit Satan, qu’il reste maintenant le développement de ces passions.

– Le développement des passions, repartit le dramaturge, quelque chose dans le style de Zaïre et de Phèdre ? Il y a longtemps que le dix-septième et le dix-huitième siècle ont fait le cadastre parcellaire du cœur humain. D’ailleurs, mon cher collaborateur (car, si je fais ce drame, vous serez mon collaborateur, je mettrai mon nom à la pièce et vous aurez le quart des droits), quelle couleur historique, je vous prie, peut avoir le développement d’une passion ?

– La couleur historique dans un drame ne me paraît pas une nécessité de premier ordre, dit Luizzi.

– Oh ! alors, reprit le poëte, nous retombons dans la tragédie admirative ou plaintive, ce qui est l’ennui en vers.

– Pardon ! Messieurs, fit le narrateur, je crois que vous avez tort tous les deux. La passion peut avoir une couleur historique, car la passion procède en vertu des mœurs d’une époque et en reçoit un cachet particulier. Il y a loin d’un rude Normand du moyen âge prenant tout par l’épée à un raffiné du temps de Louis XIII farci de galanterie espagnole et de madrigaux ; il y a loin d’un roué de la régence faisant de l’orgie en dentelles à un hussard de l’empire faisant sa cour la cravache à la main.

– C’est possible, dit le baron, mais, à part le développement de la passion et la couleur historique, il y a un dénoûment à cette histoire, et c’est surtout ce que je désire savoir.

– Voyons ! ajouta le poëte, à défaut de drame, il y a peut-être là-dedans une nouvelle.

– Je continue, reprit le narrateur, et j’espère que ce dénoûment vous prouvera que les passions ont une couleur historique, et qu’à part les développements elles procèdent en vertu de leur siècle et de ses mœurs.

Il poursuivit :

– Ermessinde était donc demeurée seule. L’exigence de son mari, à laquelle elle avait cédé si facilement tandis qu’il la tenait accablée sous le poids de ses cruels souvenirs, lui sembla épouvantable du moment qu’il fallait la faire subir à son fils. Que dirait-elle à Lionel pour que cet exil de la maison paternelle ne semblât pas à ce jeune homme le caprice odieux d’une tyrannie insupportable ?

– Elle pouvait lui avouer la vérité, dit le poëte.

– Oh ! non, Monsieur, s’écria le conteur, il y a des pudeurs maternelles bien plus grandes que celles de la virginité. Dire à un fils qui vous a toujours respectée comme la plus pure et la plus sainte des femmes : Je ne suis qu’une adultère ; dire à l’enfant, qui est fier du nom qu’il porte avec éclat : Ce nom n’est pas à toi ; ajouter à l’aveu de la faute l’aveu d’un mensonge qui dure depuis vingt-deux ans, non, cela n’est pas possible, aucune mère ne le ferait, du moins sans d’affreux combats, sans…

– Sans un beau monologue, fit le poëte ; au fait, c’est le cas d’un beau monologue. Mais, le monologue passé, que fit cette mère ?

– Voici ce qu’elle fit : Elle se rendit chez son fils, qui, d’après les paroles de Hugues, attendait sa mère, et, s’armant de tout son courage, elle lui dit :

« – Lionel, au point du jour il faudra quitter cette maison.

– Je m’y attendais, ma mère. »

À cette réponse, Ermessinde resta stupéfaite, et, après avoir regardé longtemps son fils comme pour deviner ce qui avait pu si bien l’avertir, elle reprit avec effroi :

« – Et pourquoi t’y attendais-tu ?

– Vous voyez que j’avais raison de m’y attendre.

– Mais tu avais un motif pour redouter ce malheur ?

– Oui, ma mère.

– Et quel est-il ?

– Pouvez-vous me dire celui qui fait que vous venez m’annoncer mon départ ? »

La malheureuse mère se tut, elle se crut devinée et se cacha la tête dans les mains en pleurant. Lionel s’approcha d’elle et lui dit tendrement :

« – Son accueil ne devait-il pas m’avertir ? Mais ne pleurez pas, ma mère, car tout ceci finira. Mon père me hait. Pourquoi me hait-il ? je le saurai. »

Ermessinde vit qu’elle s’était trompée, et, reculant encore devant l’idée de s’humilier devant son fils, elle lui répondit :

« – Il sait ton amour pour Alix.

– Et c’est pour cela qu’il m’éloigne ? repartit Lionel avec un sourire d’incrédulité.

– C’est pour cela, je te le jure, Lionel.

– Oui, reprit-il amèrement, cela peut être vrai, mais ce n’est pas pour cela qu’il m’a fait partir il y a quatre ans, ce n’est pas pour cela qu’il me hait depuis que je suis né. N’importe, je partirai, je quitterai ce château pour n’y plus rentrer. Encore cette nuit, et mon père n’entendra plus parler de moi.

– Tu as bien vite pris ton parti, Lionel.

– J’ai voulu vous épargner la fatigue d’une supplication, ma mère ; et maintenant que vous m’avez trouvé soumis et obéissant comme vous devez le désirer, à demain. Jusque-là allez vous reposer.

– Ne te verrai-je donc pas avant ton départ ?

– Oh ! si, vous me verrez, nous ne nous séparerons pas ainsi.

– Lionel, tu ne médites aucune violence, n’est-ce pas ? Ta résignation m’épouvante.

– J’imite la vôtre, ma mère.

– Oh ! la mienne, c’est bien différent ! Mais ne m’en veuille pas de redouter cette tranquillité affectée, ce n’est pas là le caractère que je te connais.

– Le temps change toutes choses et ronge le marbre le plus dur.

– L’humiliation qu’on dévore avec tant de patience rêve quelquefois une vengeance.

– En rêvez-vous donc une ?

– C’est ainsi, c’est par un silence obstiné que le malheur mène au crime, Lionel.

– Le vôtre vous y a-t-il conduite ?

– Non, mais il en est peut-être parti.

– Ma mère ! s’écria Lionel en reculant… ma mère ! » répéta-t-il d’une voix terrible.

Mais il se remit tout à coup, et, tombant à genoux devant sa mère, il lui dit :

« – Oh ! non, vous êtes la plus sainte et la plus pure des femmes ; pardonnez-moi d’avoir oublié que vous êtes assez résignée pour vous accuser, afin que je n’accuse pas le mari qui vous fait souffrir, le père qui me chasse. Non, ma mère, non, vous n’êtes pas coupable, vous que j’ai vue, depuis que je suis au monde, donner à cette misérable maison l’exemple de la plus inaltérable vertu… non !… mais vous êtes malheureuse, et ce malheur, il faut qu’il finisse pour vous et pour moi.

– Et que veux-tu faire ?…

– Je vous le dirai demain, ma mère.

– Et jusque-là ?

– Jusque-là je ne sortirai pas du respect qu’un fils doit à son père, je vous le jure. »

Ermessinde quitta son fils, redoutant ce qui allait arriver, mais ne se sentant de force ni pour le prévoir ni pour l’empêcher. Ce n’est pas impunément que l’âme s’est pendant vingt ans accoutumée à une obéissance résignée. Le pli que l’on impose résolûment à un caractère ferme finit par être plus fort que lui. L’acier le mieux trempé ne se relève plus quand il a été trop longtemps courbé. Ermessinde en était là ; tout était brisé en elle, jusqu’à l’amour maternel, qui, s’étant aisément plié à toutes les humiliations pour protéger et abriter son fils tant qu’il avait été petit et faible, ne pouvait plus se redresser jusqu’à lui maintenant qu’il était grand et fort. À peine fut-elle sortie, que Lionel quitta à son tour la chambre et rentra dans la grande salle du château. À l’un des angles, une femme y veillait, ayant une lampe à côté d’elle. Au bruit des pas de Lionel, elle se retourna soudainement en poussant un cri. Lionel courut vers elle, et reconnut Alix. Elle pleurait, elle voulut cacher ses larmes, mais cet effort fut vain ; la source était ouverte, elle ne se ferma pas à volonté. Alors, impuissante à cacher sa douleur, Alix lui donna un plus libre cours, et, honteuse d’avoir été trouvée pleurant, elle pleura davantage. Le cœur de Lionel était cuirassé d’une double douleur ; il avait le désespoir de son amour trompé et de sa tendresse filiale méconnue, il était assez malheureux pour être sans pitié, et il dit froidement à Alix :

« – Votre noble époux vous a-t-il donc chassée de son lit, que je vous trouve au milieu de la nuit dans cette salle glacée ? »

À cette parole, Alix, une heure auparavant, aurait répondu par quelque jactance insultante ; mais à ce moment elle était tout à fait vaincue, et elle répondit en se tordant les bras :

« – Oui, il m’a chassée. »

Lorsque Lionel adressa à Alix cette dure parole, il avait cru la blesser par une supposition humiliante. Dès que cette supposition se trouva vraie, il comprit que ses paroles n’étaient plus un sarcasme, mais une brutale grossièreté.

« – Chassée ! s’écria-t-il.

– Oui, chassée ! répéta Alix ; chassée avec mépris, insultée, frappée, parce que… »

Elle s’arrêta et se remit à pleurer. La pitié, le ressentiment, l’amour, luttaient dans le cœur de Lionel ; mais la colère l’emporta. Il avait tant aimé cette femme, il lui en voulait tant d’être descendue si bas, lui qui, en son cœur, l’avait mise si haut ; le malheur auquel elle s’était livrée lui rappelait si cruellement le bonheur qu’il lui eût donné, qu’il ne put lui adresser un mot de consolation. Il lui répondit amèrement :

« – Nos destinées n’ont pas été unies, Alix, mais elles se ressemblent ; celui qui devrait vous adorer vous maltraite, comme celui qui devrait me bénir me maudit. Vous êtes chassée de cette chambre, et moi chassé de ce château.

– Vous ! s’écria Alix avec effroi, vous quittez cette maison ?

– Demain.

– Et qui me protégera donc ici ? » dit Alix avec désespoir.

Lionel sentit son cœur prêt à s’ouvrir au pardon. Cet appel, fait avec tout l’abandon de la douleur, l’eût touché sans doute pour toute autre femme, mais Alix avait été trop coupable envers lui, et il se contenta de répondre :

« – N’avez-vous pas choisi un protecteur qui ne quittera pas ce château ? »

À cette froide réponse Alix reprit toute sa fierté.

« – Messire, dit-elle, oubliez que vous m’avez trouvée ici pleurant et gémissant, et j’oublierai que je vous y ai rencontré brutal et sans respect envers une femme qui pleurait. »

Ce reproche alla droit à l’orgueil de Lionel. C’était ce sentiment qui l’avait rendu si implacable, ce fut ce sentiment qui le fit soudainement changer de langage. Lionel ne voulait pas qu’on pût dire qu’une femme en pleurs, quelle qu’elle fût, l’avait imploré et qu’il l’avait repoussée. Il dit donc à Alix après un moment de silence :

« – J’oublierai tout, Madame, excepté ce que vous me dites d’oublier ; j’oublierai le passé, où j’avais tant de raisons de vous maudire, pour me souvenir du présent, où vous avez droit de me mépriser. Je me rappellerai que je vous ai trouvée pleurant et désolée, et que je ne vous ai pas offert mon aide et mon secours ; je vous demanderai pardon de cette indigne conduite en vous priant de les accepter.

– Je vous remercie, dit Alix, j’ai vécu ainsi depuis un an, je continuerai.

– Quoi ! reprit Lionel avec une véritable surprise, ce n’est pas la première fois que Gérard ose vous traiter ainsi ?

– Et ce ne sera pas la dernière, sans doute.

– Mais l’ivresse et la débauche lui ont donc fait perdre la raison ?

– Vous vous trompez, Lionel ; il avait sa raison quand il a agi ainsi.

– Et pourquoi donc vous a-t-il chassée ?

– Parce que je l’ai repoussé, parce qu’il sait que je ne l’aime pas. Il n’est pas injuste comme votre père envers vous ; car pourquoi vous chasse-t-il, lui ?

– Parce qu’il sait que je vous aime ! répondit Lionel se croisant les bras et se posant devant Alix comme pour lui dire : Voyez à quel point je suis faible et lâche !

– Oh ! s’écria Alix avec l’accent d’une joie qu’elle ne put contenir, vous m’aimez donc ?

– Oui ! je suis fou à ce point ! reprit Lionel, honteux de son aveu.

– Tu m’aimes encore, tu me l’as dit, Lionel, reprit Alix, qui tressaillait d’une émotion extraordinaire.

– Te l’ai-je dit ?…

– Oui, Lionel, tu m’aimes, et… »

Elle s’arrêta, jeta un regard furtif autour d’elle, et lui dit en s’approchant de lui :

« – Et je t’aime.

– Toi ?

– Tu le sais bien, Lionel. Tu sais bien, toi dont le cœur est plein d’orgueil, pourquoi j’ai épousé ton frère ; tu sais bien que tu m’as dit un jour que ton père n’accepterait pas pour bru la fille d’une femme perdue de réputation. Tu m’as insultée dans ma mère, Lionel, tu as été implacable pour elle.

– C’est que ta mère t’a donné son esprit frivole et son âme facile à la séduction.

– Oh ! tu ne parlerais pas ainsi si tu savais quel a été l’homme qui a séduit ma mère et à qui je dois le jour. Il te ressemblait, Lionel : il était ardent, implacable, beau et brave comme toi ; elle l’aimait comme je t’aime, elle se perdit pour lui comme je me perds pour toi.

– Eh ! qui était-il donc ? fit Lionel avec orgueil.

– Un noble Génois qui avait toutes les beautés, tous les charmes, toutes les richesses, toutes les séductions, même celle d’être fatal à toutes les femmes qu’il aimait.

– Et son nom ?

– Son nom… je puis te le dire maintenant, un nom étrange et inconnu ; on l’appelait le beau Zizuli, et il a disparu de France comme il y avait paru, laissant dans l’abandon ma mère, qui avait quitté pour lui son époux et sa famille.

– Tous ceux qui t’ont connue à Paris le savent.

– Mais aucun de mes plus mortels ennemis ne me l’a reproché, et toi, tu m’as jeté durement ce reproche à la face.

– Je te l’ai dit en t’offrant ma main et mon nom, Alix.

– Oui, mais hors de France, pour porter ce nom comme un nom volé ; eh bien ! j’ai voulu te montrer que je l’aurais dans toute sa splendeur, je l’ai voulu, je l’ai eu.

– Et il te pèse ?

– Assez pour vouloir le jeter à terre. Tu quittes ce château demain, Lionel. Si tu veux, demain je le quitterai aussi.

– Toi ! dit Lionel, en qui s’éveillèrent alors tous les désirs et toute la fureur d’un amour violent dans un corps robuste : amour des sens et de l’esprit, aveugle et volontaire, auquel vint s’ajouter la pensée de se venger en enlevant Alix à ce frère qui la lui avait enlevée et qui ne lui laissait pas de place au foyer paternel. Le veux-tu ? reprit-il, le veux-tu ? Hé bien, soit ! Mais ce n’est pas demain, c’est cette nuit qu’il faut fuir, c’est dans une heure.

– Dans une heure ! repartit Alix, qui, en se voyant si près de l’action qu’elle allait faire, en fut épouvantée.

– Oui, dans une heure, dit Lionel. Mais ne me trompes-tu pas encore ? viendras-tu ?

– En doutes-tu, Lionel ?

– C’est que tu m’as déjà trompé, Alix. »

Alors elle hésita, elle regarda avec terreur autour d’elle.

« – Tu ne l’oseras pas, » lui dit Lionel.

Alix se pencha vers la chambre nuptiale comme pour écouter le sommeil bruyant de son époux. Elle reporta son regard vers Lionel, qui, souriant avec dédain, reprit :

« – Tu ne l’oseras pas. »

En ce moment, comme saisie d’un vertige, elle s’écria en jetant sa lampe qui s’éteignit :

« – Eh bien ! viens, Lionel, fuyons ! »

La nuit était sombre ; d’épais nuages, qui s’amassaient lentement, ajoutaient à son obscurité. Alors Lionel voulut mettre un crime entre Alix et sa faiblesse, et, la prenant dans ses bras…

– Je comprends parfaitement, reprit le poëte ; ici nous faisons nécessairement baisser la toile.

– Ce me semble véritablement nécessaire, dit le baron en riant.

– Qui sait ? dit le Diable ; le drame ne s’arrête pas à ces vétilles-là.

– Monsieur plaisante ? fit le grand homme d’un air badin.

– Non, vrai, reprit Satan, on a vu des choses qui peuvent faire espérer beaucoup en ce genre ; la seule chose qui rendrait la scène difficile, ce serait d’avoir là un acteur à point nommé…

– Surtout si la pièce avait cent représentations, dit le baron, qui s’oubliait assez jusqu’à se joindre à une plaisanterie d’aussi mauvais goût, surtout dans la circonstance où il se trouvait.

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