3 août

À minuit, j’ai voulu aller relever l’homme qui tenait la barre mais quelle ne fut pas ma stupeur ! Personne n’était au gouvernail ! J’appelai le second qui apparut presque aussitôt. Il avait l’œil hagard, l’air véritablement affolé, et je craignis qu’il ne fût en train de perdre la raison. S’approchant de moi, il me parla à l’oreille comme s’il craignait que le vent lui-même l’entendit :

– La chose est ici, j’en suis sûr maintenant. La nuit dernière, je l’ai vue : ça ressemble à un homme grand et mince, affreusement pâle. Il était à la proue et regardait vers le large. Je me suis glissé derrière lui, et j’ai voulu lui donner un coup de couteau ; mais mon couteau est passé au travers, comme s’il n’y avait eu là que de l’air.

Tout en parlant, il avait sorti son couteau de sa poche et le maniait avec des gestes brusques, comme s’il voulait déchirer l’espace. « Mais il est ici, reprit-il, et je le trouverai. Dans la cale, peut-être dans une de ces caisses… Je vais les ouvrir l’une après l’autre, et, je verrai. Vous, tenez la barre. » Puis, me jetant un regard de connivence, il mit un doigt sur la bouche et descendit. Le vent se faisait de plus en plus fort, et je ne pouvais pas quitter le gouvernail. Bientôt, je vis mon second remonter sur le pont avec un coffre à outils et une lanterne puis disparaître de nouveau par l’écoutille de l’avant. Il est fou, il divague, et ce serait en vain que j’essayerais de la raisonner. Qu’il fasse ce qu’il veut de ces caisses ! Il ne court aucun risque de se blesser… Je reste donc ici à m’occuper du gouvernail, tout en prenant ces notes. Tout ce que je peux faire, c’est d’avoir confiance en Dieu et attendre que le brouillard se dissipe. À ce moment-là, si je peux me diriger vers un port, quel qu’il soit, par ce vent de tempête, j’amènerai les voiles et ferai des signaux de détresse…

Hélas ! Je crains bien que tout soit fini maintenant. À l’instant même où je commençais à espérer que le second se calmerait, (car je l’avais entendu, dans la cale, donner des coups de marteau) un brusque cri d’épouvante me parvint par l’écoutille, et notre homme fut projeté de la cale sur le pont tel un boulet de canon ; mais c’était un fou furieux, les yeux égarés et le visage convulsé par la terreur. « Au secours ! Au secours ! » criait-il en promenant ses regards sur le mur de brouillard. Puis, sa frayeur faisant place à un sentiment de désespoir, il me dit d’une voix assez ferme :

– Vous feriez bien de venir vous aussi, capitaine, avant qu’il ne soit trop tard. Il est là. Maintenant, je connais le secret. La mer seule peut me protéger de cette créature !

Avant que je ne pusse dire un mot ou faire un mouvement pour le retenir, il sauta par-dessus bord, se jeta à l’eau. Je suppose que moi aussi, maintenant, je connais le secret. C’est sans doute ce malheureux devenu fou qui s’est débarrassé de tous les hommes, l’un après l’autre, et, à présent, lui-même a voulu les suivre. Que Dieu me vienne en aide ! Comment expliquerai-je de telles horreurs quand j’arriverai au port ? Quand j’arriverai au port ! Arriverai-je jamais au port ?

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