Je pensais ne jamais reprendre ce journal, mais il me semble que je doive à nouveau écrire. Quand je suis rentré à la maison, hier soir, Mina m’attendait pour souper et, notre repas une fois terminé, elle m’a raconté la visite de Van Helsing et m’a dit qu’elle lui avait donné une copie de son journal et une copie du mien ; et, pour la première fois, elle m’avoua à quel point elle avait été inquiète à mon sujet. Mais elle me montra immédiatement la lettre du docteur, où il affirme que tout ce que j’ai écrit dans mon journal est la vérité même. Depuis que j’ai lu cela, j’ai l’impression d’être un autre homme. Le doute où j’étais de la réalité de cette aventure me plongeait dans un abattement d’où, me semblait-il, je ne sortirais jamais. Je sentais en moi une sorte d’impuissance à agir, tout m’était obscurité, sujet de méfiance. Mais, à présent, je sais, je n’ai plus peur de rien ni de personne, pas même du comte. Après tout, il avait l’intention de venir à Londres, et il y est venu. C’est lui que j’ai vu, l’autre jour. Il a rajeuni ! Comment y a-t-il réussi ? Van Helsing est l’homme qui va le démasquer, le chasser à tout jamais de notre vie, si Van Helsing est bien tel que Mina le décrit. Mina s’habille et, dans quelques minutes, je vais aller prendre le professeur à son hôtel… Il a paru assez surpris quand il m’a vu. J’entrai dans sa chambre et, dès que je me fus présenté, il me prit par les épaules, me fit tourner sur moi-même de sorte que mon visage fût alors en pleine lumière et, après l’avoir sérieusement examiné, il s’étonna :
– Mais madame Mina m’a dit que vous étiez malade, que vous aviez reçu un choc…
C’était assez drôle d’entendre ce vieil homme appeler ma femme « madame Mina ». Je souris en lui répondant :
– Oui, j’ai été malade, j’ai reçu un choc ; mais vous m’avez déjà guéri.
– Guéri ? Et comment ?
– En écrivant à Mina la lettre que vous lui avez envoyée hier soir. Je doutais de tout, tout se teintait pour moi d’irréel, je ne savais pas ce qu’il me fallait croire, je me méfiais même de ce que j’éprouvais. Et ne sachant pas ce qu’il me fallait croire, je ne savais pas non plus ce que je devais faire. Je sentais que je continuerais toujours à suivre l’ornière ; mais, d’autre part, je souffrais de ce que mon travail devenait de plus en plus une sorte de routine, et c’est alors que je commençai à ne plus croire même en moi. Docteur, vous ne savez pas ce que c’est que de douter de tout et de soi-même ! Non, vous ne le savez pas ! C’est impossible ; on le devine rien qu’à voir votre front.
Il parut amusé et dit en riant :
– Ah ! vous êtes physionomiste ! Depuis que je suis ici, j’apprends de nouvelles choses d’heure en heure. C’est avec le plus grand plaisir que je partagerai votre petit déjeuner. Oh ! Monsieur, vous permettrez, n’est-ce pas, au vieillard que je suis, de vous parler sincèrement ? Vous êtes heureux d’avoir une femme telle que la vôtre !
Une journée entière, je l’aurais écouté faire l’éloge de Mina, de sorte que j’acquiesçai d’un simple signe de tête, et demeurai silencieux.
– Elle est vraiment une femme de Dieu. Il l’a faite de Sa propre main pour nous prouver, à nous les hommes et aussi aux autres femmes, qu’il existe un paradis où nous entrerons un jour et que, dès maintenant, sa lumière peut nous éclairer sur la terre. Un être si fidèle à soi-même et aux autres, si doux, si généreux, qui se donne tout entier à son entourage – cela, laissez-moi vous le dire aussi, c’est rare et c’est, de ce fait, beaucoup dans notre siècle de scepticisme et d’égoïsme. Et vous, monsieur… J’ai lu toutes les lettres de votre femme à la pauvre Miss Lucy, et beaucoup de ces lettres parlent de vous. Je vous connais donc depuis quelques jours déjà, grâce à ceux qui vous connaissaient ; mais ce que vous êtes réellement, je le sais seulement depuis hier soir. Donnez-moi la main, voulez-vous ? Et soyons amis pour toujours.
Nous nous serrâmes la main ; cette cordialité si sincère m’émut profondément.
– Et maintenant, me dit-il, puis-je vous demander de m’aider encore ? J’ai devant moi une tâche importante à accomplir et, pour cela, avant toute autre chose il me faut savoir. C’est ici que j’ai besoin de votre aide Pouvez-vous me dire ce qui s’est passé avant votre départ pour la Transylvanie ? Plus tard, peut-être, aurai-je encore recours à vous, mais pour résoudre des questions d’ordre différent. Que vous répondiez à celle-là, voilà qui me suffira pour le moment.
– Mais, monsieur, fis-je, je ne vois pas le rapport à établir entre le comte et l’affaire dont vous vous occupez.
– Il y en a un pourtant, répondit-il avec gravité.
– Dans ce cas, comptez sur moi.
Après le petit déjeuner, je le conduisis à la gare. Au moment de nous séparer, il me dit :
– Pourriez-vous venir à Londres si je vous le demande ? Et y venir avec madame Mina ?
– Nous viendrons tous les deux quand cela vous conviendra.
Je lui avais acheté les journaux du matin ainsi que les journaux de Londres du soir précédent et, tandis que nous bavardions à la portière du compartiment en attendant le départ du train, il les feuilletait. Son attention parut soudain attirée par un titre de la Westminster Gazette et, aussitôt, il blêmit. Il lut quelques lignes, et je l’entendis murmurer avec effroi :
– Mon Dieu ! Mon Dieu ! Déjà ! Déjà !
Je crois que, dans son émotion, il avait même oublié ma présence.
Le sifflet retentit, et le train s’ébranla. Rappelé alors à la réalité, Van Helsing se pencha à la portière, agita la main et me cria :
– Toutes mes amitiés à madame Mina ! J’écrirai dès que je le pourrai.