À neuf heures, le Dr Van Helsing, le Dr Seward et moi-même sommes allés chez Mackenzie & Steinkoff, agents de la firme Hapgood de Londres. En réponse à une demande de Lord Godalming, ils avaient reçu un télégramme de Londres, les invitant à nous témoigner toute la déférence possible. Ils furent plus que courtois, plus qu’obligeants, et nous emmenèrent séance tenante à bord du Tsarine Catherine qui était à l’ancre dans le port fluvial. Nous vîmes le capitaine, un nommé Donelson, qui nous raconta son voyage. Il nous dit que de toute sa vie, il n’avait eu meilleure traversée.
— Voilà, dit-il, ça nous a même effrayés, car nous nous attendions à devoir payer ça par un sale coup de malchance, afin de revenir à une juste moyenne. Ce n’est pas prudent de naviguer de Londres à la mer Noire avec le vent en poupe, comme si le diable en personne vous soufflait dans les voiles pour ses fins personnelles. Et avec ça, pas moyen de voir rien du tout. Chaque fois que nous approchions d’un navire, ou d’un port, ou d’un cap, un brouillard nous tombait dessus et voyageait avec nous, et quand il se levait et que nous pouvions découvrir le pays, il n’y avait plus qu’un damné vide. Nous avons passé Gibraltar sans pouvoir nous signaler. Et quand nous sommes arrivés aux Dardanelles, où nous devions attendre une autorisation de passer, nous n’avons jamais été à portée d’être arrêtés. J’ai d’abord pensé à diminuer la pression et à louvoyer jusqu’à ce que le brouillard ait disparu, mais, après tout, j’ai réfléchi que si le diable s’était mis en tête de nous amener en mer Noire dans un temps record, il le ferait, que nous le voulions ou non. Une traversée rapide, ce n’était pas pour nous desservir auprès de la compagnie, ni pour gêner nos affaires. Et le vieux Satan qui aurait accompli ses fins personnelles nous saurait gré de ne pas l’avoir contrecarré.
Ce mélange de bonhomie et de roublardise, de superstition et d’astuce commerciale excita Van Helsing, qui dit :
— Mon ami, le diable est plus malin que certains ne le pensent, et il sait à qui il parle !
Le compliment ne déplut pas à l’autre, qui poursuivit :
— Après le Bosphore, les hommes ont commencé à ronchonner. Les Roumains vinrent me trouver pour me demander d’envoyer par-dessus bord une grande caisse qui avait été chargée par un drôle de vieil homme, juste au moment où nous quittions Londres. Je les avais vu reluquer le gars et lever deux doigts à son approche, pour se garder du mauvais œil. Les superstitions des étrangers, ce qu’elles peuvent être ridicules ! Je les ai renvoyés à leur boulot en deux temps trois mouvements. Mais tout juste après, un coup de brouillard nous tombe dessus, et je me demande s’il n’y avait pas quelque chose de vrai dans ce qu’ils disaient, quoique je n’aie rien contre la grande caisse. Bon, on avance, et comme le brouillard ne cesse pas de cinq jours, je laisse le vent nous porter ; car si le diable voulait arriver quelque part, eh bien ! il n’y avait qu’à le laisser faire. Et s’il ne le voulait pas, de toute façon, nous garderions un œil attentif. Eh bien ! nous avons eu bonne route et eau profonde tout le temps. Et, avant-hier, quand le soleil levant a percé le brouillard, nous nous sommes retrouvés sur le fleuve, juste en face de Galatz. Les Roumains étaient furieux et voulaient, ni cric ni crac, que je lance la caisse dans l’eau. J’ai dû discuter avec eux à coups d’anspect, et quand le dernier a débarrassé le plancher en se tenant la tête à deux mains, je les avais persuadés que, mauvais œil ou pas mauvais œil, les biens et la confiance de mes employeurs étaient mieux à leur place dans mes mains qu’au fond du Danube. Remarquez qu’ils avaient amené la caisse sur le pont, tout prêts à l’expédier, et qu’elle portait l’indication : Galatz par Varna. Je voulais la laisser là jusqu’après le déchargement dans le port, pour m’en débarrasser tout d’un coup. Nous n’avons pas beaucoup déblayé ce jour-là et nous avons dû rester toute une nuit à l’ancre. Mais au petit matin, une heure avant le lever du soleil, un homme est venu à bord avec une procuration, envoyée d’Angleterre, pour recevoir une caisse adressée au comte Dracula. Sûr que l’affaire le concernait. Ses papiers étaient en règle. J’étais content de me débarrasser de cette damnée chose, car je commençais moi-même à ne plus me sentir tranquille. Si le diable a embarqué du bagage dans mon bateau, c’est ça et rien d’autre !
— Comment s’appelle celui qui en a pris livraison ? demanda Van Helsing dominant son impatience.
— Je vous le dis tout de suite…
Et, descendant dans sa cabine, il en ramena un reçu signé « Emmanuel Hildesheim, Burgenstrasse, 16. »
Nous ne pûmes rien tirer de plus du capitaine, et nous le quittâmes en le remerciant.
Nous avons trouvé Hildesheim à son bureau, un juif avec une trogne de mouton et un fez. Son exposé fut ponctué d’espèces trébuchantes, ces virgules étant apportées par nous, et, avec quelque profit pour lui, il nous dit ce qu’il savait et qui se révéla peu compliqué, mais capital. Il avait reçu une lettre de Mr de Ville, de Londres, le priant de prendre réception, si possible avant le lever du soleil, afin d’éviter la douane, d’une caisse qui arriverait à Galatz sur le Tsarine Catherine ; il devait la donner en charge à un certain Petrof Skinsky, qui était en relation avec des Slovaques, lesquels trafiquaient sur le fleuve et jusqu’au port. Il avait reçu pour sa peine un billet anglais dont la Banque internationale du Danube lui avait donné aussitôt la contre-valeur en or. Il avait conduit Skinsky au bateau et lui avait remis la caisse, afin d’éviter des frais de factage. Il n’en savait pas plus.
Nous voilà en quête de Skinsky, mais sans parvenir à le trouver. Un de ses voisins, qui ne semble pas le porter dans son cœur, déclare qu’il est parti avant-hier, mais on ne sait où ; nouvelle confirmée par son logeur, à qui un messager a remis la clef de la maison et le prix du loyer en monnaie anglaise. Cela s’est passé entre dix et onze heures, la nuit dernière. Nous nous retrouvons à un point mort.
Tandis que nous bavardons, arrive en courant, hors d’haleine, quelqu’un qui crie que le corps de Skinsky a été découvert à l’intérieur du cimetière de Saint-Pierre, la gorge ouverte comme par un animal sauvage. Nos interlocuteurs s’élancent pour aller voir ce spectacle d’horreur, tandis que les femmes s’écrient : « C’est un Slovaque qui a fait ça ! » Nous nous dérobons, de peur d’être impliqués dans l’affaire, et retardés.
De retour à l’hôtel, nous étions incapables d’arriver à aucune conclusion précise. Nous sommes tous convaincus que le coffre poursuit son chemin, par eau, mais vers où ? C’est ce qu’il nous reste à découvrir. C’est le cœur lourd que nous avons retrouvé Mina. Une fois réunis, nous nous sommes demandé s’il fallait lui communiquer les dernières nouvelles. Comme tout semble désespéré, c’est notre dernière chance, si précaire qu’elle soit.